Notes
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[1]
PR, p. 42/101. Le premier numéro indique la page dans l’édition anglaise, le second indique la page dans la traduction française. Nous modifions parfois les traductions, en particulier nous alignons la traduction des termes techniques dans Le Concept de nature et La Science et le monde moderne sur celle de Procès et réalité.
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[2]
PR, p. 110/198.
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[3]
PR, p. 116/207. Également, « nous pouvons conclure, par conséquent, que la théorie organique représente ce que la physique suppose en réalité concernant ses entités ultimes » (SMW, p. 186/183).
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[4]
C’est l’exemple de Whitehead, PR, p. 43/103. Également, SMW, p. 132/132.
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[5]
CN, p. 29/53, p. 31/55, p. 44/65.
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[6]
CN, p. 46/66.
-
[7]
CN, p. 3/32.
-
[8]
CN, p. 5/34.
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[9]
CN, p. 4/34.
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[10]
CN, p. 31/55.
-
[11]
CN, p. 148/146/147.
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[12]
CN, p. 35/58.
-
[13]
CN, p. 49/69.
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[14]
CN, p. 184/177.
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[15]
En particulier, An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge, p. 3, p. 77.
-
[16]
CN, p. 53/72.
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[17]
CN, p. 57/75.
-
[18]
CN, p. 107/115.
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[19]
CN, p. 108/116.
-
[20]
« Merleau-Ponty et les sciences de la nature : lecture de la physique moderne ; confrontation à Bergson et à Whitehead », dans Chiasmi International, 2 (2001).
-
[21]
H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, Alcan, 1922, p. 62, n. 1.
-
[22]
CN, p. 54/73.
-
[23]
H. Bergson, op. cit., p. 41.
-
[24]
H. Bergson, op. cit., p. 47.
-
[25]
M. Merleau-Ponty, La nature, Paris, Le Seuil, 1995, p. 161.
-
[26]
Essays in Science and Philosophy, p. 89. Nous soulignons.
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[27]
SMW, p. 91/92
-
[28]
SMW, p. 112/112.
-
[29]
SMW, p. 181/177, p. 93/94 et p. 114/115.
-
[30]
SMW, p. 93/94.
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[31]
SMW, p. 117/117.
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[32]
SMW, p. 129/129, p. 147/145.
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[33]
SMW, p. 129/128.
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[34]
SMW, p. 100/101, p. 179/176.
-
[35]
SMW, p. 129/129.
-
[36]
SMW, p. 92/93.
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[37]
SMW, p. 92/93.
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[38]
SMW, p. 91/92/93
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[39]
SMW, p. 89/90, p. 130/130, p. 133/133, p. 152/151.
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[40]
PR, p. 210/342 et p. 214/349.
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[41]
PR, p. 348/535.
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[42]
PR, p. 290/453.
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[43]
PR, p. 23/76 et p. 25/78.
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[44]
PR, p. 161/273. Également, p. 241/385 et sq., p. 267/421.
-
[45]
J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 19972, p. 2.
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[46]
Adventures of Ideas, p. 237.
1Dans Procès et réalité, Whitehead se donne pour but de construire une philosophie spéculative ou une cosmologie rationaliste. Par là, il faut entendre un schème d’idées ou un système de lois dans lequel chaque élément de l’expérience puisse être pensé. Whitehead fait sienne la foi rationaliste, qui guide « toutes les sciences, y compris la métaphysique », qu’il n’existe aucun élément dans l’expérience qui ne puisse être conçu en tant que terme d’une théorie générale [1]. Le rationalisme de Whitehead fait de ce qui est l’objet possible d’une connaissance, et d’une connaissance dans une théorie, dans un système de lois. L’idéal cosmologique, qui s’exprime dans la cohérence de la théorie métaphysique, exige que toutes les entités actuelles, c’est-à-dire les éléments fondamentaux qui constituent le monde, soient comprises dans un même genre d’être [2]. Il faut penser l’esprit et la matière, le sujet percevant et les termes de sa perception, comme relevant d’un même genre d’être et formés d’entités d’un même type. Ce sont des événements dans une seule nature et soumis aux mêmes lois. Enfin, la cosmologie reprend la science physique, qu’elle généralise et qu’elle fonde. Les notions physiques doivent être définies à partir des notions de la cosmologie. Les lois physiques doivent être reformulées pour être repensées dans le schème spéculatif, comme spécifications des lois plus générales de la cosmologie. Bref, le but de Whitehead est de constituer la théorie la plus générale et la plus fondamentale de l’être, en élargissant les lois de la physique, sous l’hypothèse de l’unité des entités qui constituent le monde.
2En fait, les « entités actuelles » sont des organismes en devenir, renfermant un procès, que nous pouvons penser à partir de notre expérience propre et qui est analogue à cette unification, dont nous avons conscience, du donné sensoriel dans la perception. À l’origine de ce procès, il y a un but subjectif, celui de former une certaine valeur, que se fixe l’entité actuelle. Ainsi, les entités actuelles, y compris celles qui constituent la matière ou l’espace vide, ont en germe une liberté de choix, un pouvoir de décision, qu’illustre, par exemple, l’expérience humaine de la responsabilité. Le concept d’organisme conduit à introduire des causes finales, à côté de la causalité efficiente dont s’occupe la physique. Pour Whitehead, la notion d’organisme est au moins compatible avec la science moderne :
3« [...] cette description des éléments les plus simples entrant dans la constitution des entités actuelles s’accorde absolument avec les principes généraux d’après lesquels sont construites les notions de la physique moderne. [Mieux] les principes généraux de la physique sont exactement ce à quoi nous devrions nous attendre comme exemplification spécifique de la métaphysique requise par la philosophie de l’organisme. » [3]
4Ici, il est difficile de suivre Whitehead. La science moderne, celle d’Einstein et des quanta, autorise-t-elle la reprise des causes finales contre lesquelles s’est élevée la science classique, de Galilée et de Newton ? Plus largement, pouvons-nous admettre que les objets matériels ont en principe la liberté de s’animer, que la table sur laquelle nous écrivons peut choisir de se mettre en mouvement, et le fort d’Édimbourg décider de se briser plutôt que de rester sur son rocher [4]. Cela, pour Whitehead, correspondrait simplement à une modification, toujours possible, des lois spécifiques qui régissent notre époque cosmique. Pour le dire franchement, l’idée d’une cosmologie rationaliste, généralisant la science physique, nous semble un projet admirable, mais le concept d’organisme, en tant qu’entité fondamentale de la cosmologie, ne nous semble pas plausible. Notre but est donc d’interroger la fonction de la notion d’organisme dans la philosophie de Whitehead. Nous voulons déterminer le rôle, nécessaire ou accidentel, de la notion d’organisme, les problèmes auxquels elle répond et les hypothèses ou les présupposés qui la sous-tendent. Nous partirons des premiers ouvrages philosophiques de Whitehead, en particulier Le Concept de nature, où n’apparaît pas encore la notion d’organisme.
