Notes
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Les données statistiques de cet article sont tirées du rapport Perspectives économiques en 2017, réalisé par la Banque africaine de développement, l'OCDE et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Voir sur www.africaneconomicoutlook.org/fr
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Soit le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud.
1L'Afrique est entrée dans l'histoire du monde depuis longtemps. Elle est aujourd'hui totalement engagée dans les mutations de l'ordre international. Elle demeure certes un objet de convoitises pour son pétrole, ses mines et ses terres, et sa place reste marginale sur les marchés mondiaux. Mais ses partenaires se diversifient de plus en plus. Les nouvelles relations qu'elle noue, en particulier avec l'Asie, modifient la donne, même si elles ne font pas totalement disparaître sa grande vulnérabilité aux évolutions des marchés et des prix. Les perspectives de changement dans la spécialisation subsaharienne par la remontée en gamme des produits vers des activités à plus haute valeur ajoutée sont réelles, bien que soumises à de fortes contraintes concurrentielles. Si elles sont davantage construites sur des bases territoriales, elles se révéleront probablement mieux à même de répondre aux enjeux de la valorisation des ressources, de l'accumulation endogène et de l'emploi.
Une spécialisation encore largement primaire, mais en évolution
2La part de l'Afrique subsaharienne dans le commerce mondial peine toujours à atteindre la moitié du niveau qui était le sien au début des années 1980. Malgré une légère augmentation des exportations durant la décennie 1990-2000, la part du sous-continent dans le commerce mondial a chuté de 3 % à 2 % entre 2000 et 2016.
3Alors que le monde des échanges a profondément changé depuis le début de la décennie 2000, le contenu des exportations de l'Afrique subsaharienne vers le reste du monde a peu évolué. Il s'agit toujours de biens primaires, issus à près de 80 % en valeur de l'agriculture, de la forêt, des mines et du pétrole. La région n'a pas pleinement profité de la libéralisation des échanges. Pire, les pertes de parts de marché ont été particulièrement nettes pour l'arachide, l'huile de palme, le caoutchouc naturel et la banane, et le maintien des positions a été difficile pour le coton d'Afrique de l'Ouest et du Centre (qui représente bon an mal an 15 % du marché mondial), le café, le sisal, le thé et le tabac. Les biens manufacturés ne représentent qu'une part résiduelle et celle des produits de haute technologie est encore plus faible (3 % du total des exportations en 2016 [1]). Seule l'Afrique du Sud présente une structure du commerce extérieur plus équilibrée, accordant moins de place aux exportations de produits bruts. Pour un cinquième des pays africains, un ou deux produits comptent pour au moins les trois quarts du total des exportations.
4 Cependant, derrière cette rigidité structurelle, des tendances lourdes sont à l'oeuvre. Pour le Fonds monétaire international [2017], le degré de diversification économique a été un facteur décisif dans la récente consolidation de la croissance de certains pays africains. D'une manière générale, les économies qui ont étoffé leur appareil productif pour répondre à la demande intérieure, notamment celle tirée par les nouvelles classes moyennes urbaines, sont devenues plus résilientes qu'il y a dix ans. Cette évolution est fondamentale. Les économies les plus dynamiques sont, depuis 2014, celles qui ne disposent pas d'une importante rente pétrolière ou minière, et qui sont engagées dans une diversification des activités : Maurice, l'Ethiopie, le Kenya, la Tanzanie, la Côte d'Ivoire, le Sénégal, le Lesotho et le Rwanda.
Des convoitises qui entravent la diversification
5L'Afrique est convoitée et courtisée parce qu'elle est devenue une réserve stratégique de ressources en hydrocarbures, en minerais et en terres, et un espace de diversification des risques, pour un nombre croissant de partenaires internationaux. Tirée par les besoins en matières premières des grands pays émergents, l'exportation des ressources minérales a progressé, réduisant l'agriculture à une portion congrue dans les grands agrégats économiques nationaux. Or ces activités pourvoyeuses de rente génèrent peu d'emplois et ont généralement des conséquences ambivalentes : elles créent certes de la croissance en valeur absolue, mais cette croissance n'est pas de nature inclusive et permet difficilement d'entraîner le développement d'activités en aval. Elle est plutôt de nature à stimuler l'urbanisation via l'investissement des rentes dans le bâtiment et les travaux publics, et conduit souvent à négliger l'agriculture et à favoriser les modèles alimentaires à base de produits importés.
