Notes
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[1]
Cet article est une version entièrement revue et mise à jour d'un article publié par The American Prospect, vol. IV, issue 13, printemps 1993, consultable sur le site Web : www. prospect. org/ archives/ index. html
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[2]
Master of Arts : diplômé à un niveau équivalant au DEA français (diplôme d'études approfondies) ; Doctor of Philosophy : docteur, dans les matières non scientifiques. [Toutes les notes sont du traducteur.]
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[3]
Master of Business Administration : diplôme se situant entre la maîtrise et le DESS français.
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[4]
Examen d'entrée au cycle supérieur de l'université.
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[5]
Massachusetts Institute of Technology : université de Cambridge, près de Boston.
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[6]
Le Christian Social Gospel Movement, fondé à la fin du XIXe siècle, était l'une des composantes du mouvement progressiste.
1"L'économie, c'est ce que font les économistes."
2Jacob Viner
3L'ennui, avec le subtil faux-fuyant du professeur Viner, est que les économistes ne sont plus d'accord sur ce qu'ils font, ni même si tout cela vaut la peine d'être fait. Les critiques de l'extérieur de la profession ont longtemps chargé les économistes d'une foule de péchés : leur méthode déductive, leur formalisme, leur confiance excessive en une algèbre mystérieuse, leur imperméabilité à la complexité du réel, la flagrante inconsistance de différentes facettes du paradigme économique. Ce qui est nouveau - après des décennies de résistance acharnée -, c'est que les mêmes préoccupations commencent à atteindre aussi la profession. Comme les économistes du courant dominant, durant les deux dernières décennies, se sont scindés en camps se faisant ouvertement la guerre, la profession a trouvé toujours plus difficile de continuer à soutenir sa prétention longtemps affirmée à être la "reine des sciences sociales". Cette revendication était fondée sur l'insistance des économistes, surtout depuis la Seconde Guerre mondiale, à parler dans l'idiome apparemment précis des mathématiques. George Stigler, un héraut de l'Ecole de Chicago, affirmait un jour assez méchamment que "sans les mathématiques, nous serions réduits aux cafouillages des sociologues et autres".
4La grande rigueur mathématique, toutefois, a trop souvent débouché sur des compromis à la Procuste. Plutôt que clarifier le monde réel (un objectif affiché par toutes les sciences), elle s'interpose entre les économistes et le phénomène qu'ils essayent de comprendre. Cette faiblesse a de l'importance pour le monde dans son ensemble, au-delà du manuel scolaire et de la salle de classe, car à l'inverse de beaucoup de leurs collègues enseignants des sciences sociales moins "prestigieuses", les économistes ont un vrai pouvoir. Ils ont une influence tangible sur la façon dont les hommes politiques posent les problèmes, perçoivent les choix et, en fin de compte, arrêtent une politique.
5Avec les étrangers à la profession, les économistes ont souvent, dans le passé, refusé d'admettre l'étendue de leurs désaccords, ou en ont minimisé l'importance, expliquant avec bonhomie qu'il s'agissait simplement de "sains débats" à l'intérieur de la " famille". Paul Samuelson - pour prendre un exemple de premier plan - a même utilisé les deux démarches : aux lecteurs de ses manuels, il disait dédaigneusement, à une époque, que la théorie néoclassique " était acceptée par tout le monde, à l'exception de quelques auteurs d'extrême droite et d'extrême gauche". Puis, sur un ton plus badin, il admettait : " Si le Parlement demandait leur avis à six économistes, il recevrait sept réponses - dont deux, sans aucun doute, du versatile M. Keynes."
