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Article de revue

L'Œil et la main : la « métaphysique du toucher » dans la philosophie française, de Ravaisson à Derrida

Pages 99 à 112

Notes

  • [1]
    Bergson, « La vie et l’œuvre de F. Ravaisson », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 279.
  • [2]
    Focillon, « Éloge de la main », in La vie des formes, Paris, PUF, « Quadrige », 1988.
  • [3]
    Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 ; éd. « Folio », 1985, p. 37 : « Le modèle cartésien de la vision, c’est le toucher. »
  • [4]
    Aristote, De l’âme, III, 8. Cf. J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992, p. 114 : « La main pour Aristote est la main préhensive, la main qui prend, serre et tient, et donc la main vide ou vacante, la main qui peut tout devenir parce qu’elle n’est rien, ce en quoi elle est comme l’âme » (cité par Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 85). Voir aussi Aristote, Des parties des animaux, 687 a : « La main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
  • [5]
    Derrida, op. cit., p. 159 : « Une des thèses ou des hypothèses du présent livre, c’est qu’une affaire, une sorte de complot, une intrigue philosophique du toucher aura eu lieu en Europe, le long de certaines frontières – et les confins sont des figures du toucher –, aux frontières de la France, entre la France et l’Angleterre, entre la France et l’Allemagne, Kant et Husserl d’un côté, Maine de Biran, Ravaisson, Bergson, Merleau-Ponty, Deleuze de l’autre. » Derrida nous convie-t-il à débusquer l’intrus ? À côté d’auteurs « majeurs », on pourrait s’étonner de la présence de Ravaisson. Nous nous sommes donc attardé sur ce choix. Quelle est la spécificité de l’usage que fait Ravaisson de cette métaphore ?
  • [6]
    Derrida, op. cit., p. 51 : « Cette riche veine que nous appellerons pour faire vite “française” [...] (avant et après le Husserl de Ideen II, de Maine de Biran et Ravaisson ou Bergson à Merleau-Ponty, Lévinas, Maldiney, Irigaray, Franck, Chrétien). » Il y aurait une métaphore sous-jacente du toucher. À cette conception traditionnelle du toucher s’opposerait celle de Nancy, qui pense le toucher sur le mode de la syncope, de la séparation, plutôt que sur celui de la continuité.
  • [7]
    Ibid., p. 179.
  • [8]
    Ibid., p. 178.
  • [9]
    Derrida montre en fait que la figure de la main est tout aussi « nécessaire que contingente et arbitraire » au sein de ces philosophies du toucher (ibid., p. 178). L’exemple ravaissonien sert ici à démontrer l’existence de cette métaphysique du toucher indépendamment de la présence visible qu’en constitue le paradigme de la main. Derrida analyse par la suite les raisons de ce « silence sur la main » : l’enjeu ravaissonien est de dépasser l’humain, de « fonder une ontologie générale du Vivant » (ibid., p. 181).
  • [10]
    Ibid., p. 180 : « Métaphysique de la vie de l’esprit comme métaphysique du toucher », et p. 181.
  • [11]
    Ibid., p. 161.
  • [12]
    Ibid., p. 180.
  • [13]
    Ibid., p. 161 : « Toute pensée de l’effort comporte au moins une phénoménologie de la finitude, même si, comme c’est le cas chez Maine de Biran et surtout chez Ravaisson, elle accueille l’infini (volonté ou activité pure, grâce, liberté spirituelle) sur le fond duquel un effort fini s’enlève. »
  • [14]
    Ibid., p. 195.
  • [15]
    Ravaisson, L’art et les mystères grecs, textes choisis et présentés par D. Janicaud, Paris, Éd. de l’Herne, « La Vénus de Milo », 1985, p. 51-118.
  • [16]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », L’art et les mystères grecs, p. 39.
  • [17]
    Ibid., p. 37.
  • [18]
    Ibid., p. 43.
  • [19]
    Ibid., p. 39.
  • [20]
    Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 18. Ravaisson rappelle que le processus de la vision est présenté sous la forme d’un cône renversé. Ce cône nous semble pouvoir être rapproché de l’image de la spirale que Ravaisson évoque à la fin de L’habitude et qui renvoie à la convergence d’un infini dans un fini.
  • [21]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », op. cit., p. 35.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid., p. 36.
  • [24]
    Derrida, op. cit., n. 1, p. 170, cite Lagneau : « Le toucher, sens de la réalité, fait l’éducation des autres sens. » La même idée est reprise et développée par Focillon, op. cit., p. 103 : « Les voyants eux aussi ont besoin de leurs mains pour voir », et, p. 112 : « C’est du langage du toucher que l’homme compose le langage de la vue. » Le toucher rajoute à la vision la profondeur : « La possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l’univers. La main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux, qu’il n’est pas soudé au fond de ciel ou de terre avec lequel il semble faire corps. [...] Le toucher emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui, elle resterait pareille aux délicieux paysages de la chambre noire, légers, plats et chimériques. »
  • [25]
    Sur la référence implicite à la statue condillacienne et à l’odeur de rose, voir De l’habitude, Paris, Fayard, « Corpus », 1984, p. 25 : « Le sujet sait à peine si la saveur, si l’odeur est en lui, si c’est lui-même ou bien si c’est autre que lui. Les philosophes se le demandent encore. »
  • [26]
    « Philosophie contemporaine », Métaphysique et morale, Paris, Vrin-Reprise, 1986, p. 20.
  • [27]
    Derrida, op. cit., p. 179, cite d’ailleurs cette phrase de Ravaisson : « Le tact s’étend de l’extrémité de la passion à celle de l’action » (De l’habitude, p. 25).
  • [28]
    Ravaisson cite ici Pascal ; cf. Métaphysique et morale, « La philosophie de Pascal ».
  • [29]
    Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, Paris, Joubert, 1846, t. II, IIIe partie, p. 569.
  • [30]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », op. cit., p. 40 : « tableau visuel, raccourci ».
  • [31]
    Derrida, op. cit., p. 143, cite la définition du terme « haptique » telle qu’elle est donnée par Deleuze et Guattari : « Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique... C’est le lisse. »
  • [32]
    Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 452.
  • [33]
    Ravaisson, Testament philosophique, Paris, Boivin & Cie, 1933, Notes, p. 115.
  • [34]
    Merleau-Ponty, Union du corps et de l’âme, Paris, Vrin, 1997, p. 19.
  • [35]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 452 ; Ravaisson cite en note Plotin, Ennéade, IX, VI, 9 : « Nous nous replions sur nous-mêmes et nous n’avons aucune part de nous-mêmes qui ne soit en contact avec Dieu » (trad. d’É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 185).
  • [36]
    L’œil et l’esprit, respectivement p. 25 et 27.
  • [37]
    Ibid., p. 19.
  • [38]
    Ibid., p. 21.
  • [39]
    Ibid., p. 86.
  • [40]
    De l’habitude,, p. 47.
  • [41]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 436.
  • [42]
    Derrida, op. cit., p. 175.
  • [43]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, partie IV, p. 174.
  • [44]
    Ibid., t. II, partie IV, p. 134.
  • [45]
    Testament philosophique, p. 63.
  • [46]
    Derrida, op. cit., p. 178 ; nous soulignons. Voir aussi p. 181 : « Pourquoi cette interprétation du toucher fait-elle le silence sur la main alors qu’elle hérite presque tout de Biran ? »
  • [47]
    Ibid., p. 179 : Derrida, en note de bas de page, cite De l’habitude, p. 36-37.
  • [48]
    De l’habitude, p. 36. Ravaisson fait référence ici, en note, à Barthez.
  • [49]
    « Les organes s’habituent tellement aux mouvements qu’exigent un exercice violent ou un travail pénible, qu’ils en deviennent pour longtemps incapables de mouvements plus doux » (ibid.)
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    Ibid., p. 33, n. 1 : « Berkeley, Siris », la citation se poursuit de la manière suivante : « Peut-être est-ce de cette même intelligence qui gouverne les abeilles et les araignées, et qui meut les membres de ceux qui marchent en dormant. »
  • [52]
    Il s’agit du § 257 de la Siris que nous restituons ici : « On doit reconnaître que nous ne sommes pas conscients de la systole et de la diastole du cœur, ni du mouvement du diaphragme. On ne peut néanmoins en inférer que la nature, à son insu, peut agir avec régularité, tout comme nous-mêmes. L’inférence correcte est que l’individu doué de réflexion, ou personne humaine, n’est pas le véritable auteur de ces mouvements naturels. Et, de fait, aucun homme ne se blâme s’ils ne vont pas, ni ne se loue s’ils vont bien. On peut en dire autant des doigts d’un musicien, qui meuvent un objet par effet de l’habitude, qui ne comprend point ; car il est évident que ce qui est accompli en vertu d’une règle doit procéder de quelque chose qui comprend la règle ; par suite, sinon du musicien lui-même, du moins d’une autre intelligence active, la même peut-être que celle qui gouverne les abeilles et les araignées, et meut les somnambules » (in Siris, Paris, Vrin, 1971, introduction, traduction et notes de P. Dubois, p. 120).
  • [53]
    De l’habitude, p. 34, n. 1.
  • [54]
    « Philosophie contemporaine », in Métaphysique et morale, p. 18-19.
  • [55]
    Ibid., p. 19.
  • [56]
    De l’habitude, p. 34, n. 2.
  • [57]
    Malebranche, « Entretien sur la mort », II, in Conversations chrétiennes, Paris, Gallimard, « Folio », p. 560-571.
  • [58]
    Métaphysique et morale, p. 72.
  • [59]
    Cf. n. 6, p. 100 de cet article.
  • [60]
    Derrida, op. cit., p. 182 : « Ce qui se cache pour agir en secret, dans ce retrait de la main de l’homme, c’est la main de Dieu. » On pourrait en effet se demander pourquoi Ravaisson ne reprend pas l’opposition entre les mains de l’homme et celle de Dieu, telle qu’elle apparaît par exemple chez saint Augustin, auquel par ailleurs Ravaisson fait quelques emprunts ; les mains de l’homme dissèquent dans les profondeurs de la chair, « s’y frayent une voie sanglante », tentant, en détruisant la chair, de déraciner le mal, alors que les mains de la nature sont caractérisées par l’abondance et le don infini. Cf. Cité de Dieu, XXII, 24, Paris, Seuil, 1994, t. 3, p. 337, 339.
  • [61]
    Rapport sur la philosophie, p. 298.
  • [62]
    Focillon, « Éloge de la main », Vie des formes, Paris, PUF, « Quadrige », p. 113-114 : « Que signifie la légende d’Amphion, qui faisait mouvoir les pierres au chant de sa lyre, si bien qu’elles s’ébranlaient toutes seules pour aller construire les murailles de Thèbes ? Sans doute rien d’autre que l’aisance d’un travail justement cadencé par la musique, mais accompli par des hommes qui se servaient de leurs mains. [...] Peut-être est-ce un mythe compensateur, une consolation inventée par un musicien. Mais nous, bûcherons, modeleurs, maçons, peintres de la figure de l’homme et de la figure de la terre, nous restons les amis de la noble pesanteur : ce qui lutte d’émulation avec elle, ce n’est pas la voix, ce n’est pas le chant, c’est la main. »
  • [63]
    Berkeley, Siris, § 290, Paris, Vrin, 1971, p. 134, introduction, traduction et notes de Pierre Dubois.
  • [64]
    Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, 1re éd., La Haye, M. Nijhoff, 1971 ; éd. « Le Livre de poche », p. 289.
English version
« Du mécanique, on ne peut passer au vivant par voie de composition, c’est bien plutôt la vie qui donnerait la clef du mouvement inorganisé. Cette métaphysique est impliquée, pressentie et même ressentie dans l’effort concret par lequel la main s’exerce à reproduire les mouvements caractéristiques des figures. » [1]