6Les exemples de diversification à partir d'économies spécialisées sont très rares : Maurice à partir du sucre, la Côte d'Ivoire à partir du cacao, le Botswana à partir du diamant, avec son fonds de développement social (Pula Fund) créé en 1994 (le seul cas dont les résultats sont vraiment convaincants). En Angola, au Nigeria, en Guinée et en République démocratique du Congo, les exportations d'hydrocarbures et de produits miniers n'ont pas eu ce résultat, ce qui accrédite la thèse de la "malédiction des matières premières" [Azizi et al., 2016]. L'Angola présente un cas typique : malgré les revenus tirés des hydrocarbures, qui représentent 90 % des ressources budgétaires, ce pays n'est pas parvenu à réduire la pauvreté et les inégalités parmi ses 22 millions d'habitants. Près de 55 % des Angolais vivent dans une pauvreté extrême. En dépit d'une forte croissance économique depuis la fin de la guerre civile, le taux d'alphabétisation n'a progressé que de 5 points entre 2001 et 2015. L'espérance de vie ne dépasse pas 52 ans.
7Des évolutions sont cependant perceptibles. Si les produits pétroliers et miniers continuent d'être d'importantes sources de revenus pour certains pays d'Afrique, avec des effets intérieurs ambivalents, leur rôle dans la croissance s'estompe tendanciellement.
8La terre est un autre actif stratégique très convoité. Les opérations foncières s'appuient sur l'idée, largement erronée, d'une grande vacance de terres et sur une rhétorique de "l'Afrique vide et oisive" propre à justifier toutes les convoitises [Jacquemot, 2016]. Les grandes opérations d'achat de terres et de concentration foncière s'étendent aujourd'hui à tous les continents. Près de 1 000 opérations portant sur 50 millions d'hectares (soit environ la surface de la France), dont 60 % en Afrique, étaient recensées en 2016 par le Land Matrix Partnership. La terre est recherchée soit pour la production d'énergie alternative, soit pour la production alimentaire, soit pour la spéculation sur les marchés.
9 Dans le "Monopoly foncier" africain, l'échelle de certaines transactions est sans précédent et les perspectives de retour sur investissement sont impressionnantes. Les concessions accordées par les Etats d'accueil aux investisseurs étrangers n'ont souvent été compensées que par de modestes contreparties à leur profit comme à celui des communautés rurales concernées, avant que ne commencent à s'instaurer des règles plus contraignantes en matière d'investissement responsable. Le cas du Mozambique est fréquemment cité : ce pays importait dans les années 2000 environ 300 000 tonnes de blé pour sa consommation, ce qui le rendait vulnérable aux fluctuations des cours mondiaux, mais il offrait parallèlement des conditions très avantageuses aux exploitants étrangers, comme l'exonération de taxes et de droits d'entrée. Prenant conscience des risques pour sa sécurité alimentaire, le Mozambique a, en 2009, déclaré un moratoire sur les acquisitions à grande échelle, avant de lancer une nouvelle politique agricole en 2011 et d'introduire un enregistrement communautaire des terres afin de protéger les droits des petits agriculteurs.
