Notes
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L’autre innovation majeur est de permettre à chacun de devenir éditeur de mass-média, donc de ne plus recourir à un « intermédiaire professionnel » pour communiquer avec des millions personnes. L’internet n’est qu’un prolongement.
1 Le praticien a appris à se satisfaire, voire à se délecter de la non-convergence car elle lui permet, dans l’intérêt de ses clients, de jouer dans les interstices ouverts par l’incohérence des règles de droit au regard des possibilités d’usages des moyens de communication. C’est ainsi qu’il sera possible de lancer une chaîne de télévision en échappant à toute autorisation et obligation relative au régime des télévisions, tout simplement en ne passant pas par un satellite de communication audiovisuelle mais par un satellite de télécommunications. C’est la même « astuce » qui avait été utilisée pour monter une tête de réseaux de radios, au début des radios locales privées, alors que les réseaux de radio n’étaient alors pas autorisés. Les exemples abondent pour illustrer le phénomène de distorsion entre les règles de droit et les usages techniques. Sauf le plaisir pour quelques astucieux d’en jouer habilement, les inconvénients d’un tel phénomène de « retard » du droit, de « vide juridique », voire de « trop plein » n’est pas sans inconvénient, tant pour la sauvegarde du droit des personnes ou pour l’ordre public dont le droit de la communication est souvent porteur, que pour l’économie.
2 Si le terme de « convergence » est relativement récent, la problématique est ancienne. Questionner le passé du droit de la communication permet d’appréhender le phénomène, dans sa nature, ses difficultés et ses enjeux : « L’avenir du passé », comme l’exprime joliment Jean-Noël Jeanneney dans le titre de l’un de ses livres. Ce regard rétrospectif autorise à mieux caractériser la nature du phénomène et à constater qu’il répond à un besoin profond d’unité d’une société d’information et de communication – avant et donc au-delà du numérique. Le numérique, en tant que langage universel, n’a fait que cristalliser et accélérer le besoin social de convergence. Ce langage universel, permettant « l’universalité » des traitements de l’information et sa circulation, rendra impératif « d’universaliser » les règles du droit de l’information et de la communication. En d’autres termes, il s’agit de disposer d’un droit « universel » au sens d’un droit qui répond à la réalité et à la logique « multivectorielle », expression préférable à celle de multimédia. Universaliser ne veut cependant pas nécessairement dire uniformiser.
L’ANCIENNETÉ DU BESOIN DE CONVERGENCE
3 La convergence nécessite un changement profond du mode intellectuel de production du droit de la communication. Ce droit a été élaboré sur une logique vectorielle et de mono-fonctionnalité, ce qui peut se caractériser ainsi : une technique, un usage, un droit. Mais l’usage prévu, objet de la « réglementation », a pu évoluer, voire radicalement changer – souvent par détournement résultant d’une appropriation sociale. La messagerie sur le minitel, le théâtrophone conçu et utilisé pour la diffusion de pièces de théâtre à domicile, donc d’une communication point à multi-points descendante, servira à une communication de point à point, en devenant le téléphone de communication interpersonnelle, puis multi-points descendant et montant avec les téléconférences, et enfin vecteur de diffusion, voire de communication de masse. La question d’ordre public et social est prégnante dans la détermination du statut du vecteur comme le révèlent les travaux parlementaires de l’époque : le goupillon et le glaive sont très présents. Le téléphone favoriserait l’adultère car les femmes pourraient être averties par téléphone du retour au domicile de leur mari – anticipation sociologique du rôle joué aujourd’hui par le téléphone portable dans la liberté conjugale. Inquiétude pour la sécurité militaire avec le télégramme de « Chappe » : les communications étant visibles sont susceptibles d’être interceptées par les armées ennemies, etc.
4 Le mode de production du droit repose donc sur une logique de mono-fonctionnalité. Il se construit par couches successives, au fur et à mesure de l’arrivée d’un nouveau vecteur de communication et de son usage. Dans un premier temps, en général, la démarche consiste à l’intégrer dans un cadre juridique préexistant. Ainsi, le cinéma. Les premières projections dans les arrière-salles des cafés sur les grands boulevards seront soumises au régime des « spectacle de curiosités ».
5 L’on enregistre donc une superposition, une sédimentation, des régimes juridiques provoquant un effet de cloisonnement. Les difficultés résultant de ce cloisonnement restent celles de l’ordre du conflit de délimitation de frontières, tant que le rythme des évolutions des techniques et des pratiques est lent. Elles ne sont cependant pas sans gravité si l’on songe qu’elles peuvent affecter des droits fondamentaux de la personne, le statut de professionnel et les droits et garanties qui y sont attachés, notamment.