1L’intrigue philosophique du toucher

2« Elles sont là, ces compagnes inlassables, qui, pendant tant d’années, ont fait leur besogne, l’une maintenant en place le papier, l’autre multipliant sur la page blanche ces petits signes pressés, sombres et actifs. Par elles l’homme prend contact avec la dureté de la pensée. » [2] Mais elles sont parfois aussi portées par l’élan de cette pensée, dont elles traduisent alors moins l’effort que l’avancée irrésistible. Emportée par ce dynamisme, l’écriture est alors calligraphie de l’idée, manifestation de cette allégresse que la pensée communique au corps, concrétisation de cette contagion par l’esprit de sa puissance en nous, jusqu’au bout des doigts. L’expérience des mains est-elle plutôt celle de l’effort ou celle de la spontanéité ? la résistance ou la grâce ? Les mains pourtant, qui furent les instruments de tant de penseurs, ne se contentent pas de confronter l’homme à la pensée. Elles le mettent avant tout en contact avec le monde extérieur, dans l’épreuve de la résistance des choses et des autres êtres, elles le ramènent aussi à lui-même dans cette capacité à appréhender son enveloppe corporelle, à mesurer la chaleur de son corps ou la tension de ses muscles. La main perçoit ce que l’œil néglige ou n’est pas capable de voir. Ce duo éternel de la main et de l’œil constitue depuis Descartes au moins, et sa conception « tactile » de la vision [3], l’un des pôles de la réflexion sur la sensibilité. Il n’est pas difficile de déceler derrière cette thématique la question du statut de la pensée. Aristote déjà soulignait le parallèle entre la main et l’âme, notamment dans leur potentialité, dans leur capacité à se saisir de toute sorte d’objet [4]. Depuis Condillac et surtout Maine de Biran, l’analyse des sens dans la philosophie française cherche à mettre en place une certaine conception de la conscience. Derrida, dans son ouvrage consacré à la philosophie de Jean-Luc Nancy et à la question du toucher, revient sur cette tradition de pensée et évoque « une sorte de complot, une intrigue philosophique du toucher » [5]. Selon Derrida, la métaphore du toucher constituerait le fond commun d’une certaine tradition philosophique française, notamment dans sa recherche de l’expression du métaphysique [6]. Ces philosophies sont définies par deux aspects : « Continuité et indivisibilité, voilà deux traits qui pourraient nous aider à formaliser toutes les métaphysiques du toucher qui sont souvent des métaphysiques expressément spiritualistes. » [7] C’est au sein de ce courant de pensée, dont le paradigme est la main, que Derrida analyse la position ravaissonienne qu’il décrit comme une « philosophie de l’effort et de la spontanéité motrice » [8]. Selon Derrida, cette métaphore du toucher est à l’œuvre dans la pensée de Ravaisson, même si la figure de la main semble a priori absente de sa philosophie ou, tout au moins, dans les passages de L’habitude qu’il relit [9]. Malgré cette absence, la philosophie ravaissonienne lui apparaît comme l’une des illustrations de cette « métaphysique du toucher » ou de ce qu’il nomme encore dans un jeu de mots explicite un « humainisme ». Pourquoi, se demande alors Derrida, ce « retrait de la main » dans une philosophie qui présente explicitement la métaphysique par le biais de cette métaphore du toucher [10] ? Quelles sont, d’autre part, les difficultés soulevées par l’emploi de cette métaphore ? Avant d’envisager ces questions et afin de comprendre l’interprétation que propose Derrida, et éventuellement de souligner les difficultés qu’elle soulève, il importe tout d’abord de rappeler le sens du « toucher » dans sa terminologie : « En deçà ou au-delà de tout concept de la “sensibilité”, le toucher signifie “l’être-au-monde” pour un vivant fini. Il n’y a pas de monde sans toucher. Et donc sans [...] l’efforcement. » [11] À travers l’usage de ce néologisme, ce sont les notions d’effort et de résistance, telles que les a développées Maine de Biran, que Derrida retrouve ici. Tout le problème réside dans le passage de l’ « efforcement » à l’effort, c’est-à-dire dans la transition entre le fait de s’efforcer et l’expérience d’une force, d’une dAnamiV en soi. D’où vient cette force ? Comment passe-t-on du divisible de l’existence à l’indivisible de l’être ? Comment le discret se métamorphose-t-il en continu ? C’est dans ce lien que Derrida repère l’intrigue, pour ne pas dire l’arnaque, des philosophies spiritualistes. Il décèle ici une « tentation contre laquelle la pensée doit se maintenir en éveil » et stigmatise le « tour de magie » de Ravaisson [12]. Quelle est cette mystification ? Y a-t-il illusion de la pensée spiritualiste ou n’est-ce pas tout simplement le pouvoir « magique » de la pensée que Ravaisson tente de retranscrire ? Quelle est cette « magie métaphysique » ?

