Notes
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[1]
Sur le programme des Gifford Lectures, et sur leurs titulaires jusqu’à 1991, cf. M. Hampe et H. Maassen (dir.), Materialen zu Whiteheads, « Prozess und Realität », Bd. 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, p. 25-30.
-
[2]
Nous citerons les trois ouvrages composant cette trilogie d’après les références et abréviations qui suivent – avec pour pagination, [n] pour l’original, puis (= n) pour la traduction française :
— Science and the Modern World, New York, Macmillan, 1925, trad. franç. La Science et le monde moderne (SMM), Paris, Payot, 1930.
— Process and Reality, New York, Macmillan, 1929, trad. franç. Procès et réalité (PR), Paris, Gallimard, 1995.
— Adventures of Ideas, New York, Macmillan, 1933, , trad. franç. Aventures d’idées (Av. Id.), Paris, Le Cerf, 1993. -
[3]
Francis Bacon est fait fondateur du « Subjectivisme réformé », dès La Science et le monde moderne, et parrain du « panpsychisme » qui se retrouvera chez Leibniz et Bergson.
-
[4]
Cette préface fait référence à des publications de 1921, ainsi qu’à des « leçons professées aux Universités de Bruxelles et de Londres » publiées en 1924 et 1929.
-
[5]
H. Gouhier, Préface à l’éd. du Centenaire, Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. VII.
-
[6]
Cf. H. Gouhier, Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1993, 1er essai : « Gilson et Bergson ».
-
[7]
Pour l’analyse de cette tradition et pour la justification de notre écriture du terme « transcendental » (qui est aussi celle que retient Lalande), cf. notre étude, « Comment s’orienter dans la Métaphysique ? », in R. Bouveresse (dir.), La Métaphysique, Paris, Ellipses, 1999.
-
[8]
Ou plus généralement, selon Aventures d’Idées, des apparences. Cf. J.-Cl. Dumoncel, C. r. d’Av. Id. in Revue de métaphysique et de morale (1996-4).
-
[9]
G. Deleuze in B. Cassin (dir.), Nos Grecs et leurs Modernes, Paris, Le Seuil, 1992, p. 249.
-
[10]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La Nature selon Whitehead. Les Permanences et le Processus », Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, 18 (1996).
-
[11]
Dans le chapitre « Métaphysique et Ontologie » qui ouvre le Précis de philosophie analytique dirigé par P. Engel (Paris, PUF, 2000), le premier problème ontologique envisagé par K. Mulligan (p. 8-9) est l’alternative « Substances ou vers spatio-temporels ? ».
-
[12]
N. Rescher, Process Metaphysics. An Introduction to Process Philosophy, Albany, SUNY Press, 1996.
-
[13]
Spinoza, Éthique, III, prop. LIX, scolie. Il est remarquable que la métaphore soit ici non l’image habituelle du navire livré aux vents, mais celle de la vague.
-
[14]
Éthique, II, Lemme IV. Cf. par opposition la conclusion de Leibniz sur le bateau de Thésée, dans les Nouveaux Essais, II, XXVII, § 4.
-
[15]
On comprend que la phrase préférée de G. Deleuze dans son livre sur Leibniz ait été « Il y a concert ce soir » : c’est qu’un concert est évidemment autre chose qu’un orchestre, qui peut ne pas émettre un son.
-
[16]
Ce qu’on appelle en Analyse la « série de Taylor » est en réalité la série de Leibniz.
-
[17]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La Structure du système leibnizien », in R. Bouveresse (dir.), Perspectives sur Leibniz, Paris, Vrin, 1999.
-
[18]
H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 82 (Œuvres, p. 74). Cf. Matière et mémoire, p. 142 (Œuvres, p. 271).
-
[19]
Il est ici essentiel que, comme le précise Bergson, la mémoire ne soit pas une faculté. Une faculté peut s’exercer ou non, comme Socrate peut être assis ou ne pas être assis, mais, dans la mémoire, les souvenirs ne cessent de s’accumuler. Si une mémoire est substantielle, c’est donc une substance dont l’essence implique le changement perpétuel, c’est une substance dont l’essence est d’être prise dans un processus. Qu’on imagine un volcan qui serait nécessairement en éruption : dans un tel cas l’entité volcanique s’identifierait au processus éruptif.
-
[20]
N. Rescher, Process Metaphysics, op. cit., p. 25 : « The historical process of process philosophy’s own development ».
-
[21]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « Comment s’orienter dans la Métaphysique ? », op. cit.
-
[22]
H. Bergson, Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1071.
-
[23]
A. N. Whitehead, Av. Id., p. [239-240] = 243-244.
-
[24]
A. N. Whitehead, Principles of Natural Knowledge, Cambridge, Cambridge UP, 1919, p. 64. Cf. L. Wittgenstein, Tractatus (1921) : « 1 . 1. Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses ». Puisque les événements sont d’abord des faits, la thèse de Whitehead est subsumée sous celle de Witttgenstein, dont elle est une spécification événementielle.
-
[25]
D. Davidson, Actions et événements (1980), trad. franç. P. Engel, Paris, PUF, p. 223.
-
[26]
Cf. W. V. O. Quine, Le Mot et la chose, , trad. franç. Paris, Flammarion, § 36.
-
[27]
H. Bergson, L’Évolution créatrice, p. 5-7 (Œuvres, p. 498-500).
-
[28]
K. Lewin, Der Begriff der Genese, Berlin, 1922.
-
[29]
Cf. H. Nooman, Personal Identity, London, Routledge, 1989. Cf. aussi J. Perry (ed.), Personal Identity, Univ. of California Press, 1975 ; D. Wiggins, Sameness and Substance, Oxford, Blackwell, 1980, chap. 6 : « Personal Identity » ; E. Balibar « L’Invention de la conscience », Présentation de J. Locke, Identité et différence (Paris, Le Seuil, « Points », 1998) ; ainsi que le travail en préparation de R. Frega.
-
[30]
J.-Cl. Dumoncel, Les sept mots de Whitehead, Paris, EPEL, 1998, chap. 3, sect. 4 : « Les Personnes ».
-
[31]
H. Nooman, op. cit., p. 144. Nous nous inspirons ici de D. Wiggins, Sameness and Substance, op. cit., p. 168.
-
[32]
Cf. Av. Id., dernière page.
-
[33]
Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe (Baltimore, 1876).
-
[34]
Cf. Les sept mots de Whitehead, op. cit., chap. 3, sect. 4.
-
[35]
Cf. Av. Id., p. [18] = 59, et Modes of Thought, New York, Macmillan, 1938, p. 32-48.
-
[36]
Leibniz, Nouveaux Essais (éd. J. Brunschvig), Paris, GF, 1990, p. 42. Cf. E. Naert, Mémoire et conscience de soi chez Leibniz, Vrin, 1961.
-
[37]
Pour l’actualité du problème voir I. Hacking, L’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire (1995), trad. franç. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond. Je remercie James Bradley pour son témoignage louvinois au sujet de ce livre.
-
[38]
Cf. C. G. Jung, L’Homme à la recherche de son âme, Genève, Éd. du Mont-Blanc, 1962, Livre II : « Les complexes ».
-
[39]
Aristote, Métaph., Q, 8, 1050 a 20.
-
[40]
L’alternative a son origine chez P. F Strawson, dans l’Introduction de son traité sur Les individus, Londres, Methuen, 1959, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1973.
-
[41]
Cf. K. Mulligan, loc. cit.
-
[42]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La philosophie de la vie. Introduction à la métaphysique de Gilles Deleuze », in Y. Beaubatie (dir.) Tombeau de Gilles Deleuze, Mille Sources, 2000. Cette étude est centrée sur les notions de « Moi dissous » et de « Je fêlé » ; cf. en particulier l’idée deleuzienne d’un « mourir à sa manière », qui pose de la façon la plus aiguë l’antagonisme entre la mort naturelle (dans une histoire qui va jusqu’à son terme) et la mort violente (qui interrompt le processus, comme dans l’objection de Wiggins).
-
[43]
G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 364. Cf. p. 365.
-
[44]
Cf A. N. Whitehead, Religion in the Making, New York, Macmillan, rééd. Fordham UP, 1996, p. 104-105.
