Couverture de LEPH_012

Article de revue

Présentation

Pages 145 à 149

Notes

  • [1]
    Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 123.
  • [2]
    Intitulé Merleau-Ponty : le philosophe et les sciences humaines, ce Colloque eut lieu les 7 et 8 janvier 2000 à Clermont-Ferrand ; il était organisé conjointement par la Société de philosophie d’Auvergne et le département de philosophie de l’Université Blaise-Pascal. Que soient remerciés ici, pour le soutien généreux qu’ils apportèrent à cette manifestation, Elisabeth Schwartz, Renaud Barbaras, Alain Petit et Emmanuel Cattin. Aux contributions des différents participants a été ajouté l’article de Jean-Claude Monod.
  • [3]
    Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 7.
  • [4]
    Signes, op. cit., p. 123.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Cf. par ex. Georges Gusdorf, Introduction aux sciences humaines, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 425 : « L’un des aspects les plus remarquables de l’histoire intellectuelle du XIXe siècle est l’étonnante division du travail qui s’établit, par un accord tacite, entre les sciences et la philosophie. Tout se passe comme si le spiritualisme dominant se réservait pour sphère d’influence une âme désincarnée, abandonnant aux basses œuvres des diverses sciences la réalité humaine inanimée. Cette dichotomie est conforme au dualisme traditionnel ; dans son principe tout au moins, elle accorde aux uns et aux autres les avantages de confort et de sécurité qu’entraîne une ignorance mutuelle. »
  • [8]
    L’expression est de Félix Ravaisson, lorsqu’il rend compte de l’entreprise de son aîné, in La philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 298.
  • [9]
    Cf. François Azouvi, in Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin, 1995, p. 7 : « L’histoire de la science de l’homme sera celle des débats relatifs à l’extension qu’il convient d’accorder à ces diverses sciences dont seule la réunion constitue la science de l’homme elle-même. Descartes lègue ainsi à ses successeurs l’un des problèmes les plus féconds des XVIIe et XVIIIe siècles, en partageant la connaissance de l’homme en disciplines irréductibles entre elles, tout aussi légitimes les unes que les autres et appelées par conséquent à constituer un champ polémique. La question de homine, promue par les renaissants, est transformée par Descartes en problème philosophique. »
  • [10]
    Cf. Rapports du physique et du moral de l’homme, in Œuvres philosophiques de Cabanis, Éd. Lehec et Cazeneuve, Paris, PUF, 1956, t. I, p. 71.
  • [11]
    Cf. Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, in Œuvres philosophiques de Cabanis, op. cit., t. II, p. 209.
  • [12]
    Cf. Félix Ravaisson, La philosophie en France au XIXe siècle, op. cit., p. 76.
  • [13]
    Cf. Théodore Jouffroy, Mélanges philosophiques, Genève, Slatkine, 1979, p. 272-273.

1C’est une évidence heureuse, quand on lit Merleau-Ponty, et c’est une surprise rapidement assimilée comme bien venue, quand on le lit pour la première fois : depuis La structure du comportement et jusqu’aux derniers cours professés au Collège de France, l’intégration des sciences humaines au discours philosophique se pratique systématiquement d’un ouvrage à l’autre, si bien qu’il nous semble finalement aller de soi « [qu’] il n’y a pas à ruiner les sciences de l’homme pour fonder la philosophie, ni à ruiner la philosophie pour fonder les sciences de l’homme » [1]. Le colloque qui fut organisé à Clermont-Ferrand sur ce thème et dont le présent volume propose les Actes, voulait rendre compte au moins de ce dialogue heureux, et de sa réussite continuée [2]. Dans La structure du comportement, l’analyse du rapport de la conscience et de la nature va de pair avec l’examen critique des différentes psychologies expérimentales de l’époque ; dans la Phénoménologie de la perception, l’analytique du corps percevant puise son matériau descriptif le plus riche du côté de ce que la neurophysiologie, la psychopathologie ou encore la psychanalyse savent depuis longtemps sur le corps humain ; dans La prose du monde, une réflexion approfondie sur la linguistique saussurienne donne son élan à un intense travail de réélaboration philosophique, qui débouchera sur l’ontologie terminale de la chair ; enfin Les aventures de la dialectique, comme la plupart des articles de Signes, disent assez l’importance, pour la mise en œuvre d’une pensée de l’histoire et de l’institution, du dialogue avec le marxisme et avec son exégèse plus récente, comme avec la sociologie webérienne, ou encore l’ethnologie de Mauss et Lévi-Strauss. Ainsi l’œuvre de Merleau-Ponty donne-t-elle une illustration frappante de ce qu’il faudrait appeler la « destination exotique » de la philosophie, résumée dans ces quelques mots qu’un autre philosophe, Georges Canguilhem, plaçait valeureusement en tête de sa thèse de médecine : « La philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère. » [3]

