Notes
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[1]
Gabriel Colletis, L'Urgence industrielle !, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. " Retour à l'économie politique ", 2012.
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[2]
Notre hypothèse est sûrement optimiste. Pour Julia Cagé, citée dans L'Expansion de mars 2012 (n? 772), dont il est précisé en gage de sérieux qu'elle est économiste à Harvard et à l'Ecole d'économie de Paris, " La France ne peut pas lutter à armes égales avec la Chine ". Alors, nous conseille-t-elle, " cessons de défendre l'industrie. Et, à l'inverse, mettons l'accent sur deux secteurs, les hôpitaux d'excellence et les universités ". Le même magazine, citant cette fois Michèle Debonneuil, économiste de la Caisse des dépôts : " Pas de caricature, le seul avantage comparatif de la France repose sur son niveau de vie. Il faudrait donc développer [...] les services à la personne : auxiliaires de vie, aides ménagères, cours particuliers. "
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[3]
Il existe, bien sûr, de multiples définitions de la politique industrielle. Dans un travail ancien, nous avions défini ce qui nous semble devoir être le principal attribut de celle-ci : la gestion de la dialectique des interdépendances au sein du système productif. Cet attribut essentiel a manqué à la politique industrielle française.
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[4]
On se souvient de ce patron de grand groupe français (Alcatel) qui a pu prétendre vouloir fermer toutes ses usines en France.
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[5]
Jean-Louis Beffa, La France doit choisir, Paris, Seuil, 2012.
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[6]
André Gauron, " L'industrie a-t-elle encore un avenir en France ? ", Note Lasaire, n? 18, février 2010 (disponible sur www.lasaire.net).
1ALORS QUE LES ANALYSES ET LE DÉBAT SUR L'UTILITÉ OU les orientations de la politique industrielle font régulièrement surface, l'industrie française poursuit lentement un déclin engagé depuis au moins trente ans et qui semble inexorable. Etrange figure, donc, d'un objet, l'industrie, qui semble disparaître alors que l'on ne cesse de parler (et parfois mettre en oeuvre) des politiques qui visent à le sauver ou le promouvoir. Un économiste ultralibéral ne pourrait rêver meilleure illustration de l'inutilité, voire de la nocivité des actions politiques... L'industrie et la politique industrielle méritent cependant mieux que des figures sophistes ou l'enfermement dans des querelles idéologiques.
2L'affaiblissement de l'industrie et des capacités productives du pays constituent la principale cause non seulement de ce qu'il est convenu d'appeler la panne de croissance de la France, mais, plus grave encore, de son déclin. Dans un ouvrage récent [1], nous rappelons qu'aucun pays ne peut se développer ou rester un pays avancé sans base productive. C'est pour l'avoir ignoré que certains s'enfoncent aujourd'hui dans le chaos et que d'autres, dont la France, risquent d'être entraînés sur la pente du déclin. Les pertes d'emplois et la disparition de pans entiers de l'industrie ne concernent pas seulement certains secteurs ou certains bassins d'emploi. Elles ont des effets dévastateurs sur l'économie dans son ensemble, hypothéquant son avenir et celui des générations futures. Ce faisant, elles mettent en péril la démocratie.
3L'objet de cet article n'est cependant pas de produire les arguments supplémentaires d'un plaidoyer pour le renouveau industriel. Nous considérons ici, à tort peut-être, le lecteur comme convaincu de la nécessité pour une économie de disposer d'une base industrielle puissante [2]. Il s'agit plutôt de définir le contenu de ce que devrait être la politique industrielle pour la France.
Les choix malheureux de politique industrielle dans le passé
4Depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970, les choix faits en matière de politique industrielle ont, pour une large part, été des choix malheureux. Ces erreurs de politique industrielle ont quatre origines selon nous : la mutation progressive des dynamiques industrielles que les politiques industrielles n'ont pas su intégrer ou combattre, le maintien d'un centrage très discutable de ces politiques sur les grandes entreprises, une conception du travail de plus en plus inadaptée, une non-prise en compte, enfin, de la dimension territoriale des activités industrielles. Pire, à partir de 1983, l'orientation de la politique macroéconomique a été celle de la " rigueur " ou de l'austérité. Cette orientation générale a contribué à aggraver tous les défauts de la politique industrielle, tant il est vrai qu'aucun tissu industriel ne peut se développer en l'absence de croissance économique.