6Dans les années 70, la fameuse synthèse néoclassique de Samuelson entre l'économie classique et la macroéconomie keynésienne commença à s'effondrer. Le système économique lui-même se révéla plus difficile à maîtriser que ne s'y attendaient les néokeynésiens, apôtres des " réglages de précision". Puis, en 1979, l'American Economic Review publia un sondage important destiné à mesurer l'ampleur du consensus économique. Les enquêteurs, à la place de celui-ci, trouvèrent un chaos intellectuel. Trente questions de cours élémentaires étaient posées - depuis les mérites du libre-échange jusqu'au rôle de la Réserve fédérale dans la lutte contre l'inflation ou la validité actuelle de la courbe de Phillips. On demandait aux économistes s'ils étaient " dans l'ensemble d'accord", " d'accord avec réserves" ou "pas d'accord". Loin de confirmer la quasi-unanimité du monde de Samuelson, l'étude révéla qu'on ne trouvait un large consensus (60 % ou plus de réponses "d'accord") que pour dix questions sur les trente. Sur la plupart des thèmes, la profession était divisée : pour dix-sept questions, la moitié seulement se déclaraient globalement d'accord ou en désaccord. Pour quatre questions, le consensus n'atteignait jamais 40 %.
7En 1992, l'hebdomadaire britannique The Economist (habituellement un partisan convaincu du modèle libéral) publia une série de dix articles sur l'état de la science économique moderne, reconnaissant franchement que les tiraillements et la confusion dans la profession faisaient douter de sa prétention à être une science (dans le sens habituel du terme). "Pendant environ vingt-cinq ans après 1950 (...), il était correct de parler d'un large consensus sur les questions économiques (...) appelé la "synthèse néoclassique". Aujourd'hui, peu des théoriciens éminents trouvent profitable de faire entrer leurs idées dans ce vieux schéma. [Le résultat est que] dans le débat moderne entre les différentes écoles et à l'intérieur de chacune d'elles, les économistes sont incapables de se parler entre eux."
8En dépit de toutes les critiques externes, la plupart des économistes eux-mêmes ont opposé une résistance farouche à tout changement profond, curieusement combinée à un appétit croissant pour l'autocritique. En 1991, le Journal of Economic Litterature a publié les résultats d'une étude menée pendant deux ans par l'éminente Commission on Graduate Education in Economics (Cogee) de l'American Economic Association (AEA). Les mécontents de la profession pouvaient difficilement récuser ce comité et le considérer comme une organisation marginale en mal de critiques. Il était en effet présidé par Anne Krueger et comprenait Kenneth Arrow, Olivier Blanchard, Alan Blinder, Claudia Goldin, Edward Leamer, Robert Lucas, John Panzar, Rudolph Penner, T. Paul Schultz, Joseph Stiglitz et Laurence Summers. L'étude portait sur les départements de sciences économiques de 91 universités, qui produisent 90 % des docteurs en sciences économiques du pays, avec une recherche approfondie sur 35 d'entre eux.
9Les résultats sont troublants. Même en évitant de se poser la question de la robustesse de son contenu et de sa méthode, la science économique a des raisons de s'inquiéter de son succès sur le marché. Evaluée en terme de concurrence dans le recrutement universitaire, elle a aujourd'hui tout d'une industrie en déclin. D'après les statistiques les plus récentes actuellement disponibles (1995), le recrutement dans les programmes économiques, après avoir presque triplé pendant les années 60 - celles du baby-boom -, a stagné pendant un quart de siècle, avec un nombre constant de nouveaux MA et PhD [2] un peu supérieur à 2 800. Ces programmes universitaires se sont étiolés, alors que les départements universitaires concurrents - gestion des entreprises et service public, par exemple - ont prospéré. Outre 75000 nouveaux MBA [3] par an, les écoles de gestion et celles d'administration publique délivrent à présent 6 200 MA et PhD - plus de deux fois le nombre d'économistes produits annuellement.
10Au moment même où la science économique perdait des parts du marché, elle devait aussi faire face, comme les autres industries en déclin, à des réclamations de plus en plus nombreuses à propos de la qualité de sa production - sa théorie fondamentale et la façon dont elle est enseignée. Les problèmes semblent être, en langage d'économiste, à la fois une détérioration du capital humain et une inadaptation croissante de sa technologie aux demandes de son personnel et de ses clients.
11Examinant l'un des intrants, la Cogee a trouvé que, parmi les étudiants qui s'engageaient dans des études d'économie, leur capacité à s'exprimer oralement, mesurée à partir des résultats du Graduate Record Exam (GRE) [4], avait décliné dans les quinze dernières années. Les premiers cycles des grandes universités - d'où venaient, à une époque, les meilleurs éléments - constatent, parmi l'élite de leurs étudiants, une chute d'environ 80 % du choix des sciences économiques pour le cycle supérieur. Et alors que les capacités en mathématiques de ceux qui étudient l'économie (mesurées également par le GRE) ont peu changé - avec des notes inférieures de 80 à 100 points à celles obtenues par les étudiants en physique, en ingénierie et en mathématiques -, les exigences de la science économique, dans cette matière, ont substantiellement augmenté.
