Notes
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[1]
Ces deux dispositifs conditionnent le refinancement de la banque centrale à l'octroi de crédits à l'économie de la part des banques.
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[2]
Une note de juillet 2014 de la CDC-Climat recherche parle de "smart unconventional monetary policies", ou SUMOs.
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[3]
Ce terme provient du nom de l'économiste Arthur Cecil Pigou qui a introduit la notion d'externalité en économie dans The Economics of Welfare (1920) et proposé une taxe permettant d'éliminer cette défaillance de marché.
- [4]
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[5]
Imaginé à l'issue de la COP de Copenhague en 2009 et officiellement créé à celle de Durban en 2011, le Fonds vert pour le climat a pour objectif de mettre en place le transfert de fonds des pays développés à destination des pays les plus vulnérables au changement climatique. Les pays développés ont adhéré à l'objectif de mobiliser ensemble 100 milliards de dollars par an d'ici à 2020.
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[6]
La politique macroprudentielle vise à réguler les risques financiers d'ordre "systémique", en complément de la plus traditionnelle régulation microprudentielle, encadrant simplement les risques individuels.
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[7]
Voir, par Hervé Guez et Philippe Zaouati, Pour une finance positive. Parce que l'argent a aussi des vertus, Rue de l'Echiquier, 2014.
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[8]
Voir le rapport de 2˚ii (Initiative 2˚investing), "Fiscalité de l'épargne et orientation des investissements, quels effets sur le financement du long terme et de la transition énergétique ?", 2015.
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[9]
Dans L'empire de la valeur, Le Seuil, 2011.
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[10]
Nous empruntons ce terme à Jean-Pierre Dupuy, qui le développe notamment dans Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Le Seuil, 2002.
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[11]
Michel Aglietta et André Orléan, dans La monnaie souveraine (Odile Jacob, 1998), décrivent de manière quasi essentialiste ces propriétés unificatrices de la monnaie. Sans nécessairement adopter complètement leur analyse, il convient de reconnaître le caractère de technologie sociale de la monnaie, tel qu'il est décrit par Felix Martin dans Money. The unauthorised Biography (The Bodley Head, 2013).
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[12]
Une telle agence bénéficierait de l'apprentissage de dix années d'utilisation du mécanisme de développement propre mis en oeuvre à l'issue du protocole de Kyoto et qui comportait un système identique de sélection de projets "bas carbone".
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[13]
Cette proposition est développée dans une note de France stratégie "Une proposition pour financer l'investissement bas carbone en Europe", www.strategie.gouv.fr. Une note blanche de Gaël Giraud, Alain Grandjean et Benoît Leguet détaille un mécanisme proche.
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[14]
Evoqué brièvement par l'actuel gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney, voir "Mark Carney boosts green investment hopes", Financial Times, 18 mars 2014.
1"Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi !"/"Il faut que tout change pour que rien ne change" Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, 1958.
2La politique monétaire peut avoir une influence décisive sur l'ouverture de champs nouveaux d'investissement et la construction d'une intermédiation adaptée au financement de la transition vers une économie bas carbone. S'il faut pour cela sortir du cadre de pensée orthodoxe en donnant un rôle central au crédit dans l'économie, il est aussi possible d'accomplir ces avancées sans changer de fond en comble le cadre institutionnel existant. Encore faut-il se souvenir que la monnaie-crédit contemporaine a bel et bien le potentiel de changer les structures de l'économie si elle est utilisée à bon escient. Le biais court-termiste du système financier et le refus de principe de lui donner la moindre orientation exogène interdisent aujourd'hui toute utilisation socialement utile du crédit. La Banque d'Angleterre s'en est récemment souvenue en mettant en place le Funding for lending scheme, adopté également de manière timide par la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre du Targeted longer-term refinancing operations (TLTRO) [1]. Il y a là la tentative de reconstruire un véritable levier d'influence de la politique monétaire sur la société, mais qui ne prend pas encore en compte la dimension des enjeux.
