Notes
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[1]
Ainsi le fameux camp de Miranda.
-
[2]
En 1920 en particulier, est créée la Casa Universal de Los Sefardies, institution influente destinée à promouvoir les relations entre Espagnols et Séfarades. Se reporter pour cette question à Isidro Gonzales Garcia, « Le retour des Sépharades en Espagne, 1854-1924 », in Les Juifs d’Espagne, histoire d’une diaspora 1492-1992, sous la direction de Henry Méchoulan, Paris, Liana Lévi, 1992, pp. 61-65 (N.D.L.R.).
-
[3]
Ce décret ne sera finalement aboli qu’en 1992 par le roi Juan Carlos (N.D.L.R.).
-
[4]
Voir le cas de la famille Naar présenté par Claudine Naar Cohen, « Españoles sin patria », Revue d’histoire de la Shoah. Le monde juif, n°169, mai-août 2000, pp. 195-225 : l’auteur publie en annexe le certificat de nationalité délivré par le consulat d’Espagne à Paris, le 27 juillet 1937, à Alberto Naar Castro, né à Salonique le 8 novembre 1890 (N.D.L.R.).
-
[5]
Un livre existe sur ce sujet : Arno Lustiger, Shalom Libertad ! Les Juifs dans la guerre d’Espagne, 1936-1939, préface de Daniel Mayer, Paris, Cerf, coll. « Toledot-Judaïsme » (N.D.L.R.).
-
[6]
Archivo General del Ministerio de Asuntos Extranjeros (AMAE), Série R, Paris, 2 et 24 octobre 1940. Les références aux interventions des diplomates doivent être recherchées dans la série R de ces archives, avec indication du siège diplomatique concerné.
-
[7]
Cet ouvrage, publié à Paris en 1983 aux éditions France-Empire, a été réédité par les éditions Privat à Toulouse en 1998, dans une version presque intégrale.
-
[8]
Haïm Avni, Espana, Franco y los Judios, Madrid, 1974 (traduction anglaise : Spain, the Jews and Franco, Philadelphie, The Jewish Publication Society of America, 1982).
-
[9]
Federico Ysart, Franco y los Judios, Barcelona, 1973.
-
[10]
Chaïm U. Lipschitz, Franco, Spain, the Jews and the Holocaust, New York, Ktav Publishing House, 1984.
-
[11]
Institution fondée par le judaïsme américain en 1914 pour venir en aide aux Juifs persécutés dans le monde. Elle finance largement la résistance juive et les activités de sauvetage pendant la guerre, avant de contribuer largement à la reconstruction des communautés d’Europe après 1945 (N.D.L.R.).
-
[12]
Antonio Marquina et Gloria Ospina, Espana y los Judios en en siglo XX, ESpasa Universidad, Madrid, 1987. Quoique un peu tendancieux du fait de son opposition systématique au franquisme, cet ouvrage, sérieux et documenté, est d’un grand intérêt, notamment pour l’étude du décret de 1924, de ses prodromes et de ses suites.
-
[13]
Émilienne Eychenne, Pyrénées de la Liberté, Toulouse, Privat, 1998, pp. 62-63.
-
[14]
Ramon Serrano Suner, Entre les Pyrénées et Gibraltar, Genève, Éditions du Cheval Ailé, 1947 (édition en français d’un livre paru antérieurement en castillan), p. 136.
-
[15]
Le 3 avril 1942, douze Juifs espagnols furent libérés de Drancy. Se reporter à Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944, édité et publié par Les fils et les filles des déportés juifs de France et par The Beate Klarsfeld Foundation, Paris, juillet 1993 (N.D.L.R.).
-
[16]
Émilienne Eychenne, op. cit., pp. 215-218.
-
[17]
Ibid., pp. 158-159.
-
[18]
À noter en particulier le rôle du comte polonais Wysygota.
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[19]
Cf. les professeurs Dottin, Faucher, Sermet.
-
[20]
Émilienne Eychenne, op. cit., p. 191.
1Au cours des années 1930 et 1940, les Pyrénées sont devenues un lieu de passage massif, et cela dans les deux sens. En janvier et février 1939, des centaines de milliers d’Espagnols qui avaient lutté pour la cause républicaine ou qui l’avaient soutenue ont franchi la frontière par les passages des Pyrénées-Orientales. En 1944, puis à la fin des années 1940, une émigration espagnole plus diffuse s’est poursuivie pour des motifs économiques ou politiques, licitement ou clandestinement. En revanche, des guérilleros espagnols d’obédience communiste, qui venaient de participer à la résistance française, ont tenté en octobre 1944 une invasion du territoire espagnol à partir du Val d’Aran, imaginant qu’ils allaient déclencher un soulèvement généralisé contre le franquisme. Analyse fausse, qui les obligea à refluer en France.