-
[45]
Cf. G. Deleuze, Différence..., loc. cit., p. 365. Voir aussi la définition de l’événement par Whitehead dans The Principle of Relativity, Cambridge Univ. Press, p. 21 : « Par là je n’entends pas une simple portion d’espace-temps. Un tel concept serait une abstraction ultérieure. J’entends une partie du devenir de la nature, colorée avec toutes les nuances de son contenu. » Les couleurs whiteheadiennes composent donc le « paysage » deleuzien. Or ces couleurs sont chez Whitehead les prototypes des objets éternels – qui, loin d’être des « universels » aristotéliciens (comme la qualité ou la relation), sont bien plutôt des « universaux » platoniciens. Les « tentes » deleuziennes sont donc des Idées platoniciennes.
-
[46]
Cf. G. Deleuze, op. cit., p. 364-365.
-
[47]
Ce caractère interchangeable du hic et nunc, sur lequel Hegel a insisté au début de la Phénoménologie de l’esprit, reste toutefois totalement distinct de la généralité puisque, comme Kant l’a vu, les parties de l’espace et du temps composent un seul espace, ou un seul temps, dont la singularité s’oppose toujours à une quelconque généralité.
-
[48]
Entre le concept usuel de sujet substantiel et la notion paradoxale de « sujet occasionnel » chez Whitehead, Deleuze a introduit un nouveau chaînon intermédiaire qui, à première vue du moins, est l’antithèse de l’entéléchie aristotélicienne : c’est le concept de sujet larvaire (cf. Différence et répétition, op. cit., p. 155-156). Le « sujet larvaire » est d’ailleurs un objet à double aspect qui se situe aux deux bouts de notre problème. Sous forme de larve il représente en quelque sorte un sujet d’avant le sujet, un état embryonnaire de l’organisme ou de la personne. Mais à l’autre extrémité du problème, dans son sens étymologique de larva, c’est le fantôme ou le revenant : le spectre d’un homme qui est mort tragiquement et qui, comme dans l’objection de Wiggins, n’a pas pu accomplir le cours naturel d’une vie humaine. Le « sujet larvaire » est dès lors, comme dans l’illusion du membre fantôme, le complément inexistant qui redonne la mesure entière du sujet sériel, quand bien même la série d’occasions qui le définit ne parvient pas à son terme naturel.
-
[49]
PR, p. [25] = 77-78.
-
[50]
SMM, p. 71.
-
[51]
PR, p. [338] et p. [209] =341.
-
[52]
PR, p. [34-35] = 88-90 et p. [350] = 537-538.
-
[53]
Religion in the Making, op. cit., p. 80, cf. p. 100.
-
[54]
Av. Id., p. [214-217] = 220-222, et [237] = p. 24 ; et déjà SMM, p. 27-28.
-
[55]
Dans Av. Id., p. 346, cf. aussi Religion in the Making, op. cit., p. 94.
-
[56]
Cf. Religion in the Making, op. cit., p. 22 : « A holy day and a holiday are kindred notions. »
-
[57]
Cependant, les scansions usuelles du temps (les jours, les saisons, les âges de la vie) n’ont encore qu’une valeur propédeutique. Sous leur forme typique ce sont des cycles ou des périodes, et la périodicité parvient à son paradigme complet dans l’ondulation. Par conséquent, la métaphysique trouve une issue dans ce qui s’est introduit comme une difficulté pour la physique puisque, dans la mécanique ondulatoire, la nécessité d’associer une onde à toute particule a été ressentie comme une énigme. Ainsi, dans la dualité de la particule et de l’onde, c’est la dualité de la Substance et du Processus qui se retrouve, mais elle s’y retrouve sous forme systématique. La fonction Y de Louis de Broglie, qui donne à la particule son onde caractéristique, surmonte par conséquent l’antagonisme de la Substance et du Processus : c’est la particule qui a une énergie et une quantité de mouvement, mais c’est son onde associée qui donne leurs valeurs. Sur la fonction Y, cf. J.-Cl. Dumoncel, « Louis de Broglie », in Fr. Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, Paris, PUF.
-
[58]
I. Murdoch, Metaphysics as a guide to Morals (= Gifford Lectures, 1982), Penguin Books, 1993, p. 78.
-
[59]
A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. franç., Paris, PUF, p. 535. Cf. p. 855 : « La mystérieuse énigme de notre vie ».
-
[60]
C. S. Peirce, « Une conjecture pour trouver le mot de l’énigme », trad. franç. partielle par E. Bourdieu et Chr. Chauviré in Philosophie, 58 (1998).
-
[61]
Emerson, « The Sphinx », Poems (Boston, 1889). Une strophe en est citée dans l’article d’É. Bourdieu accompagnant sa traduction du texte de C. S. Peirce.
-
[62]
The Essential Peirce, éd. Houser et Klœsel, Indiana UP, vol. I (1992), p. V.
-
[63]
Av. Id., dernier paragraphe.
-
[64]
Av. Id., II, VIII, section IX, p. 176.
-
[65]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « Creativity and Substantial Activity. The Hidden ‘Substantialism’ of Whitehead », The Philosophical Significance of Whitehead’s Concept of Creativity, 1rst International Whitehead Seminar (Louvain, 30 mars - 14 avril 2000).
-
[66]
H. Bergson, L’Évolution créatrice, p. 5 (Œuvres, p. 498).
Car des cieux invisibles, des cieux indicibles, sont au-dessus du paysage intérieur.
Tout nous sert ou nous nuit infiniment : chaque moment de notre vie, chaque respiration, chaque battement de notre pouls, chaque éclair de notre pensée a des suites éternelles.
1Le traité Procès et réalité, où Whitehead a développé ses Gifford Lectures de 1927-1928 [1], s’ouvre sur un triple hommage à la philosophie française qui, pour y demander peu de place, est cependant du plus grand poids. Dès la troisième page de sa Préface, en effet, Whitehead révèle que le Processus, lieu catégorial où se situe selon lui la Réalité, apparaît au titre de réponse donnée au problème que soulevait Descartes en parlant de res vera. De fait, même si dans la trilogie métaphysique de Whitehead [2] Procès et réalité se caractérise de prime abord, quant à son rapport au patrimoine de la philosophie, comme une explication avec la tradition empiriste de Locke et de Hume – où il s’agit, dans le sillage de William James, d’élever l’empirisme à la hauteur d’une véritable philosophie de l’expérience – il y va bien avec cet ouvrage, d’un point de vue plus général, d’une explication avec la philosophie moderne de la Subjectivité saisie en premier lieu chez son fondateur, René Descartes [3].
2Whitehead ajoute par ailleurs, en note, que sa compréhension de la res vera lui vient d’Étienne Gilson (lequel devait être par la suite un autre titulaire des Gifford Lectures, celles de 1931). Autrement dit, nous sommes reconduits aux Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien (dont la Préface est datée de 1930) [4] et au registre de l’Index scolastico-cartésien (1913). C’est le deuxième hommage rendu à la philosophie française, mais tout cela était déjà précédé, dès la deuxième page, d’un hommage à Bergson, titulaire des Gifford Lectures de 1914 – ce même Bergson qui, selon Henri Gouhier, marquait « la fin de l’ère cartésienne » [5] et qui fut pour Gilson l’objet d’une attitude caractéristiquement ambivalente [6].
3Étant ainsi replacés par Whitehead lui-même dans la tradition des Transcendentaux [7], nous ne pouvons pas ne pas remarquer que le concept de « chose vraie » doit, dans ce registre transcendental, être compris comme une de ces greffes endogènes où l’on va prendre un morceau de peau quelque part sur l’organisme pour le faire pousser à neuf autre part. Le cosignataire des Principia Mathematica, en effet, ne peut pas ignorer que la « vérité » qualifie d’abord les propositions [8] où l’on va la prélever. Si donc le transcendental Vérité peut qualifier par greffe le transcendental Chose, c’est le signe que la « vérité » doit être prise ici au sens de l’être véritable. Mais comment un être ou une chose pourraient-ils être « faux » ? Même un faux nez doit être par exemple un nez en carton et donc une chose ou un être. Avec cette aporie nous commençons à comprendre pourquoi les Gifford Lectures de 1927-1928, où Whitehead s’explique avec la philosophie moderne, sont aussi l’ouvrage où il affirme que « la plus sûre caractérisation de la tradition philosophique européenne est qu’elle consiste en une série de notes au bas des pages de Platon » (PR, p. 39). C’est que le problème platonicien, comme l’a vu Gilles Deleuze, est celui des « Prétendants » :
Toute chose ou tout être prétendent à certaines qualités. Il s’agit de juger du bien-fondé ou de la légitimité des prétentions [9].