5Ces défaillances de politique industrielle nous semblent avoir eu plus de résonance que le primat attribué fréquemment à une emprise accrue des idées néolibérales sur la mauvaise santé de notre industrie.
Des mutations progressives que les politiques industrielles n'ont pas su gérer
6Nous évoquerons successivement deux grandes mutations auxquelles les politiques industrielles n'ont pas su répondre : la désectorisation et le recentrage.
7Les dynamiques industrielles des années 1950 et 1960 étaient des dynamiques correspondant à la définition des grands secteurs industriels : charbonnages, sidérurgie, textile, automobile, aéronautique, etc., étaient bien des secteurs dont les frontières étaient nettement délimitées. Les politiques industrielles étaient par conséquent des politiques sectorielles, définies en large part dans les commissions sectorielles du Plan, dont on rappellera un trait essentiel : leur composition ouverte à l'ensemble des " forces vives de la nation ".
8Or, dès le début des années 1970, les dynamiques industrielles connaissent une évolution que nous qualifierons de " désectorisation " progressive. Les frontières des secteurs deviennent plus floues, avec l'apparition de technologies " transsectorielles ". L'informatique ouvre la perspective de cette mutation en exportant sa technologie, la numérisation du signal, vers d'autres secteurs, en premier lieu les télécommunications.
9Les politiques ne peuvent donc plus rester formulées en termes sectoriels sans risquer de se décaler. La verticalité ordonnée des politiques sectorielles va se heurter au fonctionnement de plus en plus transversal de l'industrie. La nouvelle formulation de la politique industrielle dans le début des années 1980 en termes de filières va accentuer le décalage, car les filières restent dans la perspective verticale qui précisément pose problème.
10Une autre mutation se produit à peu près à la même époque : la mise en oeuvre de stratégies de recentrage et d'externalisation par les entreprises de grande taille. A la différence des stratégies considérées comme performantes dans les années 1950 et 1960, celles des décennies suivantes sont des stratégies non d'intégration mais d'externalisation. L'entreprise performante est celle qui se recentre. Le recentrage peut concerner des activités, des compétences ou des fonctions. Parmi ces différents axes de recentrage, celui sur un nombre plus limité d'activités, voire parfois sur une activité unique - la spécialisation -, a eu des effets ambivalents. Si une diversification sans cohérence a pu nuire à certains groupes, d'autres ont pâti d'une contraction excessive du nombre de leurs métiers. Le recentrage sur certaines compétences aurait pu produire un développement de relations de complémentarité entre entreprises, du type de la cotraitance. Nombre de grands groupes, dans l'automobile notamment, ont cependant tardé à sortir des logiques classiques marquées par des relations de subordination et des contraintes de prix exacerbées imposées à leurs sous-traitants. Les politiques industrielles, loin d'atténuer ce retard, ont contribué à l'amplifier en ce qu'elles étaient des politiques ignorant les relations interindustrielles. Les politiques industrielles, du moins en France, ont en effet eu tendance à considérer l'industrie comme une simple somme d'entreprises, et non comme un système de relations entre entreprises [3], voire entre entreprises et autres acteurs (du monde de la recherche ou de la formation, tout particulièrement).
11Le recentrage, enfin, sur certaines fonctions a sans doute produit des effets encore moins bien maîtrisés que le recentrage en termes de compétences. En particulier la fonction dite de production a-t-elle pu être considérée comme non stratégique et externalisée [4]. Si l'externalisation s'était produite en direction d'entreprises produisant en France, les conséquences auraient pu être bénéfiques, comme dans le cas de l'externalisation de certaines compétences. Mais, très souvent, l'externalisation de la production s'est accompagnée de la fermeture de nombreuses entreprises et usines sur le sol français et le transfert de leur activité à l'étranger. On trouve là la fameuse problématique des délocalisations, qui devient dominante au début des années 1980. Plutôt que de contester le caractère non stratégique de la production, la politique industrielle française, de facto, a considéré que l'on pouvait sans risque dissocier les activités de conception des activités de fabrication. Le mythe dans lequel les élites françaises ont pu croire (élites tant managériales qu'administratives et universitaires) était que cette dissociation pouvait épouser les contours d'une division internationale du travail attribuant aux pays du Nord (ou du " centre ") les activités de conception et aux pays du Sud (ou de la " périphérie ") les activités banalisées de production. Cette erreur a davantage été commise dans des pays comme les Etats-Unis et la France, et bien moins au Japon ou, surtout, en Allemagne, deux pays ayant fortement investi dans les savoir-faire (prototypage, industrialisation, procédés), un champ à l'intersection des savoirs - ou de la conception - et des activités de production.