Avantages et risques des nouveaux partenariats
10Après leur indépendance, les pays africains ont continué pendant près de quarante ans à voir leurs économies polarisées sur l'Europe, qui représentait environ les deux tiers de leurs échanges commerciaux. Par sa taille, l'Union européenne reste le premier client du continent, avec plus de 30 % de ses échanges en 2016, mais sa part s'est érodée graduellement : les pays émergents sont passés depuis le début des années 2000 "du balcon à l'orchestre", pour reprendre une formule imagée de la Banque africaine de développement. La Chine, qui occupait le huitième rang parmi les partenaires de l'Afrique en 2000 (avec 3 % des échanges), se place désormais au premier rang en 2016 (avec 16 %). Mais ses importations restent constituées de biens primaires à plus de 80 %, confortant la spécialisation africaine dans les produits de base. L'Inde passe du neuvième au deuxième rang, devant la France, dont le poids dans les échanges africains a décru de 11,3 % à 5,3 % (malgré un doublement en valeur). Les autres "perdants relatifs" sont à rechercher du côté des Etats-Unis, de l'Italie et du Royaume-Uni (voir graphique ci-dessous). Ces tendances qui portent sur tout le continent (850 milliards d'échanges en 2016) valent aussi pour la seule Afrique au sud du Sahara (575 milliards).
La Chine, premier partenaire de l’Afrique en 2016
La Chine, premier partenaire de l’Afrique en 2016
11 Ces nouveaux partenariats jouent depuis 2008 un rôle important dans la résilience africaine face à la "stagnation séculaire" des pays de l'OCDE. Ils présentent des avantages évidents, comme dans le cas de la Chine : accroissement des possibilités de financement offertes par les banques publiques chinoises, apport en infrastructures essentielles (centrales électriques, hôpitaux, routes, aéroports, chemins de fer Mombasa-Nairobi ou Djibouti-Addis-Abeba), adoption de nouvelles technologies, échanges scientifiques, universitaires et culturels sont autant de facteurs clés de développement. Des doutes persistent pourtant. Depuis 2013, on enregistre ainsi une chute en volume et en valeur des importations de la Chine (elle compte pour 50 % dans la consommation mondiale de métaux), qui affectent durement certains pays : Afrique du Sud, Angola, République démocratique du Congo, Zambie [Chalmin et Jégourel, 2017, p. 15]. D'autre part, l'opacité des acteurs et des montages conduit à des interrogations sur l'impact réel de ces investissements. Les relations commerciales ne sont pas le meilleur champ d'expression de la solidarité. Il serait illusoire de croire que les Brics [2], dans leurs rapports avec le continent africain, font montre de la générosité qui a toujours fait défaut aux puissances occidentales. Du point de vue du développement durable et inclusif, les perspectives ouvertes par cette nouvelle coopération demeurent marquées par l'asymétrie et l'échange inégal, comme avec l'Europe.
Les accords de partenariat économique (APE), un échec relatif
Les négociations se sont révélées complexes et difficiles. Les APE ont vite été perçus par certains Etats, leurs entrepreneurs et des ONG comme un marché de dupes. En rendant impossible la protection de leurs industries naissantes et de leurs agricultures contre la concurrence européenne, les APE priveraient les pays ACP de moyens qui furent largement utilisés par l'Europe dans son processus historique de développement.
Quelle est la situation actuelle ? Quatre pays (Madagascar, Maurice, les Seychelles et le Zimbabwe) ont signé un accord définitif, entré en application en 2012. Un APE entre l'UE et l'Afrique australe a été signé en juin 2016. Il ouvre l'accès au marché européen sans droits de douane à l'ensemble des marchandises, sauf certains produits d'Afrique du Sud. En Afrique de l'Est, un accord a été signé seulement par le Kenya et le Rwanda. En Afrique centrale, seul le Cameroun a, sous forte pression, cédé, se démarquant du bloc formé par les pays de l'Afrique centrale, déterminés à négocier de meilleures conditions. L'espoir d'un APE pour les six pays de la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (Cemac) s'est définitivement éteint. Enfin, en Afrique de l'Ouest, le Ghana et la Côte d'Ivoire ont ratifié un APE intérimaire bilatéral pour conserver leur accès sans droits ni quotas au marché européen. Le Nigeria, en revanche, manifeste une irréductible hostilité aux APE, ce qui compromet l'efficacité de l'approche régionale préconisée par l'UE. Au total, avec la multiplication des régimes commerciaux (APE, régime "Tout sauf les armes", Système de préférence généralisée...), le paysage des relations entre l'Afrique et l'Europe s'est incroyablement complexifié. Un résultat peu reluisant, inverse de celui escompté.