6 Il en est ainsi du droit de réponse qui initiera et illustrera le long parcours vers la convergence. Un colonel mécontent d’une émission de radio demande au juge judiciaire d’ordonner un droit de réponse à la radio. Première crise de la « convergence » : le droit de réponse prévu pour la presse est-il applicable à la radio ? Le juge refusera, au motif qu’une « causerie radiophonique » n’est pas de la presse. Il faudra attendre près de deux siècles pour qu’une loi prévoie que ce droit fondamental de la personne, institué par le Conseil des cinq cents pour équilibrer les rapports de pouvoir et protéger la personne face à la puissance de la presse, soit applicable à la radio et à la télévision, puis au minitel et à internet.
7 Avant l’intervention législative, un juge élaborera une solution positive astucieuse dans le secteur télévisuel par la méthode de l’équivalent fonctionnel, belle illustration des processus correctifs de production du droit. Le juge confirmera, comme pour la radio, que le droit de la presse n’est pas applicable à la télévision et qu’il ne peut en conséquence ordonner un droit de réponse. Ce droit prévu depuis deux siècles comme droit fondamental de la personne et comme point d’équilibre essentiel de la liberté de l’information et de la communication est toujours inappliqué aux nouveaux médias. Mais le juge, s’imprégnant de la volonté du législateur et mobilisant les pouvoirs généraux dont il est investi, décidera d’une mesure « d’équivalent fonctionnel » au droit de réponse en ordonnant la diffusion d’un écran au début et à la fin de l’émission comportant un message faisant office de droit de réponse.
8 Le Conseil d’État se révélera un orfèvre du décloisonnement des régimes de la communication. Pendant la guerre d’Algérie, un disque contenant des chants séditieux est importé et diffusé en France. Dans ce contexte sensible, le ministre de l’Intérieur estimera nécessaire de le faire saisir. Il s’appuiera sur une disposition du droit de la presse relative aux publications étrangères. Le Conseil d’État validera. Le cheminement intellectuel est le suivant : un disque vinyle c’est gravé, donc pressé, dès lors le droit de la presse est applicable.
CRISE DE L’INTER-VECTORIALITÉ
9 Sur le plan de l’information, le droit de la presse est la matrice de notre droit (l’intitulé des manuels dans les années 1960 à 1980 sont révélateurs), mais le droit de la presse, comme cela a été rappelé pour les causes que nous savons, est un droit d’un support. Plus encore d’une technique de fabrication. N’est-ce pas l’article 1 de la loi du 29 juillet 1881 qui, pour proclamer la liberté de la presse, énonce « l’imprime - rie et la librairie sont libres » ? Notre système juridique est volontairement cloisonné, à l’époque.
10 La multiplication des modes de communication et leur développement amplifient la problématique du cloisonnement. Chaque vecteur jouit de son propre droit – au sens d’un corpus de règles spécifiques : responsabilité, statut professionnel de l’entreprise et des collaborateurs, fiscalité, etc. Des situations équivalentes reçoivent des solutions différentes. Mais il s’agit toujours de situations comparables et non pas identiques.
11 Le phénomène change de nature lorsque le même contenu informationnel est diffusé par des vecteurs différents. Or, le même contenu n’est pas soumis à un régime juridique mais à une diversité de règles propres à chacun des vecteurs par lesquels il passe. La « crise » juridique devient « globale » lorsque le même vecteur servira à des usages de nature juridique différente.
CONVERGENCE DU DROIT DES CONTENUS ET/OU DES VECTEURS
12 Il ne s’agit plus d’une problématique de cohérence de la « superposition » de normes mais d’intégration. La France inaugure avec le minitel qui brisant, notamment [1], la mono-fonctionnalité traditionnelle des vecteurs, ouvre l’ère de la multifonctionnalité. Le minitel est multifonctionnel et multivectoriel : correspondance privée et/ou communication au public, téléphonie, presse, audiovisuel : quel droit applicable ? Tous les usages sont potentiellement possibles, outil de communication et d’action (transaction, par exemple).
13 Les enjeux sociaux et économiques du cloisonnement sont multiples et importants. Ils imposaient une réflexion législative et de régulation : la presse va-t-elle perdre le monopole des petites annonces (la réglementation lui préservera un temps) ; les journalistes sur minitel bénéficient-ils du statut légal du journaliste, le droit de réponse est-il applicable, les textes sur l’écran sont-ils des écrits avec leurs corpus de règles d’ordre public ?