3Le climat à la BCE évolue pourtant en réponse aux difficultés rencontrées actuellement par la zone euro. Les traités européens révèlent progressivement une certaine souplesse d'interprétation. Le choix de lancer une politique de quantitative easing (QE) lors du Conseil des gouverneurs du 22 janvier dernier aurait été impensable il y a peu de temps encore. Pour autant, les analyses des effets potentiels du QE sont à peu près unanimes sur un point : les effets risquent d'être très limités, voire, selon certains, proches de zéro, tout au moins pour ce qui est de la reprise économique et de la lutte contre la déflation. Une contradiction de plus en plus marquée apparaît entre la théorie de la neutralité monétaire (la monnaie n'a pas d'impact sur le système productif au sein duquel elle ne fait que faciliter les échanges), à maintenir à toute force, et la réalité concrète de la politique monétaire depuis la crise de 2008. Cette dernière cherche en effet à agir sur les prix à long terme des actifs financiers et renonce ainsi de facto à la neutralité de la monnaie dès lors que la priorité est de retrouver coûte que coûte un levier d'action sur le système financier et bancaire. Que manquerait-il donc à cette louable initiative du QE pour parvenir à un véritable succès ? En n'assumant pas, d'une manière ou d'une autre, cet aspect qualitatif à long terme de son action, la BCE ne limite-t-elle pas d'emblée l'impact potentiel de ses interventions ?
4Les questions environnementale et climatique, dont les enjeux sont souvent considérés comme de long terme, doivent dans cette perspective être intégrées aux questions monétaires et financières. Certes, les formules fleurissent depuis quelques années : "vision de long terme", "planification stratégique", "allongement de l'horizon de décision", "prise en considération des équilibres de la nature et de l'environnement". Autant d'appels à la construction d'un avenir dans lequel puissent s'ancrer les anticipations des agents économiques afin de développer des investissements productifs soutenables. Mais si le climat idéologique a sans aucun doute beaucoup changé dans les domaines monétaire et financier depuis la période précédant 2008, les politiques visant à lutter contre le changement climatique n'ont que peu suivi ces bouleversements. Nous essayons ici de jeter un pont entre ces deux mondes encore trop éloignés, en abordant la question des politiques climatiques au prisme de la monnaie et de la finance, et inversement [2].
La transition bas carbone dans le monde sans monnaie des néoclassiques
5Le mode de financement de la transition bas carbone que peut recommander un économiste procède largement de son appréciation du rôle de la finance et de la création monétaire dans l'activité économique. Or, sur ces sujets essentiels, les plus grands désaccords règnent dans la discipline. Le courant néoclassique voit dans la monnaie (et par extension l'ensemble du secteur financier) un voile qui vient simplement "huiler" des échanges. C'est donc sans surprise que l'on ne trouve trace de la moindre variable monétaire ou financière dans l'essentiel des modèles académiques tentant d'évaluer la forme la plus appropriée de politique climatique. Le modèle Dice (Dynamic Integrated Climate-Economy) de Nordhaus, qui sert de référence en la matière, ignore entièrement ces variables. Seule compte la répartition du produit entre la consommation et l'investissement, à chaque période. Le changement climatique vient simplement amputer une part de la production finale, proportionnelle aux dommages générés.
6De quelle manière financer la transition bas carbone dans un tel cadre ? L'homo oeconomicus représentatif du modèle y est tout simplement incité par le calcul rationnel à orienter une part de ses investissements vers des secteurs décarbonés. Cet homo oeconomicus a en effet la connaissance la plus en pointe sur le processus du changement climatique, y compris sur la pondération des risques et des paramètres incertains du système. De la sorte, il peut mettre en regard, aujourd'hui et pour toujours, les coûts et bénéfices de ses choix d'investissement par rapport à leurs impacts sur le climat. La stratégie de décarbonisation optimale de l'économie est donc le fruit d'un calcul des coûts et des bénéfices générés par les politiques climatiques par rapport à une situation de laissez-faire qui ne tiendrait pas compte du changement. Comme l'économie n'est pas, en réalité, constituée d'un agent optimisateur unique, comme dans le modèle Dice, une décentralisation de la politique doit s'opérer au niveau des multiples agents économiques de l'économie réelle. Le cadre néoclassique l'admet volontiers. Cette décentralisation de la politique optimale se réalise grâce à l'introduction d'un prix du carbone, qui signale à tous les acteurs économiques la valorisation de l'externalité environnementale à prendre désormais en compte dans les décisions d'investissement. Peu importe par ailleurs la forme prise par ce prix. L'instauration d'une taxe pigouvienne [3] rétablit l'équilibre des prix conformément à un niveau de pollution considéré comme optimal. Mais un marché peut tout aussi bien être créé de toutes pièces, à condition d'apposer des titres de propriété aux formes prises par la pollution à réguler. Le rôle de la monnaie et du secteur financier est dans ce cadre à la hauteur de leur rôle dans les modèles dérivés de Dice : nul. Les marchés financiers étant supposés dans ces modèles parfaitement efficients en allouant au mieux les capitaux, leur représentation dans les modèles relève du superflu. La BCE et le climat n'ont ici rien à faire ensemble.
