Notes
-
[1]
Voir Frédéric Héran [2009].
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[2]
La vitesse généralisée (Vg) se définit ainsi :
Où V est la vitesse physique de déplacement, w le salaire horaire et k le coût kilométrique. Il s'agit d'une moyenne harmonique, car il n'est pas possible de calculer une vitesse moyenne avec la formule de la moyenne arithmétique. Un cycliste qui monte un col à 10 km/h et redescend par le même chemin à 40 km/h ne fait pas du 25 km de moyenne ((10+40)/2), mais du 16 km/h. Ce résultat est calculé ainsi : 2/((1/10) + (1/40)) -
[3]
Voir, de Karine Berger et Valérie Rabaut, Les Trente Glorieuses sont devant nous (Rue Fromentin éditions, 2011). Le contenu comme la couverture (un avant de DS Citroën !) renvoient plus aux mythologies de Roland Barthes qu'à un véritable exercice de prospective.
1Voyages vers la Lune ou vers Mars, voitures volantes, trains dépassant les 1 000 km/h, renouveau des avions supersoniques... de nombreux projets de transport replacent la vitesse au coeur des scénarios de mobilité. Alors que la multiplication de nos activités a fait du temps la ressource la plus rare [Linder, 1970], que peut-on attendre des promesses de ces modes de transport ultrarapides ? La question se pose d'autant plus que la vitesse moyenne des principaux modes de transport a peu changé au cours des dernières années. Les avions commerciaux sont restés subsoniques, les TGV ne dépassent pas les 320 ou 350 km/h, quant aux automobiles, leur vitesse moyenne ne cesse de diminuer du fait des contraintes mises en place par les autorités. L'engouement actuel pour les projets de transport ultrarapide s'explique par le fait que les gains de vitesse ont été au coeur de la transformation des modes de vie issue des révolutions industrielles (partie 1). Mais la vitesse a un prix, aller plus vite n'est pas toujours une opération gagnante. Comme l'avait pressenti il y a plus de quarante ans Ivan Illich, la vitesse physique ne dit pas tout, il faut aussi tenir compte de la vitesse économique (partie 2). Grâce à une actualisation critique des travaux de ce penseur, nous montrerons que la vitesse n'est un gain que sous conditions (partie 3).
Hypermobilité : des gains de vitesse à la consommation d'espace
2En France, chacun parcourt en moyenne 40 km par jour, plus de 14 000 km par an. Cette "hypermobilité", quand on la compare à celle de nos ancêtres, qui parcouraient des distances dix fois moindres, s'accompagne de programmes d'activités de plus en plus intensifs. La démocratisation de l'accès à la vitesse a été un facteur clé de ce changement. Mais la vitesse nous a-t-elle vraiment fait gagner du temps ?
Les trois composantes de la mobilité
3Le graphique ci-dessous résume l'évolution de la mobilité des Américains de 1880 à 2000. Il indique une croissance régulière (+ 2,7 % par an, comme le revenu) des distances quotidiennes parcourues par chaque habitant. Un Américain faisait 4 km par jour en 1880, contre près de 80 km aujourd'hui. Cette multiplication par 20 a été possible parce que les modes de transport rapides se sont progressivement substitués aux modes lents.
Une multiplication par 20 des distances parcourues
Une multiplication par 20 des distances parcourues
Evolution des distances parcourues (en km) par personne et par jour depuis 1880 aux Etats-UnisLecture : en 1880, sur les 4 km parcourus chaque jour par un Américain, l’essentiel l’était à pied. A la fin du siècle dernier, sur 80 km journaliers, près de 70 l’étaient en automobile, 10 en avion, 1 à pied. En termes de distance parcourue, la marche est supplantée par l’automobile vers 1920 et par l’avion dans les années 1970.
4La croissance permanente des distances suppose donc des changements structurels. La mobilité a augmenté régulièrement parce que l'automobile a remplacé la marche à pied et les voitures à cheval. Dans cette perspective, l'obsolescence relative qui a frappé les chemins de fer au début du XXe siècle est peut-être en train de toucher l'automobile. Dans de nombreux pays développés, les distances parcourues en voiture particulière n'augmentent plus. Non pas parce que la mobilité totale a diminué, mais parce qu'une partie des déplacements s'est reportée sur des modes plus rapides comme les trains à grande vitesse ou, de plus en plus, les avions. L'histoire de la mobilité serait donc une succession de vagues technologiques où les modes rapides verraient croître leur part de marché au détriment des modes plus lents. Mais que faisons-nous de ces gains de vitesse ? A quoi cela sert-il d'aller plus vite ?
