Couverture de LECO_080

Article de revue

Dix orientations pour des politiques de développement plus efficaces

Pages 100 à 112

Notes

  • [1]
    Création du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE, amplification du mouvement de décolonisation.
  • [2]
    70 % sous forme bilatérale, 30 % sous forme multilatérale.
  • [3]
    Les prix de vente de l'électricité aux consommateurs (particuliers, entreprises, administrations) doivent couvrir les coûts pour favoriser la croissance de l'investissement durable, qu'il soit public ou a fortiori privé. La voie des appels à projets, avec des prix de vente aux consommateurs non rémunérateurs, n'est pas incitative. Elle privilégie l'ancienne économie en faisant du prix le seul critère du choix.
  • [4]
    Selon le modèle de la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KFW) allemande, banque de développement bilatérale, qui intervient dans un périmètre domestique, mais également en faveur des pays en développement.
  • [5]
    La France, comme les autres bailleurs de fonds occidentaux, s'est rangée derrière les institutions multilatérales qui définissaient ces cadres macroéconomiques. On a parlé pour la France de "doctrine d'Abidjan", définie par le Premier ministre Edouard Balladur en septembre 1993 lors d'un déplacement en Côte d'Ivoire, et jamais remise en cause depuis.
  • [6]
    De son côté, la France a fait, à partir de 1990 (discours du président François Mitterrand au sommet France-Afrique de La Baule), de la diffusion de la démocratie une des conditionnalités supplémentaires de l'aide.
  • [7]
    Voir Plaidoyer pour une nouvelle modernité. Théorie du partage par le socle d'indépendance, par Stéphane Madaule, L'Harmattan, 2014.
  • [8]
    A titre d'exemple, en Afrique centrale, la découverte et l'exploitation du pétrole dans les années 1980 a abouti à une réduction drastique de la base productive de ces pays qui se sont en même temps ouverts à la concurrence internationale. Aujourd'hui, leurs marchés sont envahis par des produits chinois, les importations alimentaires croissent et l'agriculture vivrière a régressé.
  • [9]
    Source : OCDE.
  • [10]
    Les pays en développement ont heureusement vu leur taux de mortalité baisser depuis les années 1960. Toutefois, leur taux de fécondité baisse trop lentement, surtout en Afrique, pour achever leur transition démographique comme dans les pays du Nord.
  • [11]
    Cette situation ne fait pas que des mécontents. On lance et relance sans arrêt de nouveaux chantiers et de nouveaux projets. On propose des technologies plus ou moins adaptées, sans se soucier de leur pérennité, l'enjeu caché étant, pour certains acteurs du Sud comme du Nord, de générer le maximum de flux financiers afin de prendre leur part de manière licite ou illicite.
English version

1Les politiques de développement à destination des pays du Sud existent d'une manière structurée et institutionnelle depuis les années 1960 [1]. De nombreuses évolutions ont marqué leur histoire. Elles sont présentées comme un des ciments de la coopération Nord-Sud, un des instruments majeurs de la régulation de la mondialisation, de la lutte contre les inégalités, du développement durable. Toutefois, elles n'ont pas bonne presse dans l'opinion publique : gaspillage, détournements, néocolonialisme, corruption...

2Ces politiques de développement ont certes leurs défauts (des impacts parfois difficiles à mesurer, des effets pervers qui vont de l'accoutumance à la dépendance, un ciblage imparfait) et leurs insuffisances (les montants versés ne sont pas à la hauteur des enjeux). Mais elles ont aussi leurs qualités : solidarité avec les plus pauvres, financement de programmes et projets structurants, partage d'expériences avec le Sud, appui au développement durable. Progressivement, elles ont, par l'intermédiaire de l'aide publique au développement (APD) qui les finance, essayé de se doter de règles permettant d'améliorer leurs conditions de mise en œuvre : s'aligner sur les politiques définies par le pays receveur, harmoniser entre bailleurs de fonds les interventions sur le terrain, accepter que ce soit le pays receveur qui coordonne l'aide. Autant de principes qui demeurent toujours valables depuis la déclaration de Paris sur l'aide adoptée par les 22 donateurs du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE en mars 2005. Mais ces principes sont-ils véritablement appliqués ? Les politiques des pays en développement sont-elles toujours élaborées et choisies de manière souveraine par les pays en développement eux-mêmes ?