5Le point de départ de Whitehead est une critique de la « bifurcation de la nature » dans la philosophie des sciences. La philosophie des sciences fait bifurquer la nature lorsqu’elle la coupe en deux, pour distinguer une nature réelle, formée des entités physiques, points, instants, particules et ondes, et une nature perçue, avec ses événements, ses couleurs et ses sons. La nature perçue est réduite à une représentation subjective causée par l’action sur l’esprit de la nature physique. Cependant, ces théories de la bifurcation de la nature trahissent le sens de la connaissance physique. Nous regardons un feu brûler et nous voyons des braises rouges. La physique fait intervenir une onde électromagnétique, se propageant jusqu’à l’œil, due à la décomposition des molécules de carbone. Mais on ne justifie pas l’existence de l’onde en se demandant si une onde peut causer en l’esprit une perception de rouge. Au contraire, le physicien fait abstraction de l’esprit qui perçoit. Il étudie les phénomènes à l’intérieur de la nature, sans considérer l’action de la nature sur l’esprit. Il remarque des relations entre certains phénomènes, comme le rouge, la chaleur et le feu, et invoque des objets physiques, comme les ondes, pour fixer ces relations entre les phénomènes.
6Les objets physiques semblent exprimer des relations systématiques, des dépendances mutuelles entre les phénomènes de la nature. Aussi, Whitehead refuse-t-il les théories de la bifurcation et ne reconnaît qu’une seule nature, à laquelle appartiennent les entités perçues et les entités physiques : les entités physiques s’inscrivent dans la même nature, dans le même système de relations que les entités perçues. En réalité, c’est « la difficulté extrême [à laquelle est confrontée la philosophie des sciences] de faire paraître la rougeur et la chaleur perçues dans le même système de relations [ou d’entités] que les molécules de carbone en mouvement, l’énergie de radiation qui en provient » [5]. Il s’agira, en particulier, de définir les entités physiques au moyen des entités perçues. La première tâche de la philosophie des sciences sera donc de décrire et d’analyser la nature perçue, pour dégager les entités et les relations fondamentales, dans les termes desquelles seront définies les entités et formulées les lois de la physique [6].
7Toutefois, avant de suivre le travail épistémologique de Whitehead, examinons les thèses qui accompagnent la critique des théories de la bifurcation de la nature. Ces théories font de la nature perçue un produit de l’esprit, une représentation que se forge l’esprit au contact de la nature réelle. Contre ces conceptions naïves, Whitehead commence par définir la nature à partir de la nature perçue : « La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens. » [7] En fait, on peut isoler « l’attention sensible » (sense awareness), cette composante dans la perception qui n’est pas de la pensée. La nature est ce qui est découvert dans l’attention sensible. La nature ne se réduit pas au perçu, puisqu’elle inclut les entités de la physique, mais elle commence, pour ainsi dire, avec le perçu : la nature se donne de façon originaire dans l’attention sensible. Ensuite, Whitehead affirme l’ « autonomie » de la nature par rapport à l’esprit, en ce sens que l’on peut penser la nature sans faire intervenir l’esprit qui perçoit, ni sa pensée, ni son attention sensible. La nature est un système que l’on peut penser en faisant abstraction de l’esprit qui perçoit : « Dans la perception sensible, la nature est donnée comme un complexe d’entités dont les relations mutuelles peuvent être pensées sans référence à l’esprit, c’est-à-dire sans référence à l’attention sensible ou à la pensée. » [8] La nature est, de ce point de vue épistémique, indépendante de l’esprit. Sans doute, Whitehead n’affirme pas l’indépendance ontique de la nature par rapport à l’esprit. Par exemple, il n’est pas dit que la nature puisse exister sans un esprit qui la perçoive. L’indépendance, l’autonomie ou la « clôture » de la nature par rapport à l’esprit signifie la possibilité d’une pensée de la nature fermée sur elle-même, qui ne fasse pas intervenir l’esprit. Whitehead veut se borner à ce point de vue épistémique sans tomber dans une « doctrine métaphysique de la séparation de la nature et de l’esprit » [9]. Pourtant, il est implicite dans l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit que l’esprit n’appartient pas à la nature, car, si l’esprit, ou seulement l’attention sensible, était une partie ou un événement de la nature, l’abstraction de l’esprit dans la pensée de la nature serait impossible. Whitehead explicite, par endroits, cette extériorité de l’esprit et de la nature. Ainsi, « la causalité [dont s’occupe la physique] n’a pas le même sens que l’influence de ce système d’interactions corporelles intérieur à la nature sur l’esprit extérieur » [10]. De même, « vous êtes tentés de vous exclamer que la cuisinière est dans la cuisine. Si vous pensez à son esprit, je ne vous suivrai pas sur ce point car je parle seulement de la nature » [11]. Or, à cet esprit extérieur à la nature, Whitehead accorde une indépendance ontique par rapport à la nature. L’esprit existe, possède une durée et une expérience intérieure indépendamment de la nature. « Nous pouvons imaginer des pensées liées temporellement sans aucune perception de la nature. Par exemple, nous pouvons imaginer l’un des anges de Milton ayant des pensées successives dans le temps mais qui se trouverait n’avoir pas remarqué que le Tout-Puissant a créé l’espace et mis en lui un univers matériel. » [12]