Une montée en gamme difficile dans les chaînes de valeur internationales
12En dehors de certaines réussites, les attentes en matière d'industrialisation ont été cruellement déçues. L'intervention des Etats dans ce domaine a été volontariste dans les années 1960 et 1970. La mise en oeuvre de grands projets technologiques, vecteurs de l'indépendance, était prioritaire. Trois décennies plus tard, le constat était douloureux : productivité faible, prix de revient élevés, manque de maintenance, sous-utilisation massive des équipements. Avec la contraction de la demande interne sous la pression des mesures d'ajustement structurel imposées par les institutions de Bretton Woods en contrepartie de leur assistance financière, de nombreux pays ont alors connu un processus de désindustrialisation, caractérisé par une baisse de la production manufacturière et par de nombreuses fermetures d'usines.
13 Depuis les années de crise 1980-1990, dans le monde, les processus industriels ont profondément évolué. Les spécialisations sont de plus en plus fonctionnelles, fondées sur des avantages relatifs à différentes étapes des chaînes de valeur. Cette fragmentation de la production crée des opportunités nouvelles en supprimant l'obligation de compétence sur tous les aspects de la filière. La fluidité introduite par les nouvelles technologies de l'information et par la baisse des coûts de transport joue un rôle décisif, en rendant de moins en moins importante la position géographique. Aujourd'hui, environ 70 % du commerce mondial concernent des biens et des services intermédiaires. Les activités sont de plus en plus segmentées spatialement, mais coordonnées par les centres de décision des firmes globales. Dans cette réalité complexe, le constat s'impose : la participation de l'Afrique aux chaînes de valeur mondiales (CVM) est marginale : 2,2 %, contre 51 % pour l'Europe, 23 % pour l'Asie et 12 % pour l'Amérique du Nord [Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, 2016]. Seuls certains pays, comme l'Afrique du Sud, l'Ethiopie, le Kenya et Maurice, ont intégré quelques filières de produits manufacturés ou semi-transformés et de relativement haute technologie. Pour le reste, l'Afrique participe à un certain nombre de CVM, mais le plus souvent, elle n'y est présente qu'en amont, en qualité de productrice de minerais, d'hydrocarbures, de coton, de cacao et d'autres matières premières agricoles.
14 Si l'on en croit le World Economic Forum [2016], les entraves que rencontrent les pays africains pour s'introduire dans les CVM sont, dans un ordre décroissant de gravité : l'accès difficile au financement, l'absence de marchés régionaux des capitaux, les coûts élevés de transport, l'insuffisance des infrastructures dans les télécommunications et l'énergie, la bureaucratie inefficiente, la fiscalité lourde et instable, et la modeste qualification de la main-d'oeuvre.
15 L'Afrique bénéficie-t-elle aujourd'hui d'un avantage décisif sur ses coûts en main-d'oeuvre ? Certains exemples d'investissements chinois pourraient le laisser croire. Avec son Growth and Transformation Plan, et grâce à des investisseurs chinois (et aussi turcs), l'Ethiopie s'est engagée dans la sous-traitance dans le secteur textile, le cuir, la chaussure, autour de zones d'expansion économique comme celle de Dire Dawa, pouvant accueillir 80 usines, dont une chaîne de montage automobile. Le salaire mensuel moyen d'un travailleur éthiopien qualifié était égal en 2017 à seulement 25 % de celui de son homologue chinois et à 50 % de son homologue vietnamien. Pour un travailleur non qualifié, ces rapports étaient de 18 % avec la Chine et 45 % avec le Vietnam. Enfin, inclure les coûts non salariaux, plus élevés en Chine qu'en Afrique, accroît encore le potentiel de délocalisation de l'industrie légère dans les économies africaines les plus ouvertes à l'investissement étranger.