7Cette approche a servi de fondement à l'Union européenne pour son mécanisme de marché des quotas d'émission (European Union Emissions Trading System ou EU-ETS), à la France pour mettre en place une taxe carbone... ainsi qu'aux négociateurs internationaux au sein de la convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (UNFCCC), au moins, en tout cas, jusqu'à la mise en oeuvre du protocole de Kyoto. La vision de l'économie néoclassique est donc celle d'un monde dans lequel les externalités sont intégrées naturellement car les agents économiques sont conscients des résultats scientifiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) et font donc spontanément entrer (éventuellement à l'aide d'un prix) le risque carbone dans leurs calculs d'investissement, créant un processus de réajustement progressif des portefeuilles en faveur des actifs bas carbone. Relèvent également de ce cadre intellectuel la plupart des propositions qui visent à générer des ressources fiscales nouvelles afin de les attribuer à un secteur ou l'autre de la transition bas carbone. L'assiette des ressources nouvelles est souvent choisie pour des raisons liées politiquement à la question de la transition. On peut citer en France la taxe sur les billets d'avion introduite au 1er juillet 2006, qui vise à internaliser une part des effets négatifs de l'utilisation de ce moyen de transport tout en dégageant des ressources destinées à l'aide au développement. Une forme certes impure mais politiquement porteuse de taxe pigouvienne, en quelque sorte.
8La mise en pratique se heurte néanmoins à d'importants problèmes d'économie politique. Les groupes de pression, particulièrement virulents quand il s'agit de la question énergétique, freinent autant que possible la mise en place de mécanismes trop contraignants. Ils s'appuient sur une puissance économique et financière importante, mais aussi sur une convergence d'intérêts avec une partie de la population qui serait touchée de plein fouet par de telles mesures. Une alliance de circonstance contre une forme d'écologie "punitive", pour reprendre les termes de l'actuelle ministre de l'Ecologie, du Développement durable et de l'Energie, Ségolène Royal. Dès lors, les prix qui émergent de ces tentatives sont bien trop bas pour être sérieusement pris en compte dans les décisions d'investissement, et toute politique climatique réellement efficace est repoussée sine die. Le mécanisme de marché EU-ETS fluctue ainsi autour de 6 euros par tonne de carbone, avec des variations importantes, source par ailleurs d'instabilité. La taxe carbone française de 14,50 euros en 2015 est bien loin des recommandations de la "commission Rocard" (32 euros dès l'année 2010, pour atteindre 100 euros en 2030). Lors des négociations internationales menées au sein de l'UNFCCC, les blocages politiques sont tels qu'il n'est aujourd'hui quasiment plus question de prix du carbone dans l'enceinte des réunions de la Conférence des parties (Conference of the Parties ou COP). L'échec est donc d'ordre politique, mais la cause profonde pourrait bien se trouver dans l'aveuglement face au rôle actif du système financier et de la monnaie dans les choix d'investissement.
Risque climatique et risque financier
9La taxe sur les transactions financières, que la Fondation Nicolas Hulot [4] souhaiterait voir allouée au Fonds vert pour le climat [5] ou à des fins de financement de la transition bas carbone, relève encore conceptuellement du cadre précédent. Mais on y perçoit aussi les prémices d'un lien entre les questions financières et monétaires et celle de l'environnement. Le système financier, et en particulier la part des échanges liée au trading à haute fréquence, est perçu ici comme source de fortes instabilités pour les économies. La proposition vise donc à atténuer ces dysfonctionnements tout en finançant les politiques de lutte contre le changement climatique. Elle avance l'idée selon laquelle le système financier renferme en lui-même une instabilité intrinsèque en contradiction avec l'hypothèse d'efficience des marchés. Le Giec a amplement fait la preuve (2007, 2013, 2014) que le changement climatique et l'acidification des océans sont causés par les activités intensives en carbone des sociétés. Les risques d'événements extrêmes sont donc bien exacerbés par les activités économiques, et ils doivent être incorporés aux évaluations des acteurs financiers si l'on se donne pour objectif de garantir la stabilité financière.