4En ce sens, du point de vue platonicien, il ne suffit pas d’être une chose, encore faut-il être une chose véritable. Par conséquent, c’est la problématique platonicienne des Prétendants qui permet de comprendre la notion cartésienne de res vera ; et c’est peut-être la performance proprement whiteheadienne que d’avoir su se saisir du relais que lui tendait Platon, par l’intermédiaire de Descartes, dans cette course de relais qu’est l’histoire de la philosophie. De quels Prétendants s’agit-il, et surtout, quel est l’objet de leur prétention ?
5Whitehead a érigé les colonnes d’Hercule de la métaphysique dans le chapitre de La Science et le monde moderne consacré au Romantisme. C’est le chapitre où il oppose Shelley à Wordsworth : Wordsworth est le Poète des Permanences, Shelley, le poète du Flux [10]. Mais quelles sont ces Colonnes entre lesquelles nous passons [11] lorsque, quittant les circumnavigations de la mer Méditerranée, nous entrons dans un premier affrontement avec l’Océan, ses raz de marée, ses tempêtes et ses cyclones ?
6L’une des meilleures introductions à Whitehead est sans doute le traité que Nicholas Rescher a consacré à la métaphysique du Processus [12]. Son premier chapitre est un historique où l’auteur met en évidence, en vingt pages, que toute l’histoire de la métaphysique est l’histoire d’un conflit entre métaphysique de la Substance et métaphysique du Processus. C’est ce conflit qui indique l’enjeu de la lutte entre les Prétendants pour le titre de res vera. Cet enjeu est tel que nous devons ici donner d’abord à voir, sous une forme aussi synoptique que possible, ce que Rescher a su retracer.
7L’histoire commence évidemment avec l’antagonisme entre Héraclite, le philosophe au Fleuve dans lequel on ne peut se baigner deux fois, et Parménide, le philosophe de la Sphère immobile. Dans la Lyre héraclitéenne se trouvent condensées symboliquement trois doctrines cosmologiques en gerbe : l’Harmonie des Contraires (comme entre les Aigus et les Graves), la Pluralité des Mondes (comme les cordes de la lyre) et l’Éternel Retour (comme leur vibration sur une durée infinie). Or la Sphère de Parménide signifie l’effacement de ces trois axes : derrière les Éléments, l’unicité de l’être, à la place des mondes insulaires, la Sphère unique, et à la place de l’Éternel Retour, l’Éternité.
8On ne retrouve un conflit de cette envergure qu’à l’époque de ce que Merleau-Ponty a nommé « le Grand Rationalisme ». L’héritière de la Sphère parménidéenne est alors la Substance de Spinoza, qui pense que tout doit se concevoir « comme s’il s’agissait de solides » ; mais cependant, au sein de cette unique Substance, nous sommes « pareils aux vagues de la mer mues par des vents contraires » [13], et l’Individu lui-même est conçu comme une sorte de vague ponctuelle à la surface d’un plan-Attribut, conservant son identité à travers des échanges équivalents de corps composants [14]. À l’inverse, la Monade leibnizienne, dont tous les états successifs ne font que développer la notion individuelle (définie de toute éternité dans le monde possible où elle est compossible), semble être, dans la doctrine de l’Harmonie préétablie, la négation d’un véritable devenir. Pourtant une mutation s’opère ici aussi :
9— Tout d’abord, l’univers leibnizien devient le concert océanique des monades insulaires avec pour orchestre une nouvelle « pluralité des mondes », celle des mille vagues unies dans le mugissement de la mer ; or un concert est un processus [15]. C’est pourquoi le modèle musical de l’harmonie fait déjà de Leibniz un métaphysicien du processus, une sorte de Bach de la philosophie ;
10— Ensuite, en prescrivant à chaque monade la totalité de son histoire Leibniz lui interdit effectivement toute véritable évolution, mais il transforme par là le concept de substance en identifiant cette dernière à sa propre histoire. La substance devient ainsi comme indiscernable d’un processus qui, à l’instar d’un développement mathématique en série [16], monnaie la monade en événements successifs. Et de plus, si les monades leibniziennes sont constamment inquiètes [17], elles ne connaîtront jamais la satisfaction des occasions whiteheadiennes...
11Un des points les plus frappants dans l’historique que rapporte Rescher concerne la filiation entre le Pragmatisme et la Process Philosophy. Ce n’est pas seulement Charles S. Peirce qui la préfigure avec son idée d’une « métaphysique évolutionniste » ce n’est pas seulement non plus William James, lorsqu’il oppose à la thèse d’un « univers-bloc » son idée d’un coming-going ; c’est aussi John Dewey dans son modèle de l’artiste. Par conséquent, c’est le pragmatisme dans son ensemble qui donne ses précurseurs les plus directs à la Process Philosophy. Face à ce néo-cratylisme, Bradley représente l’éternel Éléatisme : Appearance and Reality attend depuis 1893 Process and Reality (1929). À l’inverse, le leitmotiv de Bergson dans toute son œuvre depuis l’Essai [18] sera l’opposition entre chose et progrès, qui fait du progrès bergsonien le principal ancêtre du « procès » whiteheadien. De sorte que le cône bergsonien de la mémoire est en fait, après le fleuve héraclitéen et l’océan leibnizien, le nouveau jalon principal de la philosophie du Processus pré-whiteheadienne : il suggère une substance, mais, puisque dans une mémoire « l’amoncellement du passé sur le passé se poursuit à tout instant », c’est une substance qui s’amplifie à chaque instant. Une mémoire est une histoire [19], et là encore la substance est devenue processus.
12De ces quelques jalons, qui sont autant de cimes historiques, il ressort que l’opposition entre un « côté de Wordsworth » et un « côté de Shelley » se trouve être aussi essentielle à la philosophie que celle du côté de Guermantes et du côté de chez Swann l’est à Combray. Nicholas Rescher évoque fort justement « le processus historique de la philosophie du Processus dans son propre développement » [20] ; c’est dire que la Process Philosophy est un lignage tendu sur toute la durée de la philosophy in process.
13Cependant la pérennité d’un problème et la régularité avec laquelle il revient se poser ne suffisent pas à prouver dialectiquement sa prééminence. Nous devons donc pénétrer ici dans la problématique même de la métaphysique [21]. Dans cette problématique, l’idée d’une prééminence présuppose une échelle unique sur laquelle pourraient s’ordonner tous les problèmes. Or ce présupposé doit lui-même être mis en question, et nous proposons plutôt de distinguer problème central de la philosophie et problème primordial de la métaphysique.
14Dans les Gifford Lectures du printemps 1914 Bergson déclare : « On peut considérer le problème de la personnalité comme le problème central de la philosophie. » [22] Pourtant, le problème dont Whitehead emprunte la formule à Descartes est le problème, non de la personnalité, mais de la réalité. C’est lui que nous appellerons « problème primordial de la métaphysique ». Process and Reality est voué à résoudre ce problème, mais pour l’expliciter un paragraphe d’Aventures d’idées doit être cité intégralement :
§ 18. La Personnalité
Dans notre description de l’expérience humaine, nous avons réduit la personnalité humaine à n’être plus qu’une relation génétique entre des occasions d’expérience humaine. Et pourtant l’unité personnelle est un fait inéluctable. Les doctrines platonicienne et chrétienne de l’âme, la doctrine épicurienne d’un concilium d’atomes subtils, la doctrine cartésienne de la substance pensante, la doctrine humanitaire des Droits de l’homme, et le bon sens de l’humanité civilisée en général, toutes ces doctrines dominent l’ensemble de la pensée occidentale. De toute évidence, il y a là un fait dont il faut tenir compte. Toute philosophie doit produire une doctrine de l’identité personnelle. En un certain sens il y a une unité dans la vie de chaque homme, de sa naissance à sa mort. Les deux philosophes modernes qui ont rejeté de la manière la plus conséquente la notion d’âme-substance identique à elle-même sont Hume et William James. Mais il leur reste, comme à la philosophie de l’organisme, à rendre compte de façon adéquate de cette unité personnelle incontestable qui se maintient à travers la masse confuse des circonstances [23].