8Ainsi, contre les théories de la bifurcation de la nature, Whitehead définit la nature par la nature perçue et affirme l’indépendance épistémique de cette nature par rapport à l’esprit : la nature, qui est découverte dans la perception, est un système autonome, pensé dans l’abstraction de l’esprit qui perçoit. Ici, Whitehead semble ne rien faire d’autre que suivre l’ « attitude instinctive » du sens commun, qui, sans doute, pose le perçu comme une entité fermée sur elle-même et indépendante de la perception. Mais, dépassant cette attitude instinctive, le philosophe admet l’extériorité de l’esprit et de la nature, et affirme l’indépendance ontique de l’esprit par rapport à elle. Cette autonomie se manifeste dans la possibilité d’une expérience intérieure, indépendante de la nature. Ce dernier point mérite d’être noté. Whitehead reviendra ultérieurement sur la thèse de l’extériorité de la nature et de l’esprit, pour penser le sujet percevant et les termes de sa perception dans un seul monde et dans une seule théorie cosmologique. En revanche, Whitehead ne renoncera jamais à l’idée d’une expérience intérieure, qui, n’étant plus définie par son indépendance vis-à-vis de la nature, pourra demeurer dans la cosmologie. En outre, dès Le Concept de nature, l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit a une conséquence importante. Whitehead cherche à définir les entités physiques et, en particulier, le temps à partir de et dans la nature perçue. Or, si celle-ci est pensée sans référence à l’esprit qui perçoit, il faut qu’elle donne lieu à un devenir propre à partir duquel sera défini le temps de la physique. Whitehead est ainsi conduit à penser un « passage », un devenir de la nature, indépendamment de la durée intérieure qu’il reconnaît dans l’esprit. La description que donne Whitehead de la nature comme passage est appelée par la thèse de l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit. Cette conception de la nature comme devenir est une intuition originale, qui a, par exemple, influencé Merleau-Ponty. Nous n’entendons pas le nier, nous disons seulement que la position d’un devenir propre de la nature est exigée par la thèse, qui accompagne la critique des théories de la bifurcation de la nature, de l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit.
9La tâche préliminaire de la philosophie des sciences est une analyse de la nature perçue : « un inventaire des types d’entités offerts à la connaissance dans l’attention sensible » [13]. Or l’attention sensible nous donne la nature comme passage, devenir, et la discrimine en facteurs de deux types : événements et objets. D’une part, les « événements » sont des éléments dans le passage de la nature, « des morceaux de la vie de la nature » [14]. Ils possèdent une unité intrinsèque. En particulier, s’ils ont des parties, ils ne se réduisent pas à la somme logique de leurs parties. Par là, Whitehead peut comparer, de façon incidente, l’événement à l’organisme biologique [15]. D’autre part, les « objets » sont les éléments permanents de la nature. Les objets sont des éléments que l’on peut reconnaître et dont on a conscience comme restant identiques à eux-mêmes. Whitehead distingue trois types d’objets : les objets des sens, c’est-à-dire les qualités sensibles, comme le rouge que nous voyons dans le soleil couchant et dans le sang qui coule ; les objets perceptifs, c’est.à.dire les choses, comme un manteau, une table ; les objets scientifiques, comme les particules de matière. La nature est l’unité des événements et des objets. Le fait concret, qui est donné dans l’attention sensible, est la fusion d’événements et d’objets. Les objets sont situés dans des événements dont ils marquent les caractères permanents. Ils font « ingression » ou sont « ingrédients » dans les événements.
10L’attention sensible discrimine les événements de la nature de deux façons. D’une part, elle répartit les événements de la nature en événements discernés et en événements discernables. Les événements discernés sont présentés en étant individués par leurs qualités propres. Ils renvoient à des événements discernables, qui ne sont présentés qu’en tant que termes de ce renvoi. Par exemple, l’existence de la pièce dans laquelle nous nous trouvons est un événement discerné, alors que les événements dans la rue, que nous ne voyons, ni n’entendons, sont seulement discernables. D’autre part, dans une même attention sensible, les événements présentés, discernés ou discernables, sont contemporains les uns des autres. L’attention sensible nous présente des événements simultanés. Ceux-ci définissent une « duration ». Une duration est un ensemble maximal d’événements simultanés, « un certain tout de la nature, qui n’est limité que par la propriété d’être une simultanéité » ou « la totalité de la nature présente » [16]. Une duration représente une strate ou, pour ainsi dire, une tranche de la nature. Elle possède une épaisseur temporelle [17]. En effet, l’attention sensible nous présente une période de la vie de la nature. Le donné immédiat n’est pas la nature à un instant mais la nature pendant un intervalle de temps, qui mord sur le passé et sur l’avenir. Les durations sont donc plus ou moins longues, plus ou moins épaisses.
11Enfin, Whitehead introduit la notion d’événement « percipient ». L’événement percipient est le lieu dans la nature d’où l’esprit perçoit. On peut le confondre avec la vie corporelle de l’esprit qui perçoit. Mais l’esprit est extérieur à la nature et « l’événement percipient n’est pas l’esprit, c’est-à-dire celui qui perçoit. Il est dans la nature ce d’où l’esprit perçoit » [18]. Ainsi, l’événement percipient est l’événement dans la nature d’où se fait la perception. En outre, l’événement percipient est une partie d’une duration. Il est, pour ainsi dire, le centre d’une duration, l’événement autour duquel s’organisent les événements perçus. La relation particulière entre l’événement percipient et la duration qui lui est associée est la « cogrédience » [19].
12L’attention sensible nous présente des « faits » dans une nature en devenir. Les faits sont la fusion d’objets immobiles et d’événements. Les événements sont répartis en durations. Une duration est centrée sur un événement percipient et un voisinage d’événements discernés. Cette analyse de la nature perçue est, pour Whitehead, une tâche préliminaire, conduisant à la définition des entités physiques. Nous avons, dans un travail antérieur, suivi la définition que donne Whitehead de l’espace et du temps [20]. Nous ne la reprendrons pas ici ; disons seulement que, avec la théorie de la relativité, Whitehead admet l’existence d’une infinité de systèmes d’espace-temps, découpés et définis à partir du passage de la nature. Deux observateurs, deux esprits qui perçoivent depuis deux événements percipients différents, ne construiront pas le même système d’espace-temps et, par exemple, n’inscriront pas les événements dans le même ordre temporel. En fait, un observateur distingue le système d’espace-temps qui lui permet de se représenter au repos, de telle sorte que l’événement percipient reste dans la même position, animé d’un passage purement temporel. Le devenir de l’événement percipient s’effectue dans la seule dimension du temps.