12Le recours élevé aux techniques mathématiques raffinées a finalement conduit à une rébellion contre le courant économique dominant. A la phrase de la Cogee : "Dans l'enseignement actuel de l'économie, l'accent est beaucoup trop mis sur les outils mathématiques et statistiques aux dépens du fond", 61 % des professeurs ont répondu qu'ils étaient d'accord.
13"Ce qui nous préoccupe le plus est de voir à quel point l'enseignement en sciences économiques a pu s'éloigner des véritables problèmes économiques, écrit la commission. Les membres de la Cogee, s'appuyant sur leur propre expérience, partagent le sentiment que la faiblesse de l'enseignement de l'économie, à ce niveau, est de ne pas donner assez d'importance aux relations entre les outils, qu'il s'agisse de la théorie ou de l'économétrie, et les "problèmes du monde réel"." Renforçant les préoccupations de la commission, lorsqu'on demande de classer ce sur quoi l'accent est "le plus" et "le moins" mis dans l'enseignement, les professeurs comme les étudiants relèvent régulièrement à quel point sont négligées les institutions économiques, les applications pratiques et l'histoire économique, compara tivement à la théorie abstraite et à l'économétrie. Une opinion que partage maintenant le mouvement étudiant français de l'été dernier.
14Ces doléances sur la pertinence ne portent pas seulement sur le caractère extrêmement abstrait de la théorie pure et dure de l'économie. On attend aussi des étudiants qu'ils traitent des sujets "de terrain" dans leurs programmes (tels que le travail, le commerce international, les finances publiques, l'histoire économique et le développement), où la théorie est présumée trouver une application pratique. Toujours selon la commission, "la plupart des étudiants trouvent que les sujets de terrain ne remplissent pas cette fonction. Dans les réponses ouvertes aux questionnaires, ils ont exprimé leurs préoccupations à propos de l'absence d'une base empirique et appliquée dans l'ensemble du curriculum économique. Les étudiants aussi bien que les enseignants notent l'absence de faits, d'informations sur les institutions, de données, de questions pratiques, d'applications et de problèmes politiques".
15Comme pour compenser l'accusation de manque de pertinence, la commission (ce qui ne sera peut-être pas une surprise pour beaucoup de non-économistes) a trouvé que les jeunes docteurs en économie avaient des difficultés à communiquer de façon cohérente ce qu'ils savaient. Après enquête auprès des employeurs, qu'ils soient universitaires ou non, ainsi qu'auprès des directeurs de journaux et des lecteurs, le rapport note que "l'insatisfaction semble provenir du fait qu'on utilise trop de jargon et qu'il manque à beaucoup d'étudiants les connaissances de base en matière d'exposé". (La déception exprimée par les employeurs non universitaires a dû apparaître aux professeurs comme particulièrement amère : "Ils estiment, note à regret la commission, que l'université ne prépare pas efficacement les nouveaux docteurs à un emploi, si ce n'est à d'autres programmes de sciences économiques.")
16On ne sera pas surpris que plus des trois cinquièmes des professeurs soient maintenant persuadés qu'il faut revoir les programmes de leur département, et que seulement 30 % n'en voient pas l'utilité. Parmi les étudiants, le pourcentage est encore plus élevé. Parmi ceux ayant la meilleure formation en maths, 73 % veulent des changements, souhait partagé par 100 % de ceux qui sont le moins bien formés. Assurément troublée par ces résultats, l'AEA conclut dans son rapport : "La crainte de la commis sion est que les programmes uni versitaires forment une génération comportant beaucoup trop de savants stupides maîtrisant les techniques mais ignorant tout des vraies questions économiques."