2À revenir de front et plus précisément sur la question, on aperçoit pourtant tout autre chose qu’une évidence. En témoignent les différentes déclarations faites par Merleau-Ponty à ce sujet : chaque fois que celui-ci revient explicitement sur la question des sciences humaines et de leur rapport à la philosophie, c’est en effet pour stigmatiser « une situation de crise permanente », ou encore « un régime de séparation qui ne parvenait à cacher leur rivalité qu’en leur refusant tout terrain de rencontre » [4]. Il faut s’en souvenir, contre un œcuménisme un peu facile : quand Merleau-Ponty instaure ce dialogue, avec la psychologie expérimentale, la linguistique, l’histoire ou la sociologie, c’est toujours avec le souci de déclarer la paix, d’en produire la justification, et de l’argumenter par un véritable discours de la méthode. Et même si, par exemple, « les travaux des philosophes et des sociologues sont souvent moins exclusifs que leurs principes » [5], il n’en reste pas moins qu’un certain rigorisme résiste, qui a sa consistance : « [La séparation de la philosophie et de la sociologie] n’en fait pas moins partie d’un certain sens commun des philosophes et des sociologues qui, ramenant la philosophie et les sciences humaines à ce qu’il croit être leur type pur, compromet finalement tout autant le savoir que la réflexion. » [6] Or ce point nous semble important. Aussi mythique ou obscurantiste, nous apparaisse cette séparation tranchée de la réflexion philosophique et du savoir scientifique, Merleau-Ponty n’en a pas moins hérité massivement sous la forme, sinon d’un « sens commun », du moins d’un contentieux historiquement constitué. L’invention d’une nouvelle philosophie de la perception, puis d’une nouvelle ontologie de la chair, sont inséparables, chez lui, d’un discours second, convaincant sans cesse de stérilité l’opposition de l’intellectualisme philosophique et de l’empirisme scientifique, et donc avérant cette opposition au moment même de la dépasser. C’est comme si le discours philosophique ne pouvait se déployer qu’après avoir planté le décor obligé de cet affrontement – celui du point de vue intérieur de la réflexion philosophique et du point de vue extérieur du réalisme scientifique.