3Il ne faut pas minimiser les avantages de l'aide dans notre monde d'égoïsme exacerbé et de populisme rampant. L'aide publique au développement passe par le canal bilatéral mais également sous forme multilatérale [2] lorsque les fonds transitent par les grandes organisations internationales. Cette aide s'adresse à plus de 80 pays (la liste des bénéficiaires possibles est établie par le CAD de l'OCDE) qui vont des plus pauvres - le Niger, le Bangladesh, Haïti - à des pays comme la Chine, l'Inde, le Brésil, voire l'Afrique du Sud. Mais la cible géographique n'est-elle pas trop large ? Ne doit-elle pas se concentrer sur les pays à faible revenu ? L'objectif avoué - la lutte contre la pauvreté - n'en masque-t-il pas d'autres moins avouables, commerciaux et stratégiques dans les pays émergents, ou de sécurité (paix, lutte contre les migrations) ? Ces objectifs cachés sont peut-être d'autant plus présents que, comme du temps de la guerre froide dans les années 1960, les bailleurs traditionnels de l'aide sont en concurrence avec la coopération Sud-Sud, animée par la Chine, l'Inde et le Brésil, pays présents sur la scène internationale aux côtés de leurs "frères du Groupe des 77", les non-alignés. Officiellement, la coopération Sud-Sud exclut l'ingérence dans les affaires des pays aidés. Ces derniers sont laissés pleinement souverains pour la définition de leurs politiques. Comment les bailleurs traditionnels comme la France, l'Allemagne, le FMI et la Banque mondiale peuvent-ils s'adapter à cette nouvelle donne ?

4Au regard de l'ensemble de ses moyens, l'aide peut-elle prétendre engendrer le développement pour tous ? Même si cette politique bénéficiait de moyens supplémentaires à la hauteur des engagements pris par les pays riches dans les années 1970, mais jamais tenus (0,70 % du revenu national brut chaque année, contre 0,35 % actuellement), serait-il judicieux qu'elle joue le rôle de prescripteur des politiques au Sud ? Mais le Nord est-il véritablement en mesure de proposer un modèle de développement durable susceptible de le placer sur le bon chemin, lui-même comme les autres ?

5Avec l'adoption des 17 Objectifs du développement durable (ODD) et les résultats obtenus lors de la COP 21 à Paris, en 2015, sur le changement climatique, le spectre et les contours des politiques de développement se sont élargis à l'ensemble de la planète. Tous les pays, qu'ils soient développés ou non, doivent bâtir des modèles de développement durable. Cette universalité nouvelle change notre regard. Comment atteindre ces objectifs au Sud comme au Nord à l'horizon 2030 ? Comment financer ces politiques ? Comment gérer la nécessaire convergence entre le Nord et le Sud dans l'interdépendance croissante due à la mondialisation ?

6Ce sont là quelques-unes des questions majeures qui se posent aux politiques de développement. Les dix préconisations présentées ci-après ont pour objectif d'essayer d'y répondre par des propositions concrètes visant à améliorer le positionnement et l'efficacité des politiques de développement, et particulièrement celle de la France, tout en demeurant conscient de leurs limites.

1. Soutenir l'émergence de modèles de développement durable au Nord comme au Sud

7La réussite de la COP 21 en décembre 2015 a modifié notre regard sur les politiques de développement. Les destins du Nord et du Sud sont liés, et tous les pays de la planète doivent élaborer des trajectoires de développement durable. Pour les moins avancés, il ne s'agit plus de reproduire les modèles de développement des pays industrialisés, qui sont dans une impasse sur le plan écologique. Créer leurs propres modèles de développement, à l'écart des schémas passés, est une démarche beaucoup plus exigeante. Dans ce cadre, le financement et l'appui à des projets d'énergie renouvelable constituent les marqueurs d'une mise en place effective de nouveaux modèles de développement décarbonés : des modèles de croissance "verte", et non "brune". C'est une opportunité extraordinaire pour les pays en développement car une page blanche s'ouvre à eux où tout est à construire et à imaginer selon la culture et le contexte de chacun.