17Tout en ayant réuni ce qui semble, aux yeux d'une personne extérieure, une série accablante d'accusations contre la profession, les économistes de la commission se sont vaillamment battus pour offrir à leurs collègues quelques apaisements. D'un côté, ils suggèrent plus de formations de rattrapage en maths pour les nouveaux étudiants et un renforcement des exigences à l'entrée pour ceux qui n'ont pas acquis de diplôme économique dans leur scolarité antérieure, mais de l'autre, ils réclament plus d'applications de la théorie aux problèmes du monde réel, plus de cours de terrain faisant appel à l'observation et à l'expérience, et même une plus grande spécialisation des départements universitaires.
Marché et hiérarchie
18"Dire que quelque chose ne va pas dans l'enseignement universitaire, c'est dire que quelque chose ne va pas dans la profession d'économiste."
19Robert Solow
20A l'automne 1987, le Journal of Economic Perspectives publiait une étude importante réalisée par deux économistes, David Colander et Arjo Klamer (les résultats en ont été exposés de façon plus complète dans leur livre The Making of an Economist, publié en 1990). Ce travail met en lumière la façon dont les économistes organisent et transmettent la connaissance et comment ils maintiennent la cohésion de la profession. Près de quinze ans plus tard, leurs réflexions sont toujours d'actualité.
21L'étude montre un profond désaccord entre les écoles les plus prestigieuses. Par exemple, les étudiants de l'université de Chicago sont les plus convaincus de la pertinence pratique de l'approche néoclassique, alors que ceux de Harvard sont les moins convaincus. Quand on leur demande s'ils voient une différence profonde entre l'économie "positive" et l'économie "normative", 75 % de ceux du MIT [5] et 84 % de ceux de Harvard répondent "non", alors que la plupart de ceux de Chicago disent "oui" avec assurance. Lorsqu'on leur demande si l'inflation est avant tout un problème monétaire, les étudiants de Chicago ne se déclarent pas simplement d'accord : ils approuvent à 100 % (à Harvard, près de la moitié ne seraient pas d'accord du tout). Alors que les étudiants du MIT croient fermement que la politique fiscale peut être un outil efficace de stabilisation macroéconomique, 44 % de ceux de Chicago ne sont pas d'accord. Les économistes eux-mêmes sont bien conscients de ces schismes. Quand on leur demande si "les économistes sont d'accord entre eux sur les questions fondamentales", seulement 4 % de ces étudiants de haut niveau se disent d'accord, alors que 52 % sont ouvertement en désaccord (40 % disent qu'ils sont à peu près d'accord).
22Dans un domaine du moins, le rapport Colander-Klamer a trouvé un consensus affligeant : ce qu'il faut pour réussir comme économiste professionnel. La plupart des étudiants ont cité en tout premier lieu : "Etre bon en résolution de problèmes" et "être excellent en mathématiques". Moins de 3 % pensaient que "avoir une connaissance approfondie de l'économie" était "très important" ; 68 % estimaient que c'était "sans importance". Et quand on leur a demandé si être bon dans les travaux empiriques était très important pour la réussite professionnelle, à peine un étudiant sur huit a répondu affirmativement. Avoir une large compréhension de la littérature économique a eu encore moins de succès : seulement un sur dix trouvait cela très important, alors que près de la moitié estimaient que c'était sans importance. Ces résultats n'ont pas vraiment surpris quelques économistes de premier plan, parmi lesquels on trouve les mathématiciens les plus célèbres. Il y a près de vingt ans que le prix Nobel Wassilly Leontieff a lancé, dans son allocution de président de l'AEA, cet avertissement : "L'enthousiasme sans aucun esprit critique pour la formulation mathématique a souvent tendance à cacher la fragilité du contenu du discours derrière la formidable façade de signes algébriques." Un autre Nobel, Kenneth Arrow, est du même avis. Ayant participé à la Cogee, il s'inquiète maintenant de ce que le problème n'est pas limité aux enseignements universitaires : "Les maths, dit-il, se développent de façon autonome parce qu'elles induisent une propension à prouver des théories dont l'intérêt est mathématique plus que scientifique."