13Ainsi, Whitehead fonde la physique, et en l’occurrence la théorie de la relativité, sur une analyse de la nature perçue. Les entités physiques sont définies à partir des entités perçues et situées dans la même nature. Les lois physiques sont intégrées dans une description plus générale de la nature. Le renvoi des lois physiques aux lois ou aux caractères d’une nature plus riche évoque Procès et réalité. Néanmoins, la perspective de Whitehead n’est pas cosmologique puisque l’esprit reste en dehors de la nature. En outre, la thèse de l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit conduit à supposer un passage, c’est-à-dire un devenir propre, de la nature. Il y a là un problème, qu’une confrontation avec Bergson fera ressortir.
14Bergson et Whitehead se citent avec respect. Bergson considère Le Concept de nature comme « l’un des plus profonds [ouvrages] qu’on ait écrits sur la philosophie de la nature » [21]. Whitehead, distinguant le temps, c’est-à-dire le temps mesurable de la science, et le passage de la nature, à partir duquel le temps est défini, affirme « être sur ce point en plein accord avec Bergson, bien que [celui-ci] utilise le mot temps pour désigner le fait fondamental que [lui-même] appelle le passage de la nature » [22]. Pourtant, Bergson et Whitehead adoptent des problématiques différentes et presque antithétiques. Avant tout, Bergson, dans Durée et simultanéité, veut montrer que la théorie de la relativité est compatible avec l’hypothèse d’un temps universel, commun à tous les observateurs, alors que Whitehead reconnaît, avec l’interprétation orthodoxe de la théorie de la relativité, l’existence d’une infinité de systèmes temporels, découpés sur le passage de la nature. Néanmoins, ce n’est pas sur cet aspect que nous voulons insister, mais sur les conceptions du temps qu’ont Bergson et Whitehead. Pour Bergson, le temps est une fluidité, un écoulement intérieur dont nous faisons l’expérience, par exemple, en écoutant une mélodie, les yeux fermés. Ce temps suppose une mémoire, « une mémoire qui prolonge l’avant dans l’après et les empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissant dans un présent qui renaîtrait sans cesse » [23]. Cette mémoire intérieure au changement n’est pas la mémoire personnelle, par laquelle nous ranimons un souvenir : la mémoire, qui fait le temps, est la simple perpétuation, la simple continuation de ce qui précède dans ce qui suit. Sans mémoire, le temps se réduirait à une série d’instants sans transition, une série de présents renouvelés, sans avant et sans après. Sans mémoire, le temps ne serait pas du temps. Le temps, dont nous faisons l’expérience intérieure, exige une liaison entre les étapes, un prolongement de l’avant dans l’après qui est la mémoire même. Le temps, exigeant de la mémoire, nous est d’abord propre, c’est la continuité même de notre vie intérieure. Dans la perception, nous prêtons notre durée intérieure aux choses perçues et nous l’étendons ensuite à l’ensemble de l’univers pour former un temps universel. Mais cette extériorisation du temps est seconde et, surtout, elle exige que nous conférions aux choses de la mémoire et, ajoute Bergson, de la conscience : « Durée implique conscience ; et nous mettons de la conscience au fond des choses par cela même que nous leur attribuons un temps qui dure. » [24] Or, nous l’avons vu, Whitehead pose un passage de la nature, indépendant de la durée intérieure de l’esprit. Si, comme le philosophe anglais l’affirme, sa conception du passage avait quelque lien avec la conception bergsonienne du temps, il lui faudrait penser une mémoire et une sorte de conscience de la nature.
15C’est également ce qu’a remarqué Maurice Merleau-Ponty. Commentant Le Concept de nature, il montre qu’en évoquant un passage de la nature, c’est.à.dire « un temps inhérent aux choses », Whitehead « rompt avec toute la tradition philosophique de saint Augustin à Bergson » [25]. Cependant, il ne peut y avoir de temps, de devenir qu’à la condition que le passé se conserve dans le présent pour faire durée. Ainsi, Whitehead pose le problème d’une « mémoire du monde ».
16Finalement, nous pouvons isoler deux problèmes : d’une part, l’extériorité de l’esprit et de la nature, qu’il s’agit de réduire pour gagner la perspective cosmologique de Procès et réalité ; d’autre part, le passage de la nature, qui semble exiger une mémoire et une conscience de la nature. Que Procès et réalité ait rapport au problème de la mémoire, au sens d’une continuation du passé dans le présent, Whitehead l’indique : « On peut lire presque tout Procès et réalité comme une tentative pour analyser le périr [...]. La préhension du passé signifie que le passé est un élément qui périt mais, par là même, est objectivé et reste un élément dans l’état suivant [...]. C’est toute l’idée. » [26] Néanmoins, nous verrons que, en thématisant la mémoire de la nature, Whitehead modifie la signification, et la portée, du passage de la nature.
17Nous allons tenter à présent de comprendre comment Whitehead, dans ses écrits ultérieurs, résout les deux problèmes du concept de nature. La thèse de l’extériorité de l’esprit par rapport à la nature et la position d’un passage de la nature renvoient à la thèse de l’indépendance épistémique de la nature par rapport à l’esprit. Si donc la nature est un système que l’on peut penser en faisant abstraction de l’esprit qui perçoit, il faut supposer que l’esprit est extérieur à la nature et que celle-ci comporte un devenir propre, indépendant de la durée intérieure de l’esprit et à partir duquel est défini le temps de la physique. Les deux problèmes du concept de nature sont donc liés. Ils seront résolus d’un seul coup : Whitehead intégrera l’esprit dans la nature, ce qui introduira une mémoire et une conscience dans la nature mais modifiera la signification du passage de la nature. Avant d’aborder Procès et réalité, nous parcourrons La Science et le monde moderne. Cet ouvrage, qui introduit la notion d’organisme, fait la transition entre les deux périodes de la philosophie de Whitehead.