15La série des références doctrinales accumulées dans ce paragraphe pourrait être là pour conforter la thèse de Bergson sur le problème de la personnalité : ce ne sont pas seulement Platon et Descartes qui y témoignent du caractère central de ce problème, ce sont aussi Hume et James. Mais ce que manifeste principalement ce paragraphe, c’est plutôt la conscience aiguë, chez Whitehead, de l’incidence directe du problème de la réalité sur le problème de la personnalité : le problème de la personnalité offre une épreuve décisive pour une solution proposée au problème de la réalité. Indépendamment de cette épreuve, il faut rappeler ici l’argument qui, selon Whitehead, permet de décider en faveur d’une ontologie des événements :
L’essence d’un objet ne dépend pas de ses relations, qui sont extérieures à son être [...]. Sa propre identité n’est pas totalement dépendante de ses relations. Mais un événement est juste ce qu’il est, et il est ce qu’il est juste selon ce avec quoi il est en relation. Ainsi la fixité des relations, qui est un trait des événements, ne se trouve pas chez les objets, de sorte que l’espace et le temps ne peuvent jamais être l’expression de leurs relations essentielles [24].
16Cela se vérifie aussi bien sur les événements scientifiquement conçus, comme la rencontre d’un photon et d’une vitre, que sur les événements ordinaires comme « Sébastien flânait à travers les rues de Bologne à deux heures du matin » [25].
17Il faut ajouter toutefois qu’une ontologie de l’événement est en tant que telle indépendante d’une philosophie du devenir. On pourrait en particulier concevoir une ontologie de l’événement dans un univers-bloc [26]. Et on ne parvient à la Process Philosophy que lorsque les événements eux-mêmes sont conçus comme des processus de concrescence. Mais, chez Whitehead, le sens qu’il faut donner à la primauté du processus est indiqué par l’argument qui la fonde ; or le texte que nous venons de citer contient au moins deux thèses métaphysiques :
181 / Les événements sont totalement déterminés dans toutes les relations qu’ils entretiennent avec tous les autres événements.
192 / Les objets, au contraire, ne sont pas totalement déterminés quant aux relations qu’ils peuvent avoir entre eux.
20Si Whitehead ne soutenait pas la thèse 2 / aussi bien que la thèse 1 / il se rangerait à un déterminisme semblable à celui de Laplace ou d’Einstein. Par ailleurs Whitehead soutient aussi la thèse
213 / Les objets sont des entités dérivées des événements.
22La cohérence du schème conceptuel exige dès lors qu’il soit complété par la thèse suivante :
234 / La part d’indétermination propre aux objets provient de la part de causa sui propre aux événements.
24Le modus operandi de cette provenance dépend évidemment de la nature propre aux « objets » dont il s’agit et donc aussi de la nature des « événements » qui les constituent. Un photon n’est pas une personne, même s’il est déjà un « personnage » de la métaphysique whiteheadienne entouré par la « collectivité » des ondes lumineuses. La philosophie whiteheadienne parvient donc aussi à un seuil critique lorsque sa réponse au « problème primordial de la métaphysique » rencontre le « problème principal de la philosophie ». C’est pourquoi le § 18 d’Aventures d’idées met en évidence le fait que le problème de la personnalité constitue en quelque sorte l’épreuve cruciale pour la métaphysique du Processus.
25Dans cette épreuve la généalogie de la Process Philosophy par Nicholas Rescher indique la pierre de touche : il faut d’abord se demander ce qu’est devenue, chez le philosophe qui soutient que le problème de la personnalité constitue le problème central de la philosophie, la théorie de la personnalité comme solution de ce problème. La réponse tient dans quelques phrases décisives placées au tout début de L’Évolution créatrice, dans les pages où Bergson pose la question « Que sommes-nous ? », laquelle devient : « Qu’est-ce que notre caractère ? » ou « Qu’est-ce que notre personnalité ? ». Sa réponse tient en deux thèses, énoncées successivement mais qui composent cependant une seule théorie systématique :
Dans un premier moment Bergson répond que « nous sommes la condensation de l’histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ». Cette réponse est aussitôt reformulée dans les termes suivants : « Sans doute nous ne pensons qu’avec une petite partie de notre passé ; mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. »
Dans un second moment, il prend le modèle de la création artistique : « De même que le talent du peintre se forme ou se déforme, en tout cas se modifie, sous l’influence même des œuvres qu’il produit, ainsi chacun de nos états, en même temps qu’il sort de nous, modifie notre personne. » De sorte que « nous sommes, dans une certaine mesure, ce que nous faisons, et que nous nous créons continuellement nous-mêmes » [27].
26Si la réponse de Bergson est double, c’est qu’elle prend en compte à la fois le rôle de la représentation et celui de l’action. D’une part, « notre personnalité, qui se bâtit à chaque instant avec de l’expérience accumulée, change sans cesse ». D’autre part, il y a « création de soi par soi ». Mais le point essentiel concerne ce qui est commun aux deux aspects : même si Bergson tient compte de ce qui dépasse par avance l’événementiel (les « dispositions prénatales » et le « talent »), la personne est devenue dans sa théorie, sinon un processus, du moins le terme à chaque fois daté d’un processus (une « condensation » ou une « création »). Et le dispositionnel même est pensé comme événementiel (comme une simple « courbure d’âme originelle »).
27Tenant d’un côté la réduction whiteheadienne de la personnalité humaine à « une relation génétique entre des occasions d’expérience humaine », de l’autre la courbe décrite par l’âme bergsonienne, nous allons trouver entre les deux certaines apories caractéristiques rencontrées aujourd’hui dans les débats sur l’identité personnelle, ou plus précisément sur ce qu’après Kurt Lewin [28] il faut appeler la génidentité personnelle [29]. Ce sont ces apories qui vont permettre de préciser davantage l’épreuve.
28La question de la génidentité personnelle se trouve encore très souvent confondue, malgré toutes les analyses accumulées à son sujet, avec celle de l’identité personnelle. Or ces deux questions sont distinctes. Celle de l’identité personnelle conduit d’abord à définir le concept de personne. À ce problème répondait déjà Boèce, en disant qu’une personne est une substance individuelle douée de raison (aussi une aporie sur l’identité personnelle surviendra-t-elle lorsqu’il s’agit, par exemple, de frères siamois). Comme nous avons déjà traité ailleurs du problème de la personne chez Whitehead [30], nous allons nous concentrer ici sur le problème de la génidentité personnelle.
29Ce problème est posé dans le cas d’un individu qui reste identique pendant le passage du temps, sachant que des prédicats incompatibles peuvent s’attribuer à un même sujet à condition d’être successifs. Le fleuve d’Héraclite donne son prototype à cette problématique. La génidentité personnelle est ce « en vertu de quoi un homme est considéré comme la même personne qui dure depuis sa naissance jusqu’à sa mort » (Process and Reality, p. 90).
30Quel est le principal problème de génidentité propre à la « personne » ? La difficulté peut être formulée dans les termes suivants [31]. Supposons qu’une personne P soit définie par une série d’expériences, selon ce que nous appellerons une conception sérielle de la personne, et supposons que cette personne vive trente-six ans. Cette même personne aurait pu mourir à cinq ans (c’est ce que Whitehead, pour sa part, mesure comme écart entre le rêve et la moisson) [32]. Mais la série des expériences qui s’arrête à cinq ans n’est pas la même que celle qui s’arrête à trente-six ans. Il s’ensuit donc qu’une personne est autre chose qu’une série d’expériences. La difficulté souligne un aspect modal qui a été mis en évidence par Wiggins : dans une série d’expériences qu’on suppose définir l’identité d’une personne, l’insertion d’une autre expérience entraînerait une autre identité, par conséquent chaque expérience appartient nécessairement à la série, mais, si l’on admet qu’une personne vivante à 36 ans pouvait mourir à 5 ans, ses expériences à 30 ans, par exemple, n’appartiennent pas nécessairement à son identité. Tel est le problème, et comme on sait il ne faut pas moins qu’un miracle mallarméen pour combler l’écart entre le cours d’une vie et le moi qui l’a vécue, « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change » [33]... L’antagonisme entre la nécessité (d’une « notion individuelle ») et la contingence se situe ainsi en amont de l’antagonisme entre nécessité et liberté.