23Même si l'abstraction excessive semble être un reproche récent, causé par la confiance absolue dans les mathématiques depuis la Seconde Guerre mondiale, la critique remonte à plus d'un siècle. Dans un travail récent sur les affrontements méthodologiques parmi les économistes américains, Deborah Redman commence son étude en 1860 et recense pas moins de 80 exemples de débats "méthodologiques" fondamentaux avant 1900. Même si peu de gens s'en souviennent, l'American Economic Association a elle-même été créée dans la controverse - et pas seulement sur le recours naissant aux méthodes mathématiques, mais sur la finalité même et l'usage des sciences économiques. Fondée en 1885 par Richard Ely, l'AEA était conçue comme un contrepoids progressiste à ce que ses membres considéraient comme du darwinisme social et qui se faisait alors jour dans les sciences sociales. Ses fondateurs considéraient que la "science économique anglaise", mieux établie, avait une influence particulièrement dangereuse sur la démocratie naissante des Etats-Unis. Aux yeux des Américains, comme l'écrit l'historien A. X. Coats, l'école britannique était "coupée de la réalité vivante, trop hors de l'histoire et trop attachée à une vision de la vie économique qui serait organisée autour d'une loi naturelle immuable et universelle. De plus, son penchant en faveur du "laisser-faire" était pernicieux".
24Ely était lui-même un avocat influent du mouvement de l'Evangile Social [6] et estimait que "tout citoyen [devait] travailler à élever la conscience des opprimés, encourager la formation d'associations volontaires (comme les syndicats de travailleurs et les coopératives) afin de protéger les faibles et promouvoir une intervention active de l'Etat pour corriger l'injustice dans la répartition des revenus et du pouvoir économique". Ce genre de discours trouvait un écho chez les premiers économistes américains. A une époque où le corps enseignant des universités et le clergé protestant se recoupaient encore largement, trente des cinquante fondateurs de l'AEA étaient en fait des pasteurs.
25Dans les premières décennies du XXe siècle, les débats sur la finalité de la science économique et sur le bon usage des mathématiques faisaient encore rage. Le régionalisme, qui a toujours eu une grande influence sur la vie américaine, jouait également. On trouvait du côté conservateur et favorable aux maths l'élite des universités de la Côte Est, qui opposait "l'économie scientifique" présumée désintéressée, à "l'économie politique", plus gênante et moins rigoureuse. Face à eux, on trouvait les universités publiques du Midwest et de l'Ouest, qui comptaient parmi leurs professeurs de nombreux militants de mouvements sociaux et des critiques célèbres du laisser-faire (malgré les nombreuses tentatives des industriels et des politiciens locaux pour les faire taire).
26Dans le Wisconsin, en Californie et ailleurs, les économistes institutionnalistes, tels que Richard Ely, John Commons, Wesley Mitchell, John Bates Clark et Thorstein Veblen, faisaient ouvertement la guerre à leurs concurrents de la Côte Est. Comme l'écrivait à l'époque quelqu'un du Midwest, "personne ne fait attention quand nous traitons d'abstractions, mais parlez de trusts, etc., et la conversation prend un tour personnel". Veblen, dans une phrase alors célèbre, liant les intérêts des industriels nouvellement enrichis et les universitaires de la Côte Est, taxait ces derniers de "capitaines de l'érudition".
27Dans les années 20, toutefois, le triomphe simultané de l'industrialisation et du professionnalisme, le déclin des agriculteurs, jusqu'ici majoritaires, et les succès partiels des réformistes sur des points allant de la lutte contre les trusts au travail des enfants, contribuèrent à une domination croissante de "l'économie scientifique". Dans les universités, les administrateurs sourcilleux, alarmés par le bolchevisme, perçu comme menaçant, examinaient de près les nominations de professeurs. Marshall et Taussig remplacèrent Ely et Commons dans les textes admis pour les étudiants en licence. La démarche historique allemande et la sozialeconomie de Frederich List, Gustav Schmoller, Werner Sombart et Max Weber - si importantes pour l'école antibritannique - virent leur place réduite par le patriotisme anti-allemand de la Première Guerre mondiale.
28Bien sûr, la grande dépression et le New Deal firent resurgir des intérêts "sociaux" parmi les jeunes économistes. Les besoins de Washington en économistes se multiplièrent, et les plus brillants des jeunes talents penchaient en faveur de l'interventionnisme. De plus, avec la publication de la Théorie générale de John Maynard Keynes, les jeunes économistes disposaient enfin de ce que Thomas Kuhn affirme nécessaire pour une "révolution scientifique" : un modèle alternatif, pas seulement une masse de "faits troublants" que l'ancien paradigme ne parvenait pas à expliquer.