Un soutien privilégié très discutable aux grands groupes
12Le soutien aux grands groupes est une constante de la politique industrielle française. Il se fonde sur la relation " un groupe = un secteur ". Soutenir le secteur des télécoms équivalait à soutenir Alcatel (filiale à l'époque de la Compagnie générale d'électricité), soutenir le nucléaire consistait à soutenir Framatome, etc.
13Le soutien aux grands groupes a pris des formes diverses qui ne sauraient être analysées ici. Avec le recul, les nationalisations constituent une de ces formes. Celles-ci, loin de doter la France d'un fer de lance industriel, ont permis de réaliser, en toute légitimité, un considérable transfert de ressources publiques vers les groupes concernés. Il est remarquable de constater que si l'Etat a pu recouvrer une partie des fonds publics engagés lors des privatisations, celles-ci ne se seront produites qu'à mesure que les groupes en question retrouvaient la voie des bénéfices. En d'autres termes, il n'est pas exagéré de considérer que les nationalisations auront correspondu - en termes de principe général - à une modalité particulière de socialisation des pertes, alors que les privatisations qui ont suivi auront signifié une appropriation privée des bénéfices. D'assez nombreuses interventions publiques dans les pays développés depuis 2008 (notamment dans le secteur bancaire) présentent - au niveau du principe général - des similitudes avec l'aller-retour des nationalisations-privatisations françaises des années 1980...
14Mais pourquoi soutenir à grand renfort de fonds publics des groupes dont l'influence sur la politique économique semble d'autant plus forte que leur contribution à l'économie du pays est incertaine ? En dépit de ses limites, si ce soutien pouvait se concevoir aussi longtemps que le destin des grandes firmes coïncidait avec celui de la nation, la question ne peut plus se poser en des termes équivalents dès lors qu'un divorce s'est produit entre le destin de ces firmes et celui de l'économie et de la société françaises, dans la mesure où celles-ci réalisent une part croissante de leurs activités à l'étranger.
Une conception du travail de plus en plus inadaptée
15Dans une logique proche de celle d'un dédain pour les activités traditionnelles (considérées comme appartenant au passé) et d'une indifférence non moins grande aux dégradations causées à la nature du fait d'activités ou de produits polluants, une représentation étriquée du travail domine. Cette représentation, qui ignore le travail comme potentiel de création, a pu conduire les politiques de l'emploi sur une voie erronée, caractérisée par un très fort volume d'exonérations de cotisations sociales centrées sur les emplois précaires et de faible niveau de qualification.
16En dépit des multiples critiques dont elles ont été l'objet (la quantité d'emplois étant privilégiée sur leur qualité et leur permanence), le maintien sur la durée de politiques de l'emploi centrées sur la diminution du coût du travail ne peut s'expliquer autrement que par un amalgame entretenu entre compétitivité et rentabilité. De facto, les exonérations de cotisations sociales (comme toutes les mesures contenant ou réduisant le coût du travail) ont l'avantage d'améliorer à la fois la compétitivité - mais dans ce cas la seule compétitivité-prix - et la rentabilité.