5La réponse spontanée à cette question est de dire que cela va accroître le temps utile, pour le travail, les loisirs ou les relations sociales. Le temps de transport n'est-il pas du temps perdu ? Rien n'est moins évident. Le transport n'est qu'une des trois composantes de la mobilité, laquelle intègre aussi un panel de localisations et un programme d'activités. Lorsque la vitesse augmente, ce n'est pas seulement le transport qui change, mais aussi les deux autres composantes. Une vitesse accrue modifie les localisations accessibles et autorise par là même d'autres programmes d'activités.
6Comme l'a bien souligné John Urry [2007] avec le paradigme du "mobility turn", nos modes de vie sont complètement transformés par l'accès à une vitesse de déplacement qui change notre vision et notre pratique de l'espace, mais aussi notre gestion du temps. Car si des activités nouvelles sont accessibles, pourquoi ne pas pratiquer plus d'activités, dormir moins, se déplacer plus ? La vitesse débouche donc sur une dilatation de nos espaces-temps, une consommation extensive d'espace pour une gestion plus intensive du temps.
A la recherche du temps gagné
7Contrairement au raisonnement simpliste selon lequel la vitesse permet de gagner du temps, on constate historiquement une relative constance des budgets temps de transport. Les gains de vitesse se sont traduits par une croissance des distances parcourues : ils ont été presque intégralement réinvestis en distance supplémentaire. Cette hypothèse de quasi-constance des budgets temps est connue, en matière de mobilité quotidienne, sous le nom de "conjecture de Zahavi" [Crozet et Joly, 2006]. Dans leurs travaux sur la question, Antti Talvittie et Yacov Zahavi ont aussi souligné qu'outre le budget temps, la part du budget des ménages consacrée aux déplacements était elle aussi constante malgré la baisse des coûts relatifs du transport.
8Andreas Schäfer et al. [2009] indiquent que, de 1882 à 2002, le coût d'un kilomètre en chemin de fer est passé de 20 cents à 5 cents (en dollars constants de 2000). Cette division par 4 en valeur réelle doit être rapprochée de la multiplication par 10, dans le même temps, du PIB par tête. Ainsi, le coût ressenti de la mobilité a énormément diminué. Cette combinaison d'effet prix et d'effet revenu a été un puissant facteur d'accroissement du volume des déplacements. Depuis quelques décennies, on retrouve la même combinaison "baisse des prix et hausse des revenus" pour le transport aérien. Exprimé en heures de travail d'une personne payée au salaire minimum, le prix d'un billet d'avion aller-retour Paris-Singapour est passé de 720 à 80 heures de travail entre 1980 et 2005 [Bagard, 2005]. De 1980 à 2017, un aller-retour Paris-New York est passé de 140 à 50 heures de travail d'un smicard, une baisse moins marquée, car la concurrence existait déjà sur les vols transatlantiques en 1980. Il ne faut donc pas être surpris du développement du transport aérien dans le monde et particulièrement en Europe, où les compagnies low cost offrent souvent des conditions beaucoup plus favorables que le chemin de fer, en prix et en temps. Ainsi, un voyage Paris-Barcelone en train prend 4 à 5 fois plus de temps et coûte 3 fois plus cher que le même trajet en avion.
9Le temps de déplacement est donc non pas un coût que l'on cherche à réduire, mais une composante subsidiaire de nos modes de vie. "Subsidiaire" au sens où il rend possible une activité dès lors qu'est acceptable le ratio "utilité/coût du déplacement". Une baisse des coûts va améliorer ce ratio, et donc inciter à davantage de déplacements. Mais un coût élevé peut aussi susciter une plus forte mobilité s'il est associé à la possibilité d'accéder à une activité totalement nouvelle, d'une grande utilité. C'est précisément le cas du transport aérien, qui améliore le ratio "opportunités accessibles/coûts" en jouant sur le numérateur et le dénominateur. Au numérateur, les activités liées au transport aérien (affaires, loisirs...) correspondent à un bien "supérieur" dont la consommation va augmentant avec le budget des ménages. Ceci éclaire la croissance tendancielle du transport aérien et sa reprise rapide après la crise de 2008-2009 (+ 19 % en France de 2008 à 2016), malgré la quasi-stabilité du PIB pendant cinq ans. Au dénominateur, la vitesse réduit le coût temporel du déplacement et la baisse du prix des billets fait de même pour le coût monétaire.