29A la fin des années 50, l'obsession de la science économique pour les techniques mathématiques de pointe en économétrie, en théorie des jeux et en modélisation informatisée ouvrit la voie à une contre-révolution conservatrice. Les maths poussaient à une conception mécaniste de la société et permettaient d'allier une version passablement affadie du keynésianisme à la machine autorégulatrice de la théorie classique.
Rébellion à la marge
30"Je me méfie de deux sortes de gens : les architectes qui prétendent construire à bon marché, les économistes qui prétendent donner des réponses simples."
31Joseph Schumpeter
32Dans la science économique d'après-guerre, il y a eu des mouvements de rébellion. Schumpeter - que Samuelson, parmi de nombreux autres, classe comme le deuxième économiste du siècle, derrière Keynes - s'inquiéta tardivement de la direction prise par la science économique après la guerre. Dans les années 30, il avait énergiquement défendu un usage accru des mathématiques par les économistes et avait été l'un des fondateurs du journal Econometrica. Mais il était parfaitement conscient de ce que la science économique, pour se proclamer activité scientifique, ne pouvait pas simplement imiter des sciences comme la physique.
33A la consternation de Samuelson (qui insinua que son ancien professeur était devenu sénile, avant de se rétracter), Schumpeter exposa dans sa dernière oeuvre importante, L'Histoire de l'analyse économique, ce qu'il considérait comme les quatre principaux domaines de la science économique : la théorie économique, l'histoire économique, la sociologie économique et la statistique. Il soulignait qu'aucun de ces domaines ne pouvait prétendre dominer les autres. Pour Schumpeter, le danger latent dans la fascination des économistes pour la physique était que, contrairement aux objets et phénomènes physiques, les relations sociales entre les hommes exigeaient que les économistes traitent du "sens" : les significations données par la théorie formelle ou les significations observées dans la vie économique quotidienne. Sans une connaissance beaucoup plus large de l'histoire économique, des institutions et des péripéties de la vie économique au jour le jour, prévenait Schumpeter, les outils de l'analyse économique formelle étaient non seulement inutiles, mais trompeurs.
34C'est avant tout dans l'histoire que Schumpeter plaçait les fondations de la science économique moderne, pour trois raisons cruciales, disait-il. Premièrement, parce que les faits économiques se produisent dans un contexte historique, il n'est pas possible que la science économique affirme avoir une signification en dehors des faits historiques et de l'expérience historique. Deuxièmement, l'histoire offre les meilleurs moyens de comprendre "quelles sont les relations entre les faits économiques et non économiques et entre les diverses sciences sociales". Enfin, prévenait Schumpeter, le manque de connaissances historiques a été l'une des sources d'erreurs les plus courantes en science économique. Méditer quarante ans plus tard sur la conception de Schumpeter de la science économique offre au moins une piste pour sortir du buisson de ronces dans lequel la discipline est tombée. Rappelons que, dans les années qui ont suivi, la pédagogie que soutenait Schumpeter était encore vivante dans la science économique américaine.
35Aujourd'hui, il semble qu'on soit dans une impasse. Il est clair que les économistes ne peuvent plus parler - comme le fit Samuelson avec tant de confiance - d'un consensus à propos de ce qu'ils font. Le seul consensus en science économique aujourd'hui est que les choses doivent changer. Dans le même temps, les hétérodoxes n'ont pas encore défini un paradigme concurrent et il leur est même difficile d'avouer qu'ils aspirent à le faire. Si les économistes ont conscience que, loin de se rapprocher de la solidité des "sciences dures" qu'ils affirment admirer, ils sont en fait embourbés dans des objectifs, des méthodes et des idéaux contradictoires, peut-être la profession va-t-elle commencer à changer.
36Mais tout ceci ne compte peut-être pas pour la science économique universitaire. Dans l'université, les économistes survivront - il n'y a pas de plus grands défenseurs du libre-marché que les professeurs titulaires -, mais leur survie risque d'avoir peu d'importance. Car ils courent le danger de ne même pas réussir à devenir ce que Keynes estimait qu'ils pouvaient espérer de mieux : les "dentistes" des sciences sociales, des techniciens compétents dans un monde éloigné, mais meilleur.