17Il ne fait ainsi nul doute qu'une des causes du déclin de l'industrie française réside dans le couplage d'une compétitivité recherchée principalement par la maîtrise des prix et des salaires et d'une politique de l'emploi centrée sur les réductions de cotisations. Ce couplage a pu, pendant un temps, paraître efficace. La balance commerciale s'est redressée ainsi que le solde des échanges manufacturés. Depuis le début des années 2000, et singulièrement depuis 2003-2004, qu'il s'agisse du solde des échanges industriels ou de la part mondiale des exportations françaises de marchandises, la tendance, cependant, est celle d'une dégradation accélérée. L'industrie française s'est ainsi - avec l'appui des pouvoirs publics - positionnée sur les coûts en exerçant une très forte pression sur les salaires et sur les effectifs plutôt que de rechercher à améliorer sa compétitivité hors-prix par un effort conséquent d'innovation et de recherche. Ce positionnement montre aujourd'hui non seulement ses limites mais aussi ses effets pervers. La baisse relative des salaires et la compression des effectifs vont désormais de pair avec la dégradation du solde du commerce extérieur, et la baisse de la part mondiale des exportations françaises va elle-même de pair avec le recul de la croissance et le chômage.
Une non-prise en compte de la dimension territoriale des activités industrielles
18L'activité industrielle, par définition, est toujours inscrite dans des espaces d'implantation. La façon dont l'inscription spatiale des activités est pensée est déterminante pour les moyens qui vont être mobilisés afin de tenter de rendre cette inscription durable. La conception dominante a été celle d'activités localisées et non territorialisées. Dans une conception en termes de localisation, ce qui importe, ce sont la disponibilité de certaines ressources (ou leur accès) et leur coût. Attirer ou retenir des activités ou des entreprises est ainsi passé par des subventions de toutes sortes (primes et exonérations diverses), ainsi que par la mise à disposition de foncier viabilisé, d'infrastructures de communication ou de télécommunication. Sans négliger l'importance de ces avantages, ils ne sont, en fait, que rarement déterminants dans la perspective d'un ancrage durable. Une véritable prise en compte de la dimension territoriale des activités industrielles aurait nécessité d'identifier et de mobiliser les compétences spécifiques de chaque territoire. Comme pour le travail, c'est une conception en termes de coûts qui a dominé. En l'occurrence, coût de mobilisation de certaines ressources, coût de franchissement de la distance.
19Si des choix malheureux mais pas toujours fortuits de politique industrielle ont pu être faits, d'assez nombreuses propositions de réforme sont aujourd'hui avancées. On peut en distinguer trois types : celles dont la mise en oeuvre aggraverait les choix malheureux du passé, celles qui rompent en grande partie avec ces choix mais restent partielles, celles, enfin, qui nous semblent pouvoir constituer un cadre cohérent et global de nature à opérer un changement de paradigme industriel.
Les mauvaises propositions de réforme
20La mise en oeuvre de certaines propositions de réforme de la politique industrielle ne ferait qu'aggraver les conséquences des choix déjà malheureux effectués dans les décennies précédentes. Trois propositions sont particulièrement significatives d'une telle orientation : la poursuite, voire l'accentuation de la politique d'exonérations des cotisations sociales ; la décodification du droit du travail ; le soutien aux grands groupes.
21La proposition consistant à alléger les cotisations sociales des entreprises via la création d'une TVA dite sociale est non seulement injuste, mais elle est inefficace ou perverse, en ce qu'elle ne dit pas quels en sont les réels motifs. Inefficace, le transfert de cotisations sur le consommateur (ou le contribuable) enferme les entreprises dans des stratégies centrées sur la maîtrise des coûts et des prix. Cette politique continue de présenter le travail et la protection sociale comme des coûts qu'il conviendrait de réduire. Perverse, cette proposition peut l'être en ce que, en l'absence d'une diminution peu probable de leurs prix, les entreprises vont utiliser la diminution des coûts indirects du travail pour améliorer leurs marges ou leurs profits. Si ces marges ou profits supplémentaires étaient consacrés à un accroissement de leurs investissements, un débat sur l'opportunité d'une telle mesure pourrait être envisagé, mais cela ne semble pas être le cas. Depuis longtemps, une part croissante des bénéfices est orientée, en effet, vers les dividendes versés aux actionnaires et autres détenteurs du capital. Si les groupes du CAC 40 n'ont jamais réalisé de tels excédents de trésorerie, c'est qu'ils combinent aujourd'hui un niveau élevé de profits et un comportement d'investissement en retrait (du moins en France).