10Les prix de marché laissés à eux-mêmes ne suffisent pas à entraîner les acteurs économiques vers la production du maximum de valeur sociale. Le déclenchement de la transition bas carbone doit donc croiser l'agenda de la régulation du système monétaire et financier, ce qui pourrait ouvrir une période radicalement nouvelle pour les politiques monétaire et macroprudentielle [6]. Or non seulement les nouvelles régulations du Comité de Bâle III sur le montant minimal de fonds propres détenus par les banques ne couvrent pas le risque environnemental (ou le font de manière purement cosmétique), mais en plus elles l'aggravent par certains aspects. Inversement, un certain nombre de pays, des pays en développement essentiellement, ont pris des mesures de transparence et de régulation de l'impact environnemental des titres financiers. La Chine, le Pérou et le Brésil, pour ne citer qu'eux, reconnaissent la matérialité du risque systémique environnemental et s'appuient sur ce fait pour modeler des politiques macroprudentielles. Il s'agit là de véritables modulations des conditions de prêts par les banques commerciales suivant la qualité environnementale des projets financés. Les pays dits "du Sud" montrent ici une voie qui n'est pas encore suivie par la BCE. La question de la régulation macroprudentielle était pourtant dans toutes les bouches au lendemain de la crise de 2008. Et avec l'entrée en vigueur de l'Union bancaire, la BCE se retrouve bien chargée de la surveillance macroprudentielle des banques de la zone euro.
11Mais le secteur financier ne peut éventuellement rediriger le flux de financement selon des critères extra-financiers que si l'information nécessaire est bien disponible. Le développement de règles de transparence sur une comptabilité environnementale des activités des entreprises devient crucial. Or il reste un énorme travail à réaliser au niveau de la comptabilisation des externalités environnementales, positives ou négatives, générées par les activités des entreprises. En les obligeant de manière réglementaire à publier ce type d'information, en créant la plus grande transparence possible dans les relations d'intermédiation financière, les pouvoirs publics se donnent les moyens de mettre en oeuvre des politiques ciblées et efficaces, soit dans le cadre de règles macroprudentielles, soit aussi sous la forme d'une fiscalité incitative sur les produits d'épargne suivant la notation extra-financière (environnementale notamment) des actifs associés auxdits produits [7]. A minima, il peut être exigé de donner à l'épargnant une information plus complète sur l'affectation effective de son épargne [8].
L'impossible autotranscendance des marchés et la coordination par le climat
12La vision sur laquelle reposent les propositions précédentes est celle d'un problème d'information des marchés financiers face aux risques qu'ils prennent. Ces risques représentent de fortes externalités pour l'économie et la société, et justifient ainsi la mise en place de formes de régulation susceptibles d'empêcher les systèmes financiers de les prendre. Il s'agit donc de corriger, marginalement certes, mais de manière volontaire, une certaine myopie des acteurs financiers. Les marchés ne sont plus efficients, mais il reste possible d'opérer quelques rectifications permettant de conserver l'hypothèse de manière suffisamment crédible. La régulation financière ou les incitations fiscales sur l'épargne, à condition de bien prendre en compte tous les risques de long terme dont l'environnement fait évidemment partie, sont alors une réponse appropriée.
