LEGICOM 2012/1 N° 48

Couverture de LEGI_048

Article de revue

La présomption d'innocence et la course médiatique

Pages 43 à 46

1 Je suis ici non seulement l’informateur mais la personnalité qualifiée en quelque sorte puisque je suis le plus directement concerné, en tant que journaliste, par les questions de présomption d’innocence. En effet, comme vous le savez sans doute, les journalistes sont les seuls qui, lorsqu’ils comparaissent devant la justice, sont présumés coupables puisque c’est au journaliste d’apporter la preuve qu’il est innocent de ce qu’on lui reproche, principalement la diffamation, quand il ne s’agit pas d’autres délits de presse qui ne peuvent pas être prouvés comme, par exemple, l’atteinte à la présomption d’innocence. Pour être condamné pour atteinte à la présomption d’innocence lorsqu’on est journaliste, il suffit, Henri Leclerc l’a dit, d’avoir exprimé d’une façon trop claire, trop nette la culpabilité d’une personne qui n’a pas encore été condamnée. Donc aucun débat ne s’engage sur le fait de savoir si, par extraordinaire, très éventuellement, soyons fous, la personne qui a été présentée comme coupable serait, éventuellement, réellement coupable. C’est donc une façon, pour nous, journalistes, d’avoir, en quelque sorte, mis entre parenthèses le travail du journaliste et de n’avoir fait du journaliste qu’un simple rapporteur des étapes éventuelles de l’instruction pénale. De ce point de vue, il est assez logique et cohérent que les personnes qui soutiennent que l’invention de l’atteinte à la présomption d’innocence a constitué un progrès dans notre droit de la presse, considèrent que les journalistes doivent se contenter de rendre fidèlement compte de l’instruction pénale et donc allant jusqu’à instaurer ce qu’on appelle des fameuses fenêtres de publicité des débats, des audiences et de l’instruction. Autrement dit, une conception très encadrée de l’information qu’il serait possible au journaliste de divulguer à des moments qui ne seraient pas choisis par la presse, donc encore moins par les lecteurs de journaux que vous êtes tous, mais uniquement par l’institution judiciaire elle-même. Voilà le cadre général de ma réflexion.

2 Comme il faut aller vite, je brûle les étapes. Le sujet que l’on m’a demandé de traiter est « Présomption d’innocence et course médiatique ». Je suis ici, es qualité, le représentant des journalistes devant cette noble assemblée. Je suis étranger à toute forme de corporatisme, donc je ne défends pas la profession, je défends mon métier. Notre métier de journaliste consiste effectivement souvent à courir. Après quoi courons-nous ? Globalement trois choses et j’y tiens, trois choses et non pas une : la vérité, c’est-à-dire la bonne information du public que vous êtes lorsque vous achetez des journaux, ce qui n’exclut pas, évidemment, que la presse puisse se tromper, comme d’ailleurs les avocats, les magistrats et toute personne exerçant n’importe quelle profession. Le deuxième point, c’est l’exclusivité. Oui, nous recherchons l’information exclusive. Nous sommes dans un univers concurrentiel et nous cherchons à avoir l’information avant les confrères qui sont aussi des concurrents. Le troisième point, c’est l’intérêt des consommateurs d’information, je n’ai pas peur d’utiliser ce mot, car la presse est bien une activité commerciale, nous avons besoin de vendre nos journaux et nous avons la faiblesse de penser que plus ils sont bons, plus nous les vendons – même si, parfois, on se demande si c’est toujours vrai, à feuilleter certaines presses… J’ai dit trois points et non pas un seul car très souvent la vulgate consiste à dire que finalement les journalistes ne veulent que vendre du papier et qu’ils se fichent un peu de la vérité. Je ne peux vous convaincre de ma bonne foi autrement qu’en vous le répétant : les journalistes aiment bien écrire des choses vraies. Ils considèrent que ça fait partie de leur métier. Mais ils cherchent évidemment de l’audience, à avoir le plus grand nombre possible de lecteurs car c’est aussi comme ça qu’ils trouvent les moyens de leur subsistance et de pouvoir garantir la prolongation de leur exercice. Si les journaux ne se vendaient pas, eh bien, peu à peu, ils ne paraîtraient plus. Et vous-mêmes, il y a des tas de choses que vous ne sauriez plus si vous ne pouviez plus lire la presse.

3 Bien sûr, il y a également des critères subjectifs dans les informations que nous choisissons – évidemment, je ne prends pas soin de vous dire à chaque fois que je parle des informations dont il est question ici, c’est-à-dire celles qui ont trait, peu ou prou, à la culpabilité des gens ou aux soupçons qui peuvent peser sur chacun d’eux, évidemment aux personnes qui sont poursuivies par la justice. Il y a donc des critères subjectifs qui sont les critères d’orientation des différents journaux. Évidemment, ne cachons pas ici ce que vous savez tous, c’est-à-dire qu’un journal de droite aura plus facilement tendance à « faire gros » comme on dit sur une affaire impliquant une personne de gauche et inversement. Cela n’exclut pas que l’information soit quand même traitée partout et soit, si possible, de qualité, mais cette subjectivité-là existe, et vous ne m’avez pas attendu pour le savoir.

