Notes
-
[1]
Cour d’appel Paris, 14e ch. sect B, 21 nov. 2008, affaire Fuzz ; TGI de Paris, 3e ch. 2e sect., 14 nov.2008, affaire Youtube.
1 Les premières réflexions juridiques sur l’Internet au temps du développement de ses usages « grand public » en France au milieu des années 1990 ont été commandées par deux dogmes : le principe de neutralité technologique, d’une part, l’application du droit commun à l’Internet moyennant quelques modestes adaptations, d’autre part. Nul ne croyait au premier dogme tant l’expérience enseigne qu’une technologie crée toujours des usages inédits et des demandes nouvelles. Si les technologies étaient neutres, il n’y aurait ni loi bioéthique, ni loi « informatique et libertés » ! Mais c’est qu’il convenait d’éviter, tout en rassurant l’opinion, l’émergence trop prompte d’un droit de l’Internet. Les professionnels gagnaient un peu de temps et le législateur quelque visibilité sur les usages, lesquels à avoir été laissés la bride sur le cou, se sont cependant à ce point développés (gratuité généralisée, téléchargement, etc.) qu’il est bien difficile désormais de faire marche arrière, les débats sur le droit d’auteur en témoignent. Enfin, dans ce consensus de dupes, chacun conservait ses compétences anciennes, puisque le vieux droit était censé s’appliquer commodément à l’Internet, et chacun, donc, un morceau de la Vraie croix de ce monde nouveau… Quinze ans plus tard, une disposition importante mais encore assez méconnue de la loi HADOPI dite 1, permet de revisiter ces dogmes.
2 I – L’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, modifiée notamment par la loi pour la confiance dans l’économie numérique du 21 juin 2004, détermine le régime de responsabilité en matière d’infractions de presse commises par un moyen de communication au public par la voie électronique. Ce texte, commun aux services audiovisuels et aux services en ligne – symptôme du deuxième dogme dans sa version « Internet c’est un peu comme la télé » – prévoit que sera poursuivi comme auteur principal :
- le directeur de publication lorsque le message ou le propos incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable ;
- à défaut, l’auteur du message ou du propos ;
- à défaut de l’auteur du message ou du propos, le producteur.
4 Ce texte ajoute que pourra également être poursuivie comme complice toute personne complice de droit commun au sens des articles 121-6 et 121-7 du Code pénal, c’est-à-dire le complice par aide, assistance ou fourniture de moyens. Il constituait dans le monde en ligne la transposition de la cascade de responsabilité propre à l’audiovisuel. Son application s’est cependant révélée insatisfaisante, s’agissant des forums de discussion sur Internet, et floue, s’agissant de la notion de producteur.
5 a) Insatisfaisante, s’agissant des forums sur Internet
6 La condition de fixation préalable du message a très tôt été interprétée et de manière unanime par la doctrine et la jurisprudence comme la mise en place d’une modération dite a priori des espaces de contributions sur Internet : dans cette hypothèse, les messages que les internautes adressent à tel site sont lus en interne avant d’être mis en ligne. La responsabilité du directeur de publication du site s’en trouve engagée de plein droit. L’existence d’un « modérateur » ne suffit pas cependant à attester qu’une procédure de fixation préalable des messages est mise en œuvre, des « modérateurs » pouvant avoir pour mission, non pas de filtrer les messages avant leur mise à disposition du public, mais de veiller à la teneur générale des messages mis en ligne pour ordonner le retrait de ceux qui se révéleraient de nature à engager la responsabilité du site. Dans cette seconde hypothèse, et faute de fixation préalable des messages, la responsabilité du directeur de publication ne peut être recherchée. En définitive, la condition de fixation préalable des messages à laquelle était subordonné l’engagement de responsabilité du directeur de publication aboutissait à un effet paradoxal, et pour tout dire fâcheux : le responsable précautionneux d’un site Web qui met en œuvre sur son forum de discussion une modération a priori voyait sa responsabilité plus facilement engagée que celui qui se bornait à une modération a posteriori ou se dispensait de toute modération.
7 b) Floue, s’agissant de la notion de producteur
8 Cette notion de « producteur », directement issue du monde de l’audiovisuel, se comprenait : un propos diffamatoire tenu en direct lors d’une émission de radio ou télédiffusée ne pouvait pas déterminer l’engagement de responsabilité du directeur de publication. C’est pourquoi le législateur a prévu, en telle hypothèse, que la responsabilité du producteur pourrait alors être recherchée. La notion avait un sens dans l’audiovisuel : elle correspond à un métier précis (le producteur, qui est en général une personne distincte du directeur de publication, est celui qui choisit un thème d’émission, son format, ses invités, etc.). Hélas, le producteur ne correspond à rien dans le monde de l’Internet.
