Notes
-
[1]
Gaillard (E.) : La double nature du droit à l’image et ses conséquences en droit positif français D 1984, Chr. p. 162.
-
[2]
Cf. en ce sens Malaurie (P.) et Aynes (L.), Droit civil, des successions, Cujas 1993, n° 27 ; Goubeaux (G.), Traité de droit civil, les personnes, LGDJ 1989, n° 288.
-
[3]
Kayser (Pierre) “Les droits de la personnalité : aspects théoriques et pratiques” RTDCIV 1971 p. 445 et s., spécialement p. 497, n° 39. Cf. également sur la question : Blondel (P.) : “La transmission à cause de mort des droits extrapatrimoniaux et patrimoniaux à caractère personnel”, LGDJ Paris 1969 ; Lesca (C.) d’Espalungue, “La transmission héréditaire des actions en justice”, PUF 1992, p. 35 et s.
-
[4]
CA Paris 1re chambre, 3 novembre 1982, D1983 p. 248. Note Lindon (R.).
-
[5]
Paris 4e chambre A 7 juin 1983, GP 1984-2, p. 528. Note Lamoureux (G.) et Pochon (D.).
-
[6]
TGI Strasbourg Référé 31 mai 1989, D1989 som. com. p. 357. Obs. Amson (D.).
-
[7]
Paris 1re chambre A, Moncorgé c/ Cogédipresse 23 novembre 1993, inédit.
-
[8]
Cass. civ. 1, 10 octobre 1995, JCP 1995, IV, 2528, Jurisdata n° 002459 ; à paraître au bulletin civil.
-
[9]
TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 19 mai 1993, J. DATA 049782.
-
[10]
En ce sens, Lesca d’Espalungue (C.), “La transmission héréditaire des actions en justice”, PUF 1992 p. 35 et s.
-
[11]
Cf. en ce sens : Cass. civ. 28 juillet 1981 consorts Brel c/ Paris-Match, JCP 1982 - II - 19830 note Langlade (J.-P.). Adde : Paris, 1re ch. A, 9 juillet 1980, D. 1981, p 72. Note Lindon.
-
[12]
Cass. crim. 21 octobre 1980, D. 1981, p. 72. Note Lindon (R.).
-
[13]
TGI Aix-en-Provence 1re chambre, 24 novembre 1988, JCP 1989-II-21329. Note Henderycksen (J.) ; RDTCIV 1990, n° 1. Obs. Patarin (J.).
-
[14]
Aix-en-Provence 2e chambre 21 mai 1991, RJDA 8-9/91 n° 756 p. 665
-
[15]
TGI Paris 11 janvier 1977 référé, D1977, p. 83. Note Lindon (R.), concernant l’image de la dépouille mortelle de l’acteur Jean Gabin ; CA Paris 1re chambre 26 avril 1983, D1983, p. 376. Note Lindon.
-
[16]
TGI Paris 1re ch., 1re sect., 4 novembre 1987, D. 1988, S. C., p. 200.
-
[17]
Cf. en ce sens CA Paris 1re chambre A, 6 mars 1992 consorts Erulin c/ Evénement du Jeudi.
-
[18]
Cass. civ. 2 22 juin 1994, Bull. civ. II n° 165 ; D1995, p. 268 som. com. Obs. T. Massis.
-
[19]
Cass. civ. 2, 20 juin 1990, Légipresse n° 84III, p. 87, obs. Ader (B.).
-
[20]
Cass. civ. 2, 10 octobre 1995, à paraître au bulletin, JCP 1995 4e partie n° 2528.
-
[21]
Ord. référé TGI Paris 18 janvier 1996, Consorts Mitterrand c/ Plon et autres inédite, non définitive.
-
[22]
Paris, 1re ch. A, 13 mars 1996.
1 LE développement contemporain de l’utilisation de l’image, en matière de photographie, d’audiovisuel puis, ces dernières années, sur le terrain du multimédia et des autoroutes de l’information, pose inévitablement la question de la transmission aux héritiers des droits de la personne sur son image.