4 Il y a aussi le simple hasard de la découverte d’une information, qui est un élément subjectif : nous avons une petite information très bonne sur une affaire de moyenne importance. Eh bien, parce que c’est nous qui l’avons et parce que c’est notre exclusivité du jour et qu’en plus ce jour-là il n’y a pas grand-chose dans l’actualité, elle aura tendance à être traitée d’une façon plus importante qu’elle ne l’aurait été la veille si elle s’était passée le jour d’un attentat terroriste, ou le lendemain si elle s’était passée le jour de la mise en examen d’un procureur ou que sais-je encore. Les journalistes admettent donc cette subjectivité et même, d’une certaine façon, la revendiquent. Je n’ai donc pas peur de la reconnaître devant vous. Alors est ce que le fait de courir, en soi, pour un journaliste peut le conduire à porter des atteintes à la présomption d’innocence ? C’est probable. Les vieux chefs d’information générale, lorsque j’étais journaliste au Monde, avaient coutume de dire que publier un scoop c’est comme faire décoller et atterrir un avion : il y a un moment où il faut mettre de la vitesse, il faut pousser les moteurs à fond, mais il faut très bien choisir le moment sinon le crash est à peu près assuré et surtout, avant de pousser le moteur, il y a toute une phase de vérifications. Quiconque est monté dans un avion sait que, avant de faire décoller un avion, le pilote regarde tout un tas de voyants, il essaie tout un tas de boutons et c’est uniquement lorsqu’il a la certitude que l’avion peut décoller qu’il le fait décoller. Hélas, les journalistes ne sont pas des commandants de bord et il arrive que toutes les vérifications ne soient pas scrupuleusement faites avant de lancer l’avion… Je mentirais si je vous disais le contraire. J’aimerais bien que ce soit toujours le contraire mais en vertu de ce que je vous ai dit précédemment – la vitesse, l’urgence, la concurrence – évidemment que, comme dans les mauvaises compagnies aériennes ou dans les compagnies low cost, on peut soupçonner, à juste titre, que parfois toutes les vérifications ne sont pas suffisamment faites. Je pense que ce qui nuit à la présomption d’innocence, d’une façon générale, dans le travail de la presse, c’est un certain recul de la prudence professionnelle. Je pense que ce recul existe, il est au cœur de la société dans laquelle nous vivons. Je ne veux pas faire un traité philosophique devant vous, mais les journalistes ressentent ça depuis un certain nombre d’années : il y a une tendance à l’abolition entre ce qui est vrai et ce qui est faux, entre ce qui est public et ce qui est privé, et entre une série d’autres notions, qui provoque une espèce de confusion des genres manifeste. Parfois les magistrats eux-mêmes y participent, sans doute à leur corps défendant, mais il arrive que certains disent des choses qui ne sont pas vraies, et que des avocats soutiennent des choses manifestement fausses et ce, non pas seulement dans le prétoire où on avait tous tendance à considérer que tous les coups sont permis – c’est comme ça, c’est la loi du genre – mais désormais en public, devant tout le monde. Un avocat peut, devant des caméras, dire des choses manifestement fausses et dont il sait qu’elles sont fausses et peu importe, elles seront diffusées. Je pense que les journalistes sont un peu coupables de cela aussi mais ce ne sont sans doute pas les seuls.

5 Maintenant j’en viens à la loi Guigou, puisque c’est le cœur de notre débat. Je pense que la loi Guigou pose un principe sans doute louable et souhaitable : oui, effectivement, la présomption d’innocence, Henri Leclerc l’a très bien dit, est un état. Nous sommes tous présumés innocents – à la petite réserve près que j’ai formulée tout à l’heure pour les journalistes devant les magistrats, mais sans exagérer sur cette boutade. Mais, une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand-chose. Prenons une vieille affaire : Alain Carignon, qui était ministre, est-il encore « complètement bien » présumé innocent quand un juge d’instruction l’a placé en détention provisoire ? Faut-il que les journalistes disent « oui, certainement, après un an et demi d’enquête, le juge d’instruction a décidé de placer en détention provisoire le ministre de la Communication qui vient de démissionner mais enfin, bien sûr, rien n’établit du tout qu’il est coupable et il y a même tout lieu de penser qu’il ne l’est pas puisque ses avocats le disent » ! Vous voyez bien que si les journaux étaient remplis d’articles rédigés de cette façon, plus personne ne les achèterait, plus personne ne les lirait et donc on arrêterait assez vite de les faire.