2Dans le sens France-Espagne, c’est la déroute de l’armée française de juin 1940, la ruée allemande vers le sud, puis la constitution de l’État français de Vichy et la Révolution Nationale qui vont alimenter un mouvement migratoire continu, juif notamment, pendant la durée de la guerre. Deux questions se posent alors : pourquoi ce mouvement se dirige-t-il vers l’Espagne et quelles furent les modalités du passage ?
Pourquoi l’Espagne ?
3À vrai dire, la géographie ne laissait guère d’alternative. Certes, il y avait la Suisse, neutre, inévitablement, et qui fut parfois un refuge. Mais sa situation nourrissait des inquiétudes : l’Allemagne nazie respecterait-elle indéfiniment la neutralité helvétique ? Par ailleurs, l’Espagne apparaissait comme un lieu de transit logique pour les militaires ou les résistants français, belges, hollandais qui voulaient rejoindre l’Angleterre, pour les pilotes britanniques abattus au-dessus du territoire français et qui avaient les mêmes intentions, fût-ce au prix d’un séjour plus ou moins long dans une prison ou un camp d’internement espagnol [1]. Mais les Juifs pouvaient-ils faire confiance aux autorités de ce pays ? L’Allemagne nazie avait aidé le camp franquiste pendant la guerre civile espagnole et la Phalange reprenait des éléments du parti nazi et du parti fasciste italien ; le général Franco lui-même avait tenu, quoique rarement, des propos hostiles aux Juifs et son beau-frère, Ramon Serrano Suner, le ministre de l’Intérieur (Gobernacion, en espagnol) en 1940-1941, avait explicitement affiché son antisémitisme bien qu’il ne fût pas partisan de solutions extrêmes. On pouvait penser qu’il ne voudrait pas mécontenter les Allemands en donnant asile aux Juifs. Le Français Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, l’homme qui peaufina le statut des Juifs de 1941, avait ouvertement manifesté son admiration pour le nouvel État espagnol.
4II est vrai qu’en contrepartie l’Espagne représentait pour les Juifs une terre d’asile très plausible, au moins à titre provisoire. Ce pays comptait peu de Juifs et, depuis l’Expulsion de 1492, l’antisémitisme n’avait eu aucune occasion d’y prospérer. D’ailleurs, la législation espagnole était vierge de toute loi de discrimination raciale ou ethnique, comme devait le rappeler sèchement le consul espagnol à Paris, Bernardo Rolland, dans une lettre adressée à Xavier Vallat. Mieux même : depuis les années 1920, l’Espagne s’était prise d’intérêt pour les Juifs séfarades disséminés à travers l’Europe, dont quelques dizaines de milliers en Europe centrale et orientale et quelques milliers en France. L’initiateur de ce mouvement avait été le Dr. Angel Pulido. Ce médecin de grande réputation avait effectué de nombreux voyages en Europe centrale et orientale où il avait eu la divine révélation de la communauté séfardite de Salonique, qui avait conservé la pratique de la langue espagnole. Il milita activement en faveur de la connaissance de la culture séfardite et publia en 1905 Españoles sin patria y la raza sefardi, puis, en 1920, Reconciliacion hispanohebrea. Ses efforts [2], appuyés par le roi Alphonse XIII, furent à l’origine du décret royal du 20 décembre 1924, dont la durée de validité prévue était de six ans : il accordait la nationalité espagnole aux Séfardites dès lors qu’ils en faisaient la demande. Il fallut néanmoins plusieurs circulaires pour préciser la situation de ceux qui voulurent mettre à profit le décret : les autorités espagnoles elles-mêmes manquèrent parfois de cohérence, considérant les Séfardites soit comme des « sujets espagnols », soit comme des «protégés espagnols ». Les pays de résidence avaient également des attitudes contradictoires.
