Notes
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Ce qui fut fait par le décret n° 2004-1044 du 4 octobre 2004
Dominique BARELLA Magistrat
1 A propos de communication, revenons sur les affaires d’Outreau et de Toulouse. Dans la première, je suis le seul magistrat à être intervenu et je l’ai fait à titre syndical, pour rappeler quelques grands principes. Notamment que le juge d’instruction dans cette affaire avait prévu des non-lieux, que le parquet les avait requis, mais que c’était au niveau de la cour d’appel qu’il y avait eu des renvois supplémentaires. Au final il appartient à la cour d’assises de statuer. Il n’y a pas eu de communication sur le fond. Le président de la cour d’assises, qui a été très attaqué, n’a pas répondu. Idem pour l’un des assesseurs lourdement visé par des insinuations mensongères dans la presse. Même chose également pour le juge d’instruction qui a eu sa photo publiée dans un journal sans son autorisation.
2 Dans cette affaire, je ne vois pas quand les magistrats ont communiqué. Je dirais même qu’ils ne l’ont pas assez fait. Ce rôle revenait au parquet pour rappeler un certain nombre de principes comme le respect du contradictoire et du débat équitable. Mais le débat se faisait dans la presse. Dans l’affaire de Toulouse, le procureur général Wolf et quelques magistrats ont été cités et sont intervenus pour se défendre. Ils ont droit comme les autres à la présomption d’innocence.
3 Concernant les textes applicables, je voudrais seulement plus de cohérence et leur regroupement. Dans une société organisée, les règles ne nuisent pas au débat et peuvent conduire à l’enrichir. En matière de procédure pénale par exemple, elles sont une garantie. Dans une démocratie, la liberté de la presse est un contre-pouvoir nécessaire. Seulement la transparence totale peut conduire à une société totalitaire. Si la presse s’arroge le droit de faire des enquêtes sans aucune règle ni limite, nous ne sommes plus dans une société libre.
4 Le monopole de la vérité n’existe pas. On peut parler d’une vérité judiciaire, car la réalité d’un débat judiciaire porte sur des preuves et des témoignages. Le juge n’est pas Dieu, c’est un citoyen, un professionnel. Dans une affaire de séparation en matière matrimoniale, il y a deux paroles. Personne, ni l’avocat ni le juge, ne connaîtra vingt ans d’intimité de deux conjoints qui se séparent. Il y a une vérité, une réalité qui est inaccessible, que ce soit pour le juge, l’avocat, ou le journaliste. Mais cela ne doit pas empêcher d’encadrer la réalité. Un jugement est une réalité judiciaire qui répond à un schéma procédural et à un débat contradictoire.
5 La presse a parfaitement le droit d’enquêter. Cependant, elle est extérieure et ne suit pas de règles procédurales garantissant le principe du contradictoire. Il lui est plus facile, quoi qu’elle en dise, de dériver. Les dégâts qu’elle fait sont souvent plus importants que ceux d’un juge qui rend un mauvais jugement : mille euros d’amende ou trois mois avec sursis sont moins graves que d’avoir sa photo titrée dans un journal “mis en cause dans une affaire de pédophilie”.
Brigitte LONGUET Avocat au barreau de Paris
6 J’ai sous les yeux un article du Monde intitulé “Enquêter et parfois rectifier”, paru dans l’édition du 30 mars 2003. Les règles professionnelles inscrites dans la charte rédactionnelle du Monde sont claires : recouper les informations, ne rien affirmer sans preuve, donner la parole aux personnes mises en cause et respecter leur vie privée. S’y ajoute, bien sûr, la nécessité de rectifier quand on s’est trompé. Monsieur Gattegno, quand vous faites une erreur et mettez en cause des personnes, comment rectifiez-vous ?
Hervé GATTEGNO Journaliste, Le Monde
7 Il est important de rappeler que le délit de diffamation est la seule infraction pénale en France pour laquelle il existe une présomption de culpabilité et de mauvaise foi. Le journaliste poursuivi pour diffamation n’est pas présumé innocent, contrairement au prévenu accusé d’avoir tué six cents personnes, mais présumé coupable. Sur lui pèse la charge de la preuve pour démontrer son innocence, ce qui, chacun le sait, est assez sportif !
8 Il ne faudrait pas croire que les journalistes peuvent écrire tout ce qu’ils veulent, mettre en cause les gens sans preuve et être au final peu inquiétés. Les textes sur la diffamation sont extrêmement répressifs. Je suis souvent allé devant les juridictions pour en répondre et je peux affirmer que cela n’est pas simple. Vous rendez compte pendant plusieurs heures devant des magistrats, des contradicteurs qui vous interrogent, souvent avec mauvaise foi, sur tous vos faits et gestes. L’avocat du contradicteur vous pose les questions les plus “vicelardes” et dans ce jeu du contradictoire, le journaliste part surtout avec des points en moins, contrairement à ce que vous insinuez.