8Il faut donc apporter un appui systématique à l'hydroélectricité, au solaire, à l'éolien... en prenant en compte les caractéristiques propres à chaque pays. Dans le secteur de l'énergie propre, comme dans celui des grands services publics marchands (eau, électricité, transport), seuls des prix de vente à des tarifs d'équilibre [3] peuvent permettre un développement rapide de cette nouvelle économie, en impliquant le secteur privé. La prise en compte de l'environnement dans les projets de développement génère encore, le plus souvent, un coût supplémentaire par rapport aux projets financièrement plus rentables à court terme, mais aux externalités négatives élevées. Pourquoi ne pas l'assumer plus clairement, en préférant le mieux-disant sur le plan environnemental au moins-disant sur le plan des prix de marché ? Cette orientation vaut à la fois pour les pays en développement, les pays émergents et les pays développés.

9Pour faciliter cette nouvelle convergence, que les ODD ont bien soulignée, on pourrait même imaginer que dans chaque pays du Nord, une seule et même institution finance le développement durable, au Nord comme au Sud, avec les instruments financiers adéquats [4] : des ressources sous forme de subventions et de prêts bonifiés vers les pays à faible revenu, dans le cadre de la coopération Nord-Sud financée par les instruments de l'aide ; des ressources financées par les pays riches sur leurs propres budgets, pour des projets domestiques ou dans les pays à revenu intermédiaire qui s'engagent résolument dans la transition écologique. On créerait ainsi des synergies et un savoir-faire global entre les projets qu'une même institution peut financer. Plus généralement, on manque de lieux d'échange sur le développement durable, au Nord comme au Sud, en proximité avec la société civile. La création de "maisons du développement", ouvertes à tous les publics, aurait comme avantage de populariser les politiques de développement, afin de leur donner une assise citoyenne. On pourrait y trouver toute l'information disponible sur les projets financés, la littérature sur le développement, les supports médias, les opportunités d'emplois au sein des institutions qui s'occupent du développement, les formations au développement durable, une information sur les financements possibles et un appui technique pour la coopération décentralisée des collectivités locales. Ces maisons du développement auraient l'originalité d'être tournées non seulement vers le Sud mais également vers le Nord, afin de donner leur pleine mesure aux Objectifs de développement durable qui s'imposent à tous.

2. Etablir de nouveaux instruments de mesure du développement durable

10Depuis le milieu du XXe siècle, on classe les pays selon leur niveau de développement, l'objectif des moins avancés étant de combler leur retard et d'atteindre le produit intérieur brut (PIB) par habitant le plus élevé possible. Ces mesures ont-elles encore un sens alors que l'avenir de la planète est en jeu sur le plan environnemental ? En 2015, l'adoption des ODD pour tous a bien montré que les buts autrefois poursuivis par les pays développés et les pays en développement étaient devenus périmés, voire dangereux. Il faudrait six planètes comme la Terre pour permettre un développement pour tous tel que nous l'enregistrons actuellement.

11De nouveaux instruments de mesure sont donc nécessaires pour changer radicalement de perspective. Des tentatives dans ce sens ont déjà été lancées (commission Stiglitz en 2010, "produit intérieur doux" au Québec, "capital naturel", empreinte écologique...) mais n'ont jamais connu de véritable consécration. Le PIB semble indétrônable. Il faut poursuivre, et distinguer sur le plan statistique la "croissance brune" qui détruit l'environnement de la "croissance verte" qui le préserve. L'objectif serait de mettre sur pied des outils qui permettent à chacun de se situer, en pourcentage et de manière synthétique : part du "PIB vert" dans le PIB actuel, de l'"énergie verte" par rapport à l'énergie émettrice de CO2, des "produits verts", étiquetés en conséquence, par rapport aux produits "bruns"...