5D’autre part, une fois la République proclamée en 1931, les prises de position favorables aux Juifs se multiplièrent et il fut très fortement question d’une abrogation du décret d’expulsion du 31 mars 1492, d’autant plus qu’il était tombé en désuétude [3]. Le délégué espagnol à la Société des Nations, Luis de Zulueta, intervint en 1932 en faveur des Juifs de Haute-Silésie, objets de vexation de la part des autorités polonaises. Puis, un député de Grenade, Luis Jiménez de Asua, écrivit à Zulueta pour lui demander d’agir en faveur de la communauté séfardite installée en France, quelque 50 000 personnes natives en leur grande majorité de l’empire turc ; considérés comme apatrides et privés de passeports, ces gens ne pouvaient sortir du territoire français. Le nouvel ambassadeur espagnol à Paris, Salvador de Madariaga, s’activa beaucoup pour remédier à cette situation et obtint la délivrance de nombreux passeports, tandis que plusieurs procédures de « protégés espagnols » sollicitant la nationalité étaient instruites. En même temps, une émigration faible mais continue conduisait à l’installation en Espagne de Séfardites provenant d’Allemagne, d’Autriche, de Hongrie, de Pologne, de Roumanie.
6Les évaluations sont fort peu précises puisque, de 1933 à 1935, elles oscillent entre 3 et 20 000 personnes. Toujours est-il que plusieurs communautés séfardites s’étaient ainsi organisées en Espagne, notamment à Madrid et Barcelone, susceptibles d’améliorer, le moment venu, l’accueil des réfugiés. Par une sorte d’ironie de l’histoire, il fut même question d’une émigration massive des Juifs allemands en Espagne en 1934 et 1935. On sait encore que les Quakers de Barcelone ont joué un rôle dans l’accueil des Juifs.
7Quoi qu’il en soit, et cela est de grande importance pour notre sujet, en 1940, un nombre non négligeable de Juifs séfarades disposaient de passeports espagnols ou étaient inscrits dans les consulats d’Espagne à fin de régularisation de leur situation. C’était le cas à Paris [4]. Pour un pays au moins, la Grèce, un accord avait été conclu en 1936, le gouvernement d’Athènes approuvant des listes de « protégés espagnols » résidant dans ce pays. Ces passeports et ces listes allaient sauver un certain nombre de gens qui, après de longues errances, pourraient franchir les Pyrénées en toute légalité, sans l’obligation de subir la terrible épreuve du passage clandestin par la haute montagne.
8Toutefois, la guerre civile avait causé un trouble sérieux parmi les communautés séfardites, dont les membres avaient pris parti, dans leur grande majorité, pour la cause républicaine. Il y eut même quelque 5 à 6 000 Juifs, d’origines diverses, qui participèrent aux Brigades internationales, de sorte que les Juifs pouvaient craindre un rejet de la part de l’Espagne franquiste [5]. De fait, à l’époque de Ramon Serrano Suner, la mauvaise volonté du régime espagnol s’exprime par les lenteurs administratives et l’obstruction. Pourtant, à la même époque, le consul Bernardo Rolland incitait les Séfardites « sujets » ou « protégés » espagnols résidant en France à ne pas faire de déclaration à la police française en dépit des instructions de Vichy. Car, précisait-il, il n’existe pas en Espagne de législation de discrimination raciale, et un État étranger ne peut imposer à des sujets espagnols une dégradation de leur statut juridique, qui eût été en contradiction avec les principes généraux du droit international [6].
Les modalités du passage
9On aura compris par ce qui précède qu’il y eut en fait deux modalités principales de passage des Pyrénées pour les Juifs : une modalité légale pour ceux qui étaient munis de passeports et de visas ; une modalité clandestine par les cols ou les crêtes de haute montagne pour ceux, sans doute plus nombreux, qui étaient des « sans papiers ». Mais toute évaluation précise est illusoire. Émilienne Eychenne, auteur de l’ouvrage Les Pyrénées de la liberté. Les évasions par l’Espagne (1939-1945) [7], n’a pu recueillir auprès du Centre de documentation juive contemporaine les informations qu’elle espérait. D’autre part, pour des raisons partisanes cette fois, les chiffres avancés par plusieurs historiens sont très suspects et pêchent soit par défaut, soit par excès. Ainsi Haïm Avni [8], Federico Ysart [9], le rabbin Lipschitz [10] se montrent beaucoup trop favorables à l’action salvatrice du franquisme, et les thuriféraires du régime franquiste gonflent volontiers les chiffres, sans citer des sources fiables.