Les faibles résultats de l'intégration régionale
16L'intensification du commerce entre les pays africains est logiquement la piste la plus prometteuse pour contribuer au développement inclusif et à la "transformation structurelle" espérée. On estime que les pays gagnent en moyenne 15 % de valeur ajoutée supplémentaire à l'exportation quand ils commercent dans un cadre régional intégré plutôt qu'en dehors [Estevadeordal etal., 2013].
17Les organisations africaines à vocation régionale ou continentale sont aujourd'hui très nombreuses puisqu'il en existe près de 160. Parmi elles, on compte 14 blocs régionaux censés représenter autant d'espaces de libre circulation des personnes, des biens et des services. Et parmi ces blocs, on recense six organisations (voir tableau ci-dessous) dont les membres ont progressivement établi un tarif extérieur commun, créé un code douanier commun et imposé des règles d'origine afin de permettre aux seuls membres de la zone de bénéficier d'un accès préférentiel aux marchés.
18 L'intégration régionale est à l'agenda depuis les indépendances, mais le bilan commercial n'est pour l'instant pas probant. Au mieux, les pays africains échangent entre eux pour 15 % de leur commerce, contre près de 70 % pour les pays européens.
19 Les raisons de ce modeste résultat sont multiples [International Centre for Trade and Sustainable Development, 2016]. La taille des marchés dans les petits ensembles n'a pas permis d'obtenir des économies d'échelle significatives. De plus, des structures économiques proches, aux activités parfois similaires, n'ont que peu de biens complémentaires à échanger. Le Niger n'a rien à faire du coton du Bénin, qui n'a rien à faire de l'uranium de son voisin du Nord. Les Etats membres de la Communauté économique des Etats de l'Afrique centrale (CEEAC) possèdent chacun leur industrie du bois, leurs usines textiles à base de coton, quelques huileries de coton, d'arachide ou de palme, au moins une sucrerie de canne, des brasseries, une manufacture de cigarettes et, très souvent, une fabrique de chaussures. Des industries si peu complémentaires ne favorisent pas le développement d'échanges. Le commerce officiel intra-CEEAC ne concerne en réalité que trois groupes de produits : les produits énergétiques qui partent des raffineries de Limbé (Cameroun), Port-Gentil (Gabon) et Pointe-Noire (République du Congo) vers l'intérieur, des denrées alimentaires (riz, viande) et quelques produits manufacturés (petits outillages et textiles). Cette région est de surcroît le "maillon faible" de l'Afrique : vulnérabilité aux risques, attractivité limitée, modeste compétitivité des coûts [Plane, 2017, p. 16].
Les principales organisations économiques reconnues par l'Union africaine
Les principales organisations économiques reconnues par l'Union africaine
20Ces handicaps ne font pas renoncer certains Etats. Les projets d'intégration par le commerce restent ambitieux, comme celui de la "Tripartite". Lancée en 2015, la Tripartite Free Trade Area (TFTA) envisage d'englober les pays membres de trois organisations régionales déjà existantes : la Comesa, la SADC et la CAE. L'objectif est de supprimer les barrières douanières et non tarifaires. L'accord intéresse un ensemble qui regroupe plus de 650 millions d'habitants et plus de 1 300 milliards de dollars de PIB, associant 26 pays africains, soit près de la moitié du continent. On y retrouve des économies qui, par leur taille et leur potentiel, peuvent dynamiser l'intégration économique avec, au nord, l'Egypte, à l'est, le Kenya et au sud, l'Afrique du Sud. Seul manque au tableau le Nigeria, premier PIB d'Afrique, mais qui appartient à l'espace occidental. L'idée de base qui sous-tend ce type de projet est qu'un marché régional au sein duquel la circulation des marchandises est libre et protégée vis-à-vis de l'extérieur par un tarif unifié est bénéfique pour tous. Sous réserve cependant de créer, au sein de l'espace concerné, les conditions de concurrence, d'économies d'échelle et de trafic nécessaires au développement des échanges. Les obstacles non tarifaires internes restent en effet nombreux et bien enracinés : contingentements imprévus, refus des conditions préférentielles, mauvaises conditions d'acheminement et de stockage... L'équivalent tarifaire de ces obstacles est évalué en moyenne à 40 % - un taux beaucoup plus élevé que les tarifs appliqués par la plupart des pays du monde [International Centre for Trade and Sustainable Development, 2016]. La Tripartite ne permettra pas de supprimer ipso facto toutes ces entraves, et pas davantage ce que les économistes appellent pudiquement les "pratiques anormales" : rançonnements aux frontières, "tracasseries routières", contrôles abusifs, etc. [OCDE-CSAO, 2017].