3C’est donc d’une manière bien particulière que se rencontrent ici philosophie et sciences humaines : comme une proposition de paix à renouveler chaque fois, entre deux discours que Merleau-Ponty reçoit sous la forme absolutisée de deux perspectives totales et antagonistes. Or cette constitution dialectique du discours nous semble renvoyer à un arrière-plan historique précis. On sait que le XIXe siècle en France fut en grande partie l’histoire d’une longue et fastidieuse discorde entre philosophes et scientifiques, ou entre spiritualistes et matérialistes [7]. On a souvent dit que l’ensemble de la philosophie, à la suite du magistère universitaire de Victor Cousin, s’était pour longtemps cloîtrée dans la tour d’ivoire de l’introspection, pour un obstiné tête-à-tête de l’esprit avec lui-même ; et il est vrai qu’à bien des égards le spiritualisme français, renouant de multiples manières avec le geste cartésien du cogito, voulut faire servir l’observation intérieure des faits de conscience, héritée du siècle précédent, à la restauration de la métaphysique traditionnelle. La découverte par Maine de Biran, au début du siècle, du fait primitif de l’effort, avait donné l’amorce décisive de cette absolutisation de la psychologie, sous la forme d’une psychologie métaphysique : cet « absolu de l’activité intérieure » [8] permettait de fonder une césure radicale entre une psychologie d’introspection dont la vocation était clairement métaphysique, et qui valait désormais comme philosophie première, et un empirisme qui, sur le terrain des sciences de la nature, restait la seule vraie méthode. De son côté la science s’assurait progressivement de ses méthodes propres et, supportant de moins en moins le joug métaphysique, se mettait en route vers le scientisme, c’est-à-dire vers une affirmation jalouse d’elle-même. C’est donc d’une manière très lucide que Biran pouvait distinguer très tôt deux « points de vue » sur l’homme, le point de vue intérieur de la réflexion et le point de vue extérieur de la représentation, et reconnaître à chacun sa propre dignité : la réflexion nous livrait, dans une aperception sans distance où se confondaient le connaissant et le connu, le moi hyperorganique de l’effort ; la représentation, définie au contraire par l’extériorité à soi et l’objectivation, avait pour domaine « le cercle de la vie sensitive ou animale », c’est-à-dire la physiologie.

4En un sens Merleau-Ponty héritera de ce partage, transmis jusqu’à lui par la voie d’une sourcilleuse filiation universitaire. Il faut pourtant remonter un peu plus loin encore, si l’on veut comprendre la teneur exacte de ce divorce, entre la matière et l’esprit, ou entre la science et la philosophie. Car ce fut bien davantage qu’un simple partage des tâches, ou comme la réaffirmation d’un dualisme de type cartésien. Si c’est bien à Descartes qu’il faut remonter pour comprendre cette configuration polémique du savoir, c’est au Descartes de l’union de l’âme et du corps. Partageant l’homme en deux substances irréductibles, et définissant comme nécessairement énigmatique l’union de ces deux substances, Descartes avait en effet légué à ses successeurs un champ de connaissance essentiellement problématique : une science de l’homme aurait à réunir un ensemble de sciences d’emblée déclarées irréductibles – d’un côté celles de la nature physique en l’homme, de l’autre celles de la substance pensante [9]. Et c’est bien, alors, autour du problème de cette unité manquante que naquit, à la fin du XVIIIe siècle, et dans le droit fil de l’héritage cartésien, le projet d’une « Science de l’homme ». En témoigne en particulier la tournure que les Idéologues donnèrent à ce projet : tout entier tourné contre le dualisme métaphysique de Descartes, et délibérément affronté à la question des « rapports du physique et du moral dans l’homme », ce programme visait en effet à rassembler l’ensemble des sciences dans un « tout indivisible », et à les considérer comme « les rameaux d’un même tronc » [10]. Si donc au XIXe siècle le divorce de la philosophie et de la science a pu sembler si radical, c’est justement parce que ses protagonistes affichaient, de part et d’autre, la même ambition : du côté de la philosophie spiritualiste comme de la science expérimentale une même visée prévalait, celle de totaliser le phénomène humain, soit par le bas, à partir de l’enracinement physiologique de la conscience, soit par le haut, à partir de la puissance d’animation de l’esprit. Ainsi lorsque Cabanis faisait sienne la tâche d’unifier la science de l’homme, c’est en médecin qu’il parlait, décidé à faire reposer cette unité sur « le physique de l’homme » : « On commence à reconnaître aujourd’hui que la médecine et la morale sont deux branches de la même science qui, réunies, composent la science de l’homme. L’une et l’autre reposent sur une base commune, sur la connaissance physique de la nature humaine. C’est dans la physiologie qu’elles doivent chercher la solution de tous leurs problèmes, le point d’appui de toutes leurs vérités spéculatives et pratiques. » [11] Inversement, c’est à la seule psychologie que Théodore Jouffroy, « le plus éminent des élèves de Victor Cousin » [12], entendait, en 1823, assimiler l’ensemble de la science de l’homme : « Car qu’est-ce que l’homme, sinon ce que chacun de nous appelle moi ? et qui dit moi, sinon le principe intelligent ? (...) la psychologie, qui est la science du principe intelligent, est donc par cela même la science du moi ou de l’homme. » [13] Ainsi ce qui prévalait de part et d’autre, c’était non pas l’idée d’un serein partage des tâches, mais le projet polémique d’annexer pour soi seul un terrain qui, depuis Descartes, avait été déclaré commun et donc, en un sens, impartageable.

