LEGICOM 2008/1 N° 41

Couverture de LEGI_041

Article de revue

Débats

Pages 53 à 57

1 NICOLAS BONNAL

2 Merci beaucoup pour cette ouverture sur des thèmes qui pourront être repris lors de la deuxième table ronde. Mais on peut donner immédiatement la parole à la salle.

3 PIERRE GUERDER Doyen honoraire de la Cour de cassation

4 Précisément parce que je ne suis plus en fonction, j’aimerais réagir à l’intervention de Monsieur Grébert. On parle ce matin des amateurs et j’ai l’impression que, dans l’esprit de M. Grébert, le terme d’amateur devrait entraîner un régime juridique spécifique et, en quelque sorte, un régime d’impunité. Or, il a été souligné auparavant que ce n’est pas a priori l’axe d’orientation, l’axe d’intervention de notre législation. Je crois qu’il est quand même utile d’insister sur le jugement auquel on a fait référence qui, d’une part, fait apparaître qu’il y a l’élément matériel de la diffamation et, d’autre part, qu’il y avait un directeur de la publication. Il est important de faire ressortir que le terme d’amateur n’implique peut-être pas l’accès à Internet de la même manière que des professionnels, mais que l’accès à l’Internet étant réalisé, on se trouve soumis à des contraintes identiques à celles des autres usagers. Ça me fait un peu penser aux cyclistes à Paris, dont on parle beaucoup ces derniers temps, qui circulent avec un mode de locomotion qui n’est pas le même que d’autres, mais qui s’estiment de ce fait affranchis des contraintes de circulation auxquelles d’autres sont soumis ! Quand on circule sur la voie publique à Paris, que ce soit à vélo ou autrement, on est soumis aux mêmes contraintes et le cycliste n’est pas autorisé, parce qu’il est à vélo, à emprunter un sens interdit ou à commettre telles autres infractions. C’est pareil pour l’amateur internaute. Quand on va sur Internet, on utilise un moyen de communication comme quiconque utilise une voix pour s’exprimer dans une réunion publique ou utiliserait un tract pour s’exprimer dans une réunion syndicale. On prend le risque de s’exprimer, il faut en assumer les conséquences et être responsable. Donc, l’amateur n’est pas un affranchi du droit mais s’engage dans un parcours qui comporte des obstacles et est assorti de responsabilités. On peut le faire ou ne pas le faire, mais ça comporte un risque quand on le fait, et il me paraît normal que l’on veuille l’assumer en suivant les mêmes règles. Alors, en l’occurrence, quand on envisage un régime à part, dans certaines conditions, pourquoi ne pas recourir à la bonne foi, mais je pense que le contexte pourrait varier d’un individu à l’autre et je me demande s’il ne faudrait pas trouver des critères généraux. À cet égard je ne peux que rendre hommage à la recherche qui a été entreprise. Car, on était dans un cadre de polémique et chaque fois qu’il y a polémique, on essaie d’assouplir les critères de la diffamation et de la bonne foi. En l’occurrence, est-ce que c’est du côté de la recherche et de l’enquête préalable que l’on doit diminuer le seuil d’exigence ? Peut-être. Je ne remets pas du tout en question cette décision, mais remarque que cela ouvre la porte à des appréciations très variables… Parce que si chaque fois que l’on est en présence d’un journaliste non professionnel, l’exigence de la vérification préalable n’est plus de mise, on va dire que tous ceux qui ne sont pas des professionnels ont effectivement vocation à bénéficier de l’exception de bonne foi, ce qui est peut-être tout de même un peu rapide en matière de presse. Je crois qu’en réalité, le contexte polémique peut être une autre voie de justification qui, en l’occurrence d’ailleurs, existait, puisque si j’ai bien compris, on était vraiment en présence de quelqu’un qui avait décidé de critiquer la politique communale de la municipalité en place. Cela fait partie de la politique locale dans laquelle on va voir, je pense, quelques développements d’ici le début de l’année prochaine. Le terme d’amateur, me semble-t-il, doit donc être recadré, comme l’a d’ailleurs indiqué le professeur Dreyer : il y a différents degrés d’amateurisme, comme cela vient d’être excellemment dit par ailleurs. Mais ce terme d’amateur ne devrait pas être synonyme d’impunité, je voudrais être ferme et clair là-dessus.