3Notre propos n’est pas de contester la lecture que fait Derrida de la philosophie ravaissonienne, mais bien plutôt d’éprouver la pertinence de son analyse confrontée à une lecture plus approfondie de l’œuvre. Qu’est-ce que l’interprétation de Derrida fait apparaître dans la philosophie de Ravaisson ? Quelle est cette « phénoménologie de la finitude » que Derrida évoque et comment l’image de la main y participe-t-elle [13] ? Chez Ravaisson, il semble que cette image, ou plus exactement la phénoménologie de la finitude qui en découle, nous mène aux frontières d’une ontologie. Comment Ravaisson construit-il ce passage phénoménologie-ontologie et quel est alors le sens du retrait de la main dans la philosophie de Ravaisson ? N’est-ce pas l’aveu des limites de cette métaphore du toucher ? Comment la résistance cède-t-elle le pas à la grâce ? Il semble en effet que l’on puisse dégager deux aspects du toucher dans la philosophie ravaissonienne. Tout d’abord, reprenant en cela la recherche biranienne, Ravaisson étudie dans De l’habitude le tact au sein de la hiérarchie des sens. Mais c’est surtout métaphoriquement que le toucher joue un rôle dans sa philosophie. C’est alors moins le tact, comme épreuve de notre finitude, que le contact entre notre finitude et un infini en nous que Ravaisson aime à penser. Ravaisson prône un repli sur soi, qui suppose l’abandon des forces individualisantes et personnelles. Ce qui apparaît dans ce repli, c’est bien le contact, compris comme la continuité du soi avec un En-soi absolu, avec le divin. Autrement dit, il y a bien chez Ravaisson phénoménologie de la finitude, dans le sens où le moi s’éprouve lui-même, mais ce n’est que pour dépasser ces limites dont il reconnaît la vanité. C’est dans l’excès de ces limites identifiantes, et donc par le renoncement à son identité close, que le moi peut se diluer dans l’infinité divine. La main comme figure de l’humain s’éclipse alors. Si Ravaisson ne s’attarde pas sur la main, c’est qu’elle joue un rôle certes médiateur, mais non décisif. Elle obéit comme tout autre organe à ce qu’il nomme, dans une reprise de saint Paul, la « loi des membres ». Quelle est cette loi ? En quoi sommes-nous ici déjà dans une métaphysique plutôt que dans une phénoménologie ? Derrida rappelle que, pour Ravaisson, le tact est compris comme « le meilleur de la personne humaine » [14]. Il faut alors souligner ce à quoi renvoie la thématique de la personne humaine chez Ravaisson. La personnalité n’est pas le but ultime selon Ravaisson. Bien au contraire, il s’agit en fait de dépasser les limites de la personnalité et de se dissoudre dans l’impersonnalité ou la personnalité absolue du divin. L’idéal, qui n’est pas sans rappeler un thème plotinien, est celui d’une dé-limitation du moi, d’une disparition du moi.

1. Les mains de la Vénus de Milo

4Si Derrida s’intéresse aux exemples des mains dans De l’habitude, nous retiendrons dans un premier temps l’importance que Ravaisson leur accorde dans les textes esthétiques. On peut noter dans cette perspective la très grande attention accordée par Ravaisson aux mains de la Vénus de Milo. Il ne s’agit pas là d’une remarque ironique. Dans L’art et les mystères grecs, le texte de Ravaisson sur la Vénus de Milo, dont il s’est occupé en tant que conservateur du Louvre, plusieurs passages sont consacrés à la symbolique des mains [15]. D’autre part, le texte sur Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin, extrait du même recueil, permet de dégager certains éléments concernant le rôle de la main selon Ravaisson et la hiérarchie entre la main et l’œil.