22La décodification du droit du travail, deuxième orientation malheureuse, est issue de la même veine que celle consistant à transférer les cotisations sociales des entreprises. Sous couvert de modernisation du droit du travail, il s'agit de détricoter le droit social en partant de l'hypothèse que le travail est un coût et une source de rigidités. La suppression de l'autorisation administrative de licenciement n'a jamais créé les centaines de milliers d'emplois annoncées. La suppression de l'autorisation administrative concernant le temps partiel permettra peut-être d'accroître le recours à celui-ci mais son non-encadrement est une mesure qui accentue la précarité et s'ajoute aux effets déstabilisants de l'intérim et des petits boulots. De manière générale, ce que les économistes désignent comme la " vitesse d'ajustement de l'emploi " est aujourd'hui plus grande qu'elle ne l'a jamais été sans pour autant que le chômage ne régresse, ni que la compétitivité durable des entreprises ne soit mieux assurée.
23La poursuite du soutien privilégié aux grands groupes constitue, enfin, une autre orientation aggravant les faiblesses de l'industrie française. Une telle proposition se retrouve sous la plume de patrons " éclairés " comme Jean-Louis Beffa [5], dont nous sommes proches par la dénonciation de la suprématie de l'actionnaire. Nous ne croyons nullement que la politique française doive s'appuyer sur ou soutenir les grands groupes de façon privilégiée. L'enjeu les concernant serait de les ancrer territorialement par le biais de leurs cotraitants sur le territoire national, de les inciter à redéployer leurs activités en France et en Europe par une croissance économique plus forte, synonyme de débouchés, et de créer les conditions de leur définanciarisation progressive en jouant sur leur actionnariat et les conditions de leur financement, mais aussi en instituant l'entreprise comme catégorie du droit (voir plus loin).
Les propositions de réforme intéressantes mais partielles
24Des propositions de réforme intéressantes mais partielles ont été faites. Certaines sont anciennes, d'autres plus récentes. Il n'entre pas dans le cadre de cet article de toutes les recenser mais on peut les évoquer en ce qu'elles s'inscrivent dans une perspective ne s'enfermant pas dans les choix malheureux du passé.
25Parmi ces propositions, plusieurs convergent pour reconnaître le rôle important des PME : favoriser la création d'entreprise et aussi la transmission des entreprises familiales, atténuer les effets de seuil, réformer la fiscalité de manière à éviter que la pression fiscale ne soit inversement proportionnelle à la taille comme c'est le cas actuellement. Il est exact que le nombre d'entreprises françaises de taille dite intermédiaire (ETI) est insuffisant, et leur part relative dans la valeur ajoutée et l'emploi industriels nettement moindre qu'en Allemagne. Pour accroître cette part, le rapprochement des PME est assurément une bonne façon de procéder, à la manière de fédérations de PME qui finiraient par se constituer en ETI.
26Le développement d'un label " Origine France garantie " est une proposition de réforme qui peut, a priori, paraître séduisante. Elle fait du consommateur un acteur citoyen par ses achats susceptibles d'être orientés de manière privilégiée vers la production française. Deux difficultés surgissent cependant immédiatement : comment assurer une certitude de traçabilité de l'origine du produit ? Surtout, comment attendre du consommateur français, dont le pouvoir d'achat a été fortement contraint, qu'il se montre citoyen en acceptant de payer plus cher les produits qu'il achète ? C'est, à l'inverse, parce qu'il a bénéficié ces dernières années de produits importés moins chers que le consommateur a préservé autant qu'il l'a pu son pouvoir d'achat, voire parfois son mode de vie.
27La réforme du crédit d'impôt recherche qui pourrait être transformé en crédit d'impôt innovation est aussi une piste de réforme judicieuse. Actuellement, ce crédit d'impôt profite de façon déséquilibrée aux grandes entreprises et aux groupes qui font de la recherche. Il pourrait devenir un crédit d'impôt portant sur l'innovation, le développement de nouveaux produits et de nouvelles façons de produire sur le territoire national et européen.