9 Cependant, cette notion figurant dans l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, il fallait bien en faire un usage. La jurisprudence y a contribué en poursuivant deux objectifs :
- le premier consistait à estomper la disparité de traitement entre les sites Internet selon qu’ils mettent ou non en œuvre une modération a priori ; faute de modération a priori, le directeur de publication était exonéré de toute responsabilité, il convenait donc d’inventer un « producteur » sur Internet,
- le second consistait évidemment à offrir aux victimes de propos tenus sur des forums non modérés ou modérés a posteriori la possibilité de disposer d’un recours, à défaut de pouvoir toujours identifier aisément les auteurs des messages en cause.
11 La 11e chambre de la Cour d’appel de Paris a ainsi du producteur une conception exten sive. À la pêche aux responsabilités, son filet est à mailles serrées. Et, s’agissant de sites Internet non professionnels, le souci de ne pas laisser les victimes sans recours a pu la conduire assez fréquemment à juger qu’un directeur de publication, animateur zélé de son site, était nécessairement « producteur » du forum de discussion. La 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, sans doute moins hardie, s’est efforcée de rechercher des critères de définition de la notion de « producteur ». Plusieurs jugements reprennent à peu près la motivation suivante : « La notion de “producteur” qui ne s’appliquait initialement qu’à la communication audiovisuelle au sens strict ne peut se concevoir en matière de communication en ligne que dans le respect des circonstances et conditions qui en assuraient la justification pour la communication audiovisuelle dans son sens traditionnel. Or, dans le domaine audiovisuel stricto sensu, le producteur est entendu comme celui qui se trouve à l’origine d’un projet d’émission, au thème et au format préalablement définis, qui procède aux choix des intervenants ou des invités susceptibles d’y prendre la parole. Il peut de la sorte se trouver exposé – en troisième ligne et à défaut du directeur de la publication et de l’auteur direct des propos, comme le prévoit l’article 93-3 – aux risques, qu’il a pu apprécier au moins dans une certaine mesure, d’une diffusion en direct ne permettant à quiconque d’autre de s’assurer de la tonalité générale des propos qui allaient être tenus. Aussi, la qualité de “producteur” en matière de communication en ligne ne peut-elle trouver à s’appliquer à celui qui a pris l’initiative de créer un forum de discussion ou un lieu d’échanges d’opinions que si le ou les thèmes de discussion ont été, par lui, définis à l’avance, la condition tenant au choix préalable du ou des sujets ouverts à la discussion déterminant seule le fondement de la présomption de responsabilité ainsi instituée ». C’est ainsi la part prise dans le choix des thèmes ou fils de discussion et leur libellé plus ou moins explicite qui détermineront l’existence ou non d’un producteur, cette qualité se cumulant le plus souvent, s’agissant des sites non professionnels, avec cellede directeur de publication dont le dernier alinéa de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 nous dit : « Lorsque le service est fourni par une personne physique, le directeur de publication est cette personne physique ». Sur la base de cette analyse, la 17e chambre a, dans certaines espèces, exclu la notion de producteur (tel est le cas lorsqu’il n’est pas établi que le thème de discussion ayant suscité les messages litigieux est le fait du directeur du publication ou d’un de ses préposés) et l’a retenue dans d’autres (ainsi, quand le thème de discussion choisi par le responsable du site comporte un libellé à ce point explicite qu’il ne pouvait être raisonnablement exclu qu’il suscite des contributions attentatoires aux droits de tiers).
12 I I – L’article 27 de la loi du 12 juin 2009 (HADOPI 1) a ajouté à ce dispositif un alinéa supplémentaire propre aux infractions de presse résultant des messages adressés par les internautes dans les espaces de contributions personnelles, identifiés comme tels. Ce texte est ainsi rédigé : « Lorsque l’infraction résulte du contenu d’un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le codirecteur de publication ne peut voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message ».
13 II-1. Champ d’application
- La disposition nouvelle est directement issue des États généraux de la presse qui ont entendu alléger le régime juridique des directeurs de publication de sites Internet, s’agissant des contenus ne résultant pas de l’activité éditoriale de leurs préposés mais de messages de tiers connectés.