10À l’inverse, s’ils estiment parfaitement « inadmissibles », et avec raison, les chiffres de 53 à 63 000 Juifs passés par l’Espagne, avancés par l’American Jewish Joint Distribution Committee [11], Antonio Marquina et Gloria Ospina [12] font en même temps référence à l’impréparation, en mars 1942, des gouvernements espagnol et portugais, ainsi que des organisations juives, devant « l’avalanche de réfugiés » qui allait se produire quelques mois plus tard, c’est-à-dire après l’invasion de la zone libre par les Allemands. Ces deux auteurs reconnaissent donc, mais seulement implicitement, qu’un grand nombre de Juifs passèrent alors en Espagne, dans des conditions certes médiocres ou mauvaises, mais qui assurèrent leur survie. Ils n’ont pas non plus apprécié à leur juste valeur les efforts de Bernardo Rolland et de son successeur Alfonso Fiscowich en France, de Frederico Romero Rodriguez en Grèce, de Casas Rojas en Roumanie, de Angel Sanz Briz en Hongrie, et ils ne retiennent trop souvent que les documents défavorables à l’action des autorités espagnoles. On se heurte donc à des présentations différentes, voire contradictoires, des faits.
11Certains sont parvenus à passer la frontière sans se cacher, en comptant sur le bon vouloir des gendarmes français, par exemple dans la vallée d’Aure où la gendarmerie avait coutume de fermer les yeux. Mais l’irruption des Allemands en zone libre allait changer les choses comme l’illustre l’épisode suivant, raconté par Émilienne Eychenne : « En décembre 1942, la brigade d’Arreau frôle la catastrophe. Les Allemands ont arrêté, au sud d’Arreau, un médecin juif et sa femme sur la route de Saint-Lary. Ils viennent de la Creuse. Pour essayer de prouver aux Allemands qu’ils ne doivent pas les arrêter, ils disent que, depuis leur départ, les gendarmes les ont toujours laissé passer et, à Arreau, il y a quelques minutes, on ne leur a fait aucune difficulté. À la gendarmerie d’Arreau, on s’en tire comme on peut : le préposé au contrôle, qui a l’habitude, était exceptionnellement absent ; son remplaçant, débordé, avait huit personnes dans son bureau, il se peut qu’il n’ait pas bien vu les Lévy, les confondant avec des gens de la vallée. Rien n’y fait, les Allemands veulent des châtiments à la gendarmerie. On n’en finit qu’en abandonnant les Lévy à leur triste sort et en promettant aux Allemands de leur fournir, chaque jour, le relevé des personnes contrôlées et en gardant deux ponts supplémentaires [13].
12Le « passage légal » a commencé dès la débâcle de l’armée française, avant même l’armistice, la chute de la Troisième République et l’avènement du régime de Vichy. Il fut le fait de personnes informées de ce qui se passait en Allemagne et disposant de ressources importantes. Dans ses souvenirs, Serrano Suner écrit : « C’est aussitôt que commencèrent à affluer à San Sébastien des centaines de voitures transportant des Français et des Juifs de toutes les nations qui s’enfuyaient de France. Elles arrivaient chargées des bagages les plus inattendus, et qui témoignaient de la hâte et de l’angoisse qui avaient entouré leur départ. II y avait là des politiciens, des banquiers, des aristocrates, des artistes, des gens de la classe moyenne et même du peuple, toute une multitude affolée, anxieuse de pouvoir échapper à l’enfer que la France allait représenter pour elle. Et, tandis que les eaux de l’Èbre étaient encore teintées de sang, de ce sang espagnol que la politique française du Front Populaire avait contribué à faire couler, nous ne marchandâmes point à notre frontière l’asile qui se devait à des émigrés politiques [14] ». Passons sur le ton polémique de ces lignes : il est bien question ici de la première vague des réfugiés pour qui l’Espagne est généralement une étape vers la Grande Bretagne ou les États-Unis. Selon Émilienne Eychenne, la première vague, celle de 1940, a pu atteindre 5 000 individus. D’octobre à décembre 1940, il y en eut quelques centaines pourvus de visas délivrés par les consuls suisses – notamment celui de Zurich – et portant la mention « israélite ».