6 La loi Guigou est donc pour moi l’illustration d’un vieux dicton populaire : « le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions ». J’ai beaucoup de considération pour Mme Guigou, qui est une femme remarquable, mais je pense qu’elle s’est trompée et s’est laissée entraîner jusqu’à un résultat qui ne peut pas être, pour moi, celui qu’elle avait vraiment souhaité. Cette loi, aujourd’hui, est faite pour que des notables – et pas le quidam, le citoyen lambda – puissent être dispensés de poursuivre en diffamation des journalistes qui ont fait leur travail et non pas pour réprimer les abus de journalistes approximatifs qui se seraient précipités pour écrire n’importe quoi. Concrètement, les textes sur la diffamation existent. Nous, journalistes, sommes de moins en moins poursuivis pour diffamation. Pourquoi ? Parce que, quand il y a un débat sur la diffamation, nous avons un débat sur la vérité, nous discutons de savoir si ce qui a été écrit dans le journal, certes violent, attentatoire à l’honneur et à la considération, pourrait être vrai. Donc, de ce point de vue, sont des jésuites tous ceux qui disent depuis des années dans ce pays qu’il faut que les journalistes retrouvent le sens de l’enquête, qu’ils apprennent tout de même à vérifier leurs sources, etc. Tous les gens qui tiennent ces discours sont soit des naïfs soit des menteurs – et en tout cas, pour ce qui concerne l’univers des professions judiciaires, je pense que ceux qui disent cela sont plutôt des menteurs que des naïfs. Pourquoi ? Parce que, aujourd’hui, la procédure est faite de telle façon que nous n’avons plus, ou de moins en moins, la possibilité d’avoir ce débat sur la vérité de ce que nous avons écrit. Autrement dit, notre enquête sert de moins en moins à quelque chose. Je prends un exemple simple. Ici, dans cette salle, un crime est commis sous nos yeux à tous. Je suis, à quelques rares exceptions près, le seul journaliste dans la salle, j’assiste à ce crime : un homme poignarde une femme là, en haut des escaliers. On prévient la police, il est arrêté. Nous apprenons ensuite, dans la journée, que, après quelques heures de garde à vue – peut-être est-il passé aux aveux –, on l’emmène devant un juge et il est mis en examen pour homicide volontaire. Eh bien si j’écris un article demain dans le journal disant « Monsieur untel, à telle heure, à tel endroit, a tué cette femme », il peut me poursuivre pour atteinte à la présomption d’innocence. Pourtant je l’ai vu, vous l’aurez tous vu aussi mais je ne peux pas l’écrire. Je dois écrire : « Il est suspecté d’avoir assassiné cette personne. En tout cas, il est poursuivi comme tel, il est mis en examen, son avocat a dit que les faits n’étaient pas clairement établis, il n’y avait pas beaucoup de lumière, on n’est pas sûr de l’avoir vu. » Mais je ne peux pas dire, alors même que je l’ai vu, que c’est un meurtrier. J’ai pris un exemple volontairement caricatural pour bien vous faire comprendre le raisonnement : l’atteinte à la présomption d’innocence permet à la personne, en l’occurrence ce meurtrier, de lui garantir qu’aucun journaliste ne pourra écrire, même s’il en a la preuve, qu’il est coupable ; il lui faudra attendre que la justice l’ait dit, peut-être cinq ans après. Si par chance pour lui il y a eu nullité de procédure – ce sont des choses qui arrivent –, la procédure sera annulée, il ne sera jamais condamné et donc je n’aurai jamais le droit d’écrire dans mon journal que j’ai vu cet homme assassiner cette femme.

7 Je termine avec un exemple encore plus significatif, qu’on se raconte entre nous dans les salles de rédaction et que j’ai donné un jour à Mme Guigou : si l’affaire Dreyfus se déroulait aujourd’hui en 2011, nous aurions tout loisir, nous journalistes, de reproduire avec des courts guillemets et, en falsifiant les passages pour qu’on ne croie pas qu’on ait pu lire les procès-verbaux, de publier des extraits de la procédure qui a abouti à condamner le capitaine Dreyfus. Ce serait simple. Un journal pourrait même reproduire en fac-similé le bordereau. Y aurait-il quelqu’un dans cette salle pour poursuivre une infraction, quelle qu’elle soit ? Je ne suis pas sûr. Par contre, si Bernard Lazare était encore de ce monde et s’il voulait faire sa contre-enquête, il aurait le droit d’écrire, tout à loisir, que le capitaine Dreyfus est innocent mais il n’aurait surtout pas le droit de dire que M. Esterazi est coupable, sans quoi M. Esterazi le poursuivrait non pas pour diffamation mais pour atteinte à la présomption d’innocence et évidemment comme il n’a pas été condamné, il ferait condamner Bernard Lazare ! Voilà, c’est le système dans lequel nous vivons. Je vous le dis d’une façon un peu provocatrice mais c’est pour mieux stimuler le débat. Parce que nous essayons plutôt, c’est notre objectif, d’écrire des choses vraies. Mais nous n’avons pas envie de nous interdire de faire nos propres enquêtes et de publier des éléments de preuve et donc éventuellement d’affirmer que ces éléments sont suffisamment probants pour nous permettre d’accuser quelqu’un si nous le pensons coupable. Dans ces cas-là, la moindre des choses, si la personne veut le contester, ce serait qu’elle le fasse en ayant un débat sur la vérité.

8 H. G.


Date de mise en ligne : 25/03/2014

https://doi.org/10.3917/legi.048.0043

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