18En toute rigueur, Whitehead y laisse de côté « la notion d’esprit » [27]. Il n’est question que de notre champ psychologique, de notre expérience perceptive. Mais ce champ psychologique est inséré dans la nature. Si nous ne savions pas auparavant où était la cuisinière, selon l’exemple que donnait Whitehead dans Le Concept de nature, nous pouvons maintenant reconnaître que « nous sommes à l’intérieur d’un monde de couleurs, de sons [...]. Nous semblons être nous-mêmes éléments de ce monde au même titre que les autres choses que nous percevons » [28]. L’inclusion du sujet percevant, de son champ psychologique ou de son expérience perceptive, dans la nature est rendue possible par une nouvelle interprétation de l’événement percipient : l’expérience perceptive, insérée dans la nature, est un événement dans la nature, pourtant, elle semble se distinguer de tout autre événement en ce qu’elle est saisie de l’intérieur. Acceptons d’abord ce qui semble une évidence. L’expérience perceptive est l’événement percipient vu de l’intérieur. De l’extérieur, c’est-à-dire pour un observateur extérieur, l’événement percipient se confond avec la vie corporelle d’un sujet percevant ; mais, de l’intérieur, l’événement percipient ou, comme le dit Whitehead, « l’événement corporel » est l’expérience même de la perception. « Le champ psychologique privé est simplement l’événement considéré de son propre point de vue. » Nous prenons « le champ psychologique pour ce qu’il prétend être : l’autoconnaissance de notre événement corporel » [29]. Dans Le Concept de nature, Whitehead semble donc n’avoir donné qu’une définition extérieure de l’événement percipient, comme vie corporelle du sujet percevant, ce qui maintenait l’expérience perceptive au-dehors de la nature. En réalité, il faut reconnaître que l’événement percipient a un intérieur, qui est l’expérience perceptive même. Celle-ci est donc intégrée dans la nature. Cependant, si l’événement percipient est un événement homogène aux événements de la nature, nous devons supposer dans les événements de la nature ce « point de vue » et une expérience perceptive analogue à la nôtre. « [Nous] généralise[rons notre expérience perceptive] en recourant au principe selon lequel cet événement corporel total est au même niveau que tous les autres événements, sinon pour une complexité et une stabilité inhabituelles. » [30]
19Il faut d’abord analyser notre expérience perceptive. Nous regardons un château sur la colline ; avant tout, nous saisissons un « aspect » de ce château, et cet aspect n’est ni une apparence subjective qui nous appartiendrait en propre, ni une propriété objective, qui appartiendrait à une chose en soi. L’aspect fait référence à la chose perçue et au point de vue sous lequel nous la percevons. S’il appartient à la chose perçue, il dépend de notre point de vue. La chose, dans l’aspect sous lequel nous la saisissons, est comme informée par notre perception : nous retenons quelques composants, ceux que nous voyons sur la face apparente, nous en accentuons certains, ceux que nous regardons, et en excluons d’autres, comme ceux que nous ne voyons pas parce qu’ils sont derrière sur une face cachée. En outre, l’aspect, qui n’est pas une simple perspective géométrique, comporte une qualité propre ou, dit Whitehead, une « valeur ». Le château est gai ou triste, beau ou laid. La valeur est, pour Whitehead, ce qui ressort dans le « rendu poétique de notre expérience concrète » [31]. Cet aspect renvoie à la fusion d’un événement et d’objets éternels. Nous avons un rapport réel à l’événement, qui est l’existence de la chose perçue, et cet événement nous transmet les objets éternels qui y font ingression. Enfin, les différents aspects que nous prenons des choses qui nous environnent sont unifiés pour former une seule vue du monde. L’expérience perceptive est la « préhension » d’une configuration d’aspects. La préhension est la prise et l’unification de différents aspects.
20L’expérience perceptive, que nous venons de décrire comme préhension, est la vie intérieure de l’événement corporel. Or, puisque l’événement corporel est un événement dans la nature, il faut reconnaître dans les événements, que nous saisissons comme valeur, la même vie intérieure. De l’extérieur, pour un observateur extérieur, un événement est une valeur. Mais, pour lui-même, un événement est une préhension, la prise et l’unification d’une configuration d’aspects, dans le but de réaliser une valeur, qui sera transmise à d’autres événements. Un événement est « un achèvement pour soi : la prise d’entités diverses en une valeur », « la prise en une unité d’une pluralité d’aspects » [32]. L’événement a donc une double réalité : une « réalité intrinsèque », en tant que préhension, et une « réalité extrinsèque », en tant que valeur dans la préhension d’autres événements [33]. La nature est une multiplicité de préhensions, un complexe de procès.
21Dans Le Concept de nature, Whitehead maintenait la nature dans une indépendance épistémique par rapport à l’esprit, à la pensée et à l’attention sensible, ce qui revenait à exclure l’esprit, y compris l’attention sensible, de la nature. L’attention sensible, en tant qu’expérience perceptive, est maintenant insérée dans la nature et pensée comme la vie intérieure de l’événement percipient. Or cet événement est supposé de même genre que tout événement de la nature. Ainsi, les événements de la nature, qui, en tant que perçus, apparaissent comme valeurs, comportent une vie intérieure, analogue à notre expérience perceptive. De l’intérieur ou pour soi, un événement est la préhension d’une configuration d’aspects, un procès unifiant les aspects des événements antérieurs pour former une valeur, dont les aspects seront pris dans le procès des événements ultérieurs.
