Notes
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[1]
Voir "Livre blanc de l'Association canadienne des radiologistes sur l'intelligence artificielle en radiologie", 17 avril 2018, accessible sur https ://www.carjonline.org.
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[2]
La Chine développe déjà des outils de monitoring psychologique des salariés. Voir "Innovation RH : la Chine expérimente le monitoring psychologique", par Fabien Amoretti sur Forbes.fr, 4 mai 2018.
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[3]
Voir Jobs lost, jobs gained : workforce transitions in a time of automation, McKinsey Global Institute, 2017.
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[4]
Des propositions plus précises sont consultables sur https ://goo.gl/forms/C3fcFHzyyNuQsv0J3. Elles feront l'objet d'un séminaire de travail avec les parties prenantes au début de l'année prochaine avant d'être officiellement présentées aux pouvoirs publics.
1Le numérique, la robotisation et l'intelligence artificielle vont, au cours des prochaines années, bouleverser comme jamais notre système de santé. Or si les travaux se multiplient sur l'impact de ces technologies pour les patients, les conséquences pour les professionnels de santé restent, à ce stade, mal documentées.
2Comment ces technologies vont-elles transformer les métiers, les pratiques, les compétences requises des professionnels de santé ? Comment tirer le meilleur parti de ces transformations, en termes de modalités d'exercice, de développement professionnel, de modes de rémunération, tout en en limitant les risques, par exemple, de déqualification ou de déshumanisation ? Quels dispositifs mettre en place pour accompagner les professionnels et faciliter ces transitions technologiques ?
3Apporter des réponses à ces questions est essentiel. Et il importe de le faire dès maintenant. Nombre d'étudiants qui démarrent aujourd'hui leurs études de médecine finiront leur formation peu avant 2030. Or cette formation reste encore très proche de celle reçue par leurs aînés, alors que le monde dans lequel ils exerceront n'aura, lui, plus rien à voir.
De l'art médical au diagnostic basé sur l'analyse de données : vers une médecine "augmentée" ?
4Le progrès technique est une composante essentielle de l'évolution de la médecine, avec des répercussions directes sur le type et la qualité des soins. La vague portée par le numérique, les robots et l'intelligence artificielle (IA) est toutefois sans précédent par sa rapidité et l'ampleur de son impact pour les professionnels de santé. Certes, le rythme de diffusion des innovations technologiques demeure en partie incertain, et reste conditionné à de nombreux facteurs, comme leur financement et leur acceptation par les professionnels, mais des lignes directrices de leurs implications peuvent d'ores et déjà être dessinées.
5L'acte de soin en lui-même sera profondément transformé : aujourd'hui essentiellement analytique (le médecin analyse des symptômes pour en déduire un diagnostic), il va devenir une action de synthèse, déléguant l'analyse aux machines (par exemple, diagnostic par l'IA, aide à la prescription, évaluation des risques des patients en fonction de leurs pathologies principales et secondaires...). Comme l'indique l'Association canadienne des radiologistes, "au cours des cinq dernières années, des techniques [...] comme l'apprentissage profond ont permis d'améliorer rapidement les capacités de reconnaissance des clichés, de production d'images et de reconnaissance vocale" [1]. Si la radiologie est un domaine tout indiqué pour l'adoption précoce de ces techniques, bien d'autres spécialités sont concernées. Ainsi, Google DeepMind propose déjà un logiciel capable de dépister plus de 50 maladies ophtalmologiques à partir d'images de l'oeil, avec un taux de précision de 94 %, comme des ophtalmologistes.
6On assistera par ailleurs à un déport de tâches des professionnels vers les machines, comme la gestion des flux physiques hospitaliers par les robots : transport ou délivrance de médicaments, gestion des stocks, prise de rendez-vous par des automates, codage automatique des actes par les logiciels métiers...
7Si ces évolutions ne sont pas sans poser de sérieux problèmes de dépossession face aux automates, sur lesquels nous reviendront, elles devraient permettre de "libérer" les professionnels d'un certain nombre d'activités dès lors que les outils et machines auront été déployés et maîtrisés. Mieux, ces nouveaux outils devraient permettre d'accroître les capacités des professionnels de santé, qui, grâce à de simples tablettes auront directement accès à l'ensemble des connaissances, protocoles et références facilitant la compréhension ou la prise de décision. L'aide à la prescription en fonction du diagnostic clinique est un exemple classique. En parallèle, le reporting personnalisé sur ses pratiques donnera la possibilité à chaque professionnel de s'évaluer et de progresser, tout comme l'intégration de la formation dans le travail, au travers de modules de microlearning ou d'entraînements situationnels, ou la mise en relation avec des collègues pour bénéficier de conseils ou de soutien.