13Il existe pourtant une autre manière de considérer la monnaie qui rejette clairement le paradigme de sa neutralité et donc de l'indépendance politique de la banque centrale. Ce point de vue s'est trouvé renforcé par la crise. André Orléan [9] détaille ainsi les différences fondamentales qui peuvent apparaître entre les marchés financiers et les autres formes de marchés. Nous retiendrons principalement l'idée que le marché financier est par essence autoréférentiel : le prix qui en émane reflète bien davantage un phénomène collectif d'entraînement psychologique propre aux participants au marché, qui se trouvent successivement et parfois en même temps acheteurs et vendeurs, qu'une quelconque "valeur fondamentale" adossée aux actifs financiers échangés. Ce jeu psychologique entraîne les acteurs à essayer d'anticiper ce que les autres anticiperont de leurs propres anticipations, et ainsi de suite dans une forme de jeu de miroir bien connu, révélé en son temps par Keynes. Il est clair que toute direction endogène donnée par le marché financier à l'économie n'a que très peu de chances d'être conforme à un intérêt social quelconque. Les anticipations sur l'avenir ont en revanche une importance clé dans l'explication des fluctuations économiques réelles, et dans leur impact sur l'environnement. Dès lors que la destruction brutale de valeur financière par un revirement soudain des anticipations fait son entrée dans la théorie, l'explication des phénomènes observés dans le monde réel depuis 2008 devient plus lumineuse.
14Or les marchés financiers laissés à eux-mêmes ne peuvent que produire une succession d'espoirs déçus, de périodes euphoriques irrémédiablement suivies de crises. Ainsi, dans la phase ascendante du cycle financier, des promesses de revenus futurs sont immédiatement capitalisées, constituant une forme de capital fictif, c'est-à-dire non encore réalisé dans le tissu productif. Une fois qu'il apparaît que ces promesses ne seront pas tenues, ce capital fictif accumulé perd toute valeur et encombre les bilans des acteurs financiers. Mais cette destruction de valeur n'est pas purement financière ; elle se traduit dans les faits par la dévalorisation de pans entiers de l'économie dont le moteur était justement la capitalisation immédiate de la promesse de revenus futurs qui ne sont finalement pas advenus. Entre la phase de promesse précocement capitalisée et l'inversion des croyances, outre des routes/ronds-points/logements/centres commerciaux/etc. inutiles, des ressources auront été consommées sans que les effets négatifs de la pollution induite ne soient comptabilisés. L'observation de ces phénomènes pose une question clé : les marchés financiers sont-ils capables d'incorporer seuls les informations nécessaires pour orienter les décisions des agents économiques conformément à une double aspiration au développement et à un environnement sain ? En d'autres termes, les prix, tels qu'ils émergent du marché, reflètent-ils tout ce qu'il y a à saisir de la valeur économique ? Inversement, les Etats ou les autorités publiques légitimes peuvent-ils résoudre la question climatique en se contentant de donner au marché les moyens d'y répondre par un prix ? Autrement dit, toute la valeur peut-elle se résumer à un prix introduit dans le système de marché, fût-il décidé politiquement ?
15Si la réponse est négative, il faut donc trouver une forme de direction exogène aux marchés financiers, une appréciation a priori de valeurs de référence, autour desquelles construire un système de prix relatifs. Ce rôle a longtemps été affecté à l'or, dans le cadre de l'étalon-or ou du système d'étalon dollar-or de Bretton Woods. Dans le monde post-Bretton Woods, il était simplement échu aux taux directeurs fixés par les banques centrales. Depuis que ces taux sont à zéro et que, par ailleurs, des scandales de fraude ont éclaté quant à la manipulation du taux directeur britannique, il est plus difficile que jamais d'identifier la marchandise ou l'information économique qui puisse faire office de valeur de référence. Les valeurs notionnelles, utilisées dans le cadre de la planification stratégique pour donner une valeur à certaines qualités non prises en compte par les marchés (comme l'environnement), ont été jusqu'à aujourd'hui essentiellement limitées à l'évaluation élargie de la rentabilité des investissements publics. Par ailleurs, en réalité, elles n'influent souvent que marginalement sur la décision finale de déclencher ou non l'investissement, les critères principaux étant les objectifs politiques locaux ou l'aménagement du territoire. Les tentatives de planification mettent néanmoins en musique, avec plus ou moins de légitimité démocratique, une partition bien plus originale que leur contenu technique ne pourrait le laisser supposer : elles jettent les fondements d'une coordination des acteurs économiques autour d'une vision partagée de l'avenir.