28La création d'une banque publique pour l'industrie ferait sens quand on sait à quel point les banques se montrent réservées lorsqu'il s'agit de prendre en charge les risques industriels. Une telle banque, qui devrait fonctionner sur une base fortement territorialisée, pourrait soutenir de façon privilégiée les PME innovant en réseau avec une forte dimension locale.
29Enfin, s'agissant de la fiscalité, la réforme de celle-ci est souvent évoquée mais sans que le sens de la réforme n'apparaisse avec la clarté et la précision nécessaires. Si nous ne suivons pas ceux qui proposent que le sens de la réforme soit - toujours sous couvert de compétitivité - celui d'une moindre contribution des groupes et des entreprises au financement de la dépense publique et de la protection sociale, une réforme essentielle de la fiscalité serait de la mettre au service du temps long de l'industrie. La réduction de l'impôt sur les bénéfices réinvestis et la modulation de l'impôt sur les cessions de titres selon la durée de détention de ceux-ci seraient deux voies de réforme pertinentes de la fiscalité. Un terme devrait être mis aux pratiques d'optimisation fiscale dont bénéficient les grands groupes.
30Les cinq pistes de réforme qui viennent d'être évoquées sont intéressantes et méritent d'être soutenues en ce qu'elles répondent à certains problèmes importants de l'industrie française : l'influence politique et institutionnelle trop forte des grands groupes, la dissociation entre les activités de conception et celles de production, le poids excessif de la financiarisation et du court terme dans la formation des stratégies.
31Le besoin demeure cependant de propositions d'ensemble pouvant faire système, c'est-à-dire capables de fournir un cadre de cohérence global à la politique industrielle.
Les sept principes d'une politique industrielle globale
32Nous soutenons l'idée d'après laquelle l'amélioration à long terme de la compétitivité devrait être l'objet principal de la politique économique. Il convient cependant tout de suite de compléter cette proposition en indiquant que, par compétitivité, il faut entendre non pas la compétitivité de chacune des entreprises saisie isolément, mais celle du tissu industriel considéré comme un système de relations, lequel doit répondre aux besoins de la société et faire de cette réponse la mesure de sa performance.
33Une véritable politique industrielle est, nous l'avons dit, indissociable d'une politique de croissance. Une formulation plus précise consiste à présent à considérer que la politique industrielle est le vecteur privilégié du développement économique et social en ce qu'elle soutient les activités productives dont un pays a besoin pour assurer sa prospérité.
34Cette formulation a comme corollaire de rassembler dans une politique industrielle globale des dimensions le plus souvent séparées : la formation, l'innovation, le développement territorial..., sans oublier la finance.
35Sept principes constituant un ensemble cohérent nous semblent devoir guider la politique industrielle telle que nous venons de la situer.
Premier principe : promouvoir une autre conception du travail
36Il s'agit de reconnaitre les compétences de ceux qui travaillent ou exercent une activité. Le travail, comme l'écrit André Gauron [6], est le grand absent des débats de politique industrielle. A l'opposé de ceux, nombreux, qui assimilent compétitivité et compétiivité-prix ou entretiennent la confusion entre la compétitivité des entreprises et leur rentabilité, nous affirmons l'urgente nécessité de la reconnaissance des compétences de ceux qui travaillent.
37Bien au-delà de la revalorisation des métiers manuels ou encore de la promotion nécessaire de la formation scientifique, il s'agit de reconnaître que les entreprises ne peuvent prétendre innover sans reconnaître la compétence et l'implication de leurs salariés. Une organisation cognitive du travail fondée sur la complémentarité des compétences est le corollaire incontournable de l'accroissement indispensable de l'effort d'innovation des entreprises.
Deuxième principe : remettre la finance au service du développement
38La grande erreur de la plupart des économistes voulant sortir de l'emprise du capitalisme financiarisé a été de penser que la tâche prioritaire était d'imaginer de nouvelles régulations financières. Celles-ci étant trouvées, le capitalisme pourrait reprendre son expansion économique et assurer des progrès supplémentaires dans le domaine social. La séquence irait donc du financier à l'économique et de l'économique au social. Notre point de vue est opposé. Pour le résumer, nous dirons que la crise est économique et sociale avant d'être financière. Elle résulte très largement de l'affaiblissement de l'outil industriel et des capacités productives nationales.
