LEGICOM 2006/1 N° 35

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Article de revue

La bonne foi sous l'angle du journaliste et de son enquête

Pages 163 à 166

1 La bonne foi est très importante, parce que l’on a le sentiment, peut-être erroné, d’avoir beaucoup plus de chances de l’emporter en invoquant la bonne foi qu’au moyen de l’offre de preuve. On pense qu’il faut faire une offre de preuve davantage pour montrer le sérieux de l’enquête que pour gagner. Les choses sont ainsi ressenties dans de nombreuses rédactions.

2 Lorsque j’ai commencé ce métier, l’idée de la bonne foi était inexistante juridiquement et l’on s’y intéressait relativement peu. Il y a une quinzaine d’années, aucun journaliste n’était capable d’énumérer les quatre critères de la bonne foi. Il n’est pas certain aujourd’hui que les résultats d’une interrogation à ce sujet soient brillantissimes, mais la bonne foi est sans conteste devenue dans les rédactions une préoccupation. L’expérience en matière de poursuites judiciaires a amené les rédactions en chef à “conscientiser leurs troupes” sur un certain nombre de points.

3 Comment procède-t-on ? Il serait faux de dire que, lorsque les journalistes font une enquête et ensuite lorsqu’ils écrivent, ils ont en permanence présents en tête les quatre critères de la bonne foi. Mais ils ont intériorisé en partie ces critères, avec des résultats et des conséquences qui peuvent être positifs ou négatifs. La subjectivité inhérente à l’évaluation de la bonne foi pose problème aux journalistes. Ils ne savent pas très bien à quelle sauce ils vont être mangés si jamais ils sont poursuivis. Il y a un certain nombre de critères sur lesquels il est difficile d’avoir une évaluation objective.

4 Effectivement, ce qui ne fait pas non plus débat chez les journalistes, c’est la légitimité du but poursuivi. C’est une question que l’on se pose en amont. Dans une conférence de rédaction, on commence par se demander si un sujet est intéressant et s’il intéresse le public, etc. Ensuite, la question ne se pose plus jamais.

5 La deuxième question, qui pose un peu plus de problèmes, est celle de la prudence dans l’expression. L’apprentissage se fait sur le terrain. Il y a un certain nombre de noms dangereux. Il y a des mots qui peuvent “coûter cher”, que l’on n’emploie pas. Par exemple, le mot “officine”. Par conséquent, il faut trouver un euphémisme, une paraphrase, etc. La prudence dans l’expression a effectivement une sorte d’impact inconscient sur notre manière d’écrire qui fait qu’il y a des mots que les journalistes n’osent plus employer, dont ils s’interdisent l’utilisation. L’idée d’écrire “officine” est absente de mon esprit depuis de longues années !

6 Est-ce que c’est bien ? Est-ce que c’est mal ? Cela pose le problème de “l’euphémisation” dans la pratique journalistique qui conduit à opter pour une expression relativement normée, relativement consensuelle. Se pose le problème de ce qu’est effectivement un article, un livre écrit d’une certaine manière, avec – osons le mot de temps en temps – un certain style, qui peut être plus incisif, etc., avec un regard du journaliste. Est-ce que le regard du journaliste est autorisé ? Évidemment le regard est un peu contraire à l’objectivité, mais il y a là matière à débat. Je ne sais pas quelle est la réponse et s’il existe des exemples de jurisprudence qui s’y rapportent.

7 Troisième critère : l’absence d’animosité personnelle. Prenons le cas d’une enquête qui se poursuit sur plusieurs années. Prenons l’exemple de l’Association pour la Recherche sur le Cancer. J’ai commencé à m’intéresser en 1993 à l’ARC et publié un premier papier en 1994 pour lequel j’ai été poursuivie à l’époque par M. Crozemarie. J’ai continué mon enquête. Je n’ai pas été condamnée parce que j’ai été délivrée par le gong ! La Cour des comptes a publié, en janvier 1996, un rapport si sévère à l’encontre de M. Crozemarie qu’il a été renvoyé de l’ARC. Pendant deux ans, j’ai publié des papiers, pour lesquels j’ai été poursuivie, mais finalement sans jamais être condamnée. Peut-on considérer comme de l’animosité le fait qu’un journaliste revienne régulièrement sur un sujet ? Et, de surcroît, qu’il revienne sur un sujet alors qu’il est, par ailleurs, dans le “fossé” judiciaire avec le “héros” de l’affaire dont il va parler ? Si M. Crozemarie me poursuit – pour me remettre dans ce qui était le cas à l’époque et qui maintenant est une affaire jugée et purgée ne prêtant plus à conséquences, dont on peut parler publiquement –, ai-je le droit de poursuivre mon enquête ? De redire – en essayant d’éviter le mot “escroc”, qui est à peu près comme “officine”, que M. Crozemarie et ses copains piquent dans la caisse ? Puis-je le faire, sachant que je suis déjà en conflit judiciaire avec lui ? Les juges de la chambre de la presse vont-ils considérer que j’ai une animosité personnelle, que je m’acharne en quelque sorte sur M. Crozemarie ? C’est une question que l’on ne peut pas manquer de se poser dans les rédactions.