12Notre monde manque cruellement de repères pour mieux qualifier et quantifier la voie du développement durable sur laquelle nous devons tous nous engager rapidement. Tant que des indicateurs de ce type ne se seront pas imposés, il nous sera bien difficile de changer de perspective.

3. Reconnaître aux pays en développement le droit de construire leur propre modèle

13Sur le plan des politiques de développement, on a surtout cherché ces dernières années à s'adapter au mieux aux exigences de la mondialisation. L'aide a été utilisée pour tenter de mettre en place au Sud les mêmes modèles de développement qu'au Nord. Les conditionnalités de l'aide ont porté non seulement sur la bonne utilisation des fonds des projets et programmes engagés, mais également sur les politiques à adopter : libéralisation de l'économie par le jeu de la concurrence libre et non faussée, ouverture indifférenciée vers l'extérieur, équilibre budgétaire, désendettement, réduction du secteur public. Les programmes d'ajustement structurel des années 1980, menés par la Banque mondiale et le FMI et réunissant l'ensemble des bailleurs de fonds bilatéraux [5], ont été les fers de lance de cette politique. Ne pouvant plus rembourser leurs dettes, les pays en développement sous ajustement ont été priés d'adopter les bonnes politiques [6]. Cette marche forcée vers l'ouverture libérale n'a pas produit les effets escomptés. Les pays en développement ont été souvent condamnés à la monoproduction de cultures de rente ou à l'extraction de matières premières, selon une spécialisation basée sur la loi des avantages comparatifs. Ce modèle de développement a engendré des inégalités et des dommages environnementaux.

14Face à ces échecs, les bailleurs de fonds n'ont plus parlé d'ajustement des politiques mais de "bonne gouvernance" à partir des années 2000. Derrière ce terme, c'est en réalité la prescription des bonnes politiques publiques à suivre qui continue d'être visée et notamment le cadre macroéconomique et financier à adopter par les pays en développement.

15Mais comment un pays peut-il continuer à faire de l'agriculture ou du textile quand ses frontières demeurent totalement ouvertes et qu'il est loin d'être au niveau des plus compétitifs sur le marché mondial ? La voie libérale apparaît comme une impasse. Il convient donc d'être beaucoup plus ouvert et moins interventionniste sur le choix des politiques économiques, sociales et environnementales. Le développement d'un pays ne peut s'établir durablement que sur la base d'une politique qu'il a lui-même choisie. Oui à l'imposition de conditionnalités de décaissement de l'aide pour éviter les détournements et s'en tenir aux projets et programmes définis d'un commun accord entre le donateur et le pays receveur. Non à une conditionnalité qui vise à dicter de l'extérieur les politiques à suivre. Depuis 2000, les pays émergents sont de gros donateurs qui font justement du non-interventionnisme sur le plan politique leur caractéristique. La coopération Sud-Sud a beau jeu de stigmatiser l'interventionnisme politique forcené du Nord envers le Sud, qui rappelle sous certains aspects les mises sous tutelle de l'époque coloniale, tout en profitant de l'ouverture des marchés et de l'accès direct aux matières premières. En réalité, les conditionnalités des donateurs du Sud sont ailleurs : captation des matières premières, extension de leurs parts de marché, influence géostratégique.

16L'impulsion politique en matière de développement devrait toujours appartenir aux pays eux-mêmes. Dans un monde d'interdépendance, les pays en développement devraient être en mesure de construire leur propre socle d'indépendance [7], c'est-à-dire de produire de quoi satisfaire l'essentiel des besoins de leur population pour mieux prélever sur cette base productive par l'impôt les financements nécessaires au budget national de l'éducation et de la santé. Cela ne veut pas dire se fermer à l'extérieur, mais plutôt réguler les effets de l'extérieur afin d'élargir la base productive. En d'autres termes, choisir la diversification de l'économie plutôt que la spécialisation et le rétrécissement progressif de la base productive, engendré par le jeu combiné de l'ouverture et de la loi des avantages comparatifs [8]. Choisir les circuits courts plutôt que s'en remettre au marché mondial pour assurer la production et la gestion des biens et services essentiels à la population. Mais n'est-ce pas là une préconisation que l'on pourrait également émettre à l'égard des pays développés ?