Et la suite ?
37Dans les années 90, le monde réel a lancé à la théorie économique moderne une série de défis, les plus célèbres étant les difficultés des pays de l'ex-bloc soviétique à réussir dans la durée une transition en partant de leurs traditions de planification centralisée, ainsi que la crise financière asiatique des Tigres tant vantés, qui surgit en 1997. Aucune des réponses à ces deux défis n'a montré la théorie économique moderne sous son meilleur jour, et elles ont provoqué de furieux débats, parmi les économistes eux-mêmes, pour savoir pourquoi l'application des théories des manuels modernes au monde réel semblait avoir échoué. Dans le cas de la Russie et de l'Europe de l'Est, par exemple, des économistes comme Marshall Goldman (qui a construit sa carrière sur la compréhension de l'économie soviétique) ont été très critiques envers les prescriptions d'une "thérapie de choc" par leurs collègues tels que Jeffrey Sachs. Dans le même temps, la critique par Joseph Stiglitz des politiques du FMI et de la Banque mondiale en Asie a provoqué des débats prolongés sur l'héritage de "l'ajustement structurel" dans l'économie du développement.
38Savoir si, comme conséquence de tant de critiques, l'enseignement universitaire est devenu plus varié et plus tourné vers la pratique est un sujet de débat ouvert. Mes collègues, ici, à Harvard, soulignent qu'il y a plus de cours - après la première année - s'appuyant sur l'observation et tournés vers le monde réel, une affirmation que confirme le programme des cours. Dans le même temps, beaucoup d'étudiants dans le département se plaignent qu'il y ait encore des pressions déguisées pour les diriger vers les cours les plus théoriques et comportant le plus d'abstraction mathématique, souvent dénués de tout contenu pratique, pressions qu'ils ressentent comme faisant partie de la "construction de leur carrière". Une orientation trop portée sur le concret semble impliquer des perspectives d'emploi définitivement limitées.
39Aux Etats-Unis, le travail le plus intéressant en sciences économiques est effectué dans les écoles d'administration publique et dans les départements de sciences politiques, qui offrent de plus en plus de cours et de spécialités en "économie politique". Les économistes traditionnels peuvent encore considérer ces programmes doctoraux comme inférieurs, mais le travail qu'on y fait soulève quelques-unes des questions les plus intéressantes et importantes auxquelles ceux qui s'intéressent à l'économie sont confrontés - y compris les effets de la culture, de l'organisation sociale et des systèmes politiques sur la structure économique des pays et des firmes dans le monde entier.
40Il se pourrait bien que l'avenir de la "science économique", à la fois en tant que discipline appliquée orientée vers les politiques du monde réel et en tant que corps de connaissances théoriques incorporant dans ses travaux plus que des raisonnements mathématiques, se trouve hors des départements d'économie traditionnels des universités. Au point où nous en sommes, personne ne peut le dire, mais la lutte pour réinterpréter le sens et la portée de la science économique se poursuit, comme depuis plus de deux cents ans. Supposer, comme beaucoup l'ont fait brièvement au milieu du XXe siècle, que de telles luttes sont terminées est plus révélateur des hypothèses de l'époque que ne le sont les exploits réalisés depuis lors par la discipline en matière de prévision et d'interprétation.
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Cet article est une version entièrement revue et mise à jour d'un article publié par The American Prospect, vol. IV, issue 13, printemps 1993, consultable sur le site Web : www. prospect. org/ archives/ index. html
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Master of Arts : diplômé à un niveau équivalant au DEA français (diplôme d'études approfondies) ; Doctor of Philosophy : docteur, dans les matières non scientifiques. [Toutes les notes sont du traducteur.]
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Master of Business Administration : diplôme se situant entre la maîtrise et le DESS français.
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Examen d'entrée au cycle supérieur de l'université.
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Massachusetts Institute of Technology : université de Cambridge, près de Boston.
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Le Christian Social Gospel Movement, fondé à la fin du XIXe siècle, était l'une des composantes du mouvement progressiste.