8 La démarche étant de montrer comment dans les rédactions on gère la bonne foi, il est intéressant de noter qu’il s’agit d’une des interrogations qui surviennent. En général, les journalistes continuent à écrire sur leurs sujets, mais ce sont des questions qui sont évoquées de temps en temps dans les rédactions, qui peuvent éventuellement être tentées de changer de signataire pour que tel ou tel journaliste ne passe pas pour un acharné, un ennemi…

9 Nous en arrivons au point principal : l’enquête sérieuse. Dans la pratique journalistique, ce souci est présent, néanmoins, les professionnels ne se posent pas la question à chaque instant : « Est-ce que je fais une enquête sérieuse ? ». Cette préoccupation, dans la pratique, n’est pas posée en termes juridiques par rapport à la bonne forme, mais en termes professionnels. Le b. a.- ba du journaliste – même si cela n’est pas toujours fait – c’est de recouper ses sources.

10 Les deux problèmes qui semblent importants sont, d’une part, la question des sources et d’autre part, celle du contradictoire.

11 Le sort des journalistes est bien meilleur aujourd’hui qu’hier sur cette question des sources depuis qu’ils n’ont plus à être dans le dilemme : diffamateur ou receleur. Le progrès est incontestable sur ce front-là. Le problème réside évidemment dans les sources que l’on ne peut pas citer. Mon sentiment est qu’entre la protection des sources – qui n’est pas une affaire de pur carnaval mais qui existe réellement – et puis la nécessité de prouver sa bonne foi, on navigue et on ondule.

12 La seconde grande question – sur laquelle une révolution culturelle est en cours dans les rédactions et chez les éditeurs – est celle du contradictoire. Maintenant, tout rédacteur en chef sérieux demande à son journaliste s’il a fait le contradictoire. Que peut-on dire du contradictoire ? Il apparaît tout à fait légitime et, en général, on essaye de s’y livrer si on veut avoir quelque chance de passer à travers les gouttes d’une condamnation. Quelles difficultés soulève en pratique pour les journalistes cette question du contradictoire ? Si la personne accepte de répondre, l’affaire est réglée. Notre intérêt en tant que journaliste, n’est pas de ne pas faire le contradictoire. Non seulement à cause de la menace judiciaire que cela fait peser sur nous, mais, en termes de simple efficacité. Un papier est de meilleure qualité si la personne mise en cause répond. C’est une question de rythme, de balancement, etc. En règle générale, il est préférable, pour la qualité rédactionnelle elle-même, de recueillir les propos de la personne. Hormis le cas où la personne répond, ce qui arrive quand même, il y a trois autres cas de figure.

13

  • Il y a le cas où elle refuse. Que faire, par exemple, s’il s’agit du portrait de quelqu’un qui est dans l’actualité, ou dans ses coulisses, et qui refuse absolument de parler ? Au journal Le Point, nous avons toujours eu une doctrine qui est de passer outre. Évidemment, c’est plus compliqué, il faut trouver d’autres sources, etc. C’est parfois à hauts risques, : même si on a la preuve que l’on a sollicité la personne. L’attitude contraire signifierait que les gens qui refusent de répondre sont les rédacteurs en chef réels de la publication en décidant de ce qu’on peut écrire ou non. Il me semble impossible d’agir de cette manière, de dépendre du bon vouloir d’un des personnages sur lesquels on enquête, et qui souhaite souvent enterrer le dossier sur lequel on travaille. C’est un risque à endosser en essayant de prendre des précautions grâce aux technologies modernes : le fax, le e-mail, la lettre recommandée… On duplique, on triplique les moyens de prouver que l’on a effectivement essayé d’atteindre cette personne.
  •  Un problème particulier peut surgir lorsqu’il s’agit d’informer la personne en cause dans un projet d’article et lorsque le journaliste se trouve en face d’un réseau de personnes interventionnistes risquant de faire échouer l’enquête et par conséquent la publication de l’article. C’est rare, mais cela arrive. Je me souviens de l’exemple d’un personnage ayant une grande surface sociale qui inondait la direction du Point de fax sur un journaliste qui menait une enquête désagréable sur elle pour tenter de le discréditer. Je précise que cette manœuvre a échoué, et a redoublé l’ardeur collective dans l’enquête. - Il y a le cas où la personne accepte la rencontre, mais reporte constamment le rendez-vous. Dans ce cas, la position peut être également de publier sans la réponse de la personne intéressée. Il est difficile d’en rendre compte dans l’article. Si le journaliste écrit que la personne refuse de répondre, cette dernière peut répliquer qu’elle n’a au contraire pas opposé son refus. Le dernier petit jeu à la mode, c’est de jouer sur les délais. Une personne contactée par un journaliste qui lui a fixé un délai de réponse, peut finalement répondre trois semaines ou un mois après le délai, mettant le journaliste dans l’embarras. C’est un jeu de compte à rebours, dont l’issue est incertaine. Si bien que les journalistes donnent de faux délais, pour avoir le temps de se retourner. Il sont conduit à avoir des subterfuges pas très glorieux.

14 Au terme de cette brève confession sur la pratique journalistique face aux exigences de la bonne foi, la question que l’on doit tous se poser est de savoir si celles-ci jouent, à long terme, sur la nature de la production éditoriale. J’ai le sentiment, qui m’est personnel bien sûr, que beaucoup d’éditeurs hésitent aujourd’hui à publier des documents que l’on appelle un peu niaisement “d’investigation”, parce qu’ils considèrent que le risque judiciaire est trop élevé. J’ai la faiblesse de considérer que c’est une tendance qui devrait tous nous faire réfléchir, car elle nuit selon moi à la liberté d’informer.

15 S.C.

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