39Définanciariser l'économie ne se fera pas en proposant autant de réformes qu'auront été constatées de supposées dérives du capitalisme financiarisé. La définanciarisation doit répondre d'un principe général : celui d'une réarticulation de l'économique et du social. Reconnaître les entreprises comme des institutions à part entière (voir le quatrième principe) et agir sur le temps, sur la vitesse de mobilité des facteurs (le capital financier, le capital productif, le travail reconnu comme qualifié et celui considéré comme l'étant moins) constituent aujourd'hui des conditions indispensables pour remettre la finance à sa place (au service du développement économique et social) et réduire les inégalités. Pour cela, en premier lieu, il convient de freiner la volatilité du capital financier par tous les moyens possibles (taxation des transactions financières, interdiction des ventes à découvert et du trading de haute fréquence, etc.).
Troisième principe : réorienter la production vers les besoins de la société
40Il faut le faire en allégeant le poids des activités productives sur la nature. Si la croissance ne résout aucun problème par elle-même, sans développement des activités productives, aucun progrès dans la couverture des besoins de la société n'est envisageable. Il est même possible d'avancer que la couverture de ces besoins (énergie, eau, santé, mobilité, logement, etc.) constitue la meilleure perspective d'avenir, étant à la fois un effet et un des moteurs du développement. Plutôt qu'une " croissance verte " suggérant que de nouvelles activités et de nouveaux emplois peuvent naître de manière massive dans les activités liées à la gestion de l'environnement, nous estimons - de façon plus large et peut-être moins superficielle - qu'il convient de penser autrement le développement. Un développement qui ne considère plus la nature comme offrant des ressources sans valeur (eau, air, paysages...) ou des ressources ne pouvant être valorisées autrement qu'introduites sur des marchés.
Quatrième principe : faire de l'entreprise une institution à part entière
41Elle doit être reconnue par le droit comme catégorie distincte de la société de capitaux. Un nouveau pacte ou compromis social élaboré dans la perspective d'une institutionnalisation de l'entreprise est aujourd'hui indispensable. Nous rejoignons ici les réflexions de ceux qui soulignent que l'entreprise ne devrait pas se confondre - comme cela est le cas actuellement - avec la société de capitaux. Ayant une existence propre, distincte de celle de la société des actionnaires qui contrôle son capital, l'entreprise devra à l'avenir être fondée comme catégorie économique et aussi comme catégorie du droit. C'est à ce prix qu'elle pourra être le lieu de convergence d'un projet productif rassemblant toutes les parties prenantes en fonction de leur apport spécifique, et non en fonction du seul apport en capital.
Cinquième principe : ancrer les activités productives dans les territoires
42Au-delà des circuits courts ou de proximité qui pourraient être partout développés pour réduire l'empreinte écologique et protéger ainsi la nature, l'ancrage durable des activités dans les territoires constitue une voie importante du renouveau industriel. Alors que les choix de localisation reposent principalement sur des comparaisons de coûts, ceux qui sont opérés sur la base d'une offre de spécificité des territoires sont plus durables. Les territoires qui sauront proposer, en les identifiant et en les organisant en réseau, les compétences complémentaires dont les entreprises ont besoin sauront préserver l'ancrage des firmes concernées, et cela bien mieux qu'en se lançant dans une concurrence par les coûts.
Sixième principe : mettre en oeuvre les protections nécessaires afin de rendre possible un projet national de développement
43Un changement de paradigme aura, à l'évidence, besoin de protections et de normes. Protections contre la finance, tout d'abord, mais aussi contre l'ensemble des choix de déréglementation qui ont abouti à mettre les travailleurs en concurrence généralisée via les délocalisations, le dumping de toute sorte (fiscal, social, environnemental). Protections contre les choix mortifères qui font préférer l'austérité et le déclin au développement des activités productives, seul remède efficace contre le chômage et les déficits. Il faut pouvoir disposer de normes pour concilier l'économique et le social et développer des activités productives utiles répondant aux besoins sociaux tout en protégeant la nature. Si le protectionnisme est nécessaire, il ne peut cependant à lui seul tenir lieu de projet d'ensemble. Il est un moyen d'un projet de développement dont l'intention est politique.