5 EMMANUEL DREYER

6 Je peux faire éventuellement une remarque. J’ai été frappé, moi aussi, par ces quelques décisions qui manifestent, sur Internet ou ailleurs, une véritable tolérance à l’égard des diffamateurs intervenant dans un cadre non professionnel. Or, elles insistent souvent sur le fait que le contexte n’était pas polémique. C’était particulièrement le cas dans l’affaire « Monputeaux », de sorte que les juges du fond n’ont pu utiliser ce paramètre de la bonne foi pour relaxer M. Grébert. Ils ont dû statuer autrement. Spécialement, la cour d’appel s’est aperçue qu’il y avait eu dans cette affaire une vérification des sources beaucoup plus importante que ne l’avait constatée le tribunal et, finalement, elle a rendu une décision assez conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation. Ce contentieux est peut-être moins original qu’il n’y paraît. On a sans doute exagéré l’importance de ces décisions.

7 BASILE ADER

8 Si je peux dire un mot, parce que j’étais dans ce procès pour le journal : le seul tort qu’avait eu M. Grébert, c’était d’afficher un article du Parisien, et c’est là où le procès a été injuste…

9 M. GRÉBERT

10 Un extrait, un court extrait, j’ai usé du droit de citation.

11 BASILE ADER

12 Donc, évidemment, l’article principal a été utilisé. Il a été reconnu comme étant rédigé de bonne foi, à l’issue d’une enquête sérieuse, etc. Il me paraît normal que celui qui le reprend à côté pour dire « c’est un élément d’information » se voie reconnaître la même bonne foi. Donc, en l’occurrence, s’agissant de ce procès-là, j’ai pu juger qu’il était effectivement assez injuste dans son principe.

13 M. GRÉBERT

14 Je ne défends pas l’impunité, j’ai dénoncé l’abus d’usage d’une procédure qui est censée défendre la liberté d’expression, la protéger, et qui est détournée par certains. Là, c’est un maire, ça peut être une entreprise, une institution. C’est-à-dire des gens qui ont des moyens financiers, une puissance extraordinaire. J’ai face à moi une municipalité qui dispose d’un budget de 250 millions d’euros et moi je suis un salarié. Malgré cette différence de moyens, on est soumis aux mêmes règles, à la même loi. Ainsi, la mairie de Puteaux a des moyens juridiques et j’étais seul face à cette puissance-là, soumis aux mêmes règles qu’un groupe de presse. C’était un peu ridicule, que faisais-je devant cette 17e chambre, moi simple blogueur à côté du Parisien, sur le même banc, accusés des mêmes faits, de la même manière ? Le Parisien a des conseillers juridiques, paie des avocats à l’année. Comme je passe mon temps sur « Monputeaux » à détailler les factures, je suis un peu obsédé, j’ai un peu le symptôme « combien ça coûte ». Je ne défends absolument pas l’impunité, j’ai été à quatre reprises devant les tribunaux. Tout ce que je publie sur mon site est signé. Je prône la responsabilité individuelle sur mon site et ai créé, avec d’autres blogueurs locaux, un site « webcitoyen.com » pour défendre la liberté d’expression sur le web et prônant la responsabilité individuelle.