9 Les textes qui existent sont très sévères, mais assez justes. Prouver son innocence est difficile, mais je ne suis pas favorable à un système qui déresponsabiliserait les journalistes. Ils doivent répondre de leurs actes. Ils le font principalement devant les tribunaux et rectifient par voie de presse quand ils ont commis des “erreurs”. Mais encore faut-il s’entendre sur la définition du mot “erreur”. Un journaliste qui rend compte scrupuleusement pendant cinq ans d’une procédure judiciaire, sans jamais commettre la moindre erreur factuelle, en interrogeant régulièrement la personne mise en cause pendant des années, aura-t-il mal fait son travail si à l’issue du procès la personne mise en cause est relaxée ou acquittée ? Le juge d’instruction aura-t-il mal fait son travail ? Il y a parfois des relaxes au bénéfice du doute, faute d’éléments probants convaincants. Le journaliste aurait-il dû s’abstenir d’écrire un seul de ses articles ? Quand un ministre démissionne parce qu’il est mis en cause dans une procédure judiciaire, le journaliste n’a-t-il pas fait son travail quand il dit que le ministre a démissionné et explique pour quelles raisons judiciaires il l’a fait ?
10 Les journalistes ne demandent pas qu’il n’y ait aucun texte pour réglementer l’exercice de leur profession. A l’exception du texte sur la présomption d’innocence, l’arsenal législatif est sévère, mais dans l’ensemble bon.
11 Concernant la notion de vérité judiciaire, dans un procès en diffamation, le journaliste arrive dans la salle d’audience présumé coupable. Qui d’autre que le juge va dire au journaliste s’il a écrit ou non la vérité ? Un magistrat qui connaît parfois le dossier depuis huit jours, quand le journaliste enquête, lui, depuis des années sur le sujet. Ce magistrat dispose aujourd’hui, de facto, d’un monopole de la vérité.
12 Il y a quelques années, Bernard Tapie qui présidait un club de football, a été mis en cause dans une série d’affaires concernant la gestion du club. Il m’a poursuivi en diffamation après que j’ai écrit un article relatant les faits dans le Nouvel Observateur. L’un des points que je soulevais était l’existence d’une facture libellée “sponsorings maillots” à l’occasion d’un match de bienfaisance pour les enfants de Roumanie, après la révolution roumaine. Le montant était facturé deux millions de francs par une association fantomatique et les fonds avaient été encaissés par des proches de Monsieur Tapie. A l’audience je pensais être tranquille car j’avais la vraie facture. J’ai produit la pièce et le tribunal a considéré qu’elle était manifestement extraite de la procédure pénale et n’avait pas à se trouver entre les mains d’un journaliste car couverte par le secret. Elle ne pouvait être admise comme preuve de la vérité. Le juge ne m’a reconnu que le bénéfice de la bonne foi ! Quelques années plus tard, Monsieur Tapie a été condamné pour chacun des faits pointés dans mon article. Pour la petite histoire, je ne tenais pas du tout la facture de l’enquête pénale, mais du comptable de l’Olympique de Marseille, scandalisé de voir ainsi détourné un match de bienfaisance. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas voulu retenir cette preuve ? Il y avait un texte, mais à l’époque, selon la juridiction et le contradicteur, on pouvait vous reconnaître le droit d’avoir cette pièce en considérant qu’elle était “parvenue entre vos mains par un cheminement inconnu du Code de procédure pénale”.
13 Aucune vérité n’était possible avant que la justice n’ait donné la sienne. La justice, aujourd’hui, est la seule à pouvoir dire au journaliste si ce qu’il dit est vrai ou non.
Rosine GOLDBERG Avocate au barreau de Paris
14 Faut-il légiférer ? Si l’on s’en réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, n’a-t-on pas la réponse aux questions posées, et n’est-ce pas en contradiction avec la loi de 1881 ? La Cour se montre très libérale concernant la liberté de la presse.
Basile ADER Avocat au barreau de Paris
15 Effectivement, le juge français fait aujourd’hui une application directe de l’article 10 de la CEDH, y compris la Cour de cassation qui, au visa de l’article 10, peut prendre des décisions qui sont parfois contraires aux dispositions de la loi de 1881.
Rosine GOLDBERG Avocate au barreau de Paris
16 La législation européenne est bien sûr directement applicable. Cependant, dans certains cas, la Cour de cassation n’applique pas les mêmes raisonnements quand il s’agit d’un homme politique connu, que personne ne veut jamais condamner. Si vous songez à codifier, ne faudrait-il pas se référer avec plus de précision à la jurisprudence établie par la Cour européenne des droits de l’homme ? Cela amènerait à abandonner certaines dispositions de la loi de 1881, y compris la loi Guigou sur les photographies qui est en contradiction avec la jurisprudence et le droit à l’information de la Cour EDH.
Dominique BARELLA Magistrat
17 Vous demandez si le législateur doit “arrêter” dans les textes l’évolution de la jurisprudence. Nous pouvons proposer une codification qui rende les textes et l’état du droit positif lisibles pour tous les professionnels. J’y suis favorable, même si l’équilibre est difficile à obtenir en matière de secret de l’instruction, de présomption d’innocence et de liberté de la presse. La solution serait peut-être de proposer un code de la communication a minima, permettant à l’ensemble des acteurs de se retrouver.