4. Accroître le volume des subventions au bénéfice des plus pauvres

17L'aide n'est pas la solution miracle du développement pour tous. Elle ne sera jamais à l'échelle de cet objectif (140 milliards de dollars par an de transferts vers le Sud, c'est très peu). Elle ne peut pas remplacer ni transformer les politiques publiques des pays. Elle n'est qu'un instrument parmi d'autres qui peut montrer la voie et soulager les plus faibles.

18Dans les années 1970, les pays développés s'étaient engagés à transférer près de 0,70 % de leur richesse nationale (revenue national brut) chaque année aux pays en développement. Ce niveau n'a jamais été atteint, et la moyenne des bailleurs de fonds s'est située entre 0,30 % et 0,35 % de 2015 à 2017 [9]. Il conviendrait donc, d'abord, d'accroître collectivement cet effort. L'aide française représente 0,37 % du revenu national brut (RNB). Pour 2022, le président Macron annonce une aide publique au développement de 0,55 % du RNB et un nouveau partenariat avec l'Afrique. Sans attendre cette échéance, la part des subventions par rapport aux prêts dans l'APD devrait être sensiblement rehaussée. Pourquoi ne pas faire des subventions l'instrument privilégié de la coopération française, là où l'assistance internationale ne peut être remplacée par les investissements privés venant de l'extérieur ? Le recentrage et l'amplification de notre aide vers les pays pauvres sont un gage du renforcement de sa légitimité, et impliquent le soutien à la production locale, à l'éducation, à la santé, à la protection de l'environnement - secteurs où il n'existe qu'une rentabilité à long terme, et où les subventions restent l'instrument d'intervention le plus approprié dans des pays dont les capacités d'endettement sont faibles.

5. Etablir une coopération à visage humain basée sur l'appui aux jeunes talents

19Dans notre système de coopération, un nouvel équilibre entre présence humaine sur place et financement du développement est à trouver. Dans les pays francophones et notamment en Afrique, la baisse des effectifs de l'assistance technique française a été trop massive, surtout au regard d'une présence croissante des pays émergents. Sans renouer avec le passé et redéployer de gros bataillons d'expatriés dans les secteurs de l'éducation et de la santé, il serait utile de regarnir nos moyens humains en incitant à l'installation de jeunes talents (artisans, bac + 2, enseignants du supérieur, spécialistes en matière médicale, ingénieurs, cadres...). Le but est de faire de notre politique de coopération internationale le fer de lance d'un partage avec l'extérieur, et un débouché possible pour les jeunes, en ouvrant le dispositif français aux métiers de base dont ont besoin les pays pauvres. Un fonds pour appuyer financièrement l'installation de jeunes talents dans les pays en développement serait un outil intéressant pour atteindre cet objectif.

20Mais cette coopération à visage humain peut aller également du Sud vers le Nord, ou du Sud vers le Sud. Nous avons et aurons de plus en plus à apprendre du Sud en matière de développement. Pourquoi ne pas imaginer, par l'échange d'expériences, que le Sud puisse nous aider à trouver les bonnes trajectoires de développement ?

6. Accélérer les transferts de technologie : ouvrir l'accès aux biens communs technologiques

21Les technologies au service d'un modèle de développement durable devraient être transférées rapidement et globalement vers les pays qui en ont besoin. Le système des brevets devrait pouvoir être contourné lorsqu'il s'agit d'une découverte utile à tous. Comment justifier au XXIe siècle que certaines technologies d'avenir ne soient pas mises à la disposition des plus pauvres dans les domaines de la santé, de l'éducation, du digital, de même pour l'utilisation de certaines molécules ou variétés végétales à haute valeur ajoutée ? Il convient de décloisonner ce système de protection des découvertes, qui font de celles-ci des biens privés, alors que ce sont des biens communs qui devraient bénéficier à tous - préconisation valable également pour les découvertes qui se produisent dans les pays en développement ou émergents, ce qui arrivera de plus en plus souvent.