15 PIERRE GUERDER

16 Vous avez choisi de diffamer, on peut dire que vous êtes un bon diffamateur, mais vous aviez décidé de diffamer…

17 M. GRÉBERT

18 J’ai été relaxé.

19 PATRICK VILBERT Avocat

20 Pour rebondir sur la responsabilité dans le domaine du blog, il existe également des condamnations de blogueurs. Et je rappelle, notamment, la décision Nissan, assez souvent commentée. Une salariée avait créé – alors qu’elle était en congé maternité, puis licenciée à son retour de maternité – un blog qui a été considéré comme contenant des propos diffamatoires et injurieux et ayant donné lieu à une injonction à la fois du juge puis, ensuite, une condamnation au fond, pour des propos considérés comme diffamatoires. On a tenu compte, évidemment, dans le cadre de l’étude de la responsabilité du blogueur, de sa situation d’amateur, et j’avais d’ailleurs été invité à une émission avec cette personne qui avait encore un peu de mal à comprendre sa responsabilité particulière. Simplement pour conclure sur cette intervention, M. Grébert, dans notre décision et dans la décision qui vous a concerné, le tribunal avait noté, à la fois votre profession mais le fait que vous n’étiez pas dans l’exercice professionnel. Nous, avocats, lorsque nous créons notre blog, avons quand même un peu de mal à distinguer entre l’avocat et le citoyen. Je pense que quand on est journaliste et citoyen, il est des réflexes très logiques qui me paraissent être ceux de cette connaissance de la responsabilité particulière. La loi sur la liberté de la presse entraîne cette responsabilité, et la jurisprudence l’applique avec des appréciations toujours in concreto et toujours singulières sur la personne qu’elle a à juger ou dont elle a à juger les écrits : il peut y avoir en effet une plus ou moins bonne information de la part du professionnel et du non professionnel. Le problème que nous rencontrons aussi bien dans les sites collaboratifs, c’est la hiérarchie des sources. C’est un problème pour tous les blogueurs que nous pouvons être, plus ou moins éclairés, avec des connaissances plus ou moins approfondies ou vérifiées, à savoir cette hiérarchie des sources. Est-ce que tout ce qui circule sur Internet comme source d’information est valide ou non ?

21 CHRISTOPHE BIGOT Avocat

22 C’est surtout une question qui me vient suite à l’intervention d’Emmanuel Dreyer puisque l’on voit bien qu’il y a un certain nombre de lacunes de responsabilité dans la loi LCEN et, en filigrane, il nous dit : « La responsabilité civile pourrait peut-être également s’appliquer ». Donc j’entends l’article 1382 et me demande comment il se combine avec la loi spéciale parce qu’en matière de presse, il a un peu de mal à se combiner avec la loi spéciale. Donc la question est la suivante : Est-ce que dans la combinaison entre l’article 1382 et la loi spéciale, donc l’article 6 de la loi LCEN – qui précise quand même que l’hébergeur n’encourt pas de responsabilité civile tant qu’il n’y a pas notre fameuse notification de l’article 6 – l’on doit avoir la même approche que dans la combinaison loi de 1881/art. 1382 ? Ou est-ce que l’on doit avoir une approche différente qui serait de nature quand même à remettre en question l’approche habituelle de notre droit de la presse ? C’est une question qui s’adresse aussi, éventuellement, à Nicolas Bonnal, s’il a sur ce point des éclaircissements.

23 EMMANUEL DREYER

24 C’est une question qui intéresse également le doyen Guerder ! Pour moi, la faute du fournisseur d’hébergement qui ne modérerait pas a priori, ou qui n’interviendrait pas assez rapidement a posteriori, n’est pas une faute inhérente au contenu, à l’information qu’il héberge. C’est une faute d’un autre type, qui concerne la façon dont il envisage sa profession : on ne peut lui reprocher de ne pas avoir exercé une fonction d’éditeur ; ce n’est pas son rôle. En partant de ce principe-là, il me semble que son défaut de vigilance sort du domaine de la loi du 29 juillet 1881. Et si on sort du domaine de cette loi, je n’ai pas perdu l’espoir que la responsabilité civile puisse recommencer à s’appliquer. Cette responsabilité est alors moins fondée sur l’article 1382 que sur l’article 1383 du Code civil. Ce qu’il faut sanctionner à ce titre, dès lors qu’un dommage en est résulté, c’est une imprudence ou une négligence, le fait de ne pas avoir pris les précautions suffisantes pour intervenir alors que le fournisseur d’hébergement menait une activité de valorisation des contenus et qu’il aurait pu exercer un contrôle utile. Ce recours à la responsabilité du droit commun me semble légitime, à partir du moment où on sort de la loi de 1881 et que le statut de l’hébergeur a été présenté, il y a quelques années, comme absolument exceptionnel ! On nous a expliqué qu’il fallait l’admettre pour ne pas entraver le développement de l’Internet, que les distorsions de concurrence avec les intermédiaires techniques étrangers risquaient de mettre en péril le marché, etc. J’avais donc compris que c’était quelque chose de temporaire, que l’on finirait par abandonner au profit du droit commun, et qui devait – en toute hypothèse – être strictement limité à l’activité de stockage. Dans mon esprit, tout ce qui concerne le stockage peut bénéficier, éventuellement, du régime de l’article 6 de la LCEN, selon la volonté du législateur. Mais tout ce qui en sort retombe dans le droit commun. Ce recours à la responsabilité civile devrait permettre de faire émerger le modèle d’un bon professionnel, un peu équivalent au bon père de famille, qui exerce son activité sur Internet comme il le ferait partout ailleurs.