10Ce type de raisonnement ne vaut pas que pour la mobilité longue distance. Il convient aussi à la mobilité quotidienne, notamment au développement de l'usage de l'automobile pour les déplacements domicile-travail. Comme le transport aérien, le succès de la voiture particulière provient de la vitesse porte à porte qu'elle autorise pour des coûts tendanciellement à la baisse sur longue période.
11En monnaie courante, depuis 1970, le salaire minimum a progressé en France beaucoup plus vite que le prix du litre d'essence. Les chocs pétroliers ont été gommés. Le pouvoir d'achat d'une heure de travail au salaire minimum, en termes de litres d'essence, a plus que doublé : 3 litres en 1970 et plus de 6 litres en 2017. Comme la consommation unitaire des véhicules a été presque divisée par 2, le pouvoir d'achat a quadruplé. En termes réels, le prix des voitures a également diminué : presque 2 000 heures de travail d'un smicard étaient nécessaires pour acheter une petite voiture à la fin des années 1960, c'est deux fois moins aujourd'hui.
12 Il ne faut donc pas être surpris que la mobilité automobile ait progressé continûment jusqu'au début des années 2000. Accéder à l'automobile revenait à accroître très sensiblement le nombre de lieux accessibles et d'activités réalisables avec le même budget temps.
Les enseignements de la vitesse généralisée
13Le règne de l'automobile est une évidence. En France, la voiture particulière a représenté en 2016 plus de 80 % des déplacements motorisés de personnes comme de marchandises. Et ce chiffre a peu bougé depuis dix ou vingt ans, malgré les efforts faits pour développer les transports publics. Les critiques de l'automobile et de ses effets pervers ont pourtant été nombreux. Parmi eux, Ivan Illich, dans son ouvrage intitulé Energie et équité [1973], affirmait : "Il est temps de prendre conscience qu'il existe, dans le domaine des transports, des seuils de vitesse à ne pas dépasser. Faute de quoi, non seulement l'environnement physique continuera d'être saccagé, mais encore le corps social continuera d'être menacé par la multiplication des écarts sociaux creusés en lui et miné chaque jour par l'usure du temps des individus" [pp. 41-42].
De la vitesse physique à la vitesse généralisée
14Pour étayer ce point de vue critique sur la modernité, Ivan Illich et Jean-Pierre Dupuy ont développé la notion de vitesse généralisée [1], qui prolonge celle de coût généralisé. Ce dernier s'établit en monnaie, en additionnant le coût monétaire du déplacement et le coût du temps passé pour le déplacement (puisque, selon l'adage, le temps, c'est de l'argent). Mais si on convertit le temps en argent, on peut faire l'opération symétrique et calculer le "temps généralisé" qui totalise le temps de transport et le temps de travail nécessaire pour payer le coût monétaire du déplacement.
15Avec la même logique, en rapportant la distance parcourue à ce temps généralisé, la conversion dans une autre unité de compte est possible : la vitesse généralisée [2]. Celle-ci est la moyenne de la vitesse physique de déplacement (V) et de la vitesse économique, mesurée par le pouvoir d'achat du salaire horaire (w) en termes de kilomètres (k = coût kilométrique).
16Sur cette base méthodologique, Ivan Illich fonde une approche idéologique qu'il résume avec les formules suivantes : "Passé un certain seuil, la production de l'industrie du transport coûte à la société plus de temps qu'elle ne lui en épargne" [op. cit., p. 30] ; "A présent, les gens travaillent une bonne partie de la journée pour payer les déplacements nécessaires pour se rendre à leur travail. Le temps dévolu au transport croît dans une société en fonction de la vitesse de pointe des transports publics."
17Cette affirmation est forte, elle fonde une grande partie des discours écologiques contre le développement des modes rapides, y compris les transports collectifs comme l'avion ou le TGV. L'opposition à ces modes rapides n'est pas seulement liée aux coûts environnementaux, elle invoque aussi les coûts pour les individus, et notamment le gaspillage de temps. Mais pouvons-nous prendre ces arguments pour argent comptant ? Est-il si évident que les gains de vitesse se traduisent toujours in fine par des pertes de temps ? L'affirmation d'Ivan Illich ne commet-elle pas l'erreur si fréquente qui consiste à transformer en loi universelle un constat qui n'a qu'une validité locale ou conditionnelle ?