22Par ailleurs, un organisme est une entité dans laquelle c’est la totalité qui détermine les parties [34]. Par exemple, dans un corps vivant, chaque organe prend sa fonction par rapport à un plan d’ensemble. Les organismes, comme les corps vivants, sont composés d’organismes subordonnés. En effet, les organes, qui composent le corps vivant, sont eux-mêmes des organismes. Cependant, Whitehead admet l’existence d’organismes primaires, comme les cellules d’un corps vivant, qui ne peuvent plus être analysés en organismes subordonnés. Ces organismes primaires sont des événements renfermant un procès [35]. Ainsi, si nous comparons les deux ouvrages, Le Concept de nature, La Science et le monde moderne, nous voyons que la préhension, ou le procès, est l’événement du dedans, c’est-à-dire la vie intérieure de l’événement, et que l’organisme, ou du moins l’organisme primaire, est l’événement en tant que pourvu d’un point de vue et d’une intériorité. En effet, la préhension, qui fait la réalité intrinsèque d’un événement, n’est que du point de vue de l’événement. En tant que terme d’une autre expérience, l’événement apparaît comme valeur, aboutissement d’un procès ou accomplissement d’une préhension. La préhension est insaisissable pour une autre préhension ; seuls sont saisis son accomplissement, sa valeur. C’est dire que la préhension ne se laisse pas ressaisir, ni par un observateur extérieur, ni, dans le même événement, par une autre préhension. La préhension ne se donne que de façon immédiate, par présence et transparence à soi. En cela, le procès est une expérience intérieure.
23Nous disions que Whitehead reviendrait sur la thèse de l’extériorité de la nature et de l’esprit mais ne renoncerait pas à l’idée d’une expérience intérieure. Dans Le Concept de nature, il évoquait une expérience, celle d’un ange, sans rapport à la nature et, par suite, indépendante de la nature. Dans La Science et le monde moderne, l’expérience est la préhension d’une configuration d’aspects dans les événements. Elle se fait dans la nature, mais elle n’apparaît pas dans la nature. Elle n’apparaît pas pour un observateur extérieur, qui ne saisit qu’une valeur. Et, si elle s’apparaît à elle-même, ce n’est pas dans la nature, se faisant terme pour une préhension en tant qu’événement dans la nature, ce qui introduirait une distance entre soi et soi. L’expérience se saisit d’elle-même de façon immédiate, par coïncidence à soi. En réalité, c’est en prêtant une telle expérience intérieure à l’événement, ce qui en fait un organisme, que Whitehead réduit l’extériorité de la nature et de l’esprit.
24Nous avions également posé le problème d’une mémoire de la nature, susceptible de faire le devenir de la nature. Or la notion d’organisme donne une solution au problème de la mémoire en même temps qu’elle en modifie les termes. En effet, la nature, en tant que multiplicité de préhensions, comporte une mémoire. Chaque organisme réalise une valeur qu’il transmet à de nouveaux organismes qui en intègrent un aspect dans leur propre expérience. Ainsi, les valeurs réalisées, passées, se perpétuent dans le présent. « Ce qui est réalisé est transmis au-delà et retenu en tant que ses aspects restent présents dans les préhensions qui suivent. » [36] Le passé de la nature est retenu en tant qu’élément dans l’expérience des événements présents. La mémoire de la nature se réalise dans le procès intérieur aux événements. Par conséquent, la mémoire de la nature est une mémoire intérieure, dans les événements, analogue à celle qui fait notre durée intérieure. Par exemple, « un événement reflète en lui-même les modes de ses prédécesseurs, comme des souvenirs qui se fondent dans son propre contenu » [37]. La mémoire, telle qu’elle est thématisée dans la cosmologie, n’appartient pas à la nature perçue ; ce n’est pas une mémoire dans la nature perçue, susceptible de faire le passage de la nature, au sens du Concept de nature. En réalité, la notion d’organisme transforme la question du devenir de la nature. Le « passage » de la nature constituait un devenir propre à la nature perçue. Or, en tant que multiplicité de procès, la nature comporte un devenir. Mais celui-ci consiste en la transition de procès en procès : en ce sens, « la nature est [elle-même] un procès de développement expansif » [38]. Toutefois, ce procès de la nature, en tant que transition de préhension en préhension, ne se laisse pas percevoir. Un sujet percevant n’a que l’expérience intérieure de son propre procès et l’expérience dans la nature d’une pluralité de valeurs. Le procès de la nature n’est ni la durée intérieure d’un sujet percevant, ni le passage d’une nature perçue. Ce procès reste dans un intérieur, insaisissable, de la nature. En outre, Whitehead évoque une « énergie sous-jacente », une « activité substantielle » derrière le procès, de l’événement ou de la nature. L’événement, en tant que procès, emprunte une sorte d’énergie dans la nature. Il renvoie à un principe de créativité, dont il est l’individuation partielle [39]. Le procès de la nature, en tant que conjonction de procès dans les événements, est l’effet de cette énergie sous-jacente.
25Concluons : nous avions isolé, dans Le Concept de nature, deux problèmes, celui de l’extériorité de l’esprit par rapport à la nature et celui du passage de la nature et de sa mémoire. La notion d’organisme nous a permis d’insérer l’esprit, ou l’expérience perceptive, dans la nature et de thématiser la mémoire de la nature, car l’événement, en tant qu’organisme, renferme un procès intérieur, qui est une expérience perceptive et introduit une mémoire dans la nature. Cependant, le devenir de la nature n’est plus le passage des événements mais la transition, insaisissable, entre des procès intérieurs. La notion d’organisme pose donc à nouveau un double problème : celui d’un procès intérieur à l’événement et celui du procès insaisissable de la nature. Nous examinerons, dans Procès et réalité, le statut du procès de l’événement et du procès de la nature.
26Avant tout, Procès et réalité précise le vocabulaire de la cosmologie. Les « entités actuelles », qui correspondent aux organismes primaires, sont les éléments derniers dont est formé le monde. Une entité actuelle est une unité de devenir. Elle se laisse analyser en « préhensions ». Une préhension est un procès, la prise et l’unification d’aspects appartenant à des entités antérieures. Mais elle comporte une certaine partialité, qui en fait un élément subordonné dans une entité actuelle, plutôt qu’une entité complète. Une préhension positive, qui fait effectivement entrer un nouvel élément dans le procès de l’entité actuelle, est un « sentir ». Enfin, un organisme ou un « nexus » est un ensembles d’entités actuelles entretenant certaines relations stables. La plus grande partie de Procès et réalité décrit les phases du procès qui constitue les entités actuelles, et les différents organismes qu’elles peuvent former.