25 NICOLAS BONNAL

26 Je dis juste un mot, mais avec beaucoup de précaution. La question est posée : Est-ce que cette responsabilité est une responsabilité autonome ou est-ce qu’elle est indissociablement liée au contenu ? Pour moi, la question reste totalement ouverte. D’abord parce que la prudence m’y oblige, elle n’a pas encore été tranchée par les juridictions, et le jour où elle sera débattue, je crois qu’il faudra que les juridictions écoutent les débats l’esprit libre. Mais je crois qu’elle reste totalement ouverte pour ce qui me concerne.

27 ROSELINE GOLDBERG Avocate

28 Pour aller dans le sens de ce que vient de dire le professeur Dreyer, je suis assez étonnée de ce que, finalement, la courte prescription de trois mois soit admise pour Internet. Parce que si cette prescription a un sens pour un journal ou un livre, qu’il est assez difficile de trouver au bout d’un certain temps, sur Internet les choses restent. Donc, est-ce que l’on en a tenu compte ? Je suis assez choquée de ça ! Finalement, si on va vers la responsabilité civile et si on change un peu les règles, si on adapte, cette courte prescription devrait-elle être maintenue sur Internet ?

29 EMMANUEL DREYER

30 D’abord, je voudrais réagir à l’intervention de M. Grébert qui regrettait, il y a un instant, d’avoir eu à subir l’application de la loi de 1881. Sous réserve du caractère éprouvant du procès de presse – mais c’est la caractéristique de tout procès – j’estime qu’il a tiré, au contraire, un grand profit de l’application de cette loi : grâce à elle, il a bénéficié d’un privilège accordé au journaliste : l’exception de bonne foi. Si la prescription avait couru, tout amateur qu’il était, il en aurait bénéficié également. Il ne peut donc se plaindre de l’application d’un texte, conçu pour d’autres mais profitant à tous ceux qui exercent leur liberté d’expression. Notre droit de la presse n’a jamais varié en fonction du statut de la personne qui s’exprime… Ensuite, s’agissant de la prescription, j’ai envie de défendre une opinion un peu provocante dont je mesure parfaitement le caractère irréaliste : de mon point de vue, la prescription de trois mois est trop courte, quel que soit le support utilisé. Je souhaiterais la voir augmentée. En revanche, j’ai du mal à concevoir qu’elle puisse varier en fonction des personnes visées ou des médias concernés. En bon universitaire, j’ai du mal à accepter que l’on puisse rédiger des règles spécifiques pour l’Internet.

31 NICOLAS BONNAL

32 Je crois qu’il faut que l’on passe à la deuxième table ronde. Une ultime question, peut-être ?

33 VALÉRIE-LAURE BENABOU

34 Juste pour rebondir à nouveau sur ce que vous avez dit, Emmanuel Dreyer. Est-ce que vous imaginez que, si l’hébergeur n’a pas satisfait à ses obligations de retrait, on n’applique pas la contrefaçon en cas de reproduction d’une œuvre de l’esprit, et qu’il y aurait une responsabilité civile alors, de ce point de vue, à raison de défaut ou de manquement d’exécution de son métier ? Il n’y aurait pas « d’empreinte » du droit liée au contenu, à la diffusion du contenu, y compris pour la contrefaçon ?

35 EMMANUEL DREYER

36 Moi, j’ai du mal à analyser l’abstention d’un hébergeur qui ne supprime pas un contenu contrefaisant, comme un acte positif d’atteinte au droit d’auteur. Les décisions dont il va être question cet après-midi, ne relèvent pour moi ni de la responsabilité éditoriale, qui suppose un accord préalable donné à la publication, ni de l’action en contrefaçon. C’était de la responsabilité civile.


Date de mise en ligne : 24/03/2014

https://doi.org/10.3917/legi.041.0053

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