18Pour nous protéger des idées douteuses, fragiles ou fausses [Boudon, 1990], nous devons donc procéder à une utilisation "désidéologisée" de la notion de vitesse généralisée. Ainsi, la critique d'Ivan Illich est fondée pour certains déplacements en automobile, mais par pour tous. Prenons l'exemple d'une personne payée au Smic qui se déplace en voiture dans Paris à une vitesse moyenne de 20 km/h pour un coût kilométrique de 25 centimes du kilomètre. Sa vitesse généralisée est de 13,3 km/h, pas plus que celle d'un vélo. Les promoteurs de la bicyclette ont donc raison d'encourager ce mode de transport dans les zones denses. Mais remarquons que si la vitesse moyenne grimpe à 50 km/h, par exemple pour un déplacement interurbain avec deux personnes à bord, alors la vitesse généralisée de la voiture est de 30 km/h. Cette différence semble modeste, mais elle est décisive pour comprendre l'attrait de l'automobile pour des types très variés de déplacements.
19Autre exemple : sans dénoncer par principe les gains de vitesse physique, on peut montrer que le raisonnement d'Ivan Illich permet d'expliquer à la fois l'échec commercial de l'aviation supersonique et l'immense succès de l'aviation subsonique.
20Ce qui a causé en 2003 la fin de l'aviation commerciale supersonique est son coût. Un aller-retour Paris-New York en Concorde (vitesse moyenne de 2 000 km/h) coûtait, en 2001, près de 12 000 euros pour 12 000 kilomètres, soit 1 euro le kilomètre. En termes de vitesse généralisée, pour un smicard qui gagnait alors environ 6 euros nets de l'heure, cela revenait à une vitesse d'environ 6 km/h, guère plus que la marche à pied. C'est ce qu'Ivan Illich voulait démontrer : le smicard devait travailler 2 000 heures, soit plus d'une année, pour s'offrir un aller-retour en Concorde ! Les personnes à faible revenu n'étaient pas les seules à ne pas pouvoir s'offrir le supersonique : même pour une personne ayant un revenu équivalant à 20 fois le Smic, la vitesse généralisée du Concorde était seulement de 113 km/h, alors que pour ces deux catégories, l'aviation subsonique (800 km/h, billet à 600 euros) offrait des vitesses généralisées de, respectivement, 104 et 600 km/h.
21Cet exemple nous permet de constater que la vitesse généralisée augmente avec le pouvoir d'achat pour une vitesse physique identique. Voilà qui éclaire la fringale de mobilité découlant de la croissance des revenus. Plus le revenu augmente et plus la vitesse généralisée croît, alors même que les autres variables de l'équation restent constantes. C'est en ce sens qu'il est nécessaire de désidéologiser la vitesse généralisée en la protégeant, d'une part, de ses contempteurs, ceux qui détestent la vitesse physique, et d'autre part, de ses thuriféraires, ceux qui rêvent d'un monde supersonique. Pour se familiariser avec le concept, le lecteur pourra calculer que même avec une vitesse physique infinie, la vitesse généralisée plafonne très vite si le pouvoir d'achat kilométrique (le rapport du coût kilométrique au salaire horaire k/w) est stable ou augmente. A contrario, toute diminution de ce rapport, donc toute hausse du salaire (w) s'accompagnant d'une moindre hausse ou d'une baisse du coût kilométrique (k), entraîne une croissance de la vitesse généralisée (même si V, la vitesse physique, est stable) et, donc, une demande potentielle de mobilité. L'accroissement du pouvoir d'achat est au moins autant que la vitesse un facteur d'hypermobilité. Mais jusqu'où peut aller ce mouvement, cette fuite en avant ?
Les rendements décroissants de la vitesse
22Nous parcourons aujourd'hui dix fois plus de distance que nos arrière-grands-parents. En ira-t-il de même dans cent ans ? Nos arrière-petits-enfants feront-ils 400 km par jour ? Pour cela, il faudrait, à budget temps constant, que la vitesse physique augmente beaucoup, ainsi que la vitesse économique. Ces deux contraintes nous conduisent plutôt à raisonner en termes de "monde fini".