2 Résoudre cette question suppose d’avoir résolu la question fondamentale de la nature du droit à l’image. Il s’agit sans nul doute, comme le droit au respect de la vie privée, d’un droit de la personnalité. Cette position est partagée unanimement, mais ne permet guère de résoudre la difficulté tenant aux conditions de la transmission du droit.
3 En effet, les droits de la personnalité, inconnus en doctrine jusqu’au début du XXe siècle, ont depuis lors fait l’objet de travaux importants qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, mis en lumière la double nature des droits de la personnalité en général, et tout particulièrement du droit à l’image qu’on s’accorde généralement à définir comme le droit exclusif, détenu par toute personne sur l’un des aspects de sa personnalité qu’est son image, lui permettant de s’opposer à toute utilisation de cette image sans son autorisation. Comme l’a montré le professeur Emmanuel Gaillard [1], le droit à l’image a une double nature, à la fois patrimoniale et extrapatrimoniale.
4 Il en résulte deux conceptions possibles quant à la transmissibilité d’une action destinée à défendre l’image.
5 Dans une première opinion qui mettrait l’accent sur la patrimonialisation contemporaine de ce droit, l’action destinée à le défendre aurait un aspect patrimonial, en sorte que les héritiers la recueilleraient dans le patrimoine du de cujus ; mais, dans une seconde opinion, privilégiant l’aspect personnel du droit, l’action tendant à défendre l’image serait une action personnelle de nature extrapatrimoniale que les héritiers ne recueillent pas dans le patrimoine du défunt [2]. Le choix entre ces deux voies est à ce point délicat que le professeur Kayser estime que : « il n’est pas de questions, soulevées par les droits de la personnalité, auxquelles il soit plus difficile de répondre » [3].
6 C’est cette ambiguïté fondamentale quant à la nature des droits de la personnalité qui explique les incertitudes existant sur la question, notamment en jurisprudence (I).
7 Cela explique aussi, dans une certaine mesure, que certaines juridictions aient pu être tentées de rattacher la protection du droit à l’image aux droits de la responsabilité civile afin de sortir du carcan des droits de la personnalité, et permettre une action autonome des héritiers. Cela explique enfin que le législateur soit intervenu, notamment par la loi du 3 juillet 1985, pour préciser qu’en ce qui concerne les artistes interprètes, les droits sur leur interprétation sont expressément transmis aux héritiers dans des conditions fixées par la loi, et aujourd’hui codifiées par le code de la propriété intellectuelle (II).
I — LE PRINCIPE : LES DROITS DE LA PERSONNALITÉ NE SONT PAS TRANSMIS AUX HÉRITIERS
1 - Une jurisprudence majoritaire considère que les droits de la personnalité ne sont pas transmissibles aux héritiers
8 La question de la transmission de l’action destinée à sanctionner une atteinte au droit à l’image a été posée, ces dernières années, à plusieurs reprises en jurisprudence. On peut, au risque d’être taxé d’imprudence, considérer que la jurisprudence admet, majoritairement, que les droits de la personnalité ne sont pas transmissibles, même si, dans son ensemble, la jurisprudence statue sur le fondement de l’article 9 du code civil relatif à l’atteinte à la vie privée. Mais, il ne fait, à notre sens, pas de doute que cette solution est transposable sur le terrain de l’atteinte au droit à l’image, même si le fondement de l’action retenu par le demandeur est, en ce cas, l’article 1382 du code civil.
9 Deux affaires, déjà anciennes, mais ayant posé des principes très clairs à cet égard, méritent d’être évoquées. Tout d’abord, dans une affaire opposant les héritiers du peintre Matisse, à la chaîne de télévision Antenne 2 et Louis Aragon, la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 novembre 1982 [4] a considéré que :
10 « si l’article 9 du code civil confère à chacun le droit d’interdire toute sorte de divulgation de sa vie privée, cette faculté n’appartient qu’aux vivants, les héritiers d’une personne décédée sont uniquement fondés à défendre sa mémoire contre l’atteinte que lui porte la relation de ce fait erroné, ou déformé, publié de mauvaise foi, avec une légèreté excessive ; que les dispositions de l’article 9 du code civil, comme celles de la loi du 29 juillet 1881, cessent dès lors de limiter la liberté d’information et d’expression de l’historien et du critique, qui peuvent seulement engager leur responsabilité dans les termes du droit commun, s’ils viennent à manquer au respect qu’ils doivent à la vérité ».