8IA, numérique et automatisation vont également conduire à un déport de tâches et d'activités des professionnels vers les patients et à une forme de "professionnalisation" de ces derniers, qui devront apprendre à utiliser de nouveaux outils digitaux. Le suivi des patients chroniques grâce à la télémédecine ira de pair avec un monitoring à distance et l'usage interactif d'applications mobiles renseignées par les patients (ce qu'on appelle les patient-reported outcome measures, ou Proms). Les patients bénéficieront de nouvelles offres d'éducation thérapeutique - avec des séances de groupe animées par des professionnels de santé et, en complément, avec des modules d'e-learning. Ils pourront s'entraider et évaluer aussi leur propre "prise en main" de leur pathologie et de la prévention des rechutes.
9Entre professionnels "libérés" et patients "éduqués" les relations seront également amenées à évoluer. Le médecin pourra de plus en plus choisir lui-même ses modes d'intervention à l'égard des patients (par exemple, en face-à-face ou en ligne). Le "temps libéré" par les machines pourra de même être réinvesti dans la relation avec les patients, que ce soit pour les professionnels paramédicaux, moins soumis à des activités logistiques, comme pour les médecins qui pourront, par exemple, consacrer du temps à l'annonce d'un risque médical identifié par une machine. Du côté des patients, une meilleure transparence sur les résultats cliniques et l'expérience des patients (renseignée en partie par les patients eux-mêmes, grâce aux patient-reported experience measures, ou Prems) renforcera leur capacité à choisir de façon qualifiée leurs fournisseurs de soins. Les attentes des patients à l'égard des professionnels vont aussi évoluer, notamment vers davantage d'intelligence relationnelle et émotionnelle. On le voit déjà aujourd'hui en gynécologie-obstétrique : la maîtrise technique du médecin n'est plus suffisante, la qualité du relationnel est exigée par les patientes. Ayant une meilleure connaissance de leurs pathologies, les patients ne se satisferont plus d'une relation paternaliste avec leurs soignants et pourront se positionner en acteurs de leur parcours de santé en revendiquant un droit à choisir leur stratégie thérapeutique.
10Pour les pouvoirs publics, la numérisation créera de nouvelles responsabilités. L'utilisation des données et des technologies permettra de mieux objectiver les besoins et d'optimiser les ressources du système de santé. La combinaison des applications de "santé connectée" avec les big data permettra de mieux cerner les performances des produits et technologies en situation réelle d'utilisation. C'est le cas pour l'analyse des événements indésirables "en temps réel" ou encore du niveau des risques psychosociaux dans tel ou tel hôpital [2]. Le régulateur aura par ailleurs une visibilité instantanée sur les flux de patients et la disponibilité des ressources soignantes (plannings des personnels, des salles de bloc, etc.), à l'échelle d'un établissement comme d'un territoire, et pourra les réallouer en conséquence avec une réactivité accrue.
11Ces innovations technologiques sont déjà prêtes à sortir des laboratoires. L'incertitude concerne la capacité de tous les acteurs à s'y adapter, et à progresser ensemble, sans creuser les inégalités sociales, technologiques ou territoriales.
Le défi de l'hyperconnaissance : des professionnels bousculés
12Si ces évolutions sont largement positives, elles portent en germe des risques sérieux pour les professionnels de santé, à titre individuel et collectif, qu'il faut analyser et traiter au plus tôt. La vitesse des innovations accélère en effet l'obsolescence des compétences et des réglementations, crée des risques d'évolution à plusieurs vitesses du corps médical et paramédical, et appelle de nouvelles modalités de formation et d'accompagnement.