31L’objection de Wiggins, formulée dans le cadre des discussions entre philosophes de l’École analytique, semble aussi atteindre la réduction whiteheadienne de la personnalité à une relation génétique entre occasions d’expérience. Chez Whitehead, il faut certes distinguer d’abord entre une doctrine de l’identité personnelle et une théorie de la génidentité personnelle (abordée dans Procès et réalité, p. 279). Les deux problèmes sont cependant articulés l’un sur l’autre afin d’atteindre leur état maximal d’acuité aporétique :
Dans le cas des unicellulaires, de la végétation et des formes inférieures de la vie animale, nous n’avons aucune raison de conjecturer une personnalité vivante. Mais dans le cas des animaux supérieurs il y a une direction centrale, qui suggère que dans leur cas chaque corps héberge une personne vivante, ou des personnes vivantes. Notre propre conscience de soi est la saisie directe de nous-même comme une telle personne. Il y a des limites à un tel contrôle unifié, qui signifient la dissociation de la personnalité, des personnalités multiples alternant successivement, et même des personnalités multiples en copossession. Ce dernier cas relève d’une pathologie de la religion, et dans les temps primitifs a été interprété comme possession démoniaque (PR, p. 107).
32Quant à l’identité personnelle [34] Whitehead s’inscrit donc dans le sillage de Boèce, chez lequel il faut lire une synecdoque de la psychologie aristotélicienne : la personne humaine est un organisme qui vit non seulement de la vie végétative et de la vie sensitive, mais aussi de la vie intellective [35]. Mais quant à la génidentité de la personne, la réponse de Whitehead prend la forme d’une nouvelle définition :
Une personnalité persistante (enduring personality) dans le monde temporel est une route d’occasions où l’événement successeur fait avec une plénitude particulière la somme de ses prédécesseurs (PR, p. 350).
33Autrement dit, sur ce problème de la génidentité, nous trouvons chez Whitehead l’équivalent de la solution proposée par Henri Bergson lorsqu’il soutient que « mon état d’âme, en avançant sur la route du temps, s’enfle continuellement de la durée qu’il ramasse » et qu’ « il fait pour ainsi dire boule de neige avec lui-même » (L’Évolution créatrice, p. 2) de sorte que notre caractère est « la condensation » de toute notre histoire (p. 5). Cette condensation de tous les événements passés dans l’événement présent est aussi celle des « traces » éventuellement inconscientes qui, selon Leibniz, conservent les « états précédents » d’une même vie et « constituent le même individu » en faisant que « le présent » est « chargé du passé » dans son intégralité [36].
34Tout cet ensemble doctrinal répond au double problème de la personnalité sous la forme que lui donnait, dans Aventures d’idées, le § 18 que nous avons rappelé plus haut. Mais il ne suffit plus à répondre au même problème tel qu’il est posé dans le texte de Process and Reality que nous avons cité ensuite (p. 107), puisque cette fois-ci l’identité supposée se trouve éventuellement démembrée entre personnalités multiples, dans la succession ou même la simultanéité [37]. Et même si nous faisons abstraction de cette difficulté supplémentaire, la définition sérielle de la personne proposée par Whitehead reste sujette à l’objection de Wiggins.
35Afin de faire face à ces difficultés nous pouvons partir de ce qui, à première vue, pourrait sembler n’être qu’un simple obstacle exégétique, à savoir que, lorsque Whitehead parle des occasions actuelles, son langage paraît très souvent n’avoir de sens que pour des êtres substantiels. Cela vient du fait que l’occasion est traitée comme un « sujet ». On pourrait multiplier les exemples ; nous n’en donnerons qu’un, qui fournit les concepts appropriés pour traiter le problème des personnalités parcellaires. Il s’agit d’une des « Catégories de l’explication » :
(xxii) Qu’une entité actuelle, en fonctionnant respectivement à elle-même, joue une variété de rôles dans son autoformation sans perdre son auto-identité. Elle est autocréatrice ; et dans son processus de création elle transforme sa diversité de rôles en un rôle cohérent. Ainsi le « devenir » est la transformation de l’incohérence en cohérence, et dans chacun des cas le particulier disparaît quand cette dernière est atteinte.
36Ici les « rôles » sont comme des masques de carnaval ou des casquettes, et ils pourraient aussi bien être des complexes tels que les conçoit C. G. Jung, c’est-à-dire de petites personnalités parcellaires [38]. Par conséquent, ce que nous dit Whitehead en sa Catégorie XXII s’appliquerait parfaitement à un patient du Dr Jung parvenant, après une cure, à faire la paix avec ses complexes – puisque selon Jung les complexes sont à l’âme ce que les membres sont au corps. Mais c’est d’abord des occasions actuelles qu’il s’agit.
37Face à une telle difficulté il faut rappeler d’abord qu’entre la substance et le processus cumulatif la tradition métaphysique la plus haute, qui s’est perpétuée au moins d’Aristote à Leibniz, a introduit une sorte de chaînon intermédiaire : le concept d’entéléchie. Le rôle du concept d’entéléchie chez Aristote montre que, même chez lui, la substance n’est pas seulement un sujet stable pour attributs contraires et variables. Si la substance est douée d’entéléchie [39], c’est qu’elle a, en tant que substance, une histoire – et même si un homme est mort à cinq ans, il était fait pour aller au-delà.
38Leibniz, dans la Théodicée, adopte (au § 87) le terme aristotélicien d’entéléchie. Mais si l’entéléchie reste chez lui ce qui donne à la substance la loi de son évolution, elle n’est plus exactement le terminus ad quo de celle-ci. En identifiant l’entéléchie avec l’effort ou le conatus Leibniz dissocie au contraire loi d’évolution et finalité, faisant de l’entéléchie une sorte de relance perpétuelle du devenir monadique (en contradiction avec l’idée que ce devenir est intégralement programmé). C’est cet effritement de la téléologie interne à la substance qui s’est achevé chez Bergson : dans la métaphysique bergsonienne, comme chez Leibniz, l’esprit est bien Mémoire et comme tel il est par nécessité en expansion perpétuelle, mais cette expansion n’a plus d’autre finalité que celle qu’elle se crée dans et par ses propres actes. À partir de là, ce qui est d’abord problème d’exégèse chez Whitehead peut recevoir un éclairage de ce qui est une alternative pour la philosophie analytique. Concernant l’identité personnelle, celle-ci est en effet partagée entre une métaphysique du sens commun qui peut se recommander du langage ordinaire et une métaphysique réformatrice [40]. Selon le sens commun, une personne est d’abord un être substantiel ; selon une ontologie réformatrice, elle pourrait se reconstruire comme une série de parties spatio-temporelles [41]. Tout le problème est de savoir si l’on peut réellement obtenir une métaphysique réformée en réformant le sens commun. Respectivement à la vie d’une personne, ses « parties spatio-temporelles » seront des tranches de vie ; la question est alors de déterminer si avec des tranches de vie on peut faire une vie. Autrement dit, dans une ontologie réformatrice les parties spatio-temporelles ne sont obtenues par hypothèse qu’en découpant l’unité substantielle donnée dans la théorie à réformer. Mais, si les événements ne sont que des moments prélevés sur une substance, l’ontologie réformatrice ne peut échapper à l’objection de Wiggins : elle ne nous livrera, au lieu d’une personne, que la biographie de cette personne figée dans l’intemporalité du Tombeau mallarméen.
39Il en va autrement lorsque les « événements » sont, d’entrée de jeu, conçus comme des processus ou des occasions, c’est-à-dire d’abord comme des unités qui seraient vouées à s’enchaîner pour composer une histoire et dont chacune serait déjà dotée d’un « élan » (zest), sorte d’atome whiteheadien de l’Élan vital bergsonien. Autrement dit, si l’on ne peut pas faire un Moi avec des ici-maintenant, peut-être peut-on faire un Ego avec des cogito hic et nunc dotés d’une inquiétude leibnizienne...
40Parvenus à cet état de la question, nous pouvons nous tourner vers cet autre théoricien du Moi et du Je [42] qu’est Gilles Deleuze. Ce sera l’occasion de nous demander pourquoi il a salué en Process and Reality « un des plus grands livres de la philosophie moderne » [43].