11 Il est à noter que dans cette affaire la cour relevait expressément que l’article 1382 n’avait pas été invoqué par les héritiers du peintre.
12 À la même époque la cour d’appel de Paris avait posé des principes comparables dans une affaire qui concernait les héritiers du chanteur Claude François. Elle avait en effet admis que : « le droit d’une personne sur son image est un attribut de sa personnalité et non un droit patrimonial, et qu’après son décès, ses héritiers ne peuvent donc céder à un tiers le droit de reproduction de son image », et que « les héritiers peuvent seulement protéger l’image de leur auteur contre l’utilisation qui en serait faite dans des conditions attentatoires à la mémoire de celui-ci » [5].
13 Plus récemment, le tribunal de grande instance de Strasbourg a également statué en ce sens, dans une ordonnance de référé rendue à l’encontre des héritiers De Gaulle [6].
14 La cour d’appel de Paris a, depuis lors, réitéré sa position sans ambiguïté en affirmant dans un arrêt opposant les héritiers Gabin à l’hebdomadaire Paris Match que :
15 « si l’article 9 du code civil confère à chacun le droit d’interdire toutes formes de divulgation de sa vie privée, cette faculté n’appartient qu’aux vivants ; les héritiers sont uniquement fondés à défendre la mémoire de leur auteur contre l’atteinte que lui porterait la relation de faits erronés ou déformés publiés de mauvaise foi ou avec une légèreté blamable » [7].
16 Il semble que cette jurisprudence soit approuvée par la Cour de cassation dans sa jurisprudence la plus récente, encore que la position de la cour suprême ne soit pas d’une parfaite clarté.
17 En effet, dans un arrêt rendu le 10 octobre 1995 concernant la veuve de l’empereur de Chine et les Éditions Robert Laffont [8], la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la 1re chambre de la cour d’appel de Paris, a estimé que la veuve ne pouvait se plaindre des atteintes à la vie privée de son époux défunt. La Cour de cassation rejette le pourvoi en estimant que les juges du fond avaient légitimement admis, pour rejeter l’action, d’une part, que l’empereur de Chine lui-même avait évoqué dans ses propres écrits certains détails de sa vie privée et, d’autre part, qu’il suffisait de constater que l’auteur de l’ouvrage incriminé n’avait pas manqué au respect dû à la vérité.
18 C’est, selon nous, implicitement admettre que l’héritier ne peut plus placer le débat sur le strict terrain de l’atteinte aux droits de la personnalité du de cujus, puisque, précisément, sur ce terrain-là, la vérité du fait n’influe pas sur la réparation.
19 Il est vrai que toutes ces décisions sont généralement fondées sur l’article 9 du code civil et que le droit à l’image est, en principe, protégé sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Mais le tribunal de grande instance de Paris a expressément admis [9] que la question de la double nature des droits de la personnalité se pose en termes strictement identiques et que l’action dérivant du droit à l’image n’est pas plus transmissible que celle qui est susceptible d’être engagée sur le fondement de l’atteinte à la vie privée.
20 C’est si vrai que, d’ailleurs, certaines décisions font encore l’amalgame entre les deux actions. Droit à l’image et protection de la vie privée forment un tout qui ressort d’une catégorie identique, à savoir les droits de la personnalité. Dans les deux cas, il s’agit à la fois de la protection des attributs de la personne, et d’une action partiellement patrimoniale. C’est cette ambiguïté qui conduit à constater l’existence de décisions contradictoires.