Les nouvelles potentialités pour jouer la préférence régionale
21Depuis le début des années 2010, dans plusieurs pays, la politique dite du "contenu local" ou de la "préférence nationale" tend à s'imposer aux investisseurs étrangers. On en trouve en Afrique de nombreux exemples : la construction de raffineries de pétrole au Tchad et au Niger avec un concours chinois, qui devrait permettre à ces deux pays d'être exportateurs de produits raffinés ; l'obligation d'effectuer localement la première transformation du bois de grumes au Gabon ; la construction, toujours au Gabon, d'une usine d'engrais, alimentée par du gaz gabonais avec un concours singapourien ; la décision de la Côte d'Ivoire de transformer son cacao à 100 % pour l'étape du beurre et de la pâte de cacao et à 30 % pour le chocolat d'ici 2020 ; ou encore la taille et le polissage de diamants réalisés au Botswana et en Namibie, alors que les diamants étaient auparavant exportés à l'état brut.
22Ne convient-il pas désormais d'élargir l'espace de la préférence et de privilégier la préférence régionale ? Cette option volontariste rejoint celle exprimée formellement par l'Union africaine et d'autres organisations qui préconisent, de façon plus ou moins explicite, une forme de protectionnisme sélectif, circonscrit à l'échelle pertinente des territoires intracontinentaux, au regard des avantages qu'il présente par rapport à l'ouverture sans limites au marché mondial.
23L'intégration aux chaînes de valeur régionales (CVR) est-elle un objectif réaliste ? Certes, les entreprises qui fournissent les marchés locaux et régionaux de manière compétitive sont encore souvent des multinationales étrangères non régionales. Elles desservent ces marchés via l'investissement direct ou le commerce, sans le souci premier de la valorisation locale. Mais dans ce domaine également, certaines évolutions cheminent. Ainsi observe-t-on qu'en pourcentage des entrées d'investissements directs nouveaux en Afrique, la part des projets intra-africains a presque quadruplé entre 2003 et 2016 : elle est passée de 7 % à plus de 25 % à la faveur d'une hausse continue des capitaux venant du Maroc, d'Afrique du Sud et, depuis 2008, d'une augmentation considérable des flux intra-régionaux en provenance du Kenya et du Nigeria, essentiellement dans la banque, le commerce de détail et les télécommunications. Les entreprises d'Afrique subsaharienne sont de plus en plus interconnectées au travers d'un faisceau de participations croisées. Celles qui ont leur siège en Afrique du Sud détiennent le plus grand nombre de filiales dans le reste de l'Afrique subsaharienne (plus de 2 400 filiales), mais d'autres centres régionaux ont aussi vu le jour. Les sociétés kenyanes investissent activement dans les pays voisins d'Afrique de l'Est, de même que les compagnies nigérianes en Afrique de l'Ouest. Cette interconnexion intra-régionale des entreprises a des avantages : intégration commerciale, partage des technologies et des méthodes de production, diversification des activités, économies d'échelle [Fonds monétaire international, 2017].