5« Notre œil, comme on l’a dit aussi de notre esprit, ne saurait avoir à la fois des choses qu’un point de vue. » [16] Le rôle de l’œil peut sembler de fait limité : il ne nous livre jamais qu’une perspective, c’est-à-dire une réduction arbitraire de l’environnement. Malgré cette apparente limitation que traduirait la notion de point de vue, il semble que Ravaisson retienne plutôt l’idée d’une concentration que celle d’une réduction. Dans son article consacré à Léonard de Vinci, il se souvient de la hiérarchie entre la main et l’œil que ce dernier avait instaurée : « Les mains exécutent, l’œil juge. » [17] Le but est de remonter de la main qui fait concrètement l’effort au principe même de cet effort et qui est l’œil. En quoi l’œil est-il principe ? Il est principe de mesure de l’incommensurable. « Ce n’est pas dans la main que doit être le compas, c’est dans l’œil. » [18] Le corps comme instrument de mesure – compassare signifiant mesurer avec le pas – est destitué au profit de la seule appréhension visuelle. « Avoir le compas dans l’œil », c’est pouvoir mesurer à distance et, d’une certaine manière, transcender la finitude de notre corps. L’œil est l’organe de l’infini. La main est réductrice, ce que je peux toucher est limité, de fait, par la surface de ma main, par l’étendue de mon bras. L’œil au contraire applique son « a-préhension » du monde à des objets illimités. La supériorité de l’œil tient à l’infinité de ses objets. L’œil se révèle puissance de concentration. Dans le processus de la vision, un spectacle spatialement illimité converge en ce point limité qu’est l’œil : « Le vaste spectacle de la nature, la terre, la mer, le ciel, les immenses espaces qui séparent les étoiles peuvent tenir, réduits et abrégés, sur cette étroite surface, et, comme notre esprit, notre œil, du point de vue particulier où il est placé, concentre du moins, pour ainsi dire, en lui, l’univers. » [19] Cette même idée est d’ailleurs reprise par Merleau-Ponty : « Il faut bien avouer, comme dit un philosophe, que la vision est miroir ou concentration de l’univers. » [20] La main est incapable d’appréhender un ensemble, elle présente une connaissance déterminée temporellement, une connaissance successive, le toucher « ne peut connaître que de manière successive » [21]. Elle saisit une chose partie par partie ; elle opère, de par son mode même d’appréhension du réel, des distinctions, des séparations au sein du continu. Ravaisson souligne donc cette insuffisance du toucher, il dépend à la fois du temps et de la matière, le toucher est « troublé par la matière » [22]. Le toucher dont les capacités sont limitées est un duplicat de ma finitude, le sens de la finitude en nous. L’expérience tactile confirme ma finitude, la concrétise. Le problème du toucher tient au rapport d’exclusivité qu’il entretient avec la matière sur laquelle il s’applique. La main est dans son rapport unique avec la matière qu’elle touche, alors que la vue permet de « se détache[r] de la matière ». Dans la vue, il y a paradoxalement continuité, il n’y a pas succession, intervalle, oubli : la vue permet d’ « embrasser dans un même moment ». Le toucher souffre de son amnésie dans l’appréhension de la réalité : « Le temps les sépare les unes des autres et met entre elles l’oubli. » [23] Ravaisson cite ici Léonard de Vinci, mais peut-être s’en souvient-il aussi lorsqu’il affirme que « la matière met en nous l’oubli ». Le toucher est donc ce sens sans mémoire, qui ne nous restitue le réel que dans un instantané. Il est donc insuffisant au sein d’une enquête ontologique. Il s’agit véritablement de se donner un autre critère ontologique que celui proposé par le toucher, à savoir la matière sans durée.

6Pourtant certains auteurs, parmi ceux que cite Derrida, ont insisté sur le rôle décisif du toucher : il est ce sens qui donne une amarre à la pensée, qui nous pare contre la tentation d’une pensée de survol, que critique par exemple Merleau-Ponty. Le toucher permet ce retour à nous-mêmes, ce sentiment, certes de la présence des choses, de leur réalité à travers leur pesanteur [24]. Ravaisson ne retient pas cette dimension de pesanteur, comme nous le reverrons par la suite. Mais, en disciple de Maine de Biran, il y voit le biais sensible vers une présence à soi. Il s’agit de ne pas rester à la surface des choses, de s’approprier sa propre intériorité. L’homme n’est pas une statue qui percevrait les impressions de l’extérieur, il est au contraire tout entier dans ce rapport entre la passivité réceptrice et l’activité motrice [25]. C’est le sens véritable du toucher que de nous mener de la passivité des sensations à l’activité interne, de la résistance externe des choses à cette résistance interne que j’oppose à une puissance en moi qui me dépasse : dans l’épreuve de l’effort, je suis renvoyé à ma double identité de sujet et d’objet. Ce mouvement d’intériorisation, Ravaisson le nomme « la marche de la réflexion psychologique, qui, de l’observation des sensations, de ce point de vue extérieur et superficiel, se replie pas à pas dans la profondeur du sujet » [26]. Le tact rend compte de cette gradation continue qui mène de la passivité à l’activité [27]. Il est ce lien entre une phénoménologie de la finitude et un repli à portée ontologique. Le tact devient alors contact, en passant de la perception de la réalité à la découverte d’une dimension intérieure de l’être.

7Quelle serait alors cette forme idéale d’appréhension de soi, ce toucher sans aveuglement, cette vision sans distance ? Comment trouver un juste milieu, lorsque « trop de distance et trop de proximité empêchent la vue » [28] ? Ce tact intérieur, ce point de concentration de l’infini dans le fini que nous sommes, est en nous, en notre intériorité la plus profonde et la plus secrète. C’est, dit Ravaisson, « ce point central et interne, ce foyer visuel de la réflexion » qu’il nous faut découvrir en suivant « la voie intérieure » [29]. Ici s’exprime le paradoxe de la conception de la vision par Ravaisson. Elle est moins processus de distanciation que de rapprochement, principe d’assimilation, d’intériorisation [30]. La vision est métaphoriquement comprise comme processus unificateur. Elle peut raccourcir les distances, les annihiler, s’approprier ce qui est radicalement différent, comme l’esprit apprend une langue étrangère. Derrida parle d’une tradition haptique dans la philosophie française depuis Descartes [31]. Ravaisson évoque même l’idée d’un goût pour transcender l’opposition de la main et de l’œil. C’est finalement la métaphore d’un toucher intérieur que Ravaisson retrouve ici : « Ce n’est pas au-dehors qu’il nous faut regarder. De même que dans la nuit, quand tout objet extérieur a disparu, l’œil aperçoit [...] par une sorte de toucher ou de goût intérieur. » [32] C’est une fois de plus Aristote que Ravaisson rejoint ici : « Cette sorte supérieure de toucher et de vue qu’a l’intelligence dans sa conscience intime d’elle-même, elle touche et pense, dit Aristote. » [33] Il s’agit véritablement d’une épreuve métaphysique où l’actualité de l’expérience s’oppose à la virtualité du savoir. Cette même image d’une expérience de soi se retrouve dans la philosophie contemporaine et notamment chez Merleau-Ponty : « Ce qu’il y a d’obscur en nous vient de l’âme. Si je me connais, ce sera par une sorte de contact aveugle. » [34] Cette métaphore fonde, chez Ravaisson au moins, le passage d’une phénoménologie à une métaphysique comme l’affirme Derrida. Ravaisson l’exprime en associant le terme de « repli » à la fois à une démarche psychologique et à une expérience transcendant notre finitude [35]. D’une autre manière, Merleau-Ponty explicite le chiasme entre l’ontologique et le phénoménologique dans ses choix lexicaux : il évoque en effet « nos yeux de chair » et « l’être que l’œil habite » [36]. Le chemin qui nous mène à l’être est pour Ravaisson le repli, le retour en soi. En ce sens, pour Ravaisson comme pour Merleau-Ponty, le soi se retrouve « par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui touche à ce qu’il touche » [37]. Il n’y a pas narcissisme au sens étymologique d’un engourdissement, d’une narcose de l’esprit, mais, au contraire, ce repli sur soi est revivification, réappropriation de soi par soi, capacité à se supporter soi-même. « Entre la main et la main se fait une sorte de recroisement. » [38] Il se crée une sorte de circuit de soi à soi, le sentiment interne naît de ce contact entre soi et soi, cette présence à soi. Cette idée d’un cercle est d’ailleurs explicite chez Merleau-Ponty : « Certain feu prétend vivre, il s’éveille ; se guidant le long de la main conductrice, il atteint le support et l’envahit, puis ferme, étincelle bondissante, le cercle qu’il devait tracer : retour à l’œil et au-delà. » [39] Mais quel est concrètement ce repli ? Ravaisson met en garde contre ce qui constituerait une impasse philosophique, celle d’un pur idéalisme : « La réflexion se replierait vainement sur elle-même, se poursuivant et se fuyant à l’infini. » [40] Comment s’assurer, au contraire, que « c’est dans la conscience de l’unité absolue qu’elle se replie » [41] ? À quelle dimension ontologique le repli nous conduit-il ?