2 - Une jurisprudence minoritaire mais significative admet la transmission aux héritiers de l’action destinée à protéger l’image du défunt
21 Tout d’abord, même si la jurisprudence dominante de la cour d’appel de Paris, déjà citée, refuse la transmissibilité de l’action, d’autres décisions admettent que les proches peuvent agir pour protéger l’image de la dépouille mortelle du défunt. Il s’agit là, selon nous, d’un droit propre de l’héritier fondé sur ses propres sentiments, plutôt que d’une transmission des droits du de cujus, même s’il faut bien admettre que le véritable fondement retenu par la jurisprudence est incertain.
22 Ensuite, l’intransmissibilité serait limitée aux atteintes commises postérieurement au décès, les actions relatives au droit à l’image étant parfaitement transmissibles dès lors que leur existence était devenue effective du vivant du titulaire du droit, c’est-à-dire dans l’hypothèse où l’action destinée à obtenir réparation d’une atteinte à l’image avait été effectivement engagée par le de cujus antérieurement à son décès. La doctrine [10] et la jurisprudence [11] se prononcent en ce sens.
23 Surtout, le droit des héritiers à faire respecter l’image du défunt a été reconnu en matière pénale, sur le fondement des anciens articles 368, 369 et 372 du code pénal, devenus les articles 226-1 et suivants du nouveau code pénal. La Cour de cassation, chambre criminelle, a eu l’occasion d’affirmer que la fixation et la publication de l’image d’une personne, vivante ou morte, sans autorisation, entrait nécessairement dans le champ d’application des incriminations prévues par les anciens articles 368, 369 et 372 de l’ancien code pénal.
24 Cet arrêt écarte à l’occasion l’argument soutenu par le pourvoi selon lequel ces textes ne pouvaient plus trouver application postérieurement au décès dans la mesure où le défaut de consentement de la personne serait un élément constitutif de l’infraction faisant nécessairement défaut dès lors qu’une personne décédée n’est plus par hypothèse en mesure d’exprimer un tel consentement. Ainsi, les ayants droit de l’artiste, en l’occurrence Jean Gabin, ont non seulement le pouvoir d’accorder l’autorisation de diffusion de l’image, mais sont encore fondés à demander réparation du préjudice causé par la publication d’une photographie de sa dépouille mortelle [12]. Cette jurisprudence, qui statue sur une image représentant la victime sur son lit de mort — ce qui constitue une circonstance particulière ayant son importance — se prononce néanmoins en termes généraux et semble poser un principe de recevabilité des actions émanant des ayants droit sur le fondement des articles 368 anciens et suivants du code pénal (art. 226-1 et suivants du nouveau code pénal).
25 Il s’agit d’une brèche significative, et ce, d’autant plus que d’autres juridictions du fond admettent très clairement la transmission active du droit à l’image.
26 En effet, saisi par les héritiers de l’acteur Raimu d’une action tendant à faire respecter le droit à l’image de celui-ci à la suite d’une campagne de publicité utilisant la photo de l’acteur, le tribunal de grande instance d’Aix-en-Provence a admis, dans un jugement du 24 novembre 1988 que :
27 « le droit à l’image a un caractère moral et patrimonial ; que le droit patrimonial qui permet de monnayer l’exploitation commerciale de l’image n’est pas purement personnel et se transmet aux héritiers ; que le fait pour un grand acteur d’être devenu un homme célèbre, loin de permettre la libre utilisation de son image à des fins commerciales, rend au contraire plus nécessaire encore l’autorisation qu’il peut soit refuser par dignité, soit accorder moyennant finances, et à un tarif d’autant plus élevé qu’il est mieux connu et apprécié du public ; qu’il en est de même pour les héritiers qui sont en droit d’exercer le droit patrimonial leur ayant été transmis » [13].