27Le monde, comme l’entité actuelle, est un procès. Whitehead distingue, de façon explicite, deux sortes de procès. Le procès microscopique est « la fluence inhérente à la constitution de l’existant particulier », et le procès macroscopique est « la transition qui conduit d’une actualisation acquise à l’actualisation en voie d’acquisition » [40]. Le monde est un procès consistant dans la transition entre des procès intérieurs aux entités actuelles. Whitehead reconnaît que le procès macroscopique n’a pas l’unité qui caractérise le procès microscopique de l’entité actuelle. En réalité, cette unité, le monde ne l’acquiert qu’en se réalisant en Dieu. La première fonction du Dieu de la cosmologie est en effet de faire le lien entre les objets éternels et les entités actuelles. Ce problème, de savoir comment l’objet éternel fait ingression dans l’événement, se posait dès Le Concept de nature. Il est, dans Procès et réalité, résolu par l’hypothèse d’un Dieu qui se saisit des objets éternels et les transmet aux entités actuelles. La seconde fonction du Dieu de la cosmologie est de sentir, c’est-à-dire de prendre pour terme de ses préhensions, les entités actuelles et d’en faire des éléments de sa propre expérience. Dieu, qui est une entité actuelle, soumise aux mêmes lois que les « créatures », ne sent celles-ci que comme valeurs et laisse échapper leur procès intérieur. Mais Dieu est éternel de sorte qu’il suit le procès de la nature et sent « le monde en un unisson d’immédiateté ». S’il laisse échapper le procès de la nature, en tant que transition de procès en procès, Dieu en intègre chacune des valeurs dans son expérience intérieure et dans son propre procès. Ainsi, il « réalise » le procès macroscopique et lui donne l’unité, concrescente, du procès microscopique. Avec Dieu, « la Créativité accomplit sa tâche suprême d’une transformation d’une multiplicité disjointe [...] en une unité concrescente » [41]. Ainsi, le passage de la nature est pensé, dans le cadre de la cosmologie, comme une transition de procès en procès, qui reste un intérieur, insaisissable, de la nature mais acquiert une unité extrinsèque en se confondant avec la durée intérieure d’un dieu.
28La question de l’intériorité de l’événement se précise avec la distinction que fait Whitehead entre public et privé. S’il n’y a pas des faits privés et des faits publics, chaque fait comporte un « côté » public et un « côté » privé [42]. Ce qui est public et ce qui est privé ne forment pas deux sphères disjointes, mais deux côtés de l’entité actuelle. En tant que publique et donnée pour d’autres entités, l’entité actuelle est une valeur. En tant que privée, elle est le sujet d’un procès. Le procès, avec la forme propre des sentir, reste une expérience insaisissable en tant que terme d’une autre expérience. L’expérience s’enracine dans la nature, où elle saisit des valeurs qu’elle unifie. L’expérience s’achève dans la nature, en produisant une valeur qui sera un donné pour d’autres expériences. Mais ce donné public n’est que l’une des faces de l’expérience, qui comporte un côté privé. Ce côté privé, qui n’est donné pour aucune préhension, ne se connaît que de façon immédiate, par coïncidence à soi. En cela, le procès reste une expérience intérieure. L’événement comporte une intériorité qui demeure fermée sur soi.
29L’analyse que fait Whitehead de la conscience est également éclairante. La conscience est pour lui la forme subjective d’un sentir, c’est-à-dire le « comment » du sentir [43]. Un sentir peut saisir un donné avec joie, peine, dégoût ou conscience. Toutefois, la conscience n’apparaît que dans un certain type de sentir. Un sentir conscient se rapporte à un contraste entre une proposition et un fait, entre une possibilité, la pomme devant moi est rouge, et un fait, la pomme devant moi est verte. « La conscience est la forme subjective impliquée quand on sent le contraste entre la théorie, susceptible d’être fausse, et le fait donné. » [44] Produite à l’occasion de ce contraste, la conscience éclaire toutes les composantes du sentir et, par exemple, les différentes strates impliquées dans la perception d’une pomme verte et la pensée d’une pomme rouge. Deux difficultés apparaissent alors. En premier lieu, la conscience ne se produit que dans les dernières phases, les plus complexes, du procès d’une entité actuelle. Les entités actuelles les plus simples, qui forment l’espace vide et la matière inanimée, ne font que transmettre des valeurs et restent en deçà de la perception et de la conscience de contrastes. Elles n’ont pas de conscience et ne connaissent pas elles-mêmes leur procès, avec ses formes subjectives. Le procès ne se donne ni d’un dehors, qui ne saisit qu’une valeur, ni d’un dedans, qui reste aveugle et ne saisit rien. Ce devenir est une expérience intérieure, qui n’apparaît ni pour autrui, ni pour soi. En deuxième lieu, dans la mesure où la conscience est produite à l’occasion d’un sentir particulier, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de conscience sans un certain rapport au monde. Néanmoins, ce rapport au monde n’est que l’occasion de la conscience et n’entre pas dans sa définition. Elle est le comment, la forme ou la qualité propre d’un sentir. La conscience est une propriété de l’expérience intérieure. En réalité, Whitehead demeure ici dans le cadre de ce que Jean Cavaillès appelle « les philosophies de la conscience », qui définissent la conscience comme une propriété du vécu, une propriété « d’auto-illumination intérieure » [45]. Telles sont, pour nous, les principales difficultés de la notion de procès et d’organisme dans la cosmologie de Whitehead.
30Au début de cette étude, nous demandions quelle est la fonction de la notion d’organisme dans la philosophie de Whitehead. Cette notion n’apparaît pas dans Le Concept de nature, où Whitehead se donne pour tâche de fonder la physique sur une analyse de la nature perçue. La nature est pensée comme un système indépendant, sans référence à l’esprit qui la perçoit. L’esprit, pensée et attention sensible, est supposé extérieur à la nature et celle-ci comporte un devenir propre, indépendant de la durée intérieure de l’esprit et à partir duquel est défini le temps de la physique.