41L’hommage se trouve dans une évaluation plus générale concernant les listes de catégories. Il apparaît que, lorsque nous considérons la table des catégories chez Aristote, nous y trouvons non seulement, avec la Substance, la Quantité et la Qualité qui se retrouveront dans la table des catégories de Kant, mais aussi le Lieu et le Temps qui deviendront chez Kant objets d’une « esthétique ». Kant sépare donc d’une part « des universels » tels que Substance, Qualité ou Relation, et d’autre part « des hic et nunc » où se rencontre la singularité de l’espace et du temps. Or, pour Deleuze, il est caractéristique de Whitehead que la liste des catégories entre chez lui dans un troisième état, où elles « ne sont ni des universels comme les catégories [de Kant], ni des hic et nunc, des now here comme le divers auquel les catégories s’appliquent » [44]. Avec Whitehead les catégories deviennent, écrit Deleuze, des « notions nomades » :
Ce sont des complexes d’espace et de temps, sans doute partout transportables, mais à condition d’imposer leur propre paysage, de planter leur tentes là où ils se posent un moment [45].
42La supériorité de ces « notions nomades » se marque en ce qu’ « elles réunissent les deux parties de l’Esthétique, si malheureusement dissociées » : la théorie de l’espace et du temps d’une part, la théorie du Beau d’autre part [46]. Lorsque Whitehead aborde, dans sa théorie des « phases supérieures de l’expérience », la constitution des « objets durables », le rôle joué par le « dessein subjectif » (subjective aim) de l’occasion prend lui aussi son sens dans une Esthétique : « Une expérience intense est un fait esthétique et ses conditions catégoriales doivent être obtenues en généralisant les lois esthétiques dans les différents arts » (PR, p. 279). L’esthétique de Whitehead réunit donc cette fois-ci la doctrine du beau ou de l’art et, non plus la doctrine de la sensibilité comme chez Kant, mais la doctrine des catégories appliquée aux occasions spatio-temporelles. C’est ainsi que nous passons de l’occasion au paysage. Toutefois, en installant un paysage à la place du hic et nunc, Deleuze a en quelque sorte (comme on le fait typiquement dans les problèmes de lieu géométrique) supposé le problème résolu, puisqu’un paysage est une entité stable, comme une personne – mais à la différence d’une occasion ou même d’une chaîne d’occasions.
43En quoi un événement whiteheadien est-il une sorte de « paysage », et d’abord en quoi un « complexe d’espace et de temps » est-il autre chose qu’un hic et nunc si, comme le hic et nunc [47], il est « partout transportable » [48] ?
44Afin de savoir ce que cette question peut impliquer chez Whitehead lui-même, il faut d’abord préciser que la temporalité whiteheadienne est une temporalité triplement structurée. Le Temps whiteheadien est scandé à trois échelles. La première échelle est celle du Joke enjoyment [49] dans l’Instant de l’Occasion. C’est ce que nous pouvons appeler aussi le Temps d’un Sourire [50]. La seconde est celle de la Journée dans l’évocation du groupe sculptural de Michel-Ange à Florence [51] où le Jour et la Nuit sont engendrés par l’Aurore et le Crépuscule. La troisième est celle d’une vie humaine avec ses aventures, définie comme enchaînement d’occasions [52] et qui est elle-même dans l’alternative entre le court terme et le long terme respectivement à ses échecs ou à ses succès [53]. Mais ces trois unités naturelles du Temps sont comme les trois hypostases en expansion d’un seul et même archétype : celui de la Vie trinitaire comme Vie éternelle [54] et immanence mutuelle.
45Parmi les trois hypostases de la Temporalité, celle qui indique le rôle de la triple scansion est celle dont la signification symbolique est affichée : les figures michelangélesques « exhibent les éléments de toujours dans le passage du fait ». Et « la réalisation parfaite » obtenue ici, ajoute Whitehead, « n’est pas seulement l’exemplification de ce qui est abstraitement intemporel » car « elle fait davantage : elle implante l’intemporalité sur ce qui dans son essence est passager ». La Journée, c’est le sceau de l’Éternité œilletant le flux de la Durée. Et nous avons là, au passage, l’explication du « campement » deleuzien : les « tentes » qui composent le paysage de l’occasion sont les objets éternels qui font la différence, dans chaque occasion, entre le Chronoïde et le Topoïde. De son côté Whitehead écrit [55] :
Le Jour du Jugement est une notion importante. Mais ce Jour est toujours (always) avec nous.
46Cette proposition implique un isomorphisme entre les trois hypostases du temps : la Vie qui conduit au Jour du Jugement, la Journée qui en fournit le paradigme éphémère, et l’Occasion elle-même qui inclut son propre Jugement [56] dans le satisfecit de la « Satisfaction » où elle culmine [57].
L’entité actuelle, en devenant ce qu’elle est (in becoming itself), résout aussi le problème de ce que c’est qu’être (what it is to be).
47« Deviens celui que tu es. » Cette parole de Pindare (Pyth., II, 27), depuis qu’elle a été dite, résonne comme l’épigramme ontologique où se résume toute l’Éthique. En la donnant comme programme à l’événement, Whitehead a donc attribué à son sujet occasionnel toutes les prérogatives du sujet en Éthique. Mais par là même il en a fait aussi un sujet d’expérimentation en Ontologie. Puisque, selon Whitehead, l’être d’une entité actuelle est constitué par son devenir (Catégorie IX), la décision d’une entité actuelle quant à son devenir devient par là-même décision quant à l’être, et il y a là « solution » d’une « question ». Autrement dit l’occasion actuelle est dans la posture d’un « Œdipe » qui doit résoudre l’énigme d’un « sphinx ». Mais lorsque Œdipe, à une question portant sur l’animal qui a quatre pattes, puis deux pattes, et enfin trois pattes, répond qu’il s’agit de l’Homme, il répond aussi – par une histoire – à la question de savoir ce que c’est qu’être un homme. Autrement dit, la personne d’Œdipe répond à la question de l’humanité des personnes. L’événement whiteheadien, lui, doit répondre à une tout autre question qui est la question de l’être. Par conséquent le Sphinx auquel il fait face est aussi un autre sphinx.
48Pour l’identifier, nous devons nous tourner vers de nouvelles Gifford Lectures, celles qui ont été prononcées par Iris Murdoch. Telle énigme, tel sphinx. Selon Iris Murdoch [58], l’énigme dont le Tractatus de Wittgenstein (6 . 5) affirme qu’elle n’existe pas est celle que Schopenhauer évoque lorsqu’il écrit que « le monde et notre existence se présentent nécessairement à nous comme une énigme » [59]. Mais quel est le sphinx de cette énigme-là ?
49Un texte classique de Charles S. Peirce est intitulé A Guess at the Riddle [60]. L’énigme à laquelle Peirce essaie de répondre est contenue dans un poème d’Emerson intitulé « Le Sphinx » [61]. Et le Sphinx qui la prononce est désormais visible en frontispice chez Peirce, conformément à son projet initial [62]. On sait que Méduse transformait en pierre tous ceux qu’elle regardait. L’occasion actuelle whiteheadienne, quant à elle, propose une solution à l’énigme que pose le Sphinx d’Emerson. Mais si un événement peut avoir un sphinx comme partenaire, c’est que cet événement est structuré comme une substance, analogiquement à l’isomorphisme qui scande les hypostases whiteheadiennes du temps, et qu’entre les deux l’écart est mesuré par l’élément tragique :
Au cœur de la nature des choses, il y a toujours le rêve de la jeunesse et la moisson de la tragédie. L’Aventure de l’Univers commence avec le rêve et récolte la Beauté tragique [63].
50Jusqu’à présent nous avons raisonné comme si la disjonction entre Substance et Processus était exclusive, mais Whitehead oppose en fait à la Division platonicienne et à la Classification aristotélicienne, toutes les deux exclusives, une méthode par classification croisée [64]. Déjà la Créativité, qui est la loi du Processus, avait été introduite sous le nom d’activité substantielle [65], mais c’est la thèse d’une série de vécus dont chacun est la somme de ses « prédécesseurs » qui nous conduira à la classification croisée. Une occasion actuelle en tant que telle n’a pas de prédécesseur, à moins d’entendre par là toutes les occasions du cosmos dans son passé. Un vécu n’est prédécesseur d’un autre vécu que s’ils sont deux moments d’une même vie personnelle. Par conséquent, le concept whiteheadien de série cumulative (c’est-à-dire d’une série dont chaque terme est la récapitulation de ses prédécesseurs) rejoint celui de mémoire-condensation chez Bergson.