16Cette "coordination par l'avenir" [10] ne peut se cantonner au calcul socio-économique dans les investissements publics tel que mis en oeuvre dans la plupart des organismes nationaux de planification stratégique. Elle implique le déclenchement d'un mouvement qui embrasse l'ensemble du secteur privé, mais également les comportements des consommateurs et les préférences des citoyens. Or la monnaie influe sur le comportement de l'ensemble des acteurs, traverse le système productif, le domaine de la consommation, les marchés et jusqu'aux choix les plus intimes des citoyens [11]. Elle est précisément l'institution qui résume le mieux les tensions inhérentes à toute société : tensions entre créditeurs et débiteurs, riches et pauvres, rentiers et entrepreneurs, secteur public et secteur privé. Elle pourrait aussi bien résoudre les tensions entre homme et nature, qui ne sont qu'une forme particulière de tensions sociales.
17Comment donc transcrire la valeur attribuée à l'évitement du changement climatique si le prix du carbone des néoclassiques est politiquement impuissant ? Des résultats établis par le Giec, et de la confiance que la société accorde à ces prédictions, découlent une valeur sociale du carbone, qui reflète la conjonction de ces deux éléments. C'est une valeur latente à ce stade, car elle ne se réalise pas encore dans le système économique. Elle est le reflet d'un consensus politique établi à un moment donné sur une échelle géographique donnée. En admettant que la tonne de carbone évitée a une certaine valeur, la société reconnaît du même coup qu'il y a là une nouvelle forme d'actif financier qui a une valeur intrinsèque. Cette valeur justifie son incorporation dans le circuit économique au fur et à mesure de la réalisation d'investissements bas carbone dont l'intégrité environnementale aura été certifiée par une agence indépendante [12]. La garantie publique offerte sur la rentabilité sociale à long terme de ces actifs va rendre possible leur intégration dans un mécanisme d'intermédiation financière. En bout de chaîne, la banque centrale est ainsi amenée à accepter ces actifs en contrepartie du refinancement des intermédiaires financiers qui soutiendraient des investissements bas carbone. Ce faisant, la BCE pourrait contribuer de manière décisive à la sortie du marasme économique actuel dans la direction d'une reprise soutenable de l'activité. L'avantage de cette proposition [13] par rapport à un simple "QE vert" [14] (qui consisterait en un rachat d'obligations "vertes" par la banque centrale) se trouve dans l'intégrité environnementale contrôlée des projets et dans la construction progressive d'une intermédiation financière qui finance des investissements nouveaux. Cette proposition permet surtout de réduire sérieusement la coalition de circonstance qui se lève systématiquement contre la mise en oeuvre à un juste niveau d'un simple prix du carbone.
Conclusions
18La plupart des pays industrialisés ont par le passé mis en oeuvre des politiques monétaires d'expansion et d'orientation du crédit bien plus agressives qu'aujourd'hui pour contrer des phénomènes de déflation ou de chute de l'activité et répondre à des objectifs politiques. Le système des Mefo bills mis en oeuvre dès 1933 par Hjalmar Schacht, le président de la banque centrale allemande, et correspondant à une augmentation massive du crédit a permis l'annulation totale du chômage endémique qui régnait dans le pays... tout en servant à la constitution d'une industrie de l'armement au service des nazis. Mais on trouve aussi de tels exemples en Angleterre en 1914 pour réorganiser l'économie ou au Japon en 1946 pour reconstruire le pays. Plus récemment, les Etats-Unis d'aujourd'hui retrouvent une croissance de l'activité en bonne partie en raison d'un rétablissement des conditions du crédit d'avant crise (nous ne parlons pas dans ce dernier cas de l'orientation du crédit). Le crédit est toujours atone en Europe depuis 2008 malgré des conditions d'endettement extrêmement favorables, avec des taux négatifs pour certains titres souverains.
19Une théorie quantitative du crédit remplace ici la traditionnelle théorie quantitative de la monnaie. La première relie directement la reprise de l'activité à une augmentation de la masse de crédit réel (c'est-à-dire non financier). La théorie quantitative de la monnaie des néoclassiques est aveugle à la masse de crédit et ne prévoit dans pareils exemples qu'une augmentation de l'inflation, invisible à ce jour. Nous ajoutons à cette théorie quantitative du crédit la notion de coordination par l'avenir, qui donne une qualité en même temps qu'une direction au retour de l'activité. La monnaie, déjà considérée comme le lieu de résolution des tensions entre groupes sociaux, peut bien également devenir l'institution qui régule les tensions de la société avec l'environnement, un environnement qui doit d'ailleurs aujourd'hui être considéré comme une simple forme particulière de lien social. C'est pourquoi la transition bas carbone doit être incorporée dans la finance et la monnaie, et donc dans le rôle de la banque centrale. C'est le sens de la dernière proposition, portant sur la création d'actifs carbone reconnus comme richesse par la BCE : changer la vision actuelle de la politique monétaire pour que le climat ne change pas de manière démesurée dans notre siècle.