28 Ce jugement a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel d’Aix-en-Provence en date du 21 mai 1991 [14], qui admet à son tour que :
29 « le droit à l’image revêt, comme l’a justement énoncé le premier juge, un caractère non seulement moral — strictement personnel à son titulaire, s’éteignant avec lui et protégeable au titre de l’article 9 du code civil — mais aussi patrimonial puisqu’il est patent que nombre de célébrités du spectacles, du sport, des arts, des affaires, tirant parti de l’évolution des mœurs et des pratiques économiques générées par une civilisation de plus en plus tournée vers l’image se livrent, selon des rémunérations allant croissant avec leur notoriété, à une exploitation commerciale de leur propre image.
30 La valeur patrimoniale de ce droit a vocation à se transmettre comme tout autre de même nature aux héritiers qui sont, dès lors, fondés, parallèlement à leur aptitude générale à défendre la mémoire de leur auteur, à autoriser ou non la divulgation de l’image de ce dernier à des fins commerciales ».
31 Cette jurisprudence est parfaitement claire en ce qui concerne la transmissibilité de l’action relative au droit à l’image, et l’admet sans réserve. Pour autant, il s’agit de l’opinion isolée d’une juridiction. On ne peut que déplorer, au vu de cette jurisprudence, qu’il y ait une telle insécurité juridique, et un arrêt de la Cour de cassation conçu en termes clairs serait évidemment le bienvenu.
II — L’EXCEPTION : LES HÉRITIERS RECOUVRENT LA QUALITÉ À AGIR LORSQU’ILS PEUVENT INVOQUER UN DROIT PROPRE QUI LEUR EST CONFÉRÉ, SOIT PAR LA JURISPRUDENCE, SOIT PAR LA LOI
1 - L’ouverture aux héritiers d’une action directe leur permettant d’invoquer un droit propre en cas d’atteinte aux droits de la personnalité du défunt
32 Compte tenu de la convergence existant en doctrine et en jurisprudence pour refuser la transmission de l’action destinée à solliciter une réparation pour les atteintes aux droits de la personnalité, les héritiers ont toujours cherché à revendiquer un droit propre leur permettant de soutenir que toute atteinte aux droits du défunt atteignait, par ricochet, son cercle familial, justifiant ainsi une action directe des héritiers.
33 Cette idée a été à plusieurs reprises accueillie en jurisprudence.
34 En premier lieu, le droit pour les héritiers de faire respecter l’image de la dépouille mortelle du défunt a été admis à plusieurs reprises [15]. La formule retenue à cet égard par le tribunal de grande instance de Paris est d’une grande clarté puisqu’il affirme que : « le droit au respect de la vie privée s’étend, par-delà la mort, à celui de la dépouille mortelle et nul ne peut, sans le consentement de la famille, reproduire et livrer à la publicité les traits d’une personne sur son lit de mort quelle qu’ait été la célébrité du défunt ». Cette ordonnance évoque par ailleurs les droits des héritiers sur l’image du défunt.
35 Une incertitude existe quant au fondement réel du pouvoir reconnu aux héritiers. S’agit-il de la transmission active du droit détenu par le de cujus ou d’un droit propre ? Les décisions rendues ne permettent pas véritablement de trancher mais il nous semble que cette solution doive se rattacher à l’atteinte intolérable subie par les proches eux-mêmes, dans leurs sentiments intimes, en sorte qu’il s’agit bien d’un droit propre. En effet, on ne s’expliquerait pas, dans le cas contraire, pour quelle raison la protection serait limitée à l’image du défunt sur son lit de mort.
36 En second lieu, plusieurs décisions ont admis, à titre général, une action des héritiers pour obtenir réparation du préjudice qu’ils subissaient dans leurs sentiments d’affection en cas d’atteinte aux droits de la personnalité de leur auteur. C’est ainsi que dans un jugement du 4 novembre 1987 [16], le tribunal de grande instance de Paris a admis que l’atteinte aux droits de la personnalité d’un défunt permettait une action de ses héritiers proches en raison de la solidarité existant entre les personnes de même sang, les membres d’une même famille subissant, à la suite d’une telle atteinte, et de l’intrusion dans leur vie familiale, un préjudice dont ils étaient fondés à demander réparation.