Quelle élasticité entre revenu et mobilité ?
23Andreas Schäfer [2009], après un minutieux travail de collecte de données, a formalisé la relation entre croissance économique et mobilité entre 1950 et 2000. Il a pu montrer que l'élasticité distance/PIB est proche de 1. Toute croissance de x % du PIB par tête s'accompagnerait d'une croissance de x % de la distance parcourue annuellement.
24Une observation plus attentive montre que la corrélation mérite d'être relativisée. Ainsi, pour un niveau de vie de 20 000 dollars, les distances parcourues aux Etats-Unis (20 000 km) sont deux fois supérieures à celles parcourues au Japon (10 000 km). Le niveau de PIB n'explique donc pas la totalité du niveau de la mobilité, la superficie et la densité démographique de chaque pays jouent également un rôle. En extrapolant la tendance générale, les auteurs avancent toutefois une hypothèse. Si le revenu par tête approchait les 300 000 dollars par an, la distance pourrait atteindre 800 km par jour et par personne. Ce raisonnement, qui prolonge la tendance passée, soit une élasticité de 1 entre l'accroissement des distances parcourues et l'augmentation du PIB par habitant, est discutable pour deux types de raisons.
25La première renvoie aux limites mêmes de la croissance économique, 300 000 dollars de PIB par habitant pour la planète entière, 4 à 5 fois plus que le Luxembourg aujourd'hui, est-ce bien raisonnable ? La question est tout sauf naïve alors que plusieurs économistes comme Robert Gordon [2016] ou le "prix Nobel" d'économie Robert Solow [2014] pensent que nous sommes entrés dans une période de "stagnation séculaire". Rappelons néanmoins que l'inquiétude liée à l'avènement d'un état stationnaire est récurrente, elle est vieille comme... les économistes, puisque David Ricardo l'évoquait déjà en 1815. Or, magie des intérêts composés, le PIB par habitant des Etats-Unis atteindrait 300 000 dollars s'il augmentait de 3 % par an pendant soixante-quinze ans... On peut bien sûr douter que les arbres montent jusqu'au ciel !
26Seconde raison, à supposer que la croissance économique se poursuive, fût-ce à un rythme moindre, on observe que la croissance de la mobilité des Nord-Américains est moins forte depuis une quinzaine d'années. La courbe semble s'infléchir. A 20 000 dollars de PIB par habitant, la mobilité atteint 20 000 km, mais à 30 000 dollars, nous sommes sensiblement en dessous de 30 000 km. Réaliser 800 km par jour suppose en effet, avec un budget temps de transport de 1,2 heure par jour, soit 20 % de plus qu'aujourd'hui, que la vitesse moyenne porte à porte atteigne 660 kilomètres par heure. Or la vitesse moyenne d'un déplacement en avion aux Etats-Unis est aujourd'hui d'environ 270 km/h quand on prend en compte les temps d'accès à l'aéroport et le parcours à la destination finale. Si l'on veut accroître indéfiniment les distances parcourues quotidiennement, il faut donc accroître indéfiniment les vitesses ou accepter une hypertrophie du temps de transport. Comme le PIB, la mobilité pourrait donc ne pas croître indéfiniment, mais plutôt plafonner.
Hyperloop, un miroir aux alouettes !
Quant à Hyperloop, il s'agit d'un train à sustentation magnétique circulant dans un tube sous vide d'air. Il serait projeté vers l'avant comme un avion par un propulseur arrière, créant une forte pression, alors qu'à l'avant du véhicule on instaurerait au contraire une faible pression afin d'atteindre une vitesse tout simplement prodigieuse : 1 102 km/h de vitesse commerciale, soit 30 minutes pour parcourir les 551 km qui séparent les deux grandes villes californiennes. Cerise sur le gâteau, le coût de réalisation de l'infrastructure ne dépasserait pas 6 milliards de dollars, soit près de 10 fois moins que le projet actuel de TGV (California High Speed Rail). Si de tels chiffres étaient confirmés, la donne serait profondément modifiée. Mais de sérieux doutes subsistent sur la validité de tels chiffrages. En outre, si l'Hyperloop consomme peu d'énergie pour se mouvoir dans un tunnel sous vide d'air, il faudra en revanche en dépenser pour réduire la pression dans des tubes dont l'étanchéité devra être parfaite. Et quelle sera la capacité de chaque "capsule" projetée à 1 100 km/h ? Le gain de vitesse va se payer par une faible capacité, rendant exorbitant le prix au voyageur-km et donc extrêmement faible la vitesse généralisée.