13Par la suite, on verra se présenter aux postes frontières des groupes de Juifs particulièrement importants, conséquence des premières mesures anti-juives d’octobre 1940, de la promulgation du second statut des Juifs établi par Vichy en mai 1941 et des arrestations du 14 mai, de la rafle du Vél.’ d’Hiv.’ du 16 juillet 1942 et de la dramatique arrestation, en août 1942, en zone non occupée, de Juifs dits « apatrides » qui furent remis aux Allemands. Ces événements ont scandé les départs de ceux qui avaient pu obtenir des visas, sans oublier les Juifs venus d’autres pays et qui avaient gagné la France avec l’intention de passer en Espagne. On sait que Bernardo Rolland put obtenir la libération de quelques Espagnols détenus à Drancy et leur faire obtenir des visas pour l’Espagne [15] ; que Fiscowich eut l’autorisation, le 30 avril 1943, de délivrer des visas à 79 Séfardites qui n’avaient pas profité du décret royal de 1924, mais obtenu la condition de « protégés espagnols ». Ils entrèrent en Espagne le 11 août 1943. Fiscowich essaya de profiter de la brèche pour mettre à l’abri d’autres « protégés » qui n’avaient pas tous leurs papiers, sans y parvenir semble-t-il. Un peu plus tard, il signala à son ministre des Affaires étrangères, Jordana, que les autorités allemandes ou françaises procédaient à l’arrestation de Séfardites espagnols. il dénombrait déjà 51 interpellations. La Gestapo accepta de libérer les Séfardites détenus à Drancy le 12 janvier 1944 à condition qu’ils fussent expédiés immédiatement vers l’Espagne. Les lenteurs administratives firent qu’une petite partie d’entre eux seulement, les 36 premiers libérés, purent passer les Pyrénées. La défaite de l’Allemagne sauva cependant les autres, notamment les 73 personnes bloquées à Perpignan en juin 1944. On relève par ailleurs la trace de deux autres groupes : les 45 Juifs portugais qui se trouvaient à Toulouse en septembre 1943 purent, après avoir obtenu un visa de transit du consul d’Espagne (à la demande de son collègue portugais), passer la frontière le 1er octobre 1943 ; 33 Séfardites, de provenance incertaine, arrivèrent en Espagne à la fin d’octobre 1943. Bref, tout au long de ces années, des petits groupes n’ont cessé de se présenter aux postes frontières des Pyrénées.
14Mais, à l’exception de l’année 1940, la majorité des Juifs qui cherchèrent à passer en Espagne le firent de manière clandestine, en recourant à des passeurs. Ils savaient que s’ils réussissaient, c’est-à-dire s’ils n’étaient pas pris d’un côté de la frontière par les patrouilles françaises ou allemandes, de l’autre par les patrouilles espagnoles, et s’ils pénétraient assez avant en territoire espagnol, ils en seraient quittes pour trois mois de prison au maximum. Comprenons bien qu’ils devaient échapper à la fois aux contrôles français (gendarmerie, patrouilles de douaniers) et aux gardes civils et aux carabiniers espagnols. Ces derniers – environ un millier d’hommes pour toute la frontière – étaient évidemment plus nombreux aux deux extrémités de la chaîne, là où les passages étaient réputés plus faciles. Ainsi sur la frontière espagnole des Pyrénées-Orientales, étaient postés 172 gardes civils et 18 gardes d’assaut, de quoi constituer une douzaine de patrouilles pour la douzaine de vallons praticables. Si les clandestins échouaient, la déportation et la mort étaient, à partir du 11 novembre 1942, leur sort le plus probable. Émilienne Eychenne considère que les Juifs formèrent la « troisième grande catégorie des évadés de France », après les militaires de diverses nationalités et les réfractaires du STO, groupe qui n’apparaît qu’après la création de ce service en septembre 1942. Elle remarque à juste titre qu’« à la différence des deux autres catégories, c’est souvent une émigration familiale, étrangère, difficile parce qu’elle est physiquement très mal préparée à cette entreprise et que les contacts avec la population ne sont pas toujours faciles. Une émigration qui, du point de vue du franchissement clandestin de la frontière espagnole ne se fera pas toujours de loin, mais qui se fera plus que toute autre sous la pression des persécutions et avec des gens qui ne sont pas assimilés. Ces Juifs d’origine étrangère sont rassemblés par ordre du gouvernement dans beaucoup de petites ou plus grandes stations thermales des Pyrénées et des villages des alentours. Ils sont “ asiliés ” [16] ».
15L’observation importante réside dans le caractère difficile de cette évasion : l’expérience est physiquement très dure, surtout pour des gens qui ne sont pas entraînés, parfois âgés, pour les enfants et les femmes dont certaines sont enceintes. Émilienne Eychenne qui calcule, approximativement bien sûr, les taux de réussite et d’échec, conteste vivement les chiffres fournis par la Confédération nationale des anciens combattants évadés de France et internés en Espagne. Elle n’hésite pas à remplacer les 1 050 « morts au passage de la frontière » de la Confédération par le chiffre de 105 ! Sur 33 000 évasions, elle compte 28 230 succès et 4 960 pertes, soit 17% d’échecs. Mais les sondages concernant les Juifs sont beaucoup moins optimistes : 108 évadés par les Pyrénées-Orientales, mais 164 arrêtés et 34 rendus ou refoulés par les Espagnols ; 46 personnes sauvées par l’Ariège pour 85 prises ; 124 évasions réussies par les Hautes-Pyrénées, mais 117 personnes arrêtées ; 36 évadés par la Haute-Garonne et autant d’échecs ; 75 réussites par les Pyrénées-Atlantiques pour 50 arrestations. Cela représente un taux d’échec bien supérieur à la normale.