8Il y a évidemment dans cette idée du repli un usage métaphorique de la figure de la main. Cette métaphore rend compte de la méthode à suivre. Il s’agit de se replier sur soi, comme « mes doigts tendent à se replier sur eux-mêmes » [42]. C’est dans ce repli, dans ce mouvement de « l’âme qui se contracte et se ramasse sur elle-même », que je peux prétendre me connaître, c’est par cette concentration en moi que j’atteins mon essence propre [43]. Ravaisson se souvient de la métaphore de la main qu’employaient les Stoïciens pour rendre raison des différents modes de la conscience [44]. Le parallèle entre la préhension et la compréhension est d’ailleurs explicite dans la langue française. Le toucher est image de la pensée, en ce qu’il est cette opposition de l’activité et de la passivité, double expérience simultanée d’un être objet et sujet. La réflexivité du toucher est métaphorique de celle de la pensée. C’est dans et par ce repli que la conscience est parfaitement réflexive. La différence entre la pensée et une simple impression passive réside évidemment dans la conscience intime qu’a le sujet de l’action unifiante et synthétique qui n’est autre que lui-même. « La pensée n’est donc tout ce qu’elle peut être que dans sa conscience intime de soi où le sujet et l’objet se touchent immédiatement, l’un identique à l’autre. » [45] Mais la main ne joue pas seulement un rôle symbolique, l’analyse concrète des gestes apporte même à l’élaboration ontologique des données fondatrices.

2. Le geste somnambulique ou la métaphysique clandestine

9La référence à la main n’est donc pas uniquement métaphorique chez Ravaisson ; comme Derrida le souligne, elle prend place également dans une phénoménologie de la finitude. On quitte alors l’analyse esthétique pour s’intéresser au rôle de la main dans la vie quotidienne. La main n’est pas seulement celle de l’artiste décrite par Léonard. C’est aussi celle de l’écolier, celle de l’artisan, celle aussi du malade, atteint de convulsions ou de tics nerveux. Qu’est-ce que ces mains nous disent ? Plus peut-être que ce que Derrida en retient. Certes, si ce dernier déplore le silence sur la main de Ravaisson, il reste prudent dans ses commentaires, comme le montre l’incise de la phrase suivante : « Dans sa thèse De l’habitude (1838), Ravaisson, me semble-t.il, ne nomme jamais la main. » [46] Il y a en fait dans L’habitude deux références aux mains, dont l’une est explicite. Ces occurrences ne nous semblent pas négligeables. Ne permettent-elles pas de rendre raison du passage entre le discret et le continu, qui semble à Derrida véritable tour de passe-passe ? Qu’est-ce qui agit en « sous-main » ? Un involontaire, une activité obscure, ou encore un irréfléchi, qui s’il est lu métaphysiquement par Ravaisson, semble avoir également un sens phénoménologique et ontologique.

10Ravaisson s’appuie sur l’exemple de la main, dans une page qui pourtant est citée par Derrida [47]. Ravaisson donne l’exemple suivant : « Un homme, accoutumé à exécuter des mouvements forts avec les muscles des mains et des doigts, écrit moins ferme qu’un autre. » [48] Les mains se sont habituées à exercer une certaine activité : elles ont du mal à en exercer une autre, tel est l’effet réducteur de l’habitude [49]. S’agit-il là d’une perversion ou d’une modification d’une nature profonde ? Dans les passages précédents, Ravaisson insistait sur la facilité que crée l’habitude dans le mouvement. Ici, il souligne l’effet négatif possible : le mouvement gagne en rapidité, devient automatique, mais l’étendue des possibles est rétrécie. Je ne suis plus capable que de ce mouvement-là. Parfois même, le geste est quasiment convulsif. L’idée du geste éclipse ma volonté : « Le principe du mouvement s’est fait, sans le savoir, un type, une idée d’action, dont il ne peut se défaire, et il dépasse involontairement, convulsivement même, toute fin placée en deçà de sa fin accoutumée. » [50] Le lien entre la volonté et le mouvement est court-circuité par une force plus puissante, une spontanéité que je ne maîtrise pas. On retrouve ici la présentation critique de l’habitude, qui nous installe et nous fige dans un type d’action, thème que retiendra Bergson. La force d’une telle incarnation de l’idée, d’un enracinement d’un geste au point qu’il devienne spontané est ambiguë. L’involontaire n’est plus ce qui seconde ma volonté, et allège sa tâche, c’est ce qui en limite les prétentions. Cette stigmatisation se manifeste dans l’analyse du champ lexical. Ravaisson souligne ici une expression déviante de l’activité obscure en nous, tout comme Bergson s’intéressera aux manifestations psychologiques pathologiques. C’est dans l’excès, la caricature, que cette activité silencieuse, ce « courant qui coule en nous sans bruit », devient objet possible d’étude. Cette visibilité de l’involontaire, Ravaisson l’évoque également, quoique beaucoup plus rapidement, dans un passage où il se réfère à la Siris de Berkeley : « Puis donc que ce n’est pas du musicien lui-même que procèdent ces mouvements, il faut que ce soit de quelque autre intelligence active. » [51] Il peut être éclairant de relire la totalité du paragraphe de la Siris que Ravaisson cite partiellement [52]. Berkeley fait l’analyse des mouvements involontaires et souligne que les mouvements engendrés par l’habitude sont caractérisés par la même dépossession de la volonté que les mouvements physiologiques spontanés. L’habitude retrouve et rend visible cette « intelligence active » à l’œuvre dans la spontanéité naturelle. Ce qui permet de souligner combien cette spontanéité est plus qu’un épiphénomène, elle est ce flux de vie qui coule au fond des êtres, elle est véritablement principe ontologique, « pensée concrète ». C’est en ce sens que se comprend la référence de Ravaisson au Traité de l’œil de Porterfield [53]. Porterfield évoque une nécessité à laquelle l’esprit libre consent. Il ne s’agit pas d’une nécessité mécanique, résultant d’un déterminisme naturel irréductible ; c’est la nécessité que nous impose une seconde nature. Dans l’habitude, cette loi des membres prend la relève de la liberté de l’esprit. Nous faisons l’épreuve non plus de l’effort et de la résistance, mais, au contraire, d’une sorte d’élan irrésistible, de courant qui emporte notre volonté et capture nos forces, les réquisitionne ; une nécessité naturelle à laquelle nous ne cherchons pas à résister. C’est pour traduire cette puissance immanente et transcendante à la fois que Ravaisson évoque les images de la spirale, du tourbillon ou encore du courant.