37 Une telle action se trouve nécessairement fondée sur l’article 1382 du code civil avec toutes les difficultés que cela peut susciter, s’agissant d’un texte conçu en termes très généraux qui n’est pas forcément adéquat pour limiter une liberté fondamentale telle que la liberté d’expression.
38 C’est pourquoi, par la suite, la cour d’appel de Paris tenta de restreindre sensiblement le champ d’une telle action des héritiers en admettant qu’elle ne pouvait être engagée que lorsque la publication litigieuse constituait un abus de la liberté d’expression caractérisé soit par une dénaturation ou une déformation des faits traduisant une intention malveillante ou une négligence manifeste dans la vérification de l’information, soit par l’atteinte portée aux droits fondamentaux de la personne [17].
39 Il nous apparaît que le droit à l’image n’est pas susceptible de compter au titre de ces hypothèses.
40 Mais cette jurisprudence, restreignant l’action des héritiers invoquant un droit propre sur le fondement de l’article 1382 du code civil en raison de l’atteinte portée aux droits de la personnalité de l’un de leurs proches décédé, a été censurée par la Cour de cassation dans un arrêt du 22 juin 1994 [18]. Cet arrêt avait d’ailleurs été précédé d’un signe avant-coureur puisque dans un arrêt du 20 juin 1990, la Cour de cassation avait admis l’action des héritiers pour une publication qui portait atteinte à la vie privée d’une personne décédée, en raison de l’atteinte portée à « l’ensemble du groupe familial » ; la publication litigieuse causant un préjudice à chacun des membres de ce groupe familial en raison de leur lien de parenté avec la victime décrite en termes offensants [19].
41 En revanche, dans un arrêt récent déjà cité et daté du 10 octobre 1995, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la veuve du dernier empereur de Chine contre un arrêt la déboutant de son action pour atteinte à sa vie privée en raison des termes d’un ouvrage relatif à son ex-époux, les juges du second degré ayant, avec raison selon la Cour de cassation, admis qu’il n’y avait pas de faute dès lors que l’auteur n’avait pas manqué au respect dû à la vérité compte tenu des éléments objectifs sur lesquels il s’appuyait [20].
42 Cette décision nous semble limiter fortement les cas d’ouverture d’une action des héritiers invoquant un droit propre. Elle rejette l’idée d’une atteinte systématique au groupe familial par le seul fait d’une atteinte à la vie privée du défunt.
43 C’est pourtant une telle idée qui a à nouveau été admise par Mme le Président du tribunal de grande instance de Paris dans une ordonnance récente rendue le 18 janvier 1996 opposant les héritiers du Président Mitterrand à l’éditeur Plon, et relative à la publication d’un ouvrage sous la signature du docteur Gubler, ancien médecin personnel du président.
44 Cette décision ordonne l’interdiction de la diffusion du livre critiqué, à la requête des héritiers, en admettant que les révélations contenues dans le livre « constituent par leur nature, une intrusion particulièrement grave dans l’intimité de la vie privée familiale du Président François Mitterrand, et dans celle de son épouse et de ses enfants ; que l’atteinte ainsi portée est d’autant plus intolérable qu’elle survient dans les quelques jours qui ont suivi le décès et l’inhumation du Président Mitterrand » [21].
45 La cour d’appel de Paris saisie d’un appel interjeté à l’encontre de cette ordonnance admet elle aussi que la révélation d’éléments afférents à la personnalité et la vie privée de leur époux et père était de nature à heurter les proches du Président Mitterrand dans leurs sentiments les plus profonds. Elle en déduit que les héritiers ont chacun un intérêt légitime à agir, y compris par voie de référé [22].
46 C’est donc à nouveau cette notion, nouvelle, de vie privée familiale, qui est en jeu, comme si la famille détenait elle-même, dans sa globalité, des droits de la personnalité. Cette idée fait, d’une certaine manière, écho aux termes de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme qui vise la protection de tout individu dans le cadre de sa vie privée et familiale.