La vitesse généralisée sociale dans un monde fini
27L'intérêt de la notion de vitesse généralisée est de montrer que la vitesse physique n'a pas de pertinence si le coût de cette vitesse augmente plus vite que le revenu. Même si la vitesse est infinie, la vitesse généralisée évolue tendanciellement comme le rapport k/w, c'est-à-dire le coût du kilomètre rapporté au revenu horaire. Une approche plus globale nous invite alors à raisonner en termes de vitesse généralisée sociale dans laquelle on substitue au coût privé (k) le coût social (ks) qui prend en compte les coûts externes et les subventions publiques. Sur cette base, il est possible, comme dans le graphique ci-contre, de montrer comment évolue la vitesse généralisée par rapport à la vitesse physique, en fonction de l'évolution du rapport ks/w ou plutôt de son inverse w/ks, un indicateur du pouvoir d'achat de la collectivité pour un km à une vitesse donnée.
28L'intérêt de cette figure réside dans la bissectrice. Elle montre que pour que la vitesse généralisée sociale varie dans la même proportion que la vitesse physique, le pouvoir d'achat kilométrique de la collectivité (w/ks) doit croître au même rythme que cette dernière. Au-dessus de la bissectrice, apparaissent les situations où la vitesse généralisée augmente plus vite que la vitesse physique car w/ks augmente encore plus vite qu'elle. Cela correspond au rêve de ceux qui pensent que nous pourrons tous un jour nous déplacer presque gratuitement à 500 ou 1 000 km/h. Mais ce rêve se heurte au coût croissant de la mobilité : infrastructures, énergie, nuisances, sécurité et sûreté... les coûts sociaux de la vitesse rendent très improbable le scénario d'une hypermobilité fondée sur la très grande vitesse pour tous. Compte tenu de ces contraintes, nous sommes à la fin d'une époque, celle où les gains de vitesse pouvaient s'accompagner d'une hausse tendancielle du pouvoir d'acheter de la vitesse.
29Les prochaines décennies vont plutôt se caractériser par une faible croissance du pouvoir d'achat kilométrique de la collectivité (w/ks) : d'une part, le dénominateur, le coût social du kilomètre, va augmenter et, d'autre part, le numérateur, comme le revenu national, progressera peu. Nous pourrions même être confrontés dans certains secteurs à une baisse du pouvoir d'achat de mobilité et, donc, à une baisse de la vitesse généralisée, comme le montre la droite située tout en bas de l'éventail des évolutions possibles. Plus probablement, nous allons connaître une stabilité ou une croissance modeste du rapport w/ks. Les gains de vitesse physique seront alors difficilement traduits en amélioration de la vitesse généralisée. C'est pour cela que des services de transport comme l'autocar ou le covoiturage, beaucoup plus lents que l'avion et le TGV, connaissent un retour en grâce. C'est aussi la raison pour laquelle il est légitime de s'interroger sur un projet comme Hyperloop (voir encadré page 33), qui veut tripler la vitesse des trains mais sans évoquer la hausse du coût. Or celle-ci sera énorme puisque la petite taille des navettes divisera au moins par 10 le débit de l'infrastructure par rapport à une ligne ferroviaire classique. C'est tout simplement contraire à l'intérêt général. Le transport aérien supersonique est confronté au même problème.
La vitesse sociale généralisée dépend avant tout du pouvoir d’achat
La vitesse sociale généralisée dépend avant tout du pouvoir d’achat
Vitesse sociale généralisée en fonction de la vitesse physique (V) et du pouvoir d'achat kilométrique de la collectivité (w/ks)30Voilà donc ce que signifie un monde fini : non pas, comme on l'entend parfois, un monde de pénurie, celui de la "dernière goutte de pétrole" ou de l'épuisement des ressources naturelles et autres terres rares, mais, plus simplement, comme les économistes l'ont expliqué depuis deux siècles, un monde d'abondance qui doit affronter la question des rendements décroissants. Dans le cas qui nous occupe, les rendements décroissants de la vitesse.