22Les pays en développement ont la chance de vivre une nouvelle rupture technologique avec l'arrivée du digital, de l'Internet et de l'accès à la connaissance sur longue distance. C'est une opportunité extraordinaire à saisir. Tous les pays, développés ou non, doivent être placés sur la même ligne de départ pour construire un nouveau cadre de vie.

7. Ne plus traiter la démographie comme une variable exogène au développement durable

23La crise écologique impose de remettre en cause certaines idées reçues. La plus ancienne et la plus ancrée est que l'humanité n'a pas à s'imposer de discipline particulière en matière d'évolution de sa démographie. Or, deux facteurs rendent cette attitude particulièrement risquée. Premièrement, les ressources de la planète ne sont pas inépuisables et le mode de consommation occidental qui se diffuse dans les pays émergents très peuplés et en forte croissance aboutit à une impasse. Deuxièmement, la croissance démographique est encore rapide dans les pays pauvres qui souffrent déjà d'un manque de ressources. On nous prédisait une planète stabilisée à neuf milliards d'habitants à l'horizon 2050, mais on nous parle maintenant de dix milliards en 2100, voire davantage. On ne sait plus au juste quand la stabilisation sera effective et à quel niveau, surtout en Afrique.

24Ce qu'il convient d'enclencher d'urgence, c'est à la fois la baisse du niveau de consommation nuisible à l'environnement des populations des pays riches et émergents, mais également, dans la mesure du possible, la régulation de la croissance de la population au Sud [10]. Il faut oser jouer sur ces deux tableaux simultanément. Tout faire pour accompagner une nouvelle gouvernance écologique, mais également une nouvelle gouvernance démographique (planning familial, éducation des filles et des garçons) par la limitation librement consentie des naissances, à titre individuel et collectif, dans les pays du Sud. Et ceci sans attendre la survenance, surtout en Afrique, d'une fin de transition démographique toujours espérée, mais pour l'instant jamais acquise.

8. Passer du financement d'une infrastructure au financement d'un service aux populations

25En matière de financement d'infrastructures, les bailleurs de fonds cessent leur appui le plus souvent au bout de cinq ans - la période de construction -, à charge pour les bénéficiaires de continuer à assurer avec leurs propres moyens le fonctionnement de l'infrastructure durant sa période d'exploitation. Cette limitation de l'intervention dans la durée part du constat qu'il ne faut pas habituer les bénéficiaires à une assistance permanente qui crée des liens de dépendance. Toutefois, quand les projets sont complexes (distribution d'eau ou d'électricité, transports publics, gestion des déchets, gestion d'un réseau routier ou de pistes rurales), c'est une fiction que de croire qu'une fois l'infrastructure livrée, elle pourra être gérée par le bénéficiaire sans un appui externe et sans financements additionnels pour en équilibrer l'exploitation. Les entreprises publiques (ou structures publiques) qui délivrent ce type de services ont souvent une gestion défaillante, appliquent des prix de vente aux consommateurs fixés par les autorités politiques ne leur permettant pas d'équilibrer leurs comptes, gèrent des impayés de l'Etat qui plombent leur trésorerie, prennent des engagements vis-à-vis des bailleurs de fonds qui ne sont pas tenus. La vérité des prix n'est que très rarement au rendez-vous. Les prix de l'eau et de l'électricité des services publics marchands sont en général fixés trop bas (tarifs sociaux). Ils ne permettent pas d'amortir les investissements au moyen d'une exploitation équilibrée, ni de susciter la gestion par le secteur privé, ni encore de choisir les technologies les plus écologiques.

26Les bailleurs de fonds manquent d'un instrument qui leur permettrait d'accompagner l'exploitation des investissements lourds générateurs de services à la population. Le but serait d'apporter un service complémentaire aux populations, tout en rendant progressivement équilibrée la gestion de ces services. Des projets de quinze à trente ans, en fonction de la durée de vie de l'investissement, pourraient être mis en œuvre. Ils susciteraient par ailleurs l'investissement direct des entreprises privées dans la gestion de ces services (partenariats public-privé).