31La notion d’organisme vient répondre au double problème du passage de la nature et de l’extériorité de l’esprit par rapport à la nature. L’organisme est l’événement en tant que lieu d’une intériorité. L’esprit, ou l’expérience perceptive, est pensé comme la vie intérieure de l’événement percipient et, celui-ci étant un événement homogène aux événements de la nature, ces derniers sont pourvus de la même vie intérieure. Le devenir de la nature n’est plus qu’une transition entre procès intérieurs. Procès et réalité rendra manifestes les difficultés liées à la notion d’organisme : celle d’un devenir de la nature, insaisissable et n’acquérant d’unité qu’en Dieu ; celle d’une expérience intérieure dans l’événement, qui n’apparaît ni pour autrui, ni pour soi ; et toutes celles, finalement, d’une philosophie de la conscience.
32Dans Aventures d’idées, Whitehead indique que « toute doctrine qui refuse de placer l’expérience humaine en dehors de la nature doit trouver dans la description de l’expérience humaine des facteurs qui entrent également dans la description des occurrences naturelles moins spécifiées » [46]. Sans doute une cosmologie doit-elle supposer l’homogénéité de l’expérience humaine et des événements naturels pour les comprendre dans un seul genre d’entités. Dans le schème de Whitehead, l’expérience humaine est la vie intérieure de l’événement corporel et, en vertu du postulat cosmologique, la même vie intérieure est supposée dans chaque événement de la nature.
33En définitive, la cosmologie de Whitehead repose sur le présupposé, qui transparaît dès Le Concept de nature, d’une vie intérieure, d’une expérience qui se connaît elle-même de façon immédiate et par coïncidence à soi. C’est à partir de cette expérience intérieure, considérée comme une donnée primitive, que Whitehead décrit les événements de la nature. Pourtant, une autre cosmologie serait possible à partir du Concept de nature ; une cosmologie qui, renonçant à l’idée d’une expérience intérieure, renverserait le rapport entre expérience et événement et insérerait l’expérience dans la nature, pour décrire l’expérience comme événement plutôt que l’événement comme expérience.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bergson H., Durée et simultanéité, Paris, Alcan, 1922.
- Cavaillès J., Sur la logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 19972.
- Cassou-Noguès P., « Merleau-Ponty et les sciences de la nature : lecture de la physique moderne ; confrontation à Bergson et à Whitehead », Chiasmi international, 2 (2001).
- —, « Conscience et réflexivité dans la philosophie mathématique de Jean Cavaillès », Methodos, 1 (2001).
- Merleau-Ponty M., La Nature, Paris, Le Seuil, 1995.
- Whitehead A. N., An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge, London, Cambridge University Press, 1919.
- —, The Concept of Nature (noté CN), London, Cambridge University Press, 1920 ; trad. franç. Le Concept de nature, Paris, Vrin, 1998.
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- —, Science and the Modern World (noté SMW), London, Collins, 19752 ; trad. franç. La Science et le monde moderne, Monaco, Éd. du Rocher, 1994.
- —, Process and Reality (noté PR), New York, Macmillan, The Free Press, 19782 ; trad. franç. Procès et réalité, Paris, Gallimard, 1995.
- —, Adventures of Ideas, London, Cambridge University Press, 1933.
- —, Essays in Science and Philosophy, New York, Rider, 1948.
Notes
-
[1]
PR, p. 42/101. Le premier numéro indique la page dans l’édition anglaise, le second indique la page dans la traduction française. Nous modifions parfois les traductions, en particulier nous alignons la traduction des termes techniques dans Le Concept de nature et La Science et le monde moderne sur celle de Procès et réalité.
-
[2]
PR, p. 110/198.
-
[3]
PR, p. 116/207. Également, « nous pouvons conclure, par conséquent, que la théorie organique représente ce que la physique suppose en réalité concernant ses entités ultimes » (SMW, p. 186/183).
-
[4]
C’est l’exemple de Whitehead, PR, p. 43/103. Également, SMW, p. 132/132.
-
[5]
CN, p. 29/53, p. 31/55, p. 44/65.
-
[6]
CN, p. 46/66.
-
[7]
CN, p. 3/32.
-
[8]
CN, p. 5/34.
-
[9]
CN, p. 4/34.
-
[10]
CN, p. 31/55.
-
[11]
CN, p. 148/146/147.
-
[12]
CN, p. 35/58.
-
[13]
CN, p. 49/69.
-
[14]
CN, p. 184/177.
-
[15]
En particulier, An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge, p. 3, p. 77.
-
[16]
CN, p. 53/72.
-
[17]
CN, p. 57/75.
-
[18]
CN, p. 107/115.
-
[19]
CN, p. 108/116.
-
[20]
« Merleau-Ponty et les sciences de la nature : lecture de la physique moderne ; confrontation à Bergson et à Whitehead », dans Chiasmi International, 2 (2001).
-
[21]
H. Bergson, Durée et simultanéité, Paris, Alcan, 1922, p. 62, n. 1.
-
[22]
CN, p. 54/73.
-
[23]
H. Bergson, op. cit., p. 41.
-
[24]
H. Bergson, op. cit., p. 47.
-
[25]
M. Merleau-Ponty, La nature, Paris, Le Seuil, 1995, p. 161.
-
[26]
Essays in Science and Philosophy, p. 89. Nous soulignons.
-
[27]
SMW, p. 91/92
-
[28]
SMW, p. 112/112.
-
[29]
SMW, p. 181/177, p. 93/94 et p. 114/115.
-
[30]
SMW, p. 93/94.
-
[31]
SMW, p. 117/117.
-
[32]
SMW, p. 129/129, p. 147/145.
-
[33]
SMW, p. 129/128.
-
[34]
SMW, p. 100/101, p. 179/176.
-
[35]
SMW, p. 129/129.
-
[36]
SMW, p. 92/93.
-
[37]
SMW, p. 92/93.
-
[38]
SMW, p. 91/92/93
-
[39]
SMW, p. 89/90, p. 130/130, p. 133/133, p. 152/151.
-
[40]
PR, p. 210/342 et p. 214/349.
-
[41]
PR, p. 348/535.
-
[42]
PR, p. 290/453.
-
[43]
PR, p. 23/76 et p. 25/78.
-
[44]
PR, p. 161/273. Également, p. 241/385 et sq., p. 267/421.
-
[45]
J. Cavaillès, Sur la logique et la théorie de la science, Paris, Vrin, 19972, p. 2.
-
[46]
Adventures of Ideas, p. 237.