14 Évidemment le législateur lui-même y sera attentif au fil du temps. Observons que la définition légale de la diffamation est totalement a-vectorielle. Des cris, écrits, des signes… des sons… Le support et le mode d’expression sont indifférents. Démarche d’une grande modernité. Le Sénat s’inscrira dans cette anticipation prospective en prenant l’initiative d’une réforme de la définition de la « publication de presse » en la libérant de tout support : le critère traditionnel du papier est abandonné au profit de la finalité du contenu. Par ce changement, il dématérialise la définition et permettra d’introduire la diversité des modes de diffusion.
15 On pourrait appeler cette première phase la convergence avant la lettre. Le développement du numérique amplifie le besoin de cohérence du droit car les dysfonctionnements se multiplient et s’aggravent : distorsion de concurrence entre des acteurs au statut différent bien qu’ayant la même activité, atteinte aux droits des personnes déjà évoqué, détournement des contrôles douaniers et de la fiscalité des frontières… (comment taxer le petit support numérique contenant quelques informations : au prix du support ou du contenu ? et si c’est le contenu alors pourquoi ne pas l’acheminer par télécommunications…) Distorsion de régime de responsabilité entre l’immatériel et le matériel malgré l’indenté d’atteinte et de préjudice.
CONSTRUIRE LA CONVERGENCE
16 L’intégration de la multifonctionnalité et de la multivectorialité dans l’évaluation de la règle de droit est un impératif. Le droit des contenus et des vecteurs-produits sont tous deux concernés. De nouveaux espaces et de nouveaux objets juridiques apparaissent, des espaces numériques et des objets numériques.
17 Ainsi, les bases de données. Voilà un objet juridique nouveau avec ses logiques particulières. Celles d’un actif immatériel indispensable aux économies modernes, qui requiert une protection en raison de l’importance des investissements. Mais il est également d’intérêt général de permettre l’accès le plus large à l’information, donc de rechercher un équilibre entre protection et circulation. Ce n’est pas le droit de citation traditionnelle dans la propriété intellectuelle qui sera retenu comme point d’équilibre mais un droit d’extraction.
18 Un autre exemple d’espace informationnel nouveau, favorisé par la convergence et la numérisation, est celui de l’espace public informationnel numérique des données de l’administration. Double valeur, l’une citoyenne et l’autre économique dans un marché de l’information.
19 Les moteurs de recherche renouvellent certaines problématiques juridiques traditionnelles dans le droit de l’information. S’inscrivent-ils dans l’activité d’indexation dont le droit et la liberté d’indexation ont été consacrées depuis longtemps, avec certaines limites (affaire Microfo/Le Monde) ou compte tenu des capacités et des méthodes de ces moteurs de recherche y a-t-il un changement de nature d’activité, faut-il les rapprocher ou les assimiler et leur appliquer le régime des publications, ou bien encore définir un régime propre ?
20 Pour conclure, il convient de souligner le double processus auquel l’évolution du droit de la communication se trouve soumis : d’une part, celui d’adaptation/innovation et, d’autre part, celui de convergence/divergence (le terme différenciation serait plus exacte s’agissant d’une divergence relative). Il est difficilement envisageable de construire un espace juridique de la communication pertinent sans prendre en compte, comme le disait Marc Tessier tout à l’heure, la diversité des réalités de demain, des offres économiques, techniques, des usages, des pratiques, comme le rappelait Mme Falque-Pierrotin il y a un instant. Il apparaît alors indispensable de concevoir un processus de sablier : la partie haute vise à la convergence, la communauté des fondamentaux de la communication ; la partie base assure la différenciation nécessaire pour tenir compte de la particularité de chaque nature de vecteurs, de produits ou d’objets informationnels au regard de leurs enjeux individuels et collectifs respectifs.
21 Une démarche nourrie à la fois d’ambition et de modestie dans notre mode de production du droit apparaît nécessaire, fondée sur une législation cadre et sur une réévaluation permanente et une régulation forte.
22 L’important et remarquable travail sur la codification du droit de la communication engagé par le Conseil sous l’autorité de M. Pierre Zémor ouvre cette perspective. Une initiative majeure, politique, économique et sociale, d’audit généralisé et ciblé sur cette question de la convergence dans la dimension naturelle de la communication aujourd’hui que sont l’espace européen et l’espace international. Elle permettrait à la France de faire entendre sa voix, peut-être de susciter un mouvement de partage de valeurs et de solutions sur cette problématique aux enjeux humains, culturels, économiques et sociaux. En d’autres termes, d’agir pour ne pas subir.
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L’autre innovation majeur est de permettre à chacun de devenir éditeur de mass-média, donc de ne plus recourir à un « intermédiaire professionnel » pour communiquer avec des millions personnes. L’internet n’est qu’un prolongement.