13La disponibilité des données et la production quasi instantanée du diagnostic grâce à l'intelligence artificielle créent un risque d'obsolescence accélérée des compétences. Avec l'IA, c'est le rapport à la connaissance médicale qui se trouve interrogé, comme la calculatrice électronique a relégué le calcul mental au rang de compétence mineure. L'enjeu est donc à la fois de savoir valoriser les compétences professionnelles profondes (au premier rang desquels la relation de soin, la mise en perspective du diagnostic clinique "brut" avec le contexte et le vécu spécifique du patient), pour conforter les professionnels dans leur savoir-faire et leur savoir-être, et de veiller à l'acquisition des compétences techniques et cognitives nécessaires à l'utilisation de ces nouveaux outils. Il ne fait nul doute que, si le risque de déqualification existe dans certains secteurs (notamment celui de l'imagerie), les besoins d'acquisition de nouvelles compétences pourraient induire des "goulets d'étranglement" sur des compétences critiques non pourvues. C'est le cas en particulier des activités liées aux interfaces machines et à l'exploitation et à la mise à disposition des données pour les professionnels.
14Ce point est d'autant plus sensible que le modèle actuel de formation des professionnels par compagnonnage (dans lequel les anciens transmettent le métier aux jeunes), très structurant dans les professions de santé, perd de sa pertinence dans un contexte d'accélération des évolutions des métiers. D'où la nécessité corollaire de dynamiser radicalement la formation continue.
15Ce sont donc à la fois les valeurs fondatrices de la santé - la sacralisation du savoir médical incarné dans la capacité à formuler un diagnostic - et les rituels, dont la formation par compagnonnage est un des piliers, qui sont aujourd'hui atteints. Très déstabilisante, cette double perte risque de créer chez les professionnels un sentiment de déclassement lié à la déqualification ou la dépossession face aux automates, la sensation de perte de légitimité - voire de prestige - face aux patients et à l'arrivée de nouveaux professionnels dans le champ de la santé.
16Pour les personnels moins qualifiés, le risque de perte d'emploi pure et simple sera clairement présent. Les métiers de secrétaire médical, préparateur en pharmacie, brancardier, les fonctions de gestion des flux de matériel, de linge, de repas, de déchets... seront directement affectés par l'automatisation. En effet, l'investissement dans les machines n'est rentable que pour remplacer des activités humaines peu fiables ou très coûteuses. Or l'activité continue des hôpitaux génère des coûts élevés de main-d'oeuvre, même pour les tâches réalisées par des personnels peu qualifiés. Un robot capable de transporter 24 heures sur 24 armoires de linge, repas, médicaments, sera rapidement perçu comme un investissement rentable. Pour autant, le volume d'emplois dans la santé n'est pas nécessairement menacé. Une étude du McKinsey Global Institute [3] indique que la santé est un des secteurs où l'emploi va le plus progresser d'ici 2030, y compris les emplois peu qualifiés, principalement sous l'effet de l'augmentation continue de la demande de soins.
17Comment accompagner ces transformations pour éviter de renforcer la résistance de certains professionnels à l'égard d'évolutions potentiellement très bénéfiques pour les patients mais provoquant trop de pertes pour eux ? Comment préparer les services de l'Etat à les accompagner alors même que les réglementations métiers et les référentiels de gestion RH, conçus à l'époque de la stabilité (parcours professionnels en silos, négociations collectives lentes, accès à la qualification difficile), ne sont pas en mesure de répondre au bouleversement à venir des périmètres des métiers ni à la demande croissante des travailleurs à être reconnus dans leur singularité en termes de compétences et de parcours ?
18Ces quelques réflexions soulignent la nécessité de définir un cadre "éthique" profondément renouvelé pour guider les professionnels, et leur permettre de mieux aborder les nouveaux enjeux juridiques (Quelle responsabilité en cas de faute du soignant assisté par une machine ?) et de nouveaux dilemmes (Faut-il informer le patient d'un pronostic défavorable perçu de façon très précoce ? Que faire face au refus de prise en charge d'un patient informé de ce pronostic ?).
Mettre les technologies au service de l'humain : anticiper, accompagner, former
19L'ambition est simple mais de taille : favoriser l'innovation et le déploiement des révolutions technologiques au service des patients et des professionnels, en veillant à l'adéquation entre compétences requises et compétences disponibles..., tout en évitant exclusion et crispations des professionnels de santé à l'égard des ruptures technologiques.