27Cela mettrait en outre fin aux gaspillages consistant à financer et refinancer les mêmes infrastructures, mal entretenues et frappées d'une obsolescence accélérée [11]. On ne financerait plus une infrastructure, mais un service aux populations, délivré dans la durée, à un coût abordable.

9. Coupler formation des jeunes et développement de l'agriculture

28Comment marier une nouvelle ambition pour l'agriculture et l'alimentation des pays en développement (un secteur qui fait vivre plus de 70 % de la population) avec l'effort d'éducation et de formation nécessaire à leur jeunesse (260 millions d'enfants et d'adolescents ne sont pas scolarisés dans le monde) ? Il existe un croisement d'opportunités possible entre les deux projets. C'est ce qu'on appelle les cantines scolaires, un système que l'on pourrait étendre à toutes les formes de restauration collective pour les jeunes qui sont dans le système éducatif, de l'école jusqu'à l'enseignement supérieur. Rappelons que dans les pays en développement, les jeunes de moins de 20 ans représentent en moyenne près de la moitié de la population.

29Jusqu'à présent, des programmes de ce type ont été initiés par des organisations non gouvernementales (ONG) et par le Programme alimentaire mondial (PAM). Le plus souvent, cependant, ce dernier fournit aux enfants concernés des produits importés. Les grands bailleurs de fonds ne s'impliquent guère dans ces programmes, qui sont à cheval entre des objectifs éducatifs, agricoles et alimentaires, dans des territoires dispersés. Dans la démarche proposée ici, il s'agirait de pourvoir aux besoins alimentaires journaliers de la jeunesse qui se forme, au moyen d'achats locaux qui seraient cuisinés sur place.

30Sur le plan éducatif, on renforce ainsi l'attractivité de l'école, de l'université, des centres de formation technique en offrant aux élèves et aux étudiants le bénéfice d'un repas équilibré. Sur le plan agricole et alimentaire, on permet à l'agriculture vivrière de bénéficier, sur l'ensemble du territoire, d'un débouché stable, accélérant ainsi son passage d'une logique de subsistance à une logique de partage par la transformation et la commercialisation. Sur le plan économique, on consolide l'offre de formation et d'éducation pour la jeunesse (filles et garçons à égalité), tout en s'appuyant sur le développement du tissu économique local. Les sommes investies dans ce type de politique favorisent directement la promotion de la jeunesse, de son capital humain, mais également la croissance et les débouchés de l'agriculture et de l'alimentation locales. Les circuits courts, peu consommateurs en carbone, sont privilégiés.

31Les contraintes inhérentes à ce type de démarche sont réelles : comment trouver des produits alimentaires locaux en quantité, en qualité, en diversité, à des prix abordables et propres à nourrir la jeunesse ? Dans un premier temps, il sera difficile de répondre à la totalité des besoins avec les produits locaux, l'offre étant souvent limitée et instable. Mais justement, il s'agit bien de créer un débouché, et donc d'encourager une production additionnelle plus diversifiée, plus normée, pour créer une agriculture et une alimentation locales génératrices de revenus. Pour cela, il faut partir de standards alimentaires adaptés à la production locale actuelle de chaque pays et les faire évoluer progressivement. Comment acheter, transformer et mettre à disposition de la jeunesse cette alimentation locale ? Cela implique de faire fonctionner des unités de restauration dans chaque lieu de formation, unités capables d'acheter des produits, de les stocker et de les transformer. Comment financer ce type d'opérations ? L'aide publique au développement devrait s'y investir plus fortement dans les pays les plus pauvres, qui devraient aussi mobiliser leurs finances publiques. En Afrique, on estime que seulement 15 % des enfants en âge d'être scolarisés bénéficient d'une alimentation scolaire. Il faut aller beaucoup plus loin, avec le triple objectif de rehausser le capital humain, d'accroître l'activité agricole et alimentaire locale et de préserver l'environnement par un développement économique endogène.