16Émilienne Eychenne a insisté à juste titre sur les difficultés de l’entreprise : rudesse des ascensions, nécessité de profiter parfois des mauvaises conditions météorologiques qui peuvent réduire la surveillance, avalanches, chutes de neige inopinées, blessures qui empêchent de poursuivre la route, accent ou mauvaise maîtrise de la langue qui n’échappent pas à des observateurs mal intentionnés. Le 28 août 1942, l’arrestation de deux groupes de Juifs, à Aulus, dans l’Ariège et à Arrens dans les Hautes-Pyrénées, est l’effet de dénonciations. Sans parler des passeurs indélicats ou même des bandits d’occasion : le récit de Jacques Meyer, qui était administrateur de l’Intransigeant, constitue un exemple de ces mauvais procédés [17].
17Les Juifs se sont regroupés, au temps où existait encore une zone non occupée, dans de petits centres montagnards proches de la frontière, par exemple à Luchon où on compte nombre de Juifs étrangers venus de Pologne, de Roumanie, de Hongrie, de Hollande, de Belgique. Émilienne Eychenne recense les familles Rosenthal, Waysbaum, Grossmann, Kreustein, Torn, Breber, Hirsch, Zinikowski, Kerjberg, Jellenck, Runfold, Schwarz, Goldstein, Senderovic, Gruber, Nussenblatt, Stern, Brunberg, Rosemberg, Mayer, Lindemann, Krause, Wassermann. Elles forment une véritable communauté où l’on enregistre même douze mariages en 1941 et cinq en 1942.
18Dès 1940, se sont rassemblés à Foix et Ax-les-Thermes les Schilansky, Gelber, Nudelhole, Czernowogora, Barmat, Rubinstein, qui veulent partir qui aux États-Unis, qui au Portugal, qui en Thaïlande, mais qui se voient refuser les visas. Madame Leilking et son fils ont été plus avisés : ils ont seulement sollicité un sauf-conduit auprès de la gendarmerie locale pour aller en Andorre… dont ils ne reviendront pas. Plusieurs de ces familles demandent avec persévérance des visas qui leur sont toujours refusés ; ainsi les six Rubinstein, Polonais d’Anvers, et les quatre Sibermann, tailleurs de diamants en Belgique, qui se voient opposer la mention : « À refuser parce qu’Israélites ressortissants de pays en guerre avec l’Axe ». Les De Vos, Barmat, Schilansky présentent encore des demandes de visa le 22 novembre 1942, alors que les Allemands ont envahi la zone libre depuis le 11 !
19Aspet et Aulus, villages d’Ariège, sont des localités où les Juifs sont assignés à résidence. Le préfet a donné l’ordre de ne plus transmettre leurs demandes de passeports et de visas. Pour les Weinberg, les Littmann, les Van den Busch, les Stainfel, les De Vos, les Kramer, les Memelsdorff, les Cohen, les Sobel, les Braunstein, qui, dispersés dans des hameaux, ont été regroupés à Aulus, il s’agit maintenant de prendre les risques décisifs. Les Renseignements généraux, qui ont observé que les Juifs d’Aulus ont réussi à télégraphier aux États-Unis, notamment à New York, signalent le 19 octobre 1942 que plusieurs d’entre eux ont tenté de passer en Espagne, profitant de ce que le centre était mal surveillé. Et si certains ont été repris par des patrouilles de gendarmes, d’autres ont réussi. Quant aux 92 Juifs étrangers regroupés dans un centre du Secours suisse au château de La Hille, à Montaigut du Plantaurel, et comptés le 30 janvier 1943, voici que leurs 31 enfants ont disparu. C’est que la lecture dans les églises pyrénéennes des lettres de Mgr Saliège et de Mgr Théas, les évêques de Toulouse et de Montauban, protestant en août 1942 contre la déportation des Juifs détenus aux camps de Récébédou et de Noé, a ému les populations. Plusieurs curés, suivant l’exemple de Mgr Théas, lui-même expert en fausses signatures, ont délivré des certificats de baptême de complaisance que les intéressés emportent vers l’Espagne : on en a retrouvé un sur le jeune Abitboul, enseveli par une avalanche dans les Hautes-Pyrénées au printemps suivant.