20Pour mettre cette ambition en oeuvre, la première des choses est de donner de la visibilité aux professionnels eux-mêmes sur les implications à venir des disruptions technologiques, notamment par une analyse documentée de l'évolution des métiers et des compétences requises, qualitativement et en termes d'effectifs. Or les pouvoirs publics sont aujourd'hui dépourvus d'analyses claires de l'impact des technologies (IA, numérique, robotique) sur les professionnels de santé. Combien faudra-t-il de radiologues en 2030 si des logiciels de lecture d'imagerie supplantent, en qualité de repérage et diagnostic, la lecture par l'oeil humain ? Que dire aux régions chargées des formations infirmières quant aux effectifs et compétences nécessaires à l'avenir ? Comment réorienter dès aujourd'hui les critères de sélection pour que les capacités de collaboration entre professionnels et avec les machines prennent le pas sur la mémorisation ? Que proposer aux professionnels peu qualifiés, déjà éloignés de la formation, dont on sait que le métier risque disparaître ? Comment faciliter l'appropriation des nouveaux outils par les patients eux-mêmes, en évitant de nouvelles inégalités entre eux ? Quelles nouvelles compétences doivent être construites dès aujourd'hui dans l'ingénierie de santé, l'éducation des robots de santé ou l'assistance digitale à la santé pour les professionnels ?
21Mais il importe également d'animer le débat auprès des professionnels de santé pour leur permettre de penser eux-mêmes l'évolution de leurs métiers et de construire un nouvel idéal, conforme à leurs valeurs professionnelles mais intégrant ces révolutions technologiques. Les métiers de santé sont caractérisés par de très fortes identités professionnelles. Ils sont pour la plupart réglementés, avec un corpus de tâches et de compétences défini par des textes, dont la conservation est défendue par les professionnels eux-mêmes (système des ordres professionnels). Cette architecture réglementaire très stable présente une grande solidité mais limite la fluidité entre les professions et l'adaptation aux évolutions. Lorsqu'il s'agit d'envisager le transfert de certaines activités d'un métier à un autre, voire d'un métier à une machine, cette structuration ne facilite pas le débat et l'innovation. Pourtant il est nécessaire que les professionnels eux-mêmes disposent d'espaces pour penser leur métier demain. Aujourd'hui beaucoup d'entre eux craignent que les robots, les systèmes de veille informatique et l'automatisation éloignent leur pratique de la dimension humaine, en substituant la machine au contact interpersonnel. D'autres voient combien les machines peuvent assister les soignants dans des tâches pénibles ou répétitives, voire risquées, améliorer les conditions d'exercice et de collaboration et concentrer le travail humain sur ce que précisément la machine ne peut pas faire : le relationnel.
22Les pouvoirs publics doivent, quant à eux, se donner vite les moyens d'agir pour faciliter cette transition. Cela suppose notamment de transformer sans tarder le modèle de recrutement et de formation initiale : faire évoluer les critères et processus de recrutement et de formation, réduire drastiquement la durée des études médicales au profit de la formation continue des médecins, pharmaciens, infirmiers, etc., promouvoir les doubles cursus ingénieur-médecin... Cela suppose également d'accompagner les professionnels dans leur utilisation des technologies et de faire évoluer les réglementations métiers et les référentiels de gestion des ressources humaines. Les professionnels de santé devront pouvoir envisager des déroulements de carrière diversifiés avec de vraies possibilités d'allers-retours entre activité clinique et activité d'ingénierie [4].
2360 ans après la mission de Robert Debré qui a créé notre système hospitalier actuel, il est temps de lancer un nouvel élan fondateur, moins centré sur les structures et davantage sur les professionnels et les compétences.
Notes
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[1]
Voir "Livre blanc de l'Association canadienne des radiologistes sur l'intelligence artificielle en radiologie", 17 avril 2018, accessible sur https ://www.carjonline.org.
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[2]
La Chine développe déjà des outils de monitoring psychologique des salariés. Voir "Innovation RH : la Chine expérimente le monitoring psychologique", par Fabien Amoretti sur Forbes.fr, 4 mai 2018.
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[3]
Voir Jobs lost, jobs gained : workforce transitions in a time of automation, McKinsey Global Institute, 2017.
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[4]
Des propositions plus précises sont consultables sur https ://goo.gl/forms/C3fcFHzyyNuQsv0J3. Elles feront l'objet d'un séminaire de travail avec les parties prenantes au début de l'année prochaine avant d'être officiellement présentées aux pouvoirs publics.