47 Quoi qu’il en soit, cette jurisprudence est significative d’un courant existant, tant au niveau des juridictions du fond, qu’au niveau de la Cour de cassation. Il y a là, pour l’essentiel, une casuistique dont on ne saisit pas toujours la logique sur le plan général.
48 Toutes ces affaires concernent l’atteinte à la vie privée, mais comme nous l’avons déjà indiqué, il nous semble que la catégorie des droits de la personnalité doit être appréciée dans son ensemble, de façon autonome, et les solutions retenues en matière d’atteinte à la vie privée sont a priori transposables en matière d’atteinte au droit à l’image, même si le fondement des deux actions est parfois différent, l’atteinte au droit à l’image pouvant également être poursuivie sur le seul terrain de l’article 1382 du code civil.
2 - Le cas particulier de l’image des artistes-interprètes
49 Il est un cas où l’héritier a, par l’effet de la loi, le droit de défendre l’image de son auteur. C’est lorsque l’image litigieuse est tirée d’une interprétation sur laquelle peuvent exister des droits voisins du droit d’auteur.
50 En effet, l’article L. 211-4 du code de la propriété intellectuelle dispose que la durée des droits patrimoniaux accordée à l’artiste-interprète est de cinquante années à compter du 1er janvier de l’année civile suivant celle de la première communication au public de l’interprétation de l’œuvre.
51 Dès lors, toute utilisation de l’image de l’artiste-interprète pendant cette durée, également retenue d’ailleurs à quelques variantes près par l’article 3 de la directive 93/98 du 29 octobre 1993 relatif à l’harmonisation de la durée de protection du droit d’auteur et de certains droits voisins, nécessite une autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit.
52 Il s’agit, dans cette hypothèse, d’un droit de nature incontestablement patrimoniale, expressément reconnu comme tel par la loi. Ce droit est parfaitement cessible, et fait en toute hypothèse l’objet d’une dévolution successorale au décès de l’artiste-interprète, si bien que tant que le terme de cinquante années n’est pas intervenu, les droits patrimoniaux sont dévolus à l’héritier qui conserve la possibilité d’agir pour faire respecter les droits de l’artiste-interprète, dès lors que l’image fait partie d’une interprétation protégée par le code de la propriété intellectuelle.
53 Il faut ajouter qu’outre ce droit patrimonial dont la durée est de cinquante années, les artistes-interprètes disposent également d’un droit moral prévu par l’article L. 212-2 du code de la propriété intellectuelle qui comprend le droit au respect de son nom, de sa qualité d’artiste-interprète, et de son interprétation.
54 Ce droit est présenté expressément par la loi comme étant « transmissible à ses héritiers pour la protection de l’interprétation et de la mémoire du défunt ». Il s’agit d’un droit susceptible d’être invoqué au-delà de la période de cinquante années retenue pour le droit patrimonial. Ici encore, cela permettra aux héritiers de faire respecter l’interprétation, et donc l’image qui en est tirée, tout particulièrement en cas d’utilisation de cette image à des fins commerciales ou publicitaires. On peut, à cet égard, admettre que toute utilisation publicitaire de l’image d’un artiste-interprète, dans le cadre de son interprétation, même postérieurement à la période de cinquante années pendant laquelle les droits patrimoniaux subsistent, nécessite une autorisation compte tenu de l’existence de ce droit moral.
55 Il nous faut conclure par le constat général d’une grande incertitude en droit positif. A une doctrine qui soutient majoritairement l’idée selon laquelle les droits de la personnalité, et tout particulièrement le droit à l’image, ne sont pas transmis aux héritiers car il s’agit d’un droit personnel au défunt, fait écho une jurisprudence divisée qui semble également préférer cette solution, une tendance minoritaire existant cependant pour admettre la transmission de l’action de nature à obtenir réparation d’une atteinte au droit à l’image.
56 À cette première incertitude s’ajoute celle qui concerne l’éventualité d’une action de l’héritier invoquant un droit propre, action parfois admise, parfois rejetée, tant par les juges du fond que par la Cour de cassation.