11Enfin, dans Philosophie contemporaine, Ravaisson présente un autre exemple de la main lorsqu’il esquisse une brève généalogie du concept d’effort ou de résistance dans la pensée française de Condillac à Biran [54]. Quel est le sens de l’expérience du toucher ? L’erreur de Condillac selon Ravaisson est d’avoir mal interprété le sens de la résistance. Il s’agit moins de la résistance d’un monde extérieur que celle de notre propre corps. Quelle est la position de Condillac ? Il est momentanément séduit par la tentation idéaliste mais « rencontre un point d’arrêt ». Une réalité se pose comme obstacle : c’est par cette expérience du corps que je puis comprendre la virtualité de la pensée. « La sensation elle-même enseigne une réalité qu’une réflexion de plus en plus profonde trouve de plus en plus rebelle à l’idéalisation. » En quoi la pensée de Condillac est-elle insuffisante ? Quel élément de la pensée biranienne la complète ? « La résistance où Condillac trouve la révélation d’un monde extérieur est celle de notre propre corps au mouvement involontaire et irréfléchi de la main ; on sent combien cette première analyse est grossière et imparfaite. » [55] Nous retrouvons donc sous la plume de Ravaisson ces deux termes d’ « involontaire » et d’ « irréfléchi » qui, à eux seuls, semblent suggérer des rapprochements entre Ravaisson et Merleau-Ponty ou encore Ricœur. Pourtant, cet involontaire qu’une lecture contemporaine rapide identifierait à une recherche phénoménologique prend un tout autre sens dans la philosophie ravaissonienne. Cet irréfléchi, qui dans un premier temps semblait nous diriger vers une activité inconsciente, une « activité obscure », renvoie ultimement à la volonté toute supérieure du divin. Cet involontaire du corps exprime ce que Ravaisson, reprenant saint Paul, nomme la « loi des membres » [56]. Ce qui donne son sens aux découvertes de Biran, c’est, selon Ravaisson, les affirmations théologiques de saint Paul ou saint Augustin. On peut noter que la démarche de Malebranche est proche de celle de Ravaisson, puisque, dans l’Entretien sur la mort, où il étudie notamment la question du membre fantôme, il fait référence sur ce problème à saint Augustin [57]. Est-ce à dire que ces analyses phénoménologiques n’ont d’autre intérêt que de confirmer une théologie déjà en place ? En deçà même de cette thématisation théologique, cette activité obscure ne nous renvoie-t-elle pas à une dimension ontologique intéressante ? N’y a-t-il pas ici l’esquisse d’une ontologie nouvelle ?

12Avant d’aborder ce dernier point, on peut constater que, finalement, les références à la main sont peut-être moins éloignées les unes des autres que ne le laissait présager un premier coup d’œil sur l’œuvre de Ravaisson. Dans le geste maladroit et hésitant de l’artisan lorsqu’il tente d’écrire comme dans les arabesques gracieuses esquissées par le bras de l’artiste, il y a la même expression d’une puissance qui me dépasse et qui s’exprime en moi, indépendamment de ma propre volonté. Ainsi, la convulsion n’est peut-être qu’une expression négative de l’ « enthousiasme ». Certaines manifestations de transe mystique pourraient d’ailleurs illustrer ce lien. Dans ces exemples symétriquement opposés de la grâce et de la convulsion, l’activité du corps révèle une puissance qui transcende les pouvoirs de ma seule volonté, et exprime quelque chose de cet infini qui m’habite. Ce n’est alors pas tant moi-même que je retrouve dans le repli, c’est une puissance supérieure et insoupçonnée en moi : « Les âmes se replient sur elles-mêmes pour s’y retrouver et y retrouver surtout l’intelligence supérieure d’où leur vient la force. » [58]

3. Le « tour de magie » de Ravaisson

13Contrairement à ce qu’affirme Derrida, il ne nous semble pas que la présence de la main soit en définitive anecdotique ou arbitraire, du moins en ce qui concerne Ravaisson [59]. Ne peut-on pas avancer que l’exemple de la main illustre une donnée ontologique décisive – l’activité obscure – et que la disparition de la main signifie que nous touchons (la métaphore s’impose presque malgré nous) à la racine de cette ontologie. Il y aurait une raison à cet effacement de la main. Pourquoi Ravaisson n’évoque-t-il pas la main de Dieu, cette main précisément que Derrida pense être le pendant latent de la main humaine [60] ? Avant même la dimension métaphysique déjà évoquée, cette référence à la main et sa disparition ne fondent-elles une psychologie et une ontologie ?

14Le retrait de la main chez Ravaisson fait sens. Il signe le passage de l’effort à la facilité, de la résistance à la spontanéité, de la pesanteur à la légèreté. Comment passe-t-on de l’effort à la force ? L’éclipse de la métaphore de la main se manifeste tout d’abord dans l’analyse que Ravaisson présente de la vie intérieure. Pour décrire le processus dynamique de constitution de la conscience, Ravaisson ne présente pas d’analyses psychologiques, mais réactualise le mythe d’Amphion : « [Notre] action consiste dans la détermination, par la pensée, d’un ordre ou d’une fin à laquelle concourent et s’ajustent des puissances inconnues qu’enveloppe, latentes, notre complexe individualité. [...] Ainsi arrivaient, à l’appel d’un chant, selon la fable antique, et s’arrangeaient, comme d’eux-mêmes, en murailles et en tours, de dociles matériaux. » [61] Or ce mythe est marqué, comme le souligne Focillon, par l’absence de la figure de la main [62]. Le choix de ce mythe par Ravaisson pourrait être l’expression d’une donnée importante : l’absence de toute trace d’effort, de résistance dans la constitution de la conscience. Il semble qu’au cœur de l’intériorité nous ne soyons plus limités par l’expérience de finitude que résume par excellence l’effort. Berkeley, dans un passage que Ravaisson a très certainement lu, puisqu’il cite la Siris dans L’habitude, évoquait cette légèreté de l’esprit libéré de toute corporéité : « Nous sommes incarnés, c’est-à-dire que nous sommes entravés par le poids, et gênés par la résistance. Mais par rapport à un esprit parfait, il n’y a rien de dur, ni d’impénétrable ; il n’y a pas de résistance à la Divinité. » [63] La légèreté avec laquelle se déplacent les pierres sous l’appel du chant est là pour signifier la disparition de toute opposition et l’affinité naturelle quasi magique avec laquelle les pensées se constituent. Ravaisson refuse l’hypothèse d’une association des idées. Aucune explication un tant soit peu mécaniste ne peut trouver grâce à ses yeux. Le pensée est bien plus le résultat d’une puissance obscure que d’un enchaînement logique. Elle est affirmation d’une pensée supérieure en nous, qui s’organise en nous, sans la censure limitante de la raison logique. C’est lorsque l’intelligence cesse d’être rationalisante qu’elle est véritablement principe de lien, comme l’affirme son sens étymologique.

15À la racine de la spontanéité instinctive, comme au cœur de ce tourbillon intérieur qui donne naissance à nos pensées, se manifeste le principe de l’être, c’est-à-dire une activité silencieuse et obscure qui prévient notre volonté. Dans l’activité parasite des convulsions, qui paralyse ma volonté et s’approprie le contrôle de mes gestes, comme dans la grâce qui anime le geste ; dans la spontanéité du désir comme dans la perfection de l’idée s’exprime ce même élan ontologique, cette activité primitive et fondatrice. Il y a donc bien, comme le pensait Derrida, deux faces, mais deux faces de cette activité obscure.