Bibliographie
Bibliographie
- Initiative 2˚ investing (2˚ii), 2015, "Fiscalité de l'épargne et orientation des investissements, quels effets sur le financement du long terme et de la transition énergétique ?".
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- Charbonnier P., 2015, La fin d'un grand partage. Nature et société, de Durkheim à Descola, Paris, CNRS éditions.
- "Mark Carney boosts green investment hopes", Financial Times, 18 mars 2014. Voir sur www.ft.com/intl/cms/s/0/812f3388-aeaf-11e3-8e41-00144feab7de.html.
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- CISL et UNEP FI, 2014, Stability and Sustainability in Banking Reform : are Environmental Risks Missing in Basel III ?
- Werner R., 2014, "Enhanced Debt Management : Solving the Eurozone Crisis by Linking Debt Management with Fiscal and Monetary Policy", Journal of International Money and Finance, vol. 49.
- Zaouati P. et Guez H., 2014, Pour une finance positive. Parce que l'argent a aussi des vertus, Paris, Rue de l'Echiquier.
Notes
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[1]
Ces deux dispositifs conditionnent le refinancement de la banque centrale à l'octroi de crédits à l'économie de la part des banques.
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[2]
Une note de juillet 2014 de la CDC-Climat recherche parle de "smart unconventional monetary policies", ou SUMOs.
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[3]
Ce terme provient du nom de l'économiste Arthur Cecil Pigou qui a introduit la notion d'externalité en économie dans The Economics of Welfare (1920) et proposé une taxe permettant d'éliminer cette défaillance de marché.
- [4]
-
[5]
Imaginé à l'issue de la COP de Copenhague en 2009 et officiellement créé à celle de Durban en 2011, le Fonds vert pour le climat a pour objectif de mettre en place le transfert de fonds des pays développés à destination des pays les plus vulnérables au changement climatique. Les pays développés ont adhéré à l'objectif de mobiliser ensemble 100 milliards de dollars par an d'ici à 2020.
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[6]
La politique macroprudentielle vise à réguler les risques financiers d'ordre "systémique", en complément de la plus traditionnelle régulation microprudentielle, encadrant simplement les risques individuels.
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[7]
Voir, par Hervé Guez et Philippe Zaouati, Pour une finance positive. Parce que l'argent a aussi des vertus, Rue de l'Echiquier, 2014.
-
[8]
Voir le rapport de 2˚ii (Initiative 2˚investing), "Fiscalité de l'épargne et orientation des investissements, quels effets sur le financement du long terme et de la transition énergétique ?", 2015.
-
[9]
Dans L'empire de la valeur, Le Seuil, 2011.
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[10]
Nous empruntons ce terme à Jean-Pierre Dupuy, qui le développe notamment dans Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain, Le Seuil, 2002.
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[11]
Michel Aglietta et André Orléan, dans La monnaie souveraine (Odile Jacob, 1998), décrivent de manière quasi essentialiste ces propriétés unificatrices de la monnaie. Sans nécessairement adopter complètement leur analyse, il convient de reconnaître le caractère de technologie sociale de la monnaie, tel qu'il est décrit par Felix Martin dans Money. The unauthorised Biography (The Bodley Head, 2013).
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[12]
Une telle agence bénéficierait de l'apprentissage de dix années d'utilisation du mécanisme de développement propre mis en oeuvre à l'issue du protocole de Kyoto et qui comportait un système identique de sélection de projets "bas carbone".
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[13]
Cette proposition est développée dans une note de France stratégie "Une proposition pour financer l'investissement bas carbone en Europe", www.strategie.gouv.fr. Une note blanche de Gaël Giraud, Alain Grandjean et Benoît Leguet détaille un mécanisme proche.
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[14]
Evoqué brièvement par l'actuel gouverneur de la Banque d'Angleterre, Mark Carney, voir "Mark Carney boosts green investment hopes", Financial Times, 18 mars 2014.