20II est évident que le danger s’est aggravé après l’invasion de la zone libre. Aussitôt, les Allemands ont occupé les points stratégiques de la chaîne. Avec 1 000 hommes environ, ils la surveillent presque intégralement, tout en faisant des raids soudains dans une région précise, comme l’opération lancée sur les hauts de la vallée d’Aure qui leur permet plus de prises en une semaine que les Français en trois ans. De plus, la Gestapo s’est installée sur place, redoutée de tous et plus encore des Juifs qu’elle veut à la fois dépouiller et éliminer. À Tardets, le lieutenant Gustave Dulgen est assisté par un adjudant interprète, Richard Wayland, qui, bijoutier de son état, fait main basse sur les bijoux et l’argent des familles juives Kelton et Brunberg, aussitôt arrêtées. On assure qu’en juin 1944, il a encore réussi à confisquer 700 à 800 000 francs de bijoux aux derniers Juifs interceptés.
Les filières d’évasion
21Dès la chute de la France s’étaient créés des réseaux et des filières chargés d’organiser le passage des Pyrénées pour une clientèle précise. D’emblée, le fameux Pat O’Leary du Secret Operation Executive (SOE) monta le réseau des Anglais, qui recruta ses collaborateurs parmi des civils ; les Belges – avec les réseaux Comète, Zéro, Luc, Sabot –, les Hollandais, les Polonais les imitèrent bientôt. Si nombre de Polonais étaient antisémites, la lutte contre les nazis les réunit dans une même action : ils ont établi des centres de réunion à Perpignan et à Ussat-les-Bains et créé notamment le réseau Wisigoth-Lorraine qui fit passer plusieurs Juifs de l’autre côté de la frontière [18]. D’une façon générale, les réseaux (appelés Buckmasters dans les Pyrénées, par référence au major Buckmaster, chef de la section française du SOE) ont souvent diversifié leurs clientèles en 1943 et 1944 et pris alors en charge des Juifs, de même que les maquisards du capitaine Courtiade qui font passer la frontière en juillet 1944, dans la région d’Aspet, à une vingtaine d’entre eux. Émilienne Eychenne a ainsi identifié 27 réseaux spécialisés dans le passage en Espagne. Mais il y en a eu certainement bien davantage, encore qu’il soit arrivé que des membres d’un réseau décimé participent à la constitution d’un autre. Le fait de ne pas avoir de frontières étanches caractérise de très nombreuses organisations, dont les réseaux français Maurice, Françoise, Martial. Mais il n’y eut pas de réseau véritablement spécialisé dans le passage des Juifs et ce fut peut-être une faiblesse, compte tenu de la spécificité du problème et des difficultés particulières inhérentes à ces évasions, notamment leur caractère familial, l’hétérogénéité des âges et les problèmes linguistiques.
22Les réseaux recrutaient évidemment des hôteliers, des cabaretiers, des petits commerçants, des infirmières, des universitaires [19], des prêtres, des guides de montagne parmi lesquels on pouvait trouver des passeurs. Il va de soi que les contrebandiers, s’ils étaient fiables, étaient des passeurs d’élite. On utilisa encore des bergers, des Espagnols réfugiés ou certains qui habitaient toujours de l’autre côté de la frontière.
23Évidemment, il fallait acquitter le prix du passage car l’organisation finissait par coûter cher. Encore fallait-il avoir la chance de n’être pas escroqué : la malheureuse famille juive Konkier, interceptée par les Allemands le 21 décembre 1942 près de Saint-Palais, avait donné 10 000 francs d’arrhes, mais la camionnette qui devait prendre la famille à quelques mètres d’une haie pour la conduire à Itxassou n’est jamais venue. Il y a eu parmi les passeurs des traîtres qui s’entendaient avec les Allemands contre une somme d’argent ainsi qu’une part des dépouilles des victimes. Considérés comme riches, les Juifs représentaient souvent une tentation forte. Mais les passeurs honnêtes (la majorité) prenaient des risques considérables et ont essuyé de lourdes pertes. Émilienne Eychenne a tenté d’en faire le bilan : pour environ 2 500 passeurs recensés, elle en compte 1 031 qui ont connu divers avatars ; 205 ont été déportés mais sont revenus, 5 tués en opération, 6 fusillés dans les prisons, 137 morts en déportation et 2 « suicides », contre 41 « brebis galeuses » seulement, soit 1,7 % du total [20].