- Les travaux parlementaires citent expressément « les espaces dédiés à la libre expression des internautes tels que les forums et les blogs » (ministre de la Culture/Assemblée nationale / deuxième séance du jeudi 2 avril 2009). Il n’est pas douteux que, s’agissant des sites de presse en ligne, les rubriques « Vos commentaires » ou « Vos réactions » qui se trouvent associées aux articles diffusés relèvent du champ d’application de cette nouvelle disposition.
- Contrairement à ce qui a déjà été soutenu devant la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris par certains conseils qui ont aussitôt pris la mesure des effets indésirables de cette disposition, elle ne paraît pas propre aux seuls services de presse en ligne qui sont définis par l’article 27-I de la loi du 12 juin 2009, laquelle a complété l’article 1er de la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse.
15 En effet, l’alinéa nouveau a été introduit dans l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 qui ne distingue pas entre les services de communication au public par voie électronique. Aussi, faute d’avoir été réservée aux seuls services de presse en ligne, cette disposition a vocation à s’appliquer indistinctement à l’ensemble des services de communication au public par voie électronique, les sites de presse et les autres, les sites professionnels ou commerciaux et les sites personnels, les sites institutionnels et les sites des « snippers de l’Internet ».
16 II-2. Portée
17 Ce texte nouveau est directement inspiré du régime juridique jusqu’alors applicable aux seuls fournisseurs d’hébergement visés à l’article 6-I. 2 et 3 de la loi du 21 juin 2004, qui ne peuvent voir leur responsabilité engagée s’ils « n’avaient pas effectivement connaissance [du] caractère illicite [d’un contenu] ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où [ils] en ont eu connaissance, [ils] ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible », et dont la rédaction constitue un décalque.
18 Qu’en penser ?
19 a) D’abord se féliciter que cette disposition mette un terme à une lente mais quasi inéluctable dérive jurisprudentielle liée à l’attractivité du régime juridique applicable aux prestataires techniques d’hébergement visés à l’article 6-I de la loi du 21 juin 2004, et qui aboutissait à faire de tout acteur de l’Internet un hébergeur et rien d’autre. C’est que le régime juridique applicable aux hébergeurs est commode :
- il existe, c’est donc qu’il n’y a pas de « vide juridique » ;
- il offre un recours possible aux victimes qui peuvent adresser une notification de contenu illicite, laquelle constitue le préalable à un éventuel engagement de responsabilité ;
- il épargne cet acteur de l’Internet tant que ce dernier n’a pas été spécialement avisé par la victime concernée de la présence d’un contenu illicite sur son site : pas de responsabilité sans alerte préalable et explicite ! Le succès de ce régime juridique est tel qu’on entend fréquemment plaider que tel site est « hébergeur » de son propre forum. Il est d’ailleurs désormais jugé qu’un site agrégateur de contenus est un « hébergeur » au sens de la loi du 21 juin 2004 [1]. La doctrine majoritaire, oublieuse du sain mais désormais condamné arrêt Tiscali (Cour d’appel Paris, 7 juin 2006), paraît se féliciter qu’il en soit ainsi : tout le Web 2.0 relèverait du régime juridique propre aux vieux prestataires d’hébergement ; tel site « hébergerait » un lien hypertexe de telle sorte que seul le site source, et non plus le site sur lequel le lien est présent, serait responsable du contenu illicite, pourtant devenu, par ce biais, accessible depuis une autre adresse URL que celle du site source. La disposition nouvelle revient à l’orthodoxie : transposer aux espaces publics de discussions des sites Internet un régime juridique proche de celui applicable aux hébergeurs, c’est nécessairement reconnaître qu’un site Web n’est pas un « hébergeur » de son propre forum, qu’il s’agissait d’une illusion juridique – et collective – à laquelle il convenait de mettre un terme. Il est à souhaiter que ce mouvement de reflux de la notion d’hébergeur, aujourd’hui trop largement revendiquée et pour partie hâtivement consacrée en jurisprudence, se poursuive.
21 b) Mais cette clarification ne va pas sans soulever quelques questions.
22 Première cause d’exonération de responsabilité : le responsable du site n’a pas eu « effectivement » connaissance du message avant sa mise en ligne.