Emmanuel DERIEUX Professeur, Université Paris II
18 Concernant le renversement de la charge de la preuve dans un procès en diffamation : si le journaliste est poursuivi, c’est parce qu’il a lancé une accusation. Il s’agit simplement pour lui de prouver la vérité des faits qu’il a avancés et de démontrer sa bonne foi. Je ne crois pas que l’on puisse parler d’une présomption de culpabilité qui pèse sur le journaliste.
19 Quelques remarques sur l’hypothèse d’une nouvelle législation plus conforme à la jurisprudence de la Cour européenne. Il existe des nuances entre l’article 10 et l’interprétation faite par la jurisprudence de la Cour européenne. Les réformes législatives, en réalité, se font au cas par cas dans des conditions qui ne répondent pas à cette exigence de clarté, de transparence et de rigueur. La loi Perben 2 a pris en compte la jurisprudence de la Cour européenne en supprimant deux dispositions : la loi de 1931 concernant les informations sur les constitutions de parties civiles et l’article 36 de la loi de 1881 relatif à l’offense à chef d’Etat étranger. Les chefs d’Etat français continuent d’être protégés mais plus les chefs d’Etat étrangers. Le Conseil d’Etat incite très vivement les autorités françaises à supprimer aussi de la loi de 1881 les dispositions concernant le régime des publications étrangères [1].
20 Puisqu’il est question de réunir les textes pour permettre plus de clarté et de transparence, je suis favorable à une réforme législative qui en supprimerait certains. Je suis pour l’abrogation de la loi de 1881 et la rédaction d’un code de la communication. Il existe une Commission supérieure de codification en France qui, depuis plus de dix ans, a élaboré un Code de la communication que deux gouvernements successifs ont présenté sans succès au Parlement. Cette proposition de code, même imparfaite, a la qualité de rassembler dans un même recueil l’essentiel des dispositions et de faire apparaître les incohérences et les contradictions. Il faudrait aller au-delà de cette seule mise en forme matérielle. Si ce code n’a jamais été adopté, c’était en raison d’un certain nombre d’interventions, de pressions, d’opérations de lobbying, notamment des milieux de la presse. Les journalistes craignent que toute intervention dans le domaine du droit de la presse soit l’occasion de reconsidérer certaines dispositions, à des conditions qui ne leur serait pas pleinement favorables. Les politiques n’ont pas toujours eu le courage de prendre le risque d’indisposer la presse, mais ce code donnerait plus de cohérence et de clarté au droit des médias. Ce serait un réel progrès pour clarifier cette matière et la rendre plus applicable. Tout le monde s’inquiète de la multiplicité des règles existantes mais la pratique judiciaire ne me semble pas exactement équivalente à l’abondance des textes existants.
Frédéric GRAS Avocat au barreau de Paris
21 Combien de décisions du Conseil supérieur de la magistrature ont été rendues sur les questions de communication de magistrats avec la presse ? Y a-t-il eu des sanctions prises à leur encontre ?
Dominique BARELLA Magistrat
22 Sur l’ensemble des poursuites, le nombre est faible. Il existe deux types de poursuites disciplinaires contre les magistrats :
- des poursuites comportementales, par exemple l’obtention de prêts illégitimes ;
- des poursuites professionnelles, comme des violations d’obligations professionnelles. Ces poursuites se développent mais sont encore marginales.
24 Le séisme déclenché par l’affaire d’Outreau ne peut que provoquer une intervention des instances gouvernementales sur le secret de l’instruction, la presse et la communication. Il faut que la presse s’attende à un débat sur ce sujet.
Frédéric GRAS Avocat au barreau de paris
25 L’affaire d’Outreau serait-elle d’abord l’affaire de la presse ?
Dominique BARELLA Magistrat
26 Non, il y a beaucoup de volets dans cette affaire : l’instruction, la collégialité pour la détention provisoire et l’équilibre entre l’accusation et la défense.
Frédéric GRAS Avocat au barreau de Paris
27 Le problème vient surtout de la détention provisoire.
Dominique BARELLA Magistrat
28 Le volet de la communication institutionnelle me paraît le plus important en l’espèce. Il s’agit de trouver un équilibre lorsque le procès se fait à l’extérieur.
EMMANUEL DERIEUX Professeur, Université Paris II
29 Légiférer dans l’urgence et l’émotion n’est pas la meilleure façon de le faire. Tout le monde est soucieux de transparence et de diffusion d’informations et je soulignerai un paradoxe dans la situation du journaliste : il veut informer sur tout, sauf sur la source de son information qui doit rester secrète.
Hervé GATTEGNO Journaliste, Le Monde
30 La protection des sources n’est pas une obligation, c’est un droit. Le journaliste peut la rendre publique. Si le législateur a prévu cette disposition, ce n’est pas parce que, comme les avocats, les journalistes sont surreprésentés au Parlement. Mais parce que c’est l’expression même du bon sens et la garantie pour le journaliste de pouvoir faire son travail correctement.
Notes
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[1]
Ce qui fut fait par le décret n° 2004-1044 du 4 octobre 2004