24Ce qui reste hors d’atteinte de la statistique et des analyses, c’est l’épreuve vécue, l’accumulation des fatigues et des angoisses. Je connais certains des passages pour avoir souvent traqué la truite du côté espagnol, tout près de la frontière française, à portée des ravins de Remuñe, de Literola, particulièrement difficiles à redescendre, de l’Estos ou du Tabescan qui correspondent à la haute Ariège ou au Luchonnais, l’été ou le printemps, dans les meilleures conditions. Pourtant, même ainsi, la montagne peut être dure, surtout si éclate un orage qui vous trempe en quelques minutes ou vous mitraille et vous laisse grelottant. Imaginez ce décor en hiver, le double risque encouru, celui du passage, celui de l’arrivée, les interrogations, la conscience de l’injustice. Toutes ces sensations, cette angoisse, échappent à notre effort de reconstruction de la mémoire.
Notes
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[1]
Ainsi le fameux camp de Miranda.
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[2]
En 1920 en particulier, est créée la Casa Universal de Los Sefardies, institution influente destinée à promouvoir les relations entre Espagnols et Séfarades. Se reporter pour cette question à Isidro Gonzales Garcia, « Le retour des Sépharades en Espagne, 1854-1924 », in Les Juifs d’Espagne, histoire d’une diaspora 1492-1992, sous la direction de Henry Méchoulan, Paris, Liana Lévi, 1992, pp. 61-65 (N.D.L.R.).
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[3]
Ce décret ne sera finalement aboli qu’en 1992 par le roi Juan Carlos (N.D.L.R.).
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[4]
Voir le cas de la famille Naar présenté par Claudine Naar Cohen, « Españoles sin patria », Revue d’histoire de la Shoah. Le monde juif, n°169, mai-août 2000, pp. 195-225 : l’auteur publie en annexe le certificat de nationalité délivré par le consulat d’Espagne à Paris, le 27 juillet 1937, à Alberto Naar Castro, né à Salonique le 8 novembre 1890 (N.D.L.R.).
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[5]
Un livre existe sur ce sujet : Arno Lustiger, Shalom Libertad ! Les Juifs dans la guerre d’Espagne, 1936-1939, préface de Daniel Mayer, Paris, Cerf, coll. « Toledot-Judaïsme » (N.D.L.R.).
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[6]
Archivo General del Ministerio de Asuntos Extranjeros (AMAE), Série R, Paris, 2 et 24 octobre 1940. Les références aux interventions des diplomates doivent être recherchées dans la série R de ces archives, avec indication du siège diplomatique concerné.
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[7]
Cet ouvrage, publié à Paris en 1983 aux éditions France-Empire, a été réédité par les éditions Privat à Toulouse en 1998, dans une version presque intégrale.
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[8]
Haïm Avni, Espana, Franco y los Judios, Madrid, 1974 (traduction anglaise : Spain, the Jews and Franco, Philadelphie, The Jewish Publication Society of America, 1982).
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[9]
Federico Ysart, Franco y los Judios, Barcelona, 1973.
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[10]
Chaïm U. Lipschitz, Franco, Spain, the Jews and the Holocaust, New York, Ktav Publishing House, 1984.
-
[11]
Institution fondée par le judaïsme américain en 1914 pour venir en aide aux Juifs persécutés dans le monde. Elle finance largement la résistance juive et les activités de sauvetage pendant la guerre, avant de contribuer largement à la reconstruction des communautés d’Europe après 1945 (N.D.L.R.).
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[12]
Antonio Marquina et Gloria Ospina, Espana y los Judios en en siglo XX, ESpasa Universidad, Madrid, 1987. Quoique un peu tendancieux du fait de son opposition systématique au franquisme, cet ouvrage, sérieux et documenté, est d’un grand intérêt, notamment pour l’étude du décret de 1924, de ses prodromes et de ses suites.
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[13]
Émilienne Eychenne, Pyrénées de la Liberté, Toulouse, Privat, 1998, pp. 62-63.
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[14]
Ramon Serrano Suner, Entre les Pyrénées et Gibraltar, Genève, Éditions du Cheval Ailé, 1947 (édition en français d’un livre paru antérieurement en castillan), p. 136.
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[15]
Le 3 avril 1942, douze Juifs espagnols furent libérés de Drancy. Se reporter à Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944, édité et publié par Les fils et les filles des déportés juifs de France et par The Beate Klarsfeld Foundation, Paris, juillet 1993 (N.D.L.R.).
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[16]
Émilienne Eychenne, op. cit., pp. 215-218.
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[17]
Ibid., pp. 158-159.
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[18]
À noter en particulier le rôle du comte polonais Wysygota.
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[19]
Cf. les professeurs Dottin, Faucher, Sermet.
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[20]
Émilienne Eychenne, op. cit., p. 191.