51La mémoire est-elle, au bout du compte, Substance ou Processus ? Pour être solution au problème de l’identité personnelle elle doit d’abord être mémoire-condensation. C’est dire qu’elle ne doit pas être seulement un moyen de connaître sa propre identité dans la rétrospection du souvenir : elle doit d’abord être la personnalité même dans l’accumulation des traces mnémoniques, lesquelles seules signent la singularité de chaque vécu (dans une signature du passé sur le présent). En ce sens, la mémoire est Substance puisqu’elle fournit le sujet logique permanent auquel s’attribuent les prédicats successifs, et qu’elle permet de dire qu’en elle un vécu est bien le prédécesseur d’un autre. Mais ce même « amoncellement du passé sur le passé » qui se poursuit « sans trêve » [66] fait que la mémoire est aussi Processus, car un amoncellement est un événement. Si la mémoire cessait d’amonceler, elle cesserait du même coup d’exister, par conséquent c’est une Substance qui ne peut exister que sur le mode du Processus. Il y a là tout autre chose que la simple succession de prédicats sur un même sujet, comme quand, par exemple, un poteau blanc est repeint en bleu : dans ce cas le bleu n’est pas un souvenir du blanc, tandis que pour une mémoire les prédicats successifs entretiennent entre eux des relations où se transmet une identité numérique, outre l’attribution de tous ces prédicats au sujet persistant qui les reçoit. Une mémoire ne peut donc subsister qu’à la condition de progresser ; c’est une Substance qui se confond avec son propre Processus. La métaphysique de Whitehead révèle par conséquent la « classification croisée » sur laquelle s’est édifiée la métaphysique bergsonienne, au sein du conflit entre métaphysique de l’être et métaphysique du Devenir.
52Ainsi, en métaphysique, pour ce problème primordial qu’est, selon Whitehead, la question de la réalité, la question de la personnalité se révèle une véritable pierre de touche. Pour une doctrine soutenant que la Réalité se trouve dans le Processus, la personnalité – avec, pour le moins, son apparence de substantialité – joue d’abord le rôle d’un écueil. Mais Whitehead en a fait une véritable épreuve, qui nous a conduit à nous demander, en nous inspirant de son concept de « classification croisée », si l’alternative Substance OU Processus est à penser avec le « ou » exclusif des Stoïciens ou avec le « ou » inclusif des lois d’Augustus De Morgan. Or cette question met en perspective toute l’histoire de l’ontologie. Déjà, en effet, la monade leibnizienne, sur laquelle son auteur avait placé toute la mise du substantialisme, se révélait, par sa loi d’Appétition, être un proto-processus. Puis, avec la Mémoire bergsonienne et sa loi sans trêve d’amoncellement différenciateur, le sujet sériel en vient à céder le pas au Processus autocréateur. Whitehead parachève cette évolution en la réciproquant et en conférant à l’événement éphémère les prérogatives du sujet substantiel. Il en émerge une « notion nomade », où les Idées platoniciennes ont élu l’Espace-Temps événementiel pour situs leibnizien de leur campement passager.
Notes
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[1]
Sur le programme des Gifford Lectures, et sur leurs titulaires jusqu’à 1991, cf. M. Hampe et H. Maassen (dir.), Materialen zu Whiteheads, « Prozess und Realität », Bd. 2, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1991, p. 25-30.
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[2]
Nous citerons les trois ouvrages composant cette trilogie d’après les références et abréviations qui suivent – avec pour pagination, [n] pour l’original, puis (= n) pour la traduction française :
— Science and the Modern World, New York, Macmillan, 1925, trad. franç. La Science et le monde moderne (SMM), Paris, Payot, 1930.
— Process and Reality, New York, Macmillan, 1929, trad. franç. Procès et réalité (PR), Paris, Gallimard, 1995.
— Adventures of Ideas, New York, Macmillan, 1933, , trad. franç. Aventures d’idées (Av. Id.), Paris, Le Cerf, 1993. -
[3]
Francis Bacon est fait fondateur du « Subjectivisme réformé », dès La Science et le monde moderne, et parrain du « panpsychisme » qui se retrouvera chez Leibniz et Bergson.
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[4]
Cette préface fait référence à des publications de 1921, ainsi qu’à des « leçons professées aux Universités de Bruxelles et de Londres » publiées en 1924 et 1929.
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[5]
H. Gouhier, Préface à l’éd. du Centenaire, Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. VII.
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[6]
Cf. H. Gouhier, Étienne Gilson, Paris, Vrin, 1993, 1er essai : « Gilson et Bergson ».
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[7]
Pour l’analyse de cette tradition et pour la justification de notre écriture du terme « transcendental » (qui est aussi celle que retient Lalande), cf. notre étude, « Comment s’orienter dans la Métaphysique ? », in R. Bouveresse (dir.), La Métaphysique, Paris, Ellipses, 1999.
-
[8]
Ou plus généralement, selon Aventures d’Idées, des apparences. Cf. J.-Cl. Dumoncel, C. r. d’Av. Id. in Revue de métaphysique et de morale (1996-4).
-
[9]
G. Deleuze in B. Cassin (dir.), Nos Grecs et leurs Modernes, Paris, Le Seuil, 1992, p. 249.
-
[10]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La Nature selon Whitehead. Les Permanences et le Processus », Cahiers de la Revue de théologie et de philosophie, 18 (1996).
-
[11]
Dans le chapitre « Métaphysique et Ontologie » qui ouvre le Précis de philosophie analytique dirigé par P. Engel (Paris, PUF, 2000), le premier problème ontologique envisagé par K. Mulligan (p. 8-9) est l’alternative « Substances ou vers spatio-temporels ? ».
-
[12]
N. Rescher, Process Metaphysics. An Introduction to Process Philosophy, Albany, SUNY Press, 1996.
-
[13]
Spinoza, Éthique, III, prop. LIX, scolie. Il est remarquable que la métaphore soit ici non l’image habituelle du navire livré aux vents, mais celle de la vague.
-
[14]
Éthique, II, Lemme IV. Cf. par opposition la conclusion de Leibniz sur le bateau de Thésée, dans les Nouveaux Essais, II, XXVII, § 4.
-
[15]
On comprend que la phrase préférée de G. Deleuze dans son livre sur Leibniz ait été « Il y a concert ce soir » : c’est qu’un concert est évidemment autre chose qu’un orchestre, qui peut ne pas émettre un son.
-
[16]
Ce qu’on appelle en Analyse la « série de Taylor » est en réalité la série de Leibniz.
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[17]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La Structure du système leibnizien », in R. Bouveresse (dir.), Perspectives sur Leibniz, Paris, Vrin, 1999.
-
[18]
H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 82 (Œuvres, p. 74). Cf. Matière et mémoire, p. 142 (Œuvres, p. 271).
-
[19]
Il est ici essentiel que, comme le précise Bergson, la mémoire ne soit pas une faculté. Une faculté peut s’exercer ou non, comme Socrate peut être assis ou ne pas être assis, mais, dans la mémoire, les souvenirs ne cessent de s’accumuler. Si une mémoire est substantielle, c’est donc une substance dont l’essence implique le changement perpétuel, c’est une substance dont l’essence est d’être prise dans un processus. Qu’on imagine un volcan qui serait nécessairement en éruption : dans un tel cas l’entité volcanique s’identifierait au processus éruptif.
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[20]
N. Rescher, Process Metaphysics, op. cit., p. 25 : « The historical process of process philosophy’s own development ».
-
[21]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « Comment s’orienter dans la Métaphysique ? », op. cit.
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[22]
H. Bergson, Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1071.
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[23]
A. N. Whitehead, Av. Id., p. [239-240] = 243-244.
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[24]
A. N. Whitehead, Principles of Natural Knowledge, Cambridge, Cambridge UP, 1919, p. 64. Cf. L. Wittgenstein, Tractatus (1921) : « 1 . 1. Le monde est l’ensemble des faits, non pas des choses ». Puisque les événements sont d’abord des faits, la thèse de Whitehead est subsumée sous celle de Witttgenstein, dont elle est une spécification événementielle.
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[25]
D. Davidson, Actions et événements (1980), trad. franç. P. Engel, Paris, PUF, p. 223.
-
[26]
Cf. W. V. O. Quine, Le Mot et la chose, , trad. franç. Paris, Flammarion, § 36.