A la recherche de la vitesse optimale
31En matière de vitesse comme de croissance économique, défions-nous de ceux qui pensent que c'en est fini du progrès technique. La demande potentielle reste gigantesque à l'échelle mondiale et des gains de productivité, donc des hausses de revenu, sont encore possibles durablement. Cependant, il serait tout aussi naïf de croire que nous allons revenir aux Trente Glorieuses [3]. Le ralentissement de la croissance est un phénomène structurel, tout aussi fort que la difficulté d'augmenter indéfiniment la vitesse moyenne des modes de transport. C'est cela l'enseignement clé de l'économie de la vitesse, comme de l'économie en général : un pessimisme rationnel qui sait que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel, mais qui ne débouche pas sur des annonces de fin du monde. Nous vivons seulement la fin d'un monde, celui où la mobilité pouvait croître tendanciellement comme le PIB. Dans le monde nouveau du XXIe siècle, comme dans les précédents, les gains de productivité seront, sous des formes nouvelles, nécessaires et possibles, notamment dans le secteur des transports. Encore faut-il ne pas confondre vitesse et productivité, ne pas oublier que dans un monde où il s'agit d'assurer la mobilité du plus grand nombre, la vitesse optimale pour la société n'est pas la vitesse maximale, mais celle qui maximise le débit.
Bibliographie
Bibliographie
- Ausubel J. H., Marchetti C. et Meyer P.S., 1998, "Toward green mobility : the evolution of transport", European Review, vol. 6, n˚ 2, mai.
- Bagard V., 2005, Optimisation spatio-temporelle des déplacements touristiques, thèse de doctorat, université Lyon 2.
- Boudon R., 1990, L'art de se persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Le Seuil.
- Crozet Y., 2016, Hyper-mobilité et politiques publiques. Changer d'époque ?, Economica.
- Crozet Y., 2015, "Maglev (603 km/h), Hyperloop (1 100 km/h)... Vers un "retour sur terre" de la très grande vitesse ?", Transports n˚ 491, mai-juin.
- Crozet Y., 2014, "Mobilité et vitesses des déplacements : vers une remise en cause de la tendance séculaire aux gains de temps ?", in Flonneau M., Laborie L. et Passalacqua A. (dir.), Les transports de la démocratie. Approche historique des enjeux politiques de la mobilité, Presses universitaires de Rennes.
- Crozet Y. et Joly I., 2006, La "loi de Zahavi" : quelle pertinence pour comprendre la construction et la dilatation des espaces-temps de la ville ?, coll. Recherches, n˚ 163, Puca, Certu.
- Gordon R. J., 2016, The rise and fall of American growth. The US standard of living since the Civil War, Princeton University Press.
- Héran F., 2009, "A propos de la vitesse généralisée des transports, un concept d'Ivan Illich revisité", Revue d'économie régionale et urbaine n˚ 2009-3, juillet.
- Illich I., 1973, Energie et équité, Le Seuil.
- Linder S. B., 1970, The Harried Leisure Class, Columbia University Press, traduit en français (1973) sous le titre La classe de loisir harassée.
- Urry J., 2007, Mobilities, Polity Press.
- Schäfer A., Heywood J. B., Jacoby H. D. et Waitz I. A., 2009, Transportation in a Climate-Constrained World, MIT Press.
- Solow R., 2014, "Stagnation séculaire. Les pays riches au point mort", Finances et Développement, FMI, septembre.
Notes
-
[1]
Voir Frédéric Héran [2009].
-
[2]
La vitesse généralisée (Vg) se définit ainsi :
Où V est la vitesse physique de déplacement, w le salaire horaire et k le coût kilométrique. Il s'agit d'une moyenne harmonique, car il n'est pas possible de calculer une vitesse moyenne avec la formule de la moyenne arithmétique. Un cycliste qui monte un col à 10 km/h et redescend par le même chemin à 40 km/h ne fait pas du 25 km de moyenne ((10+40)/2), mais du 16 km/h. Ce résultat est calculé ainsi : 2/((1/10) + (1/40)) -
[3]
Voir, de Karine Berger et Valérie Rabaut, Les Trente Glorieuses sont devant nous (Rue Fromentin éditions, 2011). Le contenu comme la couverture (un avant de DS Citroën !) renvoient plus aux mythologies de Roland Barthes qu'à un véritable exercice de prospective.