57 En définitive il n’y a guère que deux hypothèses dans lesquelles une solution claire se dégage : il s’agit, d’une part, de l’image de la dépouille mortelle du défunt et, d’autre part, de l’image d’une interprétation protégée par le code de la propriété intellectuelle. Dans ces deux derniers cas, les héritiers ont un droit d’agir certain.
Notes
-
[1]
Gaillard (E.) : La double nature du droit à l’image et ses conséquences en droit positif français D 1984, Chr. p. 162.
-
[2]
Cf. en ce sens Malaurie (P.) et Aynes (L.), Droit civil, des successions, Cujas 1993, n° 27 ; Goubeaux (G.), Traité de droit civil, les personnes, LGDJ 1989, n° 288.
-
[3]
Kayser (Pierre) “Les droits de la personnalité : aspects théoriques et pratiques” RTDCIV 1971 p. 445 et s., spécialement p. 497, n° 39. Cf. également sur la question : Blondel (P.) : “La transmission à cause de mort des droits extrapatrimoniaux et patrimoniaux à caractère personnel”, LGDJ Paris 1969 ; Lesca (C.) d’Espalungue, “La transmission héréditaire des actions en justice”, PUF 1992, p. 35 et s.
-
[4]
CA Paris 1re chambre, 3 novembre 1982, D1983 p. 248. Note Lindon (R.).
-
[5]
Paris 4e chambre A 7 juin 1983, GP 1984-2, p. 528. Note Lamoureux (G.) et Pochon (D.).
-
[6]
TGI Strasbourg Référé 31 mai 1989, D1989 som. com. p. 357. Obs. Amson (D.).
-
[7]
Paris 1re chambre A, Moncorgé c/ Cogédipresse 23 novembre 1993, inédit.
-
[8]
Cass. civ. 1, 10 octobre 1995, JCP 1995, IV, 2528, Jurisdata n° 002459 ; à paraître au bulletin civil.
-
[9]
TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 19 mai 1993, J. DATA 049782.
-
[10]
En ce sens, Lesca d’Espalungue (C.), “La transmission héréditaire des actions en justice”, PUF 1992 p. 35 et s.
-
[11]
Cf. en ce sens : Cass. civ. 28 juillet 1981 consorts Brel c/ Paris-Match, JCP 1982 - II - 19830 note Langlade (J.-P.). Adde : Paris, 1re ch. A, 9 juillet 1980, D. 1981, p 72. Note Lindon.
-
[12]
Cass. crim. 21 octobre 1980, D. 1981, p. 72. Note Lindon (R.).
-
[13]
TGI Aix-en-Provence 1re chambre, 24 novembre 1988, JCP 1989-II-21329. Note Henderycksen (J.) ; RDTCIV 1990, n° 1. Obs. Patarin (J.).
-
[14]
Aix-en-Provence 2e chambre 21 mai 1991, RJDA 8-9/91 n° 756 p. 665
-
[15]
TGI Paris 11 janvier 1977 référé, D1977, p. 83. Note Lindon (R.), concernant l’image de la dépouille mortelle de l’acteur Jean Gabin ; CA Paris 1re chambre 26 avril 1983, D1983, p. 376. Note Lindon.
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[16]
TGI Paris 1re ch., 1re sect., 4 novembre 1987, D. 1988, S. C., p. 200.
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[17]
Cf. en ce sens CA Paris 1re chambre A, 6 mars 1992 consorts Erulin c/ Evénement du Jeudi.
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[18]
Cass. civ. 2 22 juin 1994, Bull. civ. II n° 165 ; D1995, p. 268 som. com. Obs. T. Massis.
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[19]
Cass. civ. 2, 20 juin 1990, Légipresse n° 84III, p. 87, obs. Ader (B.).
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[20]
Cass. civ. 2, 10 octobre 1995, à paraître au bulletin, JCP 1995 4e partie n° 2528.
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[21]
Ord. référé TGI Paris 18 janvier 1996, Consorts Mitterrand c/ Plon et autres inédite, non définitive.
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[22]
Paris, 1re ch. A, 13 mars 1996.