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[27]
H. Bergson, L’Évolution créatrice, p. 5-7 (Œuvres, p. 498-500).
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[28]
K. Lewin, Der Begriff der Genese, Berlin, 1922.
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[29]
Cf. H. Nooman, Personal Identity, London, Routledge, 1989. Cf. aussi J. Perry (ed.), Personal Identity, Univ. of California Press, 1975 ; D. Wiggins, Sameness and Substance, Oxford, Blackwell, 1980, chap. 6 : « Personal Identity » ; E. Balibar « L’Invention de la conscience », Présentation de J. Locke, Identité et différence (Paris, Le Seuil, « Points », 1998) ; ainsi que le travail en préparation de R. Frega.
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[30]
J.-Cl. Dumoncel, Les sept mots de Whitehead, Paris, EPEL, 1998, chap. 3, sect. 4 : « Les Personnes ».
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[31]
H. Nooman, op. cit., p. 144. Nous nous inspirons ici de D. Wiggins, Sameness and Substance, op. cit., p. 168.
-
[32]
Cf. Av. Id., dernière page.
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[33]
Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe (Baltimore, 1876).
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[34]
Cf. Les sept mots de Whitehead, op. cit., chap. 3, sect. 4.
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[35]
Cf. Av. Id., p. [18] = 59, et Modes of Thought, New York, Macmillan, 1938, p. 32-48.
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[36]
Leibniz, Nouveaux Essais (éd. J. Brunschvig), Paris, GF, 1990, p. 42. Cf. E. Naert, Mémoire et conscience de soi chez Leibniz, Vrin, 1961.
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[37]
Pour l’actualité du problème voir I. Hacking, L’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et les sciences de la mémoire (1995), trad. franç. Paris, Les Empêcheurs de penser en rond. Je remercie James Bradley pour son témoignage louvinois au sujet de ce livre.
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[38]
Cf. C. G. Jung, L’Homme à la recherche de son âme, Genève, Éd. du Mont-Blanc, 1962, Livre II : « Les complexes ».
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[39]
Aristote, Métaph., Q, 8, 1050 a 20.
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[40]
L’alternative a son origine chez P. F Strawson, dans l’Introduction de son traité sur Les individus, Londres, Methuen, 1959, trad. franç., Paris, Le Seuil, 1973.
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[41]
Cf. K. Mulligan, loc. cit.
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[42]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « La philosophie de la vie. Introduction à la métaphysique de Gilles Deleuze », in Y. Beaubatie (dir.) Tombeau de Gilles Deleuze, Mille Sources, 2000. Cette étude est centrée sur les notions de « Moi dissous » et de « Je fêlé » ; cf. en particulier l’idée deleuzienne d’un « mourir à sa manière », qui pose de la façon la plus aiguë l’antagonisme entre la mort naturelle (dans une histoire qui va jusqu’à son terme) et la mort violente (qui interrompt le processus, comme dans l’objection de Wiggins).
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[43]
G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 364. Cf. p. 365.
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[44]
Cf A. N. Whitehead, Religion in the Making, New York, Macmillan, rééd. Fordham UP, 1996, p. 104-105.
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[45]
Cf. G. Deleuze, Différence..., loc. cit., p. 365. Voir aussi la définition de l’événement par Whitehead dans The Principle of Relativity, Cambridge Univ. Press, p. 21 : « Par là je n’entends pas une simple portion d’espace-temps. Un tel concept serait une abstraction ultérieure. J’entends une partie du devenir de la nature, colorée avec toutes les nuances de son contenu. » Les couleurs whiteheadiennes composent donc le « paysage » deleuzien. Or ces couleurs sont chez Whitehead les prototypes des objets éternels – qui, loin d’être des « universels » aristotéliciens (comme la qualité ou la relation), sont bien plutôt des « universaux » platoniciens. Les « tentes » deleuziennes sont donc des Idées platoniciennes.
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[46]
Cf. G. Deleuze, op. cit., p. 364-365.
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[47]
Ce caractère interchangeable du hic et nunc, sur lequel Hegel a insisté au début de la Phénoménologie de l’esprit, reste toutefois totalement distinct de la généralité puisque, comme Kant l’a vu, les parties de l’espace et du temps composent un seul espace, ou un seul temps, dont la singularité s’oppose toujours à une quelconque généralité.
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[48]
Entre le concept usuel de sujet substantiel et la notion paradoxale de « sujet occasionnel » chez Whitehead, Deleuze a introduit un nouveau chaînon intermédiaire qui, à première vue du moins, est l’antithèse de l’entéléchie aristotélicienne : c’est le concept de sujet larvaire (cf. Différence et répétition, op. cit., p. 155-156). Le « sujet larvaire » est d’ailleurs un objet à double aspect qui se situe aux deux bouts de notre problème. Sous forme de larve il représente en quelque sorte un sujet d’avant le sujet, un état embryonnaire de l’organisme ou de la personne. Mais à l’autre extrémité du problème, dans son sens étymologique de larva, c’est le fantôme ou le revenant : le spectre d’un homme qui est mort tragiquement et qui, comme dans l’objection de Wiggins, n’a pas pu accomplir le cours naturel d’une vie humaine. Le « sujet larvaire » est dès lors, comme dans l’illusion du membre fantôme, le complément inexistant qui redonne la mesure entière du sujet sériel, quand bien même la série d’occasions qui le définit ne parvient pas à son terme naturel.
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[49]
PR, p. [25] = 77-78.
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[50]
SMM, p. 71.
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[51]
PR, p. [338] et p. [209] =341.
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[52]
PR, p. [34-35] = 88-90 et p. [350] = 537-538.
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[53]
Religion in the Making, op. cit., p. 80, cf. p. 100.
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[54]
Av. Id., p. [214-217] = 220-222, et [237] = p. 24 ; et déjà SMM, p. 27-28.
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[55]
Dans Av. Id., p. 346, cf. aussi Religion in the Making, op. cit., p. 94.
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[56]
Cf. Religion in the Making, op. cit., p. 22 : « A holy day and a holiday are kindred notions. »
-
[57]
Cependant, les scansions usuelles du temps (les jours, les saisons, les âges de la vie) n’ont encore qu’une valeur propédeutique. Sous leur forme typique ce sont des cycles ou des périodes, et la périodicité parvient à son paradigme complet dans l’ondulation. Par conséquent, la métaphysique trouve une issue dans ce qui s’est introduit comme une difficulté pour la physique puisque, dans la mécanique ondulatoire, la nécessité d’associer une onde à toute particule a été ressentie comme une énigme. Ainsi, dans la dualité de la particule et de l’onde, c’est la dualité de la Substance et du Processus qui se retrouve, mais elle s’y retrouve sous forme systématique. La fonction Y de Louis de Broglie, qui donne à la particule son onde caractéristique, surmonte par conséquent l’antagonisme de la Substance et du Processus : c’est la particule qui a une énergie et une quantité de mouvement, mais c’est son onde associée qui donne leurs valeurs. Sur la fonction Y, cf. J.-Cl. Dumoncel, « Louis de Broglie », in Fr. Jacob (dir.), Encyclopédie philosophique universelle, Paris, PUF.
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[58]
I. Murdoch, Metaphysics as a guide to Morals (= Gifford Lectures, 1982), Penguin Books, 1993, p. 78.
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[59]
A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. franç., Paris, PUF, p. 535. Cf. p. 855 : « La mystérieuse énigme de notre vie ».
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[60]
C. S. Peirce, « Une conjecture pour trouver le mot de l’énigme », trad. franç. partielle par E. Bourdieu et Chr. Chauviré in Philosophie, 58 (1998).
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[61]
Emerson, « The Sphinx », Poems (Boston, 1889). Une strophe en est citée dans l’article d’É. Bourdieu accompagnant sa traduction du texte de C. S. Peirce.
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[62]
The Essential Peirce, éd. Houser et Klœsel, Indiana UP, vol. I (1992), p. V.
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[63]
Av. Id., dernier paragraphe.
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[64]
Av. Id., II, VIII, section IX, p. 176.
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[65]
Cf. J.-Cl. Dumoncel, « Creativity and Substantial Activity. The Hidden ‘Substantialism’ of Whitehead », The Philosophical Significance of Whitehead’s Concept of Creativity, 1rst International Whitehead Seminar (Louvain, 30 mars - 14 avril 2000).
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[66]
H. Bergson, L’Évolution créatrice, p. 5 (Œuvres, p. 498).