16Une telle définition du principe pose évidemment le problème de la passivité du sujet. Si le principe est cette activité obscure, quelle est finalement la part personnelle de mon activité ? Une telle ontologie de l’activité présuppose ici une dilution de la personnalité. Dès lors, la figure du toucher la plus à même de rendre compte de ce type de philosophie est peut-être, non plus celle de l’effort, telle que la pensait Maine de Biran, mais celle de la caresse telle que la présente Lévinas : « La caresse ne vise ni une personne ni une chose. Elle se perd dans un être qui se dissipe comme dans un rêve impersonnel et même sans résistance, une passivité, un anonymat déjà animal ou enfantin, tout entier déjà à la mort. » [64]

17On peut penser que Ravaisson « prend la tangente », qu’il élude le problème, en passant du toucher comme résistance au toucher comme fusion, compénétration. Mais il faut également retenir la façon dont il souligne la présence en nous d’une puissance plus forte que notre seule volonté, d’une activité obscure, qui n’est autre que l’expression de la vie, et qui surpasse les seules capacités de mon entendement. C’est par elle que je peux accomplir ces actions magiques, ces moments où je dépasse mes propres limites, où je transcende ma finitude corporelle et intellectuelle. En ces moments, je délaisse mon identité stable et close, et cette impersonnalité n’est pas réduction de mon être mais communion avec des puissances supérieures ? N’est-ce pas ce que me dit le corps du danseur ? Les mains esquissant les mots du l’homme emmuré dans son silence, la beauté d’un aphorisme ou la fulgurance du vers ? Il y a un glissement, donc, dans la philosophie de Ravaisson : la métaphore du toucher nous conduit de l’expérience de la pesanteur à celle de la légèreté. Ravaisson nous livre une conception magique d’un toucher sans toucher, c’est-à-dire finalement d’une affinité presque magnétique, d’une attraction immatérielle. Derrière l’image de cette facilité, Ravaisson tente de restituer le don ontologique. Nous sommes sans avoir résisté à la force de l’être. Nous ne la subissons pas, elle nous fait être. L’éclipse de la main est peut-être alors symbolique de cette disparition de la résistance, de l’expérience d’une certaine facilité. Et même si ce n’est que trop rarement, dans certains éclairs fugitifs de la conscience, la pensée n’est-elle pas, parfois, le lieu d’une telle facilité et d’une telle évidence ?