Septième principe : promouvoir partout la démocratie
44C'est-à-dire dans l'entreprise comme dans toutes les institutions de la cité, et articuler démocratie, travail et renouveau des activités productives. L'ensemble des principes que nous avons proposés trouve une expression et une condition synthétique dans le développement de la démocratie.
45Mettre un terme au déclin industriel de la France est un enjeu majeur et transversal, dépassant de loin la seule production de biens manufacturés sur le territoire national. Une telle perspective implique et signifie un changement de paradigme et une démocratie renouvelée. C'est à cette double condition que la relation essentielle de l'homme à la nature pourra évoluer en profondeur, la nature cessant d'être le lieu d'un butin que l'on prélève.
46Le nouveau paradigme qui doit s'imposer, afin d'éviter l'enlisement dans une situation où les crises seront de plus en plus rapprochées et de plus en plus graves, est de nature politique. Il doit articuler mutation industrielle, travail, démocratie et prospérité. Le peuple citoyen doit constituer une vaste et puissante alliance des forces sociales autour des producteurs, alliance ayant comme commun dénominateur le temps long s'opposant à celui de la finance.
47Un changement de paradigme et une démocratie renouvelée permettront une réappropriation de l'Etat sans laquelle la nécessaire réorientation de la politique économique dans son ensemble et de la politique industrielle en particulier serait impossible. Cette réappropriation concerne aussi les entreprises, qui devront être considérées comme des institutions de plein droit. La présence significative de salariés dans les organes de direction des entreprises - non au titre de l'épargne salariale mais en tant qu'apporteurs de compétences - serait une expression concrète de la réappropriation des entreprises par ceux qui sont à l'origine de la création de richesses réelles.
48Changer de paradigme constitue une démarche globale, un processus qui prendra du temps. Chacun des principes du renouveau que nous avons analysés y a sa signification, mais c'est articulé entre eux que ces principes trouvent leur cohérence. Il s'agit d'un processus à inscrire dans le temps long et non d'un changement qui s'apparenterait à un grand soir. L'inscription dans le temps de ce processus ne signifie pas qu'il n'y ait rien à faire de façon immédiate. Tout au contraire. Il faut déclarer sans tarder l'urgence industrielle et commencer à réfléchir aux moyens de la mettre en oeuvre de façon effective en la considérant comme l'axe principal de la politique économique. Travail, industrie et démocratie sont les maîtres mots du changement de paradigme.
Notes
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[1]
Gabriel Colletis, L'Urgence industrielle !, Lormont, Le Bord de l'eau, coll. " Retour à l'économie politique ", 2012.
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[2]
Notre hypothèse est sûrement optimiste. Pour Julia Cagé, citée dans L'Expansion de mars 2012 (n? 772), dont il est précisé en gage de sérieux qu'elle est économiste à Harvard et à l'Ecole d'économie de Paris, " La France ne peut pas lutter à armes égales avec la Chine ". Alors, nous conseille-t-elle, " cessons de défendre l'industrie. Et, à l'inverse, mettons l'accent sur deux secteurs, les hôpitaux d'excellence et les universités ". Le même magazine, citant cette fois Michèle Debonneuil, économiste de la Caisse des dépôts : " Pas de caricature, le seul avantage comparatif de la France repose sur son niveau de vie. Il faudrait donc développer [...] les services à la personne : auxiliaires de vie, aides ménagères, cours particuliers. "
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[3]
Il existe, bien sûr, de multiples définitions de la politique industrielle. Dans un travail ancien, nous avions défini ce qui nous semble devoir être le principal attribut de celle-ci : la gestion de la dialectique des interdépendances au sein du système productif. Cet attribut essentiel a manqué à la politique industrielle française.
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[4]
On se souvient de ce patron de grand groupe français (Alcatel) qui a pu prétendre vouloir fermer toutes ses usines en France.
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[5]
Jean-Louis Beffa, La France doit choisir, Paris, Seuil, 2012.
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[6]
André Gauron, " L'industrie a-t-elle encore un avenir en France ? ", Note Lasaire, n? 18, février 2010 (disponible sur www.lasaire.net).