1À mesure que le temps passe, les survivants disparaissent. Les angoisses que suscite le monde d’aujourd’hui nous font oublier une époque lointaine. L’émotion faiblit. Les rafles, les déportations, les camps, l’extermination noircissent, nous semble-t-il, l’histoire d’une autre planète. Les historiens deviennent les dépositaires de la mémoire de la Shoah.
2C’est pourquoi Les Cahiers de la Shoah présentent un dossier sur les méthodes et le contenu de la transmission. Il ne s’agit pas d’exprimer des regrets, de verser des larmes ou de relever les ignorances et les à peu près. Voici quatre contributions qui nous invitent à réfléchir sur ce que l’on fait, sur ce que l’on doit faire pour que la Shoah ne tombe pas dans les oubliettes de l’histoire. Anne Grynberg s’interroge sur la pédagogie des lieux. Elle pose des questions fondamentales sur l’entretien des camps, notamment Auschwitz et Birkenau. Comment éviter que des bâtiments s’écroulent, sans que l’on en vienne à les reconstruire ? Que proposer à celles et à ceux qui font le voyage en une seule journée depuis Paris ou toute autre capitale européenne ? Quelle place dans l’histoire des persécutions donner à la naissance de l’État d’Israël ? En fin de compte, ces lieux de mémoire répondent-ils vraiment à la nécessité d’apprendre et de transmettre ? Bien évidemment, l’observateur attentif ne peut pas ne pas relever les fautes de goût, les maladresses, la commercialisation qui troublent le recueillement. Mais il serait plus scandaleux encore que les dernières traces du génocide soient effacées.
3Floriane Schneider pose une autre question. La France propose-t-elle à ses lycéens un enseignement correct et suffisamment précis ? Cette jeune historienne analyse avec précision le contenu des manuels, les changements qu’imposent les programmes, le recours à des films qui parfois sont eux-mêmes incomplets ou contestables. Reste que le plus inquiétant est ailleurs. Est-il encore possible d’enseigner dans tous les établissements scolaires l’histoire de la Shoah ? Bon nombre de témoignages, qui proviennent des « quartiers », montrent les grandes difficultés, voire la quasi-impossibilité de faire passer le message, fût-il entouré de toutes les précautions nécessaires. Ce n’est pas que les autorités universitaires et administratives démissionnent. Ce n’est pas davantage que les enseignants soient exagérément timorés. Mais les bouleversements de notre société emportent l’essentiel sur leur passage. L’état de l’école reflète l’état du pays. Le pessimisme nous guette.
4Katy Hazan affronte un sujet qui fait surgir les paradoxes. Elle a étudié l’enseignement de la Shoah dans les écoles juives. A priori, le milieu est plus que favorable à une diffusion du savoir. Toutefois, l’examen minutieux du monde des écoles juives provoque l’étonnement. Les considérations religieuses prennent, ici ou là, le pas sur les exigences de l’histoire. Le débat porte sur l’interprétation théologique de la Shoah. Il faut aller encore plus loin. Suivant les conclusions que l’on tire de la tragédie, c’est l’ identité juive elle-même qui est remise en cause. En outre, il convient de contenir l’émotion qui pourrait gravement perturber les jeunes esprits.
5Enfin, Dzovinar Kévonian apporte un éclairage indispensable. Elle traite du génocide des Arméniens. Elle prend l’exemple de la photographie. En principe, les photos confortent ou démentent les propos et les écrits. Elles sont, croit-on, incontestables. Les historiens recourent à cette documentation, comme s’il suffisait d’un cliché pour que nous comprenions et admettions le reste. Mais tout n’est pas photographié ni filmé. Ce qui vaut pour l’année 1915 vaut plus encore pour les camps d’extermination. La photographie donne lieu à « des usages et des mésusages ». Elle sert et l’on s’en sert. Quoi qu’il en soit, quelle que soit la valeur du corpus, les historiens doivent saisir l’occasion pour donner à leurs élèves une leçon d’esprit critique.
6À ce dossier, nous avons ajouté deux autres contributions. Elles résultent des communications que nous avons entendues dans le séminaire d’histoire de la Shoah. Barbara Lambauer a publié sa thèse de doctorat sur Otto Abetz. Elle en a tiré une réflexion sur la politique juive de cet ambassadeur nazi, professionnel de l’amitié franco-allemande, proche de Pierre Laval, dont l’action en 1940-1942 reste encore enveloppée d’un mystère certain. Elle conclut sur le rôle actif, sur les pressions efficaces d’Abetz pour accélérer la persécution et mettre en place « la déportation » dès 1941.
7Quant à Robert Belot, il est l’auteur d’une excellente biographie de Henry Frenay, le fondateur du mouvement de résistance Combat. En toute naïveté, nous lui avions demandé ce qu’il pensait des accusations d’antisémitisme qui pesaient sur Frenay – des accusations d’autant plus surprenantes que nous nourrissons l’illusion que tous les résistants défendaient les Juifs. Robert Belot livre, dans sa contribution, des informations à la fois nouvelles et passionnantes. Autour de Frenay, nous rappelle-t-il, les polémiques ne manquent pas. Il y eut la querelle avec les communistes et le réquisitoire de Frenay contre Jean Moulin qui aurait été un crypto-communiste. Il y a cette « imprégnation maréchaliste » dont Frenay tarde à se défaire. Enfin, le fondateur de Combat prend parti en 1940-1941 sur la question juive. Il dénonce « l’immigration récente des Juifs étrangers […], le problème du capitalisme juif, de la finance juive qui avait pris dans l’économie nationale une place intolérable ». Il recommande « une solution française ». Bref, rien qui le distingue alors, sur ce point précis, de Vichy et de quelques autres mouvements de résistance.
8Frenay abandonne peu à peu ses préjugés. Il comprend mieux, réagit vigoureusement, soutient les Cahiers du Témoignage chrétien. Devenu commissaire, puis ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, il ne mentionne les Juifs qu’en mai 1945. Est-ce parce qu’à ses yeux les Juifs sont maintenant des Français comme les autres, qu’il ne faut pas les mettre à part ? Est-ce parce que sa perception de la Shoah manque de netteté ? En lisant Robert Belot, on parvient à la conclusion que Henry Frenay ne mérite « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ». Il ne fut pas un antisémite endurci. Et pourtant, il ne comprit pas le caractère exceptionnel de la Shoah. Il appartient à son temps et à son milieu.
9Voilà qui rend plus délicate encore la tâche des historiens. Ils sont tenus de restituer la réalité du passé avec toute l’exactitude dont ils sont capables. Cette réalité n’est ni blanche ni noire. Elle est grise, souvent décevante, toujours différente des fantasmes dont nous ne tardons pas à l’habiller. Il faut ensuite la transmettre sans concessions. Il arrive que nous affrontions la quadrature du cercle.