Notes

  • [1]
    Bergson, « La vie et l’œuvre de F. Ravaisson », La pensée et le mouvant, Paris, PUF, « Quadrige », 1993, p. 279.
  • [2]
    Focillon, « Éloge de la main », in La vie des formes, Paris, PUF, « Quadrige », 1988.
  • [3]
    Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964 ; éd. « Folio », 1985, p. 37 : « Le modèle cartésien de la vision, c’est le toucher. »
  • [4]
    Aristote, De l’âme, III, 8. Cf. J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992, p. 114 : « La main pour Aristote est la main préhensive, la main qui prend, serre et tient, et donc la main vide ou vacante, la main qui peut tout devenir parce qu’elle n’est rien, ce en quoi elle est comme l’âme » (cité par Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000, p. 85). Voir aussi Aristote, Des parties des animaux, 687 a : « La main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
  • [5]
    Derrida, op. cit., p. 159 : « Une des thèses ou des hypothèses du présent livre, c’est qu’une affaire, une sorte de complot, une intrigue philosophique du toucher aura eu lieu en Europe, le long de certaines frontières – et les confins sont des figures du toucher –, aux frontières de la France, entre la France et l’Angleterre, entre la France et l’Allemagne, Kant et Husserl d’un côté, Maine de Biran, Ravaisson, Bergson, Merleau-Ponty, Deleuze de l’autre. » Derrida nous convie-t-il à débusquer l’intrus ? À côté d’auteurs « majeurs », on pourrait s’étonner de la présence de Ravaisson. Nous nous sommes donc attardé sur ce choix. Quelle est la spécificité de l’usage que fait Ravaisson de cette métaphore ?
  • [6]
    Derrida, op. cit., p. 51 : « Cette riche veine que nous appellerons pour faire vite “française” [...] (avant et après le Husserl de Ideen II, de Maine de Biran et Ravaisson ou Bergson à Merleau-Ponty, Lévinas, Maldiney, Irigaray, Franck, Chrétien). » Il y aurait une métaphore sous-jacente du toucher. À cette conception traditionnelle du toucher s’opposerait celle de Nancy, qui pense le toucher sur le mode de la syncope, de la séparation, plutôt que sur celui de la continuité.
  • [7]
    Ibid., p. 179.
  • [8]
    Ibid., p. 178.
  • [9]
    Derrida montre en fait que la figure de la main est tout aussi « nécessaire que contingente et arbitraire » au sein de ces philosophies du toucher (ibid., p. 178). L’exemple ravaissonien sert ici à démontrer l’existence de cette métaphysique du toucher indépendamment de la présence visible qu’en constitue le paradigme de la main. Derrida analyse par la suite les raisons de ce « silence sur la main » : l’enjeu ravaissonien est de dépasser l’humain, de « fonder une ontologie générale du Vivant » (ibid., p. 181).
  • [10]
    Ibid., p. 180 : « Métaphysique de la vie de l’esprit comme métaphysique du toucher », et p. 181.
  • [11]
    Ibid., p. 161.
  • [12]
    Ibid., p. 180.
  • [13]
    Ibid., p. 161 : « Toute pensée de l’effort comporte au moins une phénoménologie de la finitude, même si, comme c’est le cas chez Maine de Biran et surtout chez Ravaisson, elle accueille l’infini (volonté ou activité pure, grâce, liberté spirituelle) sur le fond duquel un effort fini s’enlève. »
  • [14]
    Ibid., p. 195.
  • [15]
    Ravaisson, L’art et les mystères grecs, textes choisis et présentés par D. Janicaud, Paris, Éd. de l’Herne, « La Vénus de Milo », 1985, p. 51-118.
  • [16]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », L’art et les mystères grecs, p. 39.
  • [17]
    Ibid., p. 37.
  • [18]
    Ibid., p. 43.
  • [19]
    Ibid., p. 39.
  • [20]
    Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, p. 18. Ravaisson rappelle que le processus de la vision est présenté sous la forme d’un cône renversé. Ce cône nous semble pouvoir être rapproché de l’image de la spirale que Ravaisson évoque à la fin de L’habitude et qui renvoie à la convergence d’un infini dans un fini.
  • [21]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », op. cit., p. 35.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid., p. 36.
  • [24]
    Derrida, op. cit., n. 1, p. 170, cite Lagneau : « Le toucher, sens de la réalité, fait l’éducation des autres sens. » La même idée est reprise et développée par Focillon, op. cit., p. 103 : « Les voyants eux aussi ont besoin de leurs mains pour voir », et, p. 112 : « C’est du langage du toucher que l’homme compose le langage de la vue. » Le toucher rajoute à la vision la profondeur : « La possession du monde exige une sorte de flair tactile. La vue glisse le long de l’univers. La main sait que l’objet est habité par le poids, qu’il est lisse ou rugueux, qu’il n’est pas soudé au fond de ciel ou de terre avec lequel il semble faire corps. [...] Le toucher emplit la nature de forces mystérieuses. Sans lui, elle resterait pareille aux délicieux paysages de la chambre noire, légers, plats et chimériques. »
  • [25]
    Sur la référence implicite à la statue condillacienne et à l’odeur de rose, voir De l’habitude, Paris, Fayard, « Corpus », 1984, p. 25 : « Le sujet sait à peine si la saveur, si l’odeur est en lui, si c’est lui-même ou bien si c’est autre que lui. Les philosophes se le demandent encore. »
  • [26]
    « Philosophie contemporaine », Métaphysique et morale, Paris, Vrin-Reprise, 1986, p. 20.
  • [27]
    Derrida, op. cit., p. 179, cite d’ailleurs cette phrase de Ravaisson : « Le tact s’étend de l’extrémité de la passion à celle de l’action » (De l’habitude, p. 25).
  • [28]
    Ravaisson cite ici Pascal ; cf. Métaphysique et morale, « La philosophie de Pascal ».
  • [29]
    Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, Paris, Joubert, 1846, t. II, IIIe partie, p. 569.
  • [30]
    « Léonard de Vinci et l’enseignement du dessin », op. cit., p. 40 : « tableau visuel, raccourci ».
  • [31]
    Derrida, op. cit., p. 143, cite la définition du terme « haptique » telle qu’elle est donnée par Deleuze et Guattari : « Haptique est un meilleur mot que tactile, puisqu’il n’oppose pas deux organes des sens mais laisse supposer que l’œil peut lui-même avoir cette fonction qui n’est pas optique... C’est le lisse. »
  • [32]
    Ravaisson, Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 452.
  • [33]
    Ravaisson, Testament philosophique, Paris, Boivin & Cie, 1933, Notes, p. 115.
  • [34]
    Merleau-Ponty, Union du corps et de l’âme, Paris, Vrin, 1997, p. 19.
  • [35]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 452 ; Ravaisson cite en note Plotin, Ennéade, IX, VI, 9 : « Nous nous replions sur nous-mêmes et nous n’avons aucune part de nous-mêmes qui ne soit en contact avec Dieu » (trad. d’É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 185).
  • [36]
    L’œil et l’esprit, respectivement p. 25 et 27.
  • [37]
    Ibid., p. 19.
  • [38]
    Ibid., p. 21.
  • [39]
    Ibid., p. 86.
  • [40]
    De l’habitude,, p. 47.
  • [41]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, IIIe partie, p. 436.
  • [42]
    Derrida, op. cit., p. 175.
  • [43]
    Essai sur la métaphysique d’Aristote, t. II, partie IV, p. 174.
  • [44]
    Ibid., t. II, partie IV, p. 134.
  • [45]
    Testament philosophique, p. 63.
  • [46]
    Derrida, op. cit., p. 178 ; nous soulignons. Voir aussi p. 181 : « Pourquoi cette interprétation du toucher fait-elle le silence sur la main alors qu’elle hérite presque tout de Biran ? »
  • [47]
    Ibid., p. 179 : Derrida, en note de bas de page, cite De l’habitude, p. 36-37.
  • [48]
    De l’habitude, p. 36. Ravaisson fait référence ici, en note, à Barthez.
  • [49]
    « Les organes s’habituent tellement aux mouvements qu’exigent un exercice violent ou un travail pénible, qu’ils en deviennent pour longtemps incapables de mouvements plus doux » (ibid.)
  • [50]
    Ibid.
  • [51]
    Ibid., p. 33, n. 1 : « Berkeley, Siris », la citation se poursuit de la manière suivante : « Peut-être est-ce de cette même intelligence qui gouverne les abeilles et les araignées, et qui meut les membres de ceux qui marchent en dormant. »
  • [52]
    Il s’agit du § 257 de la Siris que nous restituons ici : « On doit reconnaître que nous ne sommes pas conscients de la systole et de la diastole du cœur, ni du mouvement du diaphragme. On ne peut néanmoins en inférer que la nature, à son insu, peut agir avec régularité, tout comme nous-mêmes. L’inférence correcte est que l’individu doué de réflexion, ou personne humaine, n’est pas le véritable auteur de ces mouvements naturels. Et, de fait, aucun homme ne se blâme s’ils ne vont pas, ni ne se loue s’ils vont bien. On peut en dire autant des doigts d’un musicien, qui meuvent un objet par effet de l’habitude, qui ne comprend point ; car il est évident que ce qui est accompli en vertu d’une règle doit procéder de quelque chose qui comprend la règle ; par suite, sinon du musicien lui-même, du moins d’une autre intelligence active, la même peut-être que celle qui gouverne les abeilles et les araignées, et meut les somnambules » (in Siris, Paris, Vrin, 1971, introduction, traduction et notes de P. Dubois, p. 120).
  • [53]
    De l’habitude, p. 34, n. 1.
  • [54]
    « Philosophie contemporaine », in Métaphysique et morale, p. 18-19.
  • [55]
    Ibid., p. 19.
  • [56]
    De l’habitude, p. 34, n. 2.
  • [57]
    Malebranche, « Entretien sur la mort », II, in Conversations chrétiennes, Paris, Gallimard, « Folio », p. 560-571.
  • [58]
    Métaphysique et morale, p. 72.
  • [59]
    Cf. n. 6, p. 100 de cet article.
  • [60]
    Derrida, op. cit., p. 182 : « Ce qui se cache pour agir en secret, dans ce retrait de la main de l’homme, c’est la main de Dieu. » On pourrait en effet se demander pourquoi Ravaisson ne reprend pas l’opposition entre les mains de l’homme et celle de Dieu, telle qu’elle apparaît par exemple chez saint Augustin, auquel par ailleurs Ravaisson fait quelques emprunts ; les mains de l’homme dissèquent dans les profondeurs de la chair, « s’y frayent une voie sanglante », tentant, en détruisant la chair, de déraciner le mal, alors que les mains de la nature sont caractérisées par l’abondance et le don infini. Cf. Cité de Dieu, XXII, 24, Paris, Seuil, 1994, t. 3, p. 337, 339.
  • [61]
    Rapport sur la philosophie, p. 298.
  • [62]
    Focillon, « Éloge de la main », Vie des formes, Paris, PUF, « Quadrige », p. 113-114 : « Que signifie la légende d’Amphion, qui faisait mouvoir les pierres au chant de sa lyre, si bien qu’elles s’ébranlaient toutes seules pour aller construire les murailles de Thèbes ? Sans doute rien d’autre que l’aisance d’un travail justement cadencé par la musique, mais accompli par des hommes qui se servaient de leurs mains. [...] Peut-être est-ce un mythe compensateur, une consolation inventée par un musicien. Mais nous, bûcherons, modeleurs, maçons, peintres de la figure de l’homme et de la figure de la terre, nous restons les amis de la noble pesanteur : ce qui lutte d’émulation avec elle, ce n’est pas la voix, ce n’est pas le chant, c’est la main. »
  • [63]
    Berkeley, Siris, § 290, Paris, Vrin, 1971, p. 134, introduction, traduction et notes de Pierre Dubois.
  • [64]
    Lévinas, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, 1re éd., La Haye, M. Nijhoff, 1971 ; éd. « Le Livre de poche », p. 289.
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