10. Nouer des partenariats avec la société civile et le monde de l'entreprise

32Les canaux d'allocation de l'aide ne sont pas assez diversifiés. Des acteurs aussi importants que les ONG, les entreprises ou les collectivités locales, dont le savoir-faire est complémentaire de celui des opérateurs institutionnels traditionnels (bailleurs de fonds), devraient bénéficier d'une part supérieure de l'aide publique au développement en tant que canal de distribution de l'aide. En effet, les aides traditionnelles d'Etat à Etat atteignent très difficilement les artisans ou les petites entreprises des pays en développement, qui sont souvent dans le secteur informel. Or il s'agit du tissu économique principal de ces pays, donc de la cible qui devrait être centrale pour l'aide. Les bailleurs de fonds ne sont pas outillés pour réaliser directement ce type d'appui à la petite entreprise, sinon de façon indirecte, par des programmes de formation ou en essayant d'améliorer l'environnement économique. Mais il existe bien peu d'instruments techniques et financiers directement utilisables. Comment consentir des prêts à une entreprise informelle ? Comment la subventionner en s'assurant que cet argent sera bien utilisé ? Comment pratiquer avec elle des transferts de technologies ? Comment lui apporter du capital ? Seule l'utilisation de canaux de distribution diversifiés rapprocherait d'un tel résultat. Seule la multiplication des partenariats avec d'autres acteurs possibles de l'aide (firmes de pays industrialisés, ONG, société civile, fonds d'investissement) peut permettre d'avoir un impact direct sur le monde de l'entreprise, formel ou informel, des pays receveurs de l'aide. Le secteur privé des petites et moyennes entreprises de ces pays doit devenir une des cibles des politiques de développement.

Notes

  • [1]
    Création du Comité d'aide au développement (CAD) de l'OCDE, amplification du mouvement de décolonisation.
  • [2]
    70 % sous forme bilatérale, 30 % sous forme multilatérale.
  • [3]
    Les prix de vente de l'électricité aux consommateurs (particuliers, entreprises, administrations) doivent couvrir les coûts pour favoriser la croissance de l'investissement durable, qu'il soit public ou a fortiori privé. La voie des appels à projets, avec des prix de vente aux consommateurs non rémunérateurs, n'est pas incitative. Elle privilégie l'ancienne économie en faisant du prix le seul critère du choix.
  • [4]
    Selon le modèle de la Kreditanstalt für Wiederaufbau (KFW) allemande, banque de développement bilatérale, qui intervient dans un périmètre domestique, mais également en faveur des pays en développement.
  • [5]
    La France, comme les autres bailleurs de fonds occidentaux, s'est rangée derrière les institutions multilatérales qui définissaient ces cadres macroéconomiques. On a parlé pour la France de "doctrine d'Abidjan", définie par le Premier ministre Edouard Balladur en septembre 1993 lors d'un déplacement en Côte d'Ivoire, et jamais remise en cause depuis.
  • [6]
    De son côté, la France a fait, à partir de 1990 (discours du président François Mitterrand au sommet France-Afrique de La Baule), de la diffusion de la démocratie une des conditionnalités supplémentaires de l'aide.
  • [7]
    Voir Plaidoyer pour une nouvelle modernité. Théorie du partage par le socle d'indépendance, par Stéphane Madaule, L'Harmattan, 2014.
  • [8]
    A titre d'exemple, en Afrique centrale, la découverte et l'exploitation du pétrole dans les années 1980 a abouti à une réduction drastique de la base productive de ces pays qui se sont en même temps ouverts à la concurrence internationale. Aujourd'hui, leurs marchés sont envahis par des produits chinois, les importations alimentaires croissent et l'agriculture vivrière a régressé.
  • [9]
    Source : OCDE.
  • [10]
    Les pays en développement ont heureusement vu leur taux de mortalité baisser depuis les années 1960. Toutefois, leur taux de fécondité baisse trop lentement, surtout en Afrique, pour achever leur transition démographique comme dans les pays du Nord.
  • [11]
    Cette situation ne fait pas que des mécontents. On lance et relance sans arrêt de nouveaux chantiers et de nouveaux projets. On propose des technologies plus ou moins adaptées, sans se soucier de leur pérennité, l'enjeu caché étant, pour certains acteurs du Sud comme du Nord, de générer le maximum de flux financiers afin de prendre leur part de manière licite ou illicite.
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