23 Que signifie avoir « effectivement connaissance » du message ? S’agit-il de la reprise de la seule condition qui existait jusqu’alors tenant à la fixation préalable du message, c’est-à-dire à l’existence d’une modération a priori ? Mais alors pourquoi avoir retenu une rédaction différente de celle qui figure toujours au premier alinéa de l’article 93-3 ainsi complété ? Et à soutenir que tel serait le cas, il conviendrait d’observer que le législateur aurait alors laissé prospérer la paradoxale disparité de traitement entre sites selon qu’ils mettent ou non en œuvre une modération a priori, à laquelle il souhaitait pourtant précisément mettre un terme…
24 Il paraît dès lors plus sage de considérer qu’il s’agit :
- d’un régime dérogatoire au droit commun, c’est-à-dire à la règle fixée par le premier alinéa de l’article 93-3 ;
- propre aux espaces contributifs sur Internet ;
- qui ne distinguerait plus selon que ces espaces publics de contributions personnelles sont modérés a priori, modérés a posteriori ou non modérés, la « connaissance effective » pouvant résulter de faits propres à chaque espèce dans des hypothèses que le législateur a entendu ménager et qu’il appartiendra aux juridictions saisies d’apprécier au cas par cas.
26 Deuxième cause d’exonération de responsabilité : si dès le moment où il a eu connaissance du message, le directeur de publication a agi promptement pour le retirer.
27 La loi ne met pas en forme, comme elle l’avait fait pour les hébergeurs – les vrais ! – un système de notification de contenus illicites. À défaut de décret d’application qui viendrait en préciser les contours, il est probable que la pratique s’inspirera de près de la procédure de notification applicable aux hébergeurs, telle qu’elle résulte de l’article 6-I.5 de la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.
28 Dernière question : que devient la notion de « producteur » que le législateur a laissé prospérer dans l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 ?
29 On l’a dit, dans la cascade, le « producteur » est souvent un directeur de publication de site qui ne peut voir sa responsabilité engagée es qualités. C’est l’autre nom du « coupable » que l’on cherche, et parfois l’ultime recours des victimes.
30 Mais à laisser prospérer cette notion sur Internet, ne prive-t-on pas d’effet le nouveau régime juridique institué par la loi du 12 juin 2009 ? Certes, la notion de « producteur » peut être utile pour les sites que j’appelle les « snippers de l’Internet », les sites personnels aux forums non modérés, où peuvent fleurir des appels publics à contributions désobligeantes ou scandaleuses à l’égard de tiers. Mais à retenir, pour ces sites-là, le critère élaboré par la jurisprudence sous l’empire de la législation précédente pour définir le producteur (le choix préalable du sujet mis en discussion), devra-t-on considérer que le directeur de publication d’un site de presse en ligne qui comporte une rubrique « Vos commentaires » ou « Vos réactions » pourrait voir sa responsabilité engagée à raison de messages d’internautes, non es qualités sur le fondement de la disposition nouvelle, mais en sa qualité de « producteur », au motif que le contenu de l’article mis en ligne, sa tonalité polémique, le thème abordé ont nécessairement suscité de telles contributions ?
31 Si tel était le cas, alors la disposition nouvelle serait vidée de sa substance. Il est à espérer que la jurisprudence parvienne à éviter ces deux écueils : paralyser l’application d’une loi nouvelle ou laisser sans recours les victimes de contenus illicites sur Internet.
32 Mais lorsque chacun sera dégrisé des deux dogmes qui ont commandé les premières lois sur l’Internet, il sera temps de tirer toutes les conséquences de l’absence de neutralité technologique de l’Internet et de l’indispensable nécessité de légiférer d’une manière spécifique, adaptée à ses usages et à ses spécificités (accessibilité permanente, facilité de recherche sur le nom patronymique, diffusion virale ou en miroir, etc.). Alors le législateur supprimera toute référence à la notion de producteur qui, sur Internet, est dépourvue de sens. Et il sanctionnera, dans sa sagesse, le manquement des responsables de sites à l’obligation qui leur est faite par l’article 6-III de la loi du 21 juin 2004 de s’identifier précisément sur leur site ou, s’agissant des sites non professionnels, par l’intermédiaire de leur hébergeur, en s’assurant que ce dernier conserve les données de connexion des auteurs de contenus – c’est-à-dire des internautes qui se connectent au site hébergé –, seule mesure propre à assurer l’effectivité des droits des victimes de contenus illicites, non par d’illusoires sanctions de nature pénale, mais par la seule chose qui vaille en cette matière : une responsabilité de plein droit des directeurs de publication de sites Internet lorsqu’ils se soustraient à leur obligation légale, à raison de tous les contenus mis en ligne sur leur site, quelle qu’en soit la provenance : une activité éditoriale propre ou des messages d’internautes auxquels ils ménageraient la faveur délétère d’un complet anonymat.
33 J. B.
Notes
-
[1]
Cour d’appel Paris, 14e ch. sect B, 21 nov. 2008, affaire Fuzz ; TGI de Paris, 3e ch. 2e sect., 14 nov.2008, affaire Youtube.