5En grande partie, Merleau-Ponty hérite de cette configuration particulière du rapport entre philosophie et science. Ce qu’il reçoit, comme bien d’autres à la même époque, c’est la tâche de régler un différend. Tout au long de son œuvre, c’est bien d’une unité recherchée qu’il est question, contre l’opposition de deux perspectives dont chacune se déclare depuis longtemps totale, et inexpugnable. Mais parce qu’il place délibérément cette configuration au centre de son projet philosophique, son cas nous semble privilégié. Le dévoilement des phénomènes y est inséparable chez lui d’une conscience avertie de l’antinomie des perspectives philosophique et scientifique, et d’une décision obstinée d’en finir avec elle. À nous, désormais, de juger de la fécondité de ce projet.


Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/leph.012.0145

Notes

  • [1]
    Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 123.
  • [2]
    Intitulé Merleau-Ponty : le philosophe et les sciences humaines, ce Colloque eut lieu les 7 et 8 janvier 2000 à Clermont-Ferrand ; il était organisé conjointement par la Société de philosophie d’Auvergne et le département de philosophie de l’Université Blaise-Pascal. Que soient remerciés ici, pour le soutien généreux qu’ils apportèrent à cette manifestation, Elisabeth Schwartz, Renaud Barbaras, Alain Petit et Emmanuel Cattin. Aux contributions des différents participants a été ajouté l’article de Jean-Claude Monod.
  • [3]
    Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966, p. 7.
  • [4]
    Signes, op. cit., p. 123.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    Cf. par ex. Georges Gusdorf, Introduction aux sciences humaines, Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 425 : « L’un des aspects les plus remarquables de l’histoire intellectuelle du XIXe siècle est l’étonnante division du travail qui s’établit, par un accord tacite, entre les sciences et la philosophie. Tout se passe comme si le spiritualisme dominant se réservait pour sphère d’influence une âme désincarnée, abandonnant aux basses œuvres des diverses sciences la réalité humaine inanimée. Cette dichotomie est conforme au dualisme traditionnel ; dans son principe tout au moins, elle accorde aux uns et aux autres les avantages de confort et de sécurité qu’entraîne une ignorance mutuelle. »
  • [8]
    L’expression est de Félix Ravaisson, lorsqu’il rend compte de l’entreprise de son aîné, in La philosophie en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 1984, p. 298.
  • [9]
    Cf. François Azouvi, in Maine de Biran. La science de l’homme, Paris, Vrin, 1995, p. 7 : « L’histoire de la science de l’homme sera celle des débats relatifs à l’extension qu’il convient d’accorder à ces diverses sciences dont seule la réunion constitue la science de l’homme elle-même. Descartes lègue ainsi à ses successeurs l’un des problèmes les plus féconds des XVIIe et XVIIIe siècles, en partageant la connaissance de l’homme en disciplines irréductibles entre elles, tout aussi légitimes les unes que les autres et appelées par conséquent à constituer un champ polémique. La question de homine, promue par les renaissants, est transformée par Descartes en problème philosophique. »
  • [10]
    Cf. Rapports du physique et du moral de l’homme, in Œuvres philosophiques de Cabanis, Éd. Lehec et Cazeneuve, Paris, PUF, 1956, t. I, p. 71.
  • [11]
    Cf. Coup d’œil sur les révolutions et sur la réforme de la médecine, in Œuvres philosophiques de Cabanis, op. cit., t. II, p. 209.
  • [12]
    Cf. Félix Ravaisson, La philosophie en France au XIXe siècle, op. cit., p. 76.
  • [13]
    Cf. Théodore Jouffroy, Mélanges philosophiques, Genève, Slatkine, 1979, p. 272-273.

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