24Les politiques en faveur de l'intégration spatiale doivent à l'évidence s'accompagner d'autres actions. Outre l'aménagement des ports maritimes et fluviaux et des plates-formes aériennes, la remise en état des routes et des voies ferrées - une spécialité chinoise - permettrait de réduire considérablement les délais et les coûts. Certains projets vont déjà dans ce sens : entre 2006 et 2012, le corridor entre Mombasa (Kenya) et Kampala (Ouganda) a considérablement réduit les temps de transport ; après les améliorations apportées aux infrastructures routières et ferroviaires dans le couloir reliant la République centrafricaine, le Cameroun et le Tchad, les coûts de transport ont diminué significativement. Les voies régionales ne sont plus seulement vouées à l'acheminement des marchandises et des services, mais servent aussi à stimuler le développement économique des zones avoisinantes par la création d'infrastructures industrielles et sociales aux côtés des infrastructures de transport. La Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC) a été la première à appliquer le concept de "spatial development initiative" (SDI) en adoptant un programme prévoyant la consolidation du corridor terrestre Trans Kalahari entre Walvis Bay (Namibie) et Pretoria, avec une prolongation vers Maputo (Mozambique), reliant ainsi la côte atlantique et celle de l'océan Indien. Le corridor est maintenant connecté à des destinations internationales par des liaisons maritimes directes avec l'Amérique du Nord, l'Amérique du Sud, l'Extrême-Orient, l'Europe et le Moyen-Orient. Un autre corridor prend forme, le Walvis Bay-Ndola-Lubumbashi, reliant la Namibie et le sud de la République démocratique du Congo via la Zambie. Ce concept de "corridor de développement" connaît un certain engouement (corridor multimodal Beira-Nacala au Mozambique, corridor côtier Abidjan-Lagos reliant la Côte d'Ivoire au Nigeria...). Cependant, pour l'instant, peu de ces SDI transfrontalières ont abouti à des progrès très importants. Cela tient en partie à ce que l'établissement de liens entre la planification des infrastructures et les activités voisines n'a pas reçu toute l'attention voulue, les communautés économiques régionales censées coordonner les activités du corridor n'ayant pas les capacités requises compte tenu de l'ampleur et de la complexité de ces tâches.
25La conquête des marchés alimentaires est un deuxième axe d'intégration spatiale. Le système alimentaire de proximité en Afrique offre de formidables opportunités. Dans les régions occidentales, il a rapidement évolué au cours des dernières décennies. Menée par le Cirad et Afristat, une analyse de 36 enquêtes nationales sur la consommation des ménages met en évidence l'importance et la vitalité des filières agroalimentaires régionales en réponse à une consommation tournée avant tout vers les produits locaux, en particulier en milieu urbain [Bricas et al., 2016]. Les filières vivrières ont donc de très fortes opportunités de développement, y compris les filières locales de production de poisson, de viande, de céréales et de tubercules, qui ont des spécificités très marquées suivant les pays. Contrairement à certaines idées reçues, elles sont déjà parfaitement intégrées dans les marchés (mais les statistiques officielles ne parviennent pas à retracer la réalité de ces flux). Le potentiel des marchés frontaliers, caractérisés par une forte densité d'interactions socio-économiques, est immense. Ainsi, l'un des grands bassins de population se situe à la frontière entre le Niger et le Nigeria. Si l'on ouvrait davantage cette frontière, les marchés alimentaires pourraient potentiellement toucher 44 millions de personnes [OCDE-CSAO, 2017].
26En fin de compte, un certain consensus se dessine depuis une décennie autour de l'idée que s'extraire de la spécialisation appauvrissante, diversifier ses productions, grimper dans les chaînes de valeur, élargir les échanges de proximité et favoriser la mobilité des moyens humains et financiers vers les régions proches où ils sont les plus utiles seraient les meilleurs moyens de favoriser l'"émergence" économique du continent africain. Dans cette perspective s'ouvrent de nouvelles pistes pour les politiques publiques à travers la suppression des multiples entraves à l'intégration spatiale, la reconnaissance des vertus d'une protection sélective et temporaire aux frontières de l'espace régional et la réalisation d'infrastructures de désenclavement. Le territoire, qui avait connu son heure de gloire dans les planifications africaines des années 1960-1970, redevient le concept pertinent pour repenser l'action publique et faciliter la définition et la mise en oeuvre de modèles promouvant un développement durable et inclusif. Pragmatique, l'approche par les territoires invite à tester de nouveaux modèles d'organisation et d'échange situés à l'interface entre action collective et action publique [Caron et al., 2017]. Elle est davantage orientée vers l'"endogène", et c'est là une de ses vertus. Elle permet d'enrichir les diagnostics, de renouveler les plans, d'améliorer les conditions de mise en oeuvre des programmes. Elle peut aussi s'ouvrir vers une nouvelle gouvernance avec la participation active des différents acteurs organisée autour de modalités variées de partenariats [Sevaistre et Ricci, 2017] et de nouvelles règles de contrôle et d'évaluation. Cela suppose de renforcer les institutions décentralisées, de promouvoir le dialogue démocratique et de faire preuve de constance dans l'action publique - ce qui n'est pas encore acquis dans de nombreux Etats africains.
Bibliographie
Bibliographie
- Azizi J., Giraud P.-N., Ollivier T. et Tamokoué Kamga P.-H., 2016, Richesses de la nature et pauvreté des nations. Essai sur la malédiction de la rente minière et pétrolière en Afrique, Presses des Mines.
- Banque africaine de développement et OCDE, 2014, Perspectives économiques en Afrique 2014. Les chaînes de valeur mondiales et l'industrialisation de l'Afrique.
- Bricas N., Tchamda Cl. et Mouton F. (dir.), 2016, L'Afrique à la conquête de son marché alimentaire intérieur. Enseignements de dix ans d'enquêtes auprès des ménages d'Afrique de l'Ouest, du Cameroun et du Tchad, coll. Etudes de l'AFD n˚ 12, AFD.
- Caron P., Valette E., Coppens d'Eeckenbrugge G., Papazian V., Wassenaar T. (dir.), 2017, Des territoires vivants pour transformer le monde, Quae.
- Chalmin Ph. et Jégourel Y., 2017, L'Afrique et les marchés mondiaux de matières premières, Annual Report on Commodity Analytics and Dynamics in Africa (Arcadia), OCP Policy Center et Cercle Cyclope.
- Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), 2016, Trade and Development Report 2015.
- Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), 2015, Le développement économique en Afrique. Libérer le potentiel du commerce des services en Afrique pour la croissance et le développement.
- Estevadeordal A., Blyde J., Harris J.T. et Volpe Martincus C., 2013, Global Value Chains and Rules of Origin, E15Initiative, disponible sur e15initiative.org
- Fonds monétaire international (FMI), 2017, Perspectives économiques régionales : Afrique subsaharienne, avril.
- International Centre for Trade and Sustainable Development (ICTSD), 2016, African Integration : Facing up to Emerging Challenges, disponible sur www.ictsd.org
- Jacquemot P., 2016, L'Afrique des possibles, les défis de l'émergence, Karthala.
- OCDE-CSAO, 2017, Coopération transfrontalière et réseaux de gouvernance en Afrique de l'Ouest.
- Plane P., 2017, "Quelle compétitivité de la Côte d'Ivoire, du Sénégal et de la Tunisie", Notes techniques n˚ 29, Agence française de développement et Ferdi, mai.
- Sevaistre P. et Ricci J.-L., 2017, Le nouveau pacte africain. Les défis du dialogue public-privé, coll. Les Cahiers du Cian, Michel Lafon.
- World Economic Forum, World Bank, and African Development Bank, 2016, The Africa Competitiveness Report 2015, disponible sur https ://www.weforum.org
Notes
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Les données statistiques de cet article sont tirées du rapport Perspectives économiques en 2017, réalisé par la Banque africaine de développement, l'OCDE et le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). Voir sur www.africaneconomicoutlook.org/fr
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Soit le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud.