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Article de revue

Les Juifs et la ligne de démarcation, 1940-1943

Pages 13 à 49

Notes

  • [1]
    Hermann Böhme, Entstehung und Grundlagen des Waffenstillstandes von 1940, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1960, p. 16.
  • [2]
    Le tracé de la ligne de démarcation divisait treize départements : Ain (99% du département sont non occupés), Allier, Basses-Pyrénées (aujourd’hui Pyrénées-Atlantiques), Charente, Cher, Dordogne, Gironde, Jura, Indre-et-Loire, Landes, Loir-et-Cher, Saône-et-Loire et Vienne.
  • [3]
    Bundesarchiv-Militärarchiv, Freibourg i. Br. : voir, entre autres, dans les archives du général allemand de liaison à Vichy (Deutscher General des Oberbefehlshaber West in Vichy), RH 31-Msg/1/2386, le manuscrit de Alexander F. von Neubronn, Ein soldat blickt zurückt. Errinerunger aus den Jahren 1939-1945, 1948, pp. 33 sq.
  • [4]
    Cf. en particulier : Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968 ; Michaël Marrus et Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981 ; André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Le Seuil, 1991 ; Renée Poznanski, Être Juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris Hachette, coll. « La vie quotidienne », 1994.
  • [5]
    Les archives de la Gendarmerie nationale (CAGN du Blanc dans l’Indre), du Commissariat général aux questions juives (Archives Nationales, série AJ38), du CDJC, de l’AIU, du secrétariat général du ministère de la Justice (AN/BB30), du Service historique des Armées (AN/AJ41), les archives allemandes (AN/AJ40 et Bundesarchiv-Militärarchiv, Freiburg i. Br.) et les archives départementales ont permis de mieux mesurer l’ampleur et la chronologie des exodes inter-zones, ainsi que les conséquences sur l’opinion et les relations franco-allemandes.
  • [6]
    SHAT, IP9 : « Note pour le franchissement de la ligne de démarcation », 9e Région militaire, État-Major, 2e bureau, Châteauroux, le 14 septembre 1940.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid. et CDJC, CCLVI.
  • [9]
    Renée Poznanski, op. cit., p. 55.
  • [10]
    Les premières expulsions commencent en octobre 1938 en direction de la Pologne. Elles concernent les Juifs nés Polonais et demeurant en Allemagne depuis longtemps. Le gouvernement polonais les refoula dans une zone neutre entre les deux frontières.
  • [11]
    À Wiesbaden, le général Doyen, très acerbe, signifie à la Commission allemande d’armistice son refus de voir la zone non occupée se transformer en « un déversoir de personnes jugées indésirables sur le territoire du Reich ». Documents français de la commission d’armistice, vol. IV, p. 98, 5 vol.
  • [12]
    Robert O. Paxton, « La spécificité de la persécution des Juifs en France », Annales ESC, mai-juin 1993, n°3, p. 612.
  • [13]
    ADAP, vol. X, n° 345, p. 399. Voir également la thèse de Barbara E. Trimbur, Francophile contre vents et marées ? Otto Abetz et les Français. 1930-1958, Thèse de doctorat en histoire sous la direction du Professeur Jean-Pierre Azéma, IEP de Paris, 2000, 3 vol..
  • [14]
    Léon Poliakov, L’Auberge des musiciens, Paris, Mazarine, 1981, p. 79.
  • [15]
    Ibid., p. 84.
  • [16]
    Robert Debré, L’Honneur de vivre, Paris, Stock, 1974, p. 214.
  • [17]
    Jacques Biélinky, Journal 1940-1942. Un journaliste juif à Paris sous l’Occupation, Paris, Le Cerf, 1992, p. 176.
  • [18]
    Philippe Erlanger, La France sans étoile. Souvenirs d’avant-guerre et du temps de l’Occupation, Paris, Plon, 1979, p. 176.
  • [19]
    Joseph Lubetzki, La Condition des Juifs en France sous l’Occupation allemande 1940-1944, Paris, éd. du Centre, 1945, pp. 171-172.
  • [20]
    Joseph Billig, Le Commissariat Général aux Questions Juives (1941-1944), Paris, éd. du Centre, 1960, vol. 3, pp. 149-179.
  • [21]
    CDJC : entre autres cotes, voir LXXV-210, LXXV-62 et CXCV-6.
  • [22]
    CDJC : LXXV-62.
  • [23]
    Ibid., LXXV-60 : traduction de la lettre du MBF à Xavier Vallat, le 25 novembre 1941, 5 p.
  • [24]
    Ibid., CX-148 : note pour Monsieur X. du SCAP, Paris, 30 octobre 1941 : « Situation des entreprises de négoce de tissus en zone libre ».
  • [25]
    M. Marrus et R. O. Paxton, op. cit., pp. 217 sq.
  • [26]
    AIU, CC4, rapport intitulé « Les Juifs à Paris sous l’Occupation allemande » ; cité également par R. Poznanski, op. cit., p. 83.
  • [27]
    Ibid., note de la DSA n° 3464/41 Az.03a.
  • [28]
    Archives privées, Jacques Delarue : ministère de l’Intérieur, Direction générale de la Police nationale, lettre de Rivalland n° 132 aux préfets, Paris, le 15 décembre 1941.
  • [29]
    Archives de la Gendarmerie nationale, CAGN, Le Blanc (Indre) : Rapport 3/4 confidentiel de l’adjudant X, commandant de la brigade de Montpon, 18e légion, « sur une organisation clandestine de passages d’israélites sur la ligne de démarcation », 15 décembre 1941.
  • [30]
    AN, AJ 38/60 : lettre de la direction de la police du territoire et des étrangers, 3 octobre 1941.
  • [31]
    Nous n’avons pas les chiffres pour les départements de la Charente, de l’Indre-et-Loire, du Loir-et-Cher et de la Vienne.
  • [32]
    AN, F1cIIII, préfecture de Châteauroux (Indre), rapport du 1er août 1942.
  • [33]
    AIU, CC 17 : d’après le compte rendu de la délégation régionale de Toulouse, le 25 juillet 1942.
  • [34]
    AN, BB30/1708, secrétariat général du ministère de la Justice : synthèse des rapports mensuels des commandants des légions de Gendarmerie (zone libre) : novembre 1941 à octobre 1942, rapport pour août 1942.
  • [35]
    CDJC, DCCXXXIV-3.
  • [36]
    Document anonyme de trente-six pages dactylographiées (septembre 1940 - printemps 1941), retrouvé au CDJC (archives de la F.S.J.F., DLXXXIX-I) ; cité par Adam Rayski dans Le Choix des Juifs sous Vichy. Entre soumission et Résistance, Paris, La Découverte, 1992, p. 21.
  • [37]
    Archives privées, Jacques Delarue : note de la section des questions juives du secrétariat général de la préfecture de Gironde au directeur de cabinet, 24 septembre 1942. Voir, entre autres, notre contribution ; « La ligne de démarcation entre Loire et Garonne », dans Paul Lévy, Jean-Jacques Becker (dir.), Les réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, Confolens, Les Annales de la Mémoire 1999, pp. 175-187 ; Paul Lévy, Élie Bloch. Être Juif sous l’Occupation, préface de René Rémond, La Crèche, Geste Éditions/ Histoire, 1999.
  • [38]
    Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz. Le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive, Paris, Fayard, 1983, t. 1, p. 180 et p. 452.
  • [39]
    AN, AJ38/258 : procès-verbaux des brigades de gendarmerie proches de la ligne de démarcation en Charente et dans la Vienne sur « les Juifs ayant passé clandestinement la ligne » et lettres du ministère de l’Intérieur, Police des questions juives pour le Fichier central. Voir CDJC, XXVI-51 : câble du poste douanier S.D. de Vierzon au BDS, 30 juillet 1942.
  • [40]
    Ibid. Il s’agit du terme employé dans les procès-verbaux, car il ne s’agissait pas dans ce cas d’arrestations en flagrant délit. Les Juifs repartaient librement après avoir consenti à répondre aux questions des gendarmes.
  • [41]
    AIU, CC17 : rapport de la délégation régionale du Consistoire central, juillet-août 1942 qui cite la note de la direction de la Police du Territoire et des Étrangers, 7e et 9e bureaux, aux préfets régionaux de Limoges, Toulouse, Lyon et Clermont-Ferrand en communication aux préfets de la ligne de démarcation, Vichy, le 8 août 1942.
  • [42]
    Ibid. : télégramme du 7e bureau n°11373, Police nationale, circulation intérieure, envoyé aux préfets d’Agen, Bourg, Châteauroux, Limoges, Lons-le-Saunier, Mâcon, Moulin, Pau, Périgueux et aux sous-préfets de Confolens, Montmorillon, Saint-Amand-Montrond, le 29 juillet 1942.
  • [43]
    CDJC, XXIV-5a et LXXV-73 à 80 : note de Speidel, 20 septembre 1940.
  • [44]
    AIU, CC67-Fonds Kiefe : note de Robert Kiefe sur sa conversation avec Jardin, le 3 juin 1942 – entretien d’une demi-heure. Se reporter à Simon Schwarzfuchs, Aux prises avec Vichy. Histoire politique des Juifs de France (1940-1944), Paris, Calmann-Lévy, 1998, pp. 248 sq.
  • [45]
    Ibid. : entrevues Jardin/Kiefe des 22/23 octobre 1942 et conversation avec M. Aube, le 7 novembre 1942.
  • [46]
    Il y avait en zone non occupée sept délégations régionales : Brive, Clermont-Ferrand, Grenoble, Limoges, Lyon, Marseille et Toulouse.
  • [47]
    AIU, CC17 : dossier « délégations régionales », délégation du Puy-de-Dôme, le 30 juin 1942.
  • [48]
    AIU, CC2 : P.V. de la section permanente, 27 juillet 1942, paragraphe II du chapitre intitulé « Relations entre le CC et l’UGIF », p. 2.
  • [49]
    CDJC, CCXII-59, Limoges, 28 août 1942 ; voir aussi, à propos du Comité Amelot, Claudine Vegh, Je ne lui ai pas dit au revoir ; des enfants de déportés parlent, Paris, Gallimard, 1979, p. 61.
  • [50]
    Renée Poznanski, op. cit., p. 395.
  • [51]
    Par exemple, le douzième convoi de zone non occupée du 5 septembre 1942 comprenait, parmi un total de 1 041 Juifs, 411 personnes arrêtées très certainement par les Allemands au moment de franchir la ligne de démarcation et internées au camp de Monts (37).
  • [52]
    Voir le détail des convois dans Serge Klarsfeld, Le Calendrier…, op.cit.
  • [53]
    C’est Darquier de Pellepoix qui l’annonça à la Radio d’État.
  • [54]
    Pour ce faire, voir les négociations de la délégation française d’armistice à Wiesbaden.
English version

1L’armistice signé avec la France le 22 juin 1940 présente plusieurs avantages pour l’Allemagne : il empêche l’armée française de poursuivre la guerre depuis les bases de l’Empire ; il permet de retourner le maximum de forces contre l’Angleterre et, surtout, il donne au Reich la possibilité de tenir en mains les ressources économiques du pays vaincu.

2Aussi l’établissement de la ligne de démarcation n’est-il pas une marque de mansuétude de Hitler, mais il doit plutôt être compris comme un sursis, en attendant un hypothétique traité de paix ou… une occupation totale, envisagée lors de la préparation du texte d’armistice [1]. Son tracé n’épouse pas la ligne de cessez-le-feu. Les articles 2 et 3 de la convention d’armistice en font un véritable obstacle pour l’administration, pour l’économie de la France, mais aussi pour toutes les personnes – françaises et étrangères – présentes sur le sol national [2]. Elle est du ressort du MBF, de l’ambassadeur Otto Abetz et de Hitler. Ceux-ci en font un instrument de chantage, même si les archives allemandes conservées à Freiburg montrent l’existence de nombreux désaccords intervenus entre eux sur ce sujet [3].

3Quel rôle la ligne de démarcation a-t-elle joué dans le sort des Juifs ? Comment le gouvernement de Vichy a-t-il transformé son versant non-occupé en un obstacle redoutable pour le passage clandestin, qu’ils sont nombreux à tenter, mais aussi pour leurs biens ? La ligne de démarcation – tamis vite transformé en piège – fut-elle plus fatale aux Juifs du côté français ou du côté allemand ? Au rythme des persécutions, quelle perception les Juifs en eurent-ils ? À partir de la fin de 1941, année où se multiplient les rafles, quel espoir la « frontière » entre une zone occupée par les nazis et une zone dite « libre » pouvait-elle susciter ?

4L’historiographie s’est abondamment penchée sur la politique antisémite de Vichy [4], mais on ne s’est guère intéressé encore aux consignes données aux postes français de surveillance à la ligne de démarcation. Or, combien d’« indésirables », de Juifs – français et étrangers – furent internés, refoulés, déportés, envoyés dans les Groupements de travailleurs étrangers (GTE), après une interpellation sur un point de passage inter-zones ? Il est vrai que les sources relatives aux passages clandestins de Juifs sont partielles, même si l’on peut recourir à des sources orales et à certains documents des organes répressifs allemands et français. Elles évoquent cependant le sujet lorsqu’il prend de l’importance, c’est-à-dire après chaque mesure anti-juive en zone occupée [5]. La littérature et les mémoires fournissent une somme impressionnante de récits sur de telles tentatives. Souvent romancés, voire épiques ou héroïques, ils ne correspondent pas toujours, cependant, à la réalité multiforme des risques encourus et donnent assez peu d’informations sur la ligne de démarcation. Pour autant, certaines sources imprimées sont précieuses, tels les textes de Robert Debré, de Léo Hamon, d’Annie Kriegel, de Léon Poliakov…

5Nous nous proposons donc d’étudier d’abord les conséquences humaines et économiques de l’instauration de la ligne pour les Juifs, entre la fin de l’été 1940 et le printemps 1941. Nous analyserons ensuite les ambiguïtés et les paradoxes du régime de Vichy dans le regard porté sur les premières grandes vagues de passages clandestins de Juifs en 1941, ainsi que les réactions suscitées dans l’opinion publique. Enfin, notre investigation s’arrêtera plus longuement sur 1942, année des premières déportations.

Été 1940 - printemps 1941 : l’ambivalence des premiers passages

6Dès juillet 1940, les états-majors militaires français développent des contacts avec les gardiens allemands de la Demarkationslinie et peuvent dégager quelques règles qui ne sont pas ne variatur[6]. Parmi les nombreuses consignes données aux préfectures les plus proches, il est stipulé notamment que le passage de la ligne de démarcation doit se faire « sans esprit de retour ». La liste des personnes autorisées à la franchir dans le sens Sud-Nord comprend les réfugiés (hollandais, luxembourgeois, belges, autrichiens et ressortissants des pays occupés par l’Allemagne), les Alsaciens-Lorrains de « race et de langue allemandes » et les Français appartenant aux catégories suivantes : ceux qui habitaient, avant les combats, entre la ligne de démarcation et la ligne du Nord-Est, les travailleurs des mines de houille du bassin de Lens-Béthune et leurs familles, les gendarmes français « munis d’une autorisation du MBF », ainsi que les « Juifs de toutes catégories munis de pièces en règle [7] ». Néanmoins, dans une note de bas de page, les états-majors mentionnent que certains postes allemands refoulent les Juifs en zone non occupée [8]. Or, 100 000 Juifs auraient emprunté les routes de l’exode, soit près de la moitié des Juifs de France [9]. Parmi les Juifs français, un tiers serait rentré à Paris, soit 30 000 personnes environ.

7Dans les premières semaines de l’Occupation, le contrôle français, situé en face des postes allemands, effectué par des bribes de l’armée d’armistice, est quasi inexistant ou très inefficace. Les moyens matériels sont dérisoires. Mais le régime vichyste s’attelle assez vite à tenter de régler le problème du passage des Juifs.

8En 1940, le Reich nazi poursuit son projet d’expulsion des Juifs d’Allemagne, commencé en 1938 [10]. Il dévoile très vite certains de ses desseins raciaux en transformant la ligne de démarcation en « déversoir [11] » de Juifs allemands vers la zone non occupée. Vichy montre également un zèle particulier à refuser l’arrivée de ces Juifs rejetés dans la zone non occupée. Les hommes de Vichy vivent dans la hantise de la crise des réfugiés des années trente et d’un afflux incontrôlé de personnes peu « désirées ». Corrélativement, les Allemands pensent que la France est incapable de prendre des mesures raciales.

9Vichy se voit forcer la main, une première fois, en juillet 1940 : 3 000 Juifs d’Alsace sont expulsés dans des conditions dramatiques. En zone non occupée, les réactions de l’opinion publique face à ce premier exode sont faibles. Le 8 août 1940, sans préavis, 1 400 Juifs allemands réfugiés à Bordeaux sont expulsés en zone non occupée. Le 22 octobre 1940, un peu plus de 6 500 Juifs du Pays de Bade et de Sarre-Palatinat sont convoyés en train, de nuit, vers Lyon, franchissant la ligne de démarcation à Chalon-sur-Saône, l’un des principaux carrefours officiels du passage inter-zones (avec Vierzon, Moulins-sur-Allier, Langon). Les nazis se sont débarrassés de quelques-uns de « leurs » Juifs, à la grande fureur des responsables vichystes qui n’ont pas été avertis. Ils souhaitent renvoyer ces Juifs ipso facto de l’autre côté de la ligne de démarcation, mais en vain [12]. Le lendemain, Pétain, humilié, rencontre Hitler à Montoire. Devant les vives protestations françaises, les Allemands renoncent à l’expulsion des Juifs de Hesse, ce qui ne les empêche pas, comme le montrent des rapports de gendarmerie, de faire passer discrètement quelques autres Juifs de l’autre côté de la ligne, en 1941.

10Ainsi, les dirigeants de la ville thermale font-ils de cette limite une sorte de « cordon sanitaire », même si la zone non occupée n’est pas encore devenue pleinement une zone de refuge pour les Juifs fuyant la zone occupée. Cependant, l’ordonnance du MBF du 27 septembre 1940, premier texte d’une longue série de lois d’exception, confirme l’usage que les Allemands peuvent faire d’une « frontière » imposée : elle interdit notamment le retour des Juifs de la zone non occupée vers la zone occupée. L’idée vient d’Otto Abetz, l’ambassadeur du Reich à Paris, qui l’a conçue dès le mois d’août 1940, Hitler ayant « l’intention d’évacuer tous les Juifs hors d’Europe après la guerre [13] ». Le passage clandestin de la ligne de démarcation est l’objet d’une ordonnance allemande en date du 4 octobre 1940, « interdisant le passage sans autorisation », publiée au JO le 17 octobre et communiquée à la presse le 18 : « Toute personne qui passe sans autorisation la ligne de démarcation […] dans la zone non occupée sans l’autorisation prescrite, sera punie. » Les peines encourues vont de l’amende à la condamnation à mort, en cas de passage de renseignements. Évidemment, pour les Juifs, ces risques se doublent de toutes les mesures discriminatoires prises à leur encontre, de part et d’autre de la ligne. Ils sont des passagers clandestins spécifiques, évidemment plus vulnérables que les autres.

11Certes, la ligne est une gêne pour le « royaume » de Pétain et sa suppression est vivement souhaitée, mais paradoxalement, à la moindre menace allemande, le régime se cache derrière elle comme derrière un écran protecteur. Dès qu’il s’agit du passage de Juifs, Vichy évoque la ligne comme s’il s’agissait des nouvelles frontières septentrionale et occidentale de la France. À la fin de l’automne 1940, elle est devenue un outil pour la mise en place de mesures anti-juives allemandes. Vichy peut-il constituer une protection ? Le premier statut des Juifs promulgué par Vichy ouvre une voie inverse. Dès lors, les Juifs des deux zones sont placés devant des choix délicats.

12La ligne de démarcation est éloignée des principaux lieux de vie traditionnels des Juifs de France. Avant la guerre, ces derniers habitaient surtout la région parisienne, l’Alsace et quelques grandes villes comme Lyon, Marseille, Bordeaux et Nice. Dans le reste du pays, ils étaient disséminés en très petits groupes : les historiens estiment que seuls 50 000 Juifs n’habitant pas les zones sus-mentionnées vivaient parmi les 33 millions de Français. L’exode et les combats de 1940 ont fait éclater les cadres culturels, sociaux et politiques des Juifs français et étrangers. La ligne de démarcation renforce cette situation. Elle entrave le fonctionnement des œuvres d’entraide juives, car toutes ou presque se sont installées en zone non occupée. La ligne crée donc une distance entre les Juifs restés à Paris et les centres de décision communautaires.

13Pour les Juifs de la zone non occupée désireux de retourner en zone occupée, le passage clandestin est, à partir de septembre 1940, la seule issue. Dans ces conditions, de nombreux Juifs démobilisés restent bloqués en zone non occupée. Mais pour les Juifs de zone occupée, la question se pose : que faire ? Tout dépend en fait des moyens financiers et du choix de conscience de chacun.

14La situation des Juifs étrangers est plus problématique ; sans attache familiale en zone non occupée, ils sont plus facilement repérables par leur accent étranger ou par leur absence de maîtrise du français. En octobre 1940, Léon Poliakov pose cette question pleine de confusion et d’incertitude : « On fait des projets d’évasion, mais vers quel havre [14] ? » Doit-il retourner en Union soviétique, son pays natal ? La ligne de démarcation est de toutes façons une étape du périple, mais la traversée exige notamment de rémunérer les passeurs. En 1940, il ne lui en coûte « que » 300 francs. Mais il hésite longtemps et, arrivé en zone non occupée, il s’exclame : « J’étais en zone libre ! Mais était-ce la liberté [15] ? » Contrairement à lui, beaucoup de Juifs russes réfugiés en zone non occupée regagnent Paris, n’envisageant pas de pouvoir vivre ailleurs que dans leur appartement de la capitale. Ils n’ont aucun autre point de chute. Robert Debré choisit lui aussi de rester à Paris, malgré les objurgations de son ami Jean Chiappe de quitter au plus vite la zone occupée pour la zone libre, plus sûre, pense-t-il [16]. Dans son journal, Jacques Biélinky [17], journaliste, évoque à plusieurs reprises les dangers du passage de la ligne de démarcation et le sort enviable des Juifs qui se trouvent déjà en zone non occupée. Il souligne le fait qu’être juif à Paris n’est pas facile : le fromage, les œufs, le café manquent, et même si l’interdiction des envois de colis inter-zones est levée, les Juifs immigrés ne bénéficient que très rarement d’un réseau familial ou amical qui pourrait leur faire parvenir les produits du terroir.

15Il y a enfin une catégorie – minoritaire – de Juifs, que nous qualifierons de « légalistes », qui respectent scrupuleusement toutes les lois allemandes et vichystes et pour laquelle le franchissement de la ligne de démarcation n’a aucun sens. Il en est même pour penser que le passage clandestin est une trahison et une lâcheté. Tel est le cas, par exemple, de René Blum, ancien directeur du Ballet de Monte-Carlo et frère de Léon Blum, à propos duquel son ami Philippe Erlanger écrit : « René ne saurait admettre ma fuite. Il répète : il faut tenir, témoigner. À ses yeux, je deviens un déserteur [18]. »

16En septembre 1940, les Juifs sont encore des citoyens comme les autres. Certains franchissent le pas, d’autres non. Cependant, si en 1940 la ligne est encore, pour les Juifs français, un obstacle assez facilement surmontable, elle constitue déjà, en revanche, une frontière économique et financière de premier ordre pour les biens et les fonds.

17Dans les premiers jours de l’Occupation, une certaine panique gagne les banques et les compagnies d’assurances françaises. Dans les archives de la Banque de France, on relève une série de consignes précises sur les transferts de fonds juifs. Avant la guerre, ces ressources étaient presque exclusivement concentrées en région parisienne. Parmi les mesures françaises et allemandes sur les fonds et les biens juifs, il faut rappeler les éléments suivants :

  • La quatrième ordonnance allemande du 28 mai 1941, publiée dans le Recueil des ordonnances allemandes (Verordnungsblatt) du 10 juin 1941, interdit tous les mouvements des fonds juifs en zone occupée [19] ;
  • Par l’article 24 de la loi du 22 juillet 1941, le régime de Vichy prévoit la nomination d’« administrateurs provisoires des entreprises privées de leurs dirigeants, […] lorsque les propriétaires ou les dirigeants des entreprises sont juifs » ;
  • La note du 25 août 1941, produite par le Commissa-riat général aux questions juives (CGQJ), aggrave les mesures allemandes. Les Juifs réfugiés en zone non occupée et qui disposent de ressources en zone occupée ne peuvent plus recevoir de « subsides alimentaires », sauf dérogation très exceptionnelle. Combien de Juifs bloqués ou rejetés en zone non occupée voient ainsi leurs biens et leurs fonds prisonniers en zone occupée ? La ligne de démarcation est à l’origine de la ruine de nombreuses familles juives. Les banquiers, les notaires et les assureurs ne peuvent plus se faire payer par les Juifs. Les loyers des appartements parisiens ne sont plus acquittés, sinon par des détours très dangereux. Les interdictions et les limitations qui frappent l’acheminement du courrier constituent également une gêne considérable.
Outre le problème des transferts de fonds et de biens, la ligne de démarcation devient donc une cloison étanche pour le fonctionnement de centaines d’entreprises juives [20]. Dès l’automne 1940, les nazis lancent le processus d’« aryanisation » en zone occupée. Vichy s’emploie dès lors à éviter tout débordement de la législation allemande en zone non occupée. Cela est patent lorsque l’on étudie de plus près l’aryanisation des entreprises « à cheval sur les deux zones [21] ». L’existence de la division sert souvent de prétexte aux Allemands, pour savoir ce qui se passe en zone non occupée ; les entreprises juives actives dans les deux zones, peuvent leur en donner les moyens. Des Juifs réfugiés en zone non occupée créent de nouvelles entreprises, alors que leur capital est resté en zone occupée. À l’évidence, les Allemands désirent voir les pouvoirs des administrateurs provisoires de la zone occupée s’étendre à l’ensemble du territoire français. Mais les autorités de Vichy ont prévenu cette pression par la loi du 10 septembre 1940 et son décret d’application du 16 janvier 1941 : elles peuvent limiter les prérogatives des administrateurs provisoires, en se retranchant derrière la ligne de démarcation pour empêcher leur élargissement en zone non occupée. Sans cesse, le MBF demande des précisions au gouvernement du maréchal Pétain, qui élude la question. Par une lettre du 16 avril 1941, Jean Bichelonne répond ainsi qu’un Commissariat général aux questions juives a été créé et qu’il va s’occuper de ces problèmes [22].

18Des joutes épistolaires acerbes s’engagent entre Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives, et le MBF Pour le Troisième Reich, la ligne de démarcation ne doit pas être un obstacle à l’aryanisation des entreprises juives. Le 25 novembre 1941, le MBF écrit à Xavier Vallat : « […] Avec une aryanisation unifiée des entreprises pour la France tout entière, il faudra aboutir nécessairement à un accord des deux gouvernements, alors qu’à l’heure actuelle, l’aryanisation se fait par tronçons dans les deux zones [23]. »

19Des entreprises juives de zone non occupée continuent à bénéficier d’un approvisionnement venu de la zone occupée. On peut lire par exemple dans le rapport d’un administrateur provisoire au SCAP (Service de contrôle des administrateurs provisoires), en date du 30 octobre 1941 : « Il y a malheureusement de nombreux israélites qui, une fois en zone libre, ont pu obtenir un nouveau Registre de Commerce et monter une nouvelle Maison [24]. » Et de citer le cas d’une entreprise textile, la Maison L., qui, restée à Paris, n’obtient plus aucun approvisionnement en tissu de ses anciens fournisseurs qui servent exclusivement la nouvelle Maison L.-bis, établie à Castres, en zone non occupée.

20En fait, ce qui intéresse Xavier Vallat c’est « le transfert vers le Sud des ressources économiques des Juifs [25] ». Il se joue à plusieurs reprises des accords contractés avec le Docteur Blanke, chargé de l’aryanisation au MBF, bien que sa marge de manœuvre reste toujours très étroite ; il parvient in extremis à maintenir des administrateurs provisoires séparés de chaque côté de la ligne de démarcation. Le transfert de toutes les richesses des Juifs d’une zone à l’autre eut des conséquences sur l’ensemble de l’économie française.

21Jusqu’au printemps 1941, le choix fait par certains Juifs de rester en zone occupée, pour ne pas abandonner leurs biens, peut se justifier. Mais de nouvelles mesures les obligent bientôt à envisager le départ.

1941 : espoir et piège

22Le statut des Juifs du 3 octobre 1940 représente une première étape destinée à montrer aux Allemands une certaine bonne volonté française, conforme en particulier à la vision géopolitique de Pierre Laval. Il s’agit également d’affirmer un antisémitisme rival. La ligne de démarcation prend alors un autre visage.

23La surveillance française sur la ligne se structure et se renforce au long de l’année 1941, au rythme d’un antisémitisme qui va crescendo et de pressions allemandes de plus en plus lourdes. L’espoir d’une paix imminente faiblissant, les dirigeants de Vichy souhaitent avant tout établir ou maintenir le peu de souveraineté administrative qui leur reste en zone occupée. L’indifférence et le silence de l’opinion facilitent la liberté d’action des antisémites. Et cela d’autant plus que la situation socio-économique des Juifs ne cesse de s’aggraver : d’après un rapport du Consistoire central, à l’été 1941, près de 50% des Juifs n’ont plus aucun moyen d’existence [26].

24Sur la ligne de démarcation, la répression française s’amplifie progressivement pour se durcir vraiment durant le second semestre de 1941. La création du CGQJ, le 29 mars, aggrave le sort des Juifs du côté français de la ligne. Les deux statuts des Juifs du 3 octobre 1940 et du 2 juin 1941, ainsi que la loi du 22 juillet 1941 sur l’aryanisation des biens juifs, avaient déjà rendu encore plus insoutenable la situation des Juifs dans les deux France.

25À partir du printemps 1941, l’étau de la répression se resserre de chaque côté de la ligne, qui commence alors à jouer pleinement son rôle de « filet à Juifs », un filet aux mailles plus étroites encore pour les Juifs étrangers. Octobre 1941 voit la création de la Police aux questions juives (PQJ) dans les deux zones. Le 23 octobre 1941, le gouvernement de Vichy a demandé la fermeture de cinq points de passage aux ressortissants étrangers : Saint-Aignan (Loir-et-Cher), Levet (Cher), La Rochefoucault (Charente), Digouin et Varenne-Rouillon (Saône-et-Loire) [27]. Le 3 novembre 1941, le personnel de police est renforcé. Le 27 novembre 1941, des journaux de zone sud annoncent à leurs lecteurs que les préfets ont reçu pour instruction de renforcer la surveillance à la ligne de démarcation et d’interner les israélites étrangers qui la franchiraient clandestinement.

26Cependant, la zone non occupée ressemble de plus en plus à un mirage de liberté pour de nombreuses familles juives, et plus encore après les premières rafles parisiennes de la mi-mai 1941, des 15 et 20 août 1941 (4 230 personnes arrêtées dans le XIe arrondissement de Paris par les policiers français et allemands), du 12 décembre 1941 (avec les premières arrestations de personnalités juives françaises). À cela s’ajoutent, le 14 décembre, une amende d’un milliard à payer par les Juifs de la zone occupée, la déportation vers l’Est « d’un grand nombre d’éléments judéo-bolcheviques » et l’exécution de cent otages. Après cette date, les autorités françaises informent les postes de police et les brigades de gendarmerie de la probable arrivée massive de Juifs à la ligne de démarcation, à la suite de l’arrestation de plusieurs personnalités juives. C’est alors que l’on peut situer le début de la deuxième vague de passages clandestins de Juifs, après celle qui a suivi la signature de l’armistice. Il y a bien eu des passages réguliers depuis l’armistice, mais seulement de manière ponctuelle. Ce nouvel afflux est le résultat de la prise de conscience, par un grand nombre de Juifs, de l’aggravation de la situation en zone occupée. Le premier flux d’envergure, à une échelle jusqu’alors inconnue pour les Juifs, commence alors dans le sens Nord-Sud. On imagine avec quelle précipitation les Juifs en fuite ont préparé leur départ. Certains, sans doute, hésitaient depuis plusieurs semaines.

27En décembre 1941, la ligne de démarcation devient ainsi un véritable piège, surtout pour les Juifs étrangers. Par exemple : le 15 décembre 1941, trois jours après la rafle des personnalités parisiennes, une lettre envoyée par le secrétaire d’État à l’Intérieur Rivalland fait remarquer aux préfets : « J’ai constaté une sérieuse recrudescence des passages clandestins de la ligne de démarcation, par des israélites étrangers [28] ». Afin d’y mettre fin, le ministre suggère que soit publié dans la presse un communiqué annonçant un renforcement de la surveillance sur la ligne et l’internement des Juifs étrangers arrêtés en tentant de la franchir illégalement. Ce même 15 décembre, des brigades de gendarmerie limitrophes de la ligne constatent une importante augmentation du nombre de passages clandestins de Juifs. Certaines d’entre elles s’emploient, avec plus ou moins de zèle, à les réprimer. Depuis début décembre, en Gironde, les brigades stationnées dans la périphérie de la circonscription de la brigade de Montpon, en bordure de la ligne, organisent une surveillance étroite des hôtels. Dans un rapport du 15 décembre, le commandant précise que « des embuscades tendues par la brigade de Montpon, de jour comme de nuit, n’ont pas réussi à établir les déplacements de passages clandestins aiguillés par lesdits trafiquants [29] ». Il s’agit de passeurs, activement recherchés, que la terminologie utilisée présente comme de véritables criminels. Dans la plupart des cas, ils sont mus surtout par l’appât du gain et, parfois même, ils renseignent les gendarmes et les policiers en poste sur la ligne, dénonçant ceux qu’ils sont supposés aider. Les Allemands montent des embuscades et infiltrent des réseaux clandestins.

28Le problème se pose aussi pour les « frontaliers » : l’arrivée inhabituelle et massive de Juifs dans les communes de démarcation ne peut guère passer inaperçue. La présence soudaine de dizaines, voire de centaines de fugitifs dans ces villages « frontaliers » trouble en effet la vie quotidienne de la population locale qui ignorait souvent jusque-là ce qu’était un Juif. Aux yeux de beaucoup, ce ne sont pas tant des Juifs qui échouent ainsi près de la ligne, que des « étrangers » à la communauté villageoise, qui déferlent dans la région en des temps de pénurie alimentaire croissante. Le 15 septembre 1941, d’après les archives du CGQJ [30], 109 244 Juifs résident en zone non occupée, dont 57 000 Français et 53 000 étrangers, parmi lesquels 9 250 internés. Serge Klarsfeld, dans Vichy-Auschwitz, donne à peu près les mêmes chiffres, qui sont néanmoins à prendre avec prudence.

29Pour autant, dans les parties libres de neuf des treize départements divisés [31] par la ligne, il y a 24 704 Juifs, dont 10 302 étrangers. Or, l’Ain, l’Allier, les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques actuelles), le Cher, la Dordogne, la Gironde, le Jura, les Landes et la Saône-et-Loire comptaient peu ou pas de Juifs avant la guerre, à la différence de la Gironde, avec l’ancienne communauté de Bordeaux. L’exode de mai-juin 1940 et la fuite devant les mesures allemandes en zone occupée ont considérablement grossi le nombre de Juifs en zone non occupée. Sur onze des treize parties non occupées des départements divisés (le Loir-et-Cher et la Saône-et-Loire ne sont pas comptabilisés), huit comptent plus de mille Juifs. En Dordogne, des milliers de Juifs alsaciens et lorrains sont arrivés au printemps 1940. À l’exception des Basses-Pyrénées, où 3 500 Juifs (sur 7 154) sont internés au camp de Gurs, l’afflux imprévu de Juifs dans les villages et les petites villes suscite des comportements contrastés : les attitudes oscillent entre le rejet, variable suivant les régions, l’indifférence et l’entraide.

30La lecture des rapports des brigades de gendarmerie implantées dans un rayon d’environ quarante kilomètres de part et d’autre de la ligne, ne montre pas, dans l’ensemble, une opinion publique hostile aux Juifs – sauf en Dordogne, en Gironde et dans la Vienne. Dans ces trois départements, les rapports des préfets paraissent sensibles au moindre frémissement de l’opinion. Par exemple, à Limoges (en Haute-Vienne, totalement non occupée), le chef de la PQJ, Joseph Antignac, se montre particulièrement efficace en matière de propagande anti-juive. De même, les préfets de certains départements proches de la ligne, mais non divisés, n’hésitent pas à lancer des diatribes anti-juives. Ainsi cette réaction du préfet de l’Indre, le 1er août 1942 : « De nombreux Juifs qui fuient la zone occupée continuent d’affluer dans le département de l’Indre. Possédant beaucoup d’argent en général, ils se ravitaillent dans les fermes en payant les denrées au-dessus de la taxe. […] Hier encore, plus de cent quarante israélites sont arrivés dans l’Indre en passant en fraude la ligne de démarcation. Dans la plupart des villes, il est impossible de trouver le moindre logement ni aucune chambre dans les hôtels. […] Ravitaillement souvent désaxé dans les villes par cet afflux de bouches à nourrir [32]. » Plusieurs maires, tel celui de La Réole (Gironde), interdisent l’accès des hôtels à tous les Juifs [33]. Le commandant militaire de la Dordogne rend également compte à Vichy des informations qu’il détient sur le passage clandestin de Juifs.

31C’est en Dordogne que nous trouvons le plus grand nombre de rapports de police et de gendarmerie ouvertement anti-juifs. L’arrivée de Juifs, par vagues plus ou moins amples, pèse sur l’économie des régions traversées par la ligne de démarcation et donc sur l’opinion. Plus que d’antisémitisme véritable, il s’agit du rejet de ce qui est « autre » et dont on craint la concurrence. En fait, les rapports de la PQJ et de la SEC (Section d’enquête et de contrôle), plus rarement ceux des préfets et des gendarmes, ont tendance à exagérer à dessein la réaction négative de l’opinion riveraine. Dans les sources que nous avons consultées, rien n’indique que celle-ci ait été plus antisémite que celle des Français demeurant à l’intérieur des zones. Les Juifs à la recherche d’un lieu d’accueil sont, là comme ailleurs, avant tout les « bouches à nourrir » et des acheteurs enviés, car ils disposent apparemment d’un meilleur pouvoir d’achat.

1942, le tournant : transgression et répression

32Le second semestre 1942 peut être considéré comme le « semestre terrible », car le pic des arrestations de passagers juifs clandestins à la ligne de démarcation est sans précédent. Par rapport à 1940, le franchissement clandestin est devenu très risqué pour les Juifs ; chacun le perçoit comme définitif ou, du moins, sans espoir de retour immédiat. Vichy fait de la ligne une zone de capture, de comptage et de répression systématiques contre les filières organisées et les passeurs individuels, rémunérés ou non. Dans de nombreux cas, la ligne de démarcation est devenue un lieu d’arrestation et une étape vers la déportation. Les Juifs étrangers ont été les premiers visés par la politique d’exclusion vichyste et allemande. Bien avant le retour de Pierre Laval au pouvoir et bien avant l’arrivée du SS Heydrich en France, la collaboration policière franco-allemande fonctionne à plein. Ce qui se passe sur la ligne en témoigne. En 1942, les Juifs français sont devenus à leur tour des « étrangers » et de nouveaux « Juifs errants » dans leur propre pays.

33Le passage est ce qui est le plus difficile à saisir pour le chercheur, en raison de la clandestinité de l’action, de son caractère souvent spontané, effectué dans l’urgence, individuellement. Dans la plupart des cas, il n’a laissé aucune trace. Néanmoins, on peut en souligner l’aspect particulièrement dramatique : les passagers clandestins ne peuvent choisir ni la saison ni le lieu de leur passage. Si nous avons remarqué dans nos études antérieures que les passages étaient en général moins nombreux en hiver, cette donnée ne vaut pas pour les Juifs. Bien sûr, les conditions du passage hivernal sont plus difficiles encore que le reste de l’année, dans les secteurs montagneux ou escarpés de la ligne (Jura et contreforts des Pyrénées). Plus que d’autres sans doute, les Juifs sont à la merci de faux passeurs, de passeurs cupides ou voleurs. Toutefois, il y eut des bénévoles qui rendirent service et qui refusèrent de laisser se perdre des familles en fuite, juives ou non. La capture par les douaniers allemands était fréquente. La ligne n’était pas toujours marquée par des barbelés ou des guérites. Seules les patrouilles connaissaient le terrain.

34L’organisation du passage clandestin en général naît à l’initiative de filières et de réseaux spécialisés (les cheminots, par exemple), d’organisations aux activités multiples, mais aussi de personnes agissant à titre individuel, habitant ou non sur la ligne de démarcation. Les réseaux ont souvent des relais répartis sur plusieurs centaines de kilomètres (le réseau « Comète » commence en Belgique, la filière dite « de Vierzon » part de la région de Saint-Lô, dans la Manche ; il en va de même pour les réseaux « Marie-Odile », « Hector », « Zéro France »…), du nord de l’Europe jusque vers la ligne de démarcation, puis de celle-ci jusque vers des destinations diverses en zone non occupée, comme les frontières extérieures, en vue d’une émigration. Au final, il s’agit aussi de ne pas être refoulé ou capturé en arrivant aux frontières franco-suisse ou franco-espagnole.

35Les Juifs franchissent clandestinement la ligne selon les combinaisons les plus variées : seuls, en famille, avec ou sans aide. L’assistance peut commencer par une prise en charge dès Paris ou la Belgique ou bien seulement aux abords de la ligne. Certains sont détroussés par des faux passeurs. Les passagers juifs emportent souvent avec eux de fortes sommes d’argent en liquide, des bijoux et de l’argenterie. Des procès-verbaux de gendarmerie, établis après l’interpellation de Juifs à la ligne de démarcation, mentionnent des sommes de 10 000, 20 000, voire 50 000 francs dissimulés dans les valises ou dans les vêtements des malheureux égarés. Un trafic du désespoir s’est donc organisé, dont nous ne pouvons pas mesurer toute l’ampleur. Un rapport de la gendarmerie jurassienne signale en août 1942 que, « sans que la chose ait pu être vérifiée, certains passeurs, profitant de la situation faite aux Juifs de la zone occupée, se spécialiseraient dans le passage clandestin de cette catégorie de voyageurs. Des sommes absolument scandaleuses (2 000 francs pour le passage du Doubs, 5 à 8 000 francs pour le voyage Paris-zone libre, 30 à 40 000 francs pour le trajet Belgique-zone libre) seraient réclamées par ces passeurs sans scrupules [34] ». La zone non occupée continue donc de symboliser pour des milliers de Juifs la liberté. La souveraineté du gouvernement français sur la zone libre ne les protègerait-elle pas contre les internements, les rafles et les déportations, comme elle leur avait évité le port de l’étoile jaune ?

36Il y a quelques rares passeurs juifs, même s’il est très malaisé de les retrouver dans les archives. Un cas intéressant est enregistré par le CGQJ de Lyon, le 18 septembre 1942 [35]. Une filière organisée par un Juif polonais a été démantelée une semaine auparavant. Mais, semble-t-il, ledit passeur se faisait rémunérer par de très fortes sommes d’argent. Les passagers juifs sont souvent les plus riches des candidats à l’évasion, passant aux côtés de résistants en danger ou d’organisateurs de réseaux, de pilotes d’avions alliés abattus, d’hommes cherchant à rejoindre la France libre, de prisonniers évadés… Leurs moyens financiers leur permettent de rémunérer des passeurs, de louer une maison en zone non occupée. Les Juifs français ont souvent des attaches familiales ou des relations amicales en zone dite libre et le problème du logement est, dans ce cas, déjà réglé. En revanche, les Juifs étrangers arrivés depuis peu en France n’ont pas de famille et sont facilement repérables. Beaucoup restent donc à Paris, faute d’argent. Adam Rayski cite un document anonyme : Étude sur la situation des Juifs en zone occupée, dans laquelle est posée la question : « Qui est revenu dans la capitale ? », en 1940 et au début de 1941. L’auteur inconnu répond : « Les Juifs français, dans l’ensemble plus fortunés que les Juifs immigrés, sont rentrés en moins grand nombre ; le pourcentage de retours étant d’autant plus faible qu’on s’élève davantage dans la catégorie sociale considérée (il y a certainement plus d’absents parmi les avocats juifs que parmi les artisans, par exemple) [36]. »

Essai de chronologie et d’évaluation numérique

37À travers les sources émanant des autorités répressives françaises et allemandes, nous pouvons dater la plupart des vagues importantes et les périodes plus creuses du passage clandestin des Juifs à la ligne de démarcation :

  • Été 1940 : retours en zone occupée d’une partie des familles qui ont fui pendant l’exode. De nombreux Juifs français font confiance au maréchal Pétain. Les Juifs étrangers reviennent à Paris en grand nombre.
  • Mai-juin 1941 : premiers flux d’importance, après les 3 700 arrestations de Juifs – lors d’un « examen de situation » – et le second statut des Juifs.
  • Septembre à décembre 1941 : nouvel accroissement des passages en raison de l’exécution de 98 otages et de la deuxième opération d’arrestations de Juifs de Paris (plus de 4 200 Juifs de toutes nationalités, y compris français).
  • Décembre 1941-janvier 1942 : intensification de la politique anti-juive en zone occupée. Il semblerait, d’après les rapports de la Gestapo et de la Gendarmerie française, que les passagers juifs clandestins sont en majorité des étrangers.
  • Été-automne 1942 : flux d’urgence en direction de la zone non occupée [37], à la suite de la rafle de Bordeaux du 6 au 8 juillet, de celle du Vél.’ d’Hiv.’, de celle de 959 Juifs roumains [38] de Paris.
  • Novembre 1942-mars 1943 : fin progressive des passages massifs ; tentatives pour rejoindre la zone d’occupation italienne.
Entre chacune de ces phases chronologiques, nos sources parlent moins, mais cela correspond sans doute à des périodes plus creuses ou à des moments de stabilisation des flux migratoires inter-zones. La recrudescence des passages clandestins de Juifs à la ligne de démarcation répond au rythme des mesures de marginalisation, d’humiliation et des persécutions successives déclenchées par les autorités d’occupation allemandes.

38Chiffrer le nombre de Juifs qui ont franchi clandestinement la ligne de démarcation est un exercice impossible. Tout au plus pouvons-nous donner des ordres de grandeur, grâce aux archives de la répression (direction des camps d’internement, Gendarmerie française, Police nationale et Gestapo), ainsi qu’à celles des œuvres d’entraide juives. Les listes établies sont trop souvent incomplètes et/ou ne couvrent que des périodes très courtes et seulement dans quelques départements partagés par la ligne. Beaucoup, en outre, ont été perdues. Cependant, nous pouvons affirmer que parmi tous les passagers clandestins, ce sont les Juifs qui furent les plus nombreux. La période qui s’étend d’août à septembre 1942 a montré la plus grande fréquence de passages juifs clandestins de toute la guerre.

39Les postes français de surveillance ont parfois rédigé des listes des personnes arrêtées et des procès-verbaux d’arrestations de Juifs à la ligne. Entre fin novembre 1941 et fin février 1942, dans les départements de la Charente et de la Vienne [39], sur 57 procès-verbaux dépouillés, nous comptons 61 Juifs « stoppés [40] » lors de patrouilles [des brigades de Alloue (Haute-Vienne), Chasseneuil (Vienne), Confolens, Marthon, La Rochefoucault, Saint-Claud et Saint-Sornin (Charente)] dans des hôtels, dans des bus et dans les champs et bois proches de la ligne de démarcation. Ils avaient presque tous passé la ligne deux ou trois jours auparavant et se reposaient avant de poursuivre un voyage épuisant. Les personnes arrêtées sont ensuite relâchées, car elles ont toutes les moyens financiers de vivre en zone non occupée ; dans le cas contraire, elles risquent l’internement administratif. Trois quarts des Juifs viennent de Paris, sont français et possèdent régulièrement dans leurs bagages des sommes d’argent de plusieurs dizaines de milliers de francs. On relève parmi eux des banquiers, des négociants, des artisans d’articles de luxe…, c’est-à-dire des gens appartenant aux groupes socio-professionnels les plus frappés par la rafle du 12 décembre 1941.

40Les préfets des départements divisés sont sommés de refouler certaines catégories de Juifs étrangers ou de les interner à Gurs [41]. Ceux qui viennent directement d’Allemagne, d’Autriche, de Tchécoslovaquie, des pays baltes, d’Union soviétique et de Pologne sont refoulés. Mais si ces Juifs sont arrivés en France après le 1er janvier 1936, s’ils ont franchi la ligne et sont restés dans les départements limitrophes ou s’ils sont pris en flagrant délit de franchissement clandestin, ils sont internés, donc « déportables » pour la plupart [42]. Si l’on cherche un ordre de grandeur, l’on peut affirmer que dans certains départements, les arrestations se sont comptées par milliers en 1942. Cela dit, le nombre de ceux qui ont traversé sans encombres une ligne « passoire » est beaucoup plus important.

Une ligne de démarcation devenue sans attrait pour les Juifs

41En marge des solutions clandestines, le Consistoire central, les œuvres d’assistance et l’Union générale des israélites de France (UGIF) tentent d’obtenir des sursis et même de faire reculer le régime de Vichy. En 1940, les Allemands ne croient pas pouvoir compter sur l’État français pour régler le problème des Juifs de la zone occupée, et ils cherchent des solutions alternatives à l’expulsion de tous les Juifs de la zone occupée vers la zone non occupée. Les Allemands n’espèrent pas que Vichy oblige les Juifs refoulés de zone occupée à une émigration forcée, de même qu’ils savent que l’expulsion des Juifs n’est pas une issue durable [43]. Aussi s’évertuent-ils à rendre la vie des Juifs impossible en zone nord, même là où ils se sentaient jusqu’alors le plus en sécurité.

42En 1942, la persécution prend un nouveau tournant, plus inquiétant de part et d’autre de la ligne de démarcation. Les Juifs français sont touchés de plein fouet en devenant des parias d’une France où le combat pour l’intégration, long et âpre parfois, leur semblait gagné. Les stéréotypes négatifs qu’ils nourrissent souvent à l’encontre des Juifs étrangers expliquent en partie les choix de certains responsables juifs en faveur des Juifs français.

43Des discussions ont lieu à Vichy entre Jean Jardin, directeur du cabinet du chef du gouvernement, et Maître Robert Kiefe, docteur en droit, avocat à la cour d’appel de Paris, secrétaire général adjoint du Consistoire central, qui représente son président Jacques Helbronner. Dès la fin du printemps 1942, Kiefe tente de convaincre Jardin de transférer les Juifs, sans distinction de nationalité, de zone occupée en zone non occupée [44]. Jardin élude, car il craint d’« exciter la cruauté des Allemand » si le régime vichyste prend une telle décision. On peut souligner du reste que les Allemands sont les seuls à décider du destin de la ligne de démarcation et des mesures à prendre en zone occupée. Pourtant, R. Kiefe ne relâche pas ses efforts, de la fin mai jusqu’à novembre 1942. En juin, Laval est mis au courant de ce projet de transfert et réserve sa réponse ; Jardin explique à Kiefe que tout est bloqué à cause de la réorganisation du CGQJ. Kiefe demande alors si, pour les vieillards juifs, il n’y aurait pas une possibilité de passage exceptionnelle. À la mi-août, l’avocat du Consistoire est découragé, Vichy ne lui laisse plus espérer la réalisation d’un quelconque projet de transfert. En novembre, c’est toujours le blocage. Jardin explique alors que les Allemands ne répondront jamais à de telles sollicitations [45]. L’occupation totale de la France, le 11 novembre 1942, règle la question ex abrupto. Vichy est par trop engagé dans la politique de déportation des Juifs vers l’Est de l’Europe.

44Au sein du Consistoire central, le projet de transférer les Juifs en zone non occupée ne fait du reste pas l’unanimité. Par exemple, la Délégation régionale du Puy-de-Dôme se montre réservée [46] : « Une évacuation obligatoire serait une nouvelle persécution frappant ceux de nos coreligionnaires qui ont pu, dans les limites autorisées par la législation française et par les ordonnances allemandes, trouver, en zone occupée, un modeste moyen d’existence. […] La communauté, en zone non occupée, envisage-t-elle les responsabilités et les charges qui pourraient lui incomber dans ce cas [47] ? » Un problème majeur est soulevé : les œuvres d’entraide manquent cruellement de moyens financiers pour aider les nouveaux arrivants en zone non occupée, pour les accueillir à la ligne de démarcation et leur faciliter les tâches administratives.

Des fractures récurrentes dans le monde juif

45La fracture entre Juifs français et Juifs étrangers resurgit à la faveur des efforts consentis par Jacques Helbronner. Le 27 juillet 1942, un procès-verbal de la section permanente du Consistoire central relate une intervention du président : « J’ai sollicité de M. Laval qu’il fasse un effort pour obtenir l’autorisation de transférer en zone non occupée les israélites français qui le désirent. Mais ce transfert fait sans méthode risquerait de créer du désordre et de l’antisémitisme car tous les réfugiés viendraient dans les grandes villes [48]. » Le président du Consistoire va plus loin et propose une organisation précise de ce transfert inter-zones de sauvetage pour les seuls Juifs français. Il prévoit de trouver des accords avec les préfets régionaux et de créer des centres d’accueil. Il évalue le nombre de logements à trouver à 20-25 000. Il ne recevra jamais aucune réponse de Vichy.

46Parallèlement à ces négociations, le Consistoire central essaie – sans succès – de régir l’accueil administratif des Juifs à la ligne de démarcation. En juillet 1942, il sollicite en vain la possibilité de travailler à la régularisation de la situation de Juifs étrangers. Mais il s’agit d’un sujet politique qui ne peut trouver aucun écho favorable auprès des autorités de Vichy, lancées par Laval dans une collaboration à tous crins. Dans un compte-rendu, le Comité d’aide aux réfugiés (CAR) cite l’Amitié chrétienne de Lyon comme un exemple d’accueil bien organisé des passagers clandestins de la ligne, en majorité juifs. Le regroupement des enfants et la création de bureaux d’orientation et de réception sont envisagés par le CAR après la rafle du Vél.’ d’Hiv.’ Malgré l’entremise de Me Kiefe et du Consistoire central, le CAR ne peut obtenir du régime de Vichy la création d’un « Office d’accueil pour les Juifs passant la ligne de démarcation ». Les associations doivent s’assurer que l’État français ne débourse aucun franc à cause de l’arrivée massive de Juifs en zone non occupée. Du moins est-ce le discours officiel tenu par exemple à la Fédération des sociétés juives de France (FSJF) [49].

47La fin de 1942 rend encore plus rares les échappatoires possibles pour les Juifs. Remplir les convois de déportation est au centre des relations franco-allemandes. Les Juifs de Paris qui ont pu échapper aux rafles se terrent [50]. En 1942, l’arrestation sur la ligne a donc des conséquences bien plus dramatiques qu’en 1940 [51]. Nombreux sont ceux qui repassent la ligne dans le sens Sud-Nord, sous bonne escorte policière française : au moins trois des dix-sept convois ferroviaires organisés par Vichy, en direction des camps d’internement de la zone occupée – l’ultime étape avant les camps de concentration et d’extermination –, la franchissent à Vierzon et dix à Chalon-sur-Saône [52].

48Davantage que la nature de la ligne de démarcation, c’est celle de la zone non occupée qui a changé, sous l’impulsion des mesures vichystes. Entre le 11 novembre 1942 et le début du mois de mars 1943, la répression à la ligne de démarcation retombe ; la zone non occupée est devenue la zone sud, occupée par les Allemands et les Italiens. Dans les archives, nous ne relevons quasiment aucun flux de Juifs à partir de décembre 1942. Comme si l’occupation totale du pays ne suffisait pas, le 7 décembre 1942, le CGQJ juge bon d’interdire aux Juifs étrangers et apatrides de voyager [53].

49En 1943, le seul attrait de la zone sud pour les Juifs est d’accéder à la zone d’occupation italienne. Car la Suisse décourage les projets de voyage des réfugiés juifs de toute l’Europe. Et en avril 1943, à la frontière espagnole, les douaniers français sont retirés et remplacés par des douaniers allemands, avec la création d’une « zone pyrénéenne interdite ».

Le bilan provisoire

50De 1940 à 1943, l’errance inter-zones de milliers de Juifs français et étrangers a donc été continue, avec une première accélération des départs de la zone occupée, à partir de l’été 1941. L’été 1942 a représenté une période paroxystique pour ce qui concerne le nombre de passages et d’arrestations à la ligne de démarcation.

51Le régime vichyste et les Allemands firent de la ligne un redoutable obstacle, un « piège à Juifs ». Il est probable aussi que la propagande diffusée par Vichy a retenu nombre de Français à faire davantage preuve de solidarité à la ligne de démarcation et dans les villages limitrophes. La Demarkationslinie fut une frontière aux effets pernicieux, car dans les premiers mois de l’Occupation, elle symbolisa pour des milliers de Juifs l’image d’un cap rassurant, une fois franchi. Le régime de Vichy détruisit cette maigre espérance. Bien que s’obstinant à revendiquer sa souveraineté sur l’ensemble de la France, il se servit de la ligne de démarcation pour réaliser ses desseins antisémites.

52Cependant, la ligne fut, pour ceux qui réussirent son franchissement prohibé, une étape entre deux zones, puis parfois entre la France et un pays étranger. L’Espagne, la Suisse, puis la zone d’occupation italienne furent autant d’horizons à atteindre pour les Juifs en fuite. Mais là encore, il y eut bien des désillusions.

53Le régime de Vichy contribua donc à renforcer l’efficacité répressive de la ligne de démarcation contre les Juifs de France. La presse collaborationniste de Paris s’en félicitait ; le 15 août 1942, le journal Aujourd’hui écrivait ainsi : « La ligne de démarcation ne sauvera plus les Juifs apatrides ». La migration aurait pu être facilitée par Vichy, transformant la zone non occupée en un espace de refuge et de sauvetage. Le régime instauré par Pétain fit tout son possible pour que la ligne n’apparût pas, aux yeux des Allemands, comme une porte vers la liberté, ouverte aux Juifs. Les occupants purent compter, parfois au-delà de leurs espérances, sur l’aide policière française à la ligne de démarcation, sans laquelle des centaines de Juifs auraient certainement échappé à un sort tragique. La ligne fut de plus en plus une chimère, et en premier lieu pour les Juifs étrangers. Elle marquait la limite au Sud et à l’Est de laquelle Vichy anticipait les mesures allemandes anti-juives. Bien que désirant la supprimer [54], Vichy s’en accommoda finalement fort bien.

54Certes, les passagers juifs purent compter sur l’aide des œuvres d’entraide ; mais dans quelle proportion ? Il est encore difficile de le dire et les investigations se poursuivent dans ce domaine. Les sources révèlent toutes les difficultés rencontrées par ces associations, afin de trouver des aides administratives et financières. Les problèmes d’hébergement ont été les plus importants, surtout pour les Juifs étrangers.

55Il est clair que si des centaines de Juifs ont été arrêtés à la ligne, des milliers d’autres ont pu la franchir grâce à une kyrielle de passeurs. Dans la liste des « Justes parmi les Nations », il n’est pas rare de trouver des anciens passeurs de la ligne de démarcation, ce qui est à noter, car la mémoire officielle en France ne leur a accordé que très peu de place.


Notes

  • [1]
    Hermann Böhme, Entstehung und Grundlagen des Waffenstillstandes von 1940, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1960, p. 16.
  • [2]
    Le tracé de la ligne de démarcation divisait treize départements : Ain (99% du département sont non occupés), Allier, Basses-Pyrénées (aujourd’hui Pyrénées-Atlantiques), Charente, Cher, Dordogne, Gironde, Jura, Indre-et-Loire, Landes, Loir-et-Cher, Saône-et-Loire et Vienne.
  • [3]
    Bundesarchiv-Militärarchiv, Freibourg i. Br. : voir, entre autres, dans les archives du général allemand de liaison à Vichy (Deutscher General des Oberbefehlshaber West in Vichy), RH 31-Msg/1/2386, le manuscrit de Alexander F. von Neubronn, Ein soldat blickt zurückt. Errinerunger aus den Jahren 1939-1945, 1948, pp. 33 sq.
  • [4]
    Cf. en particulier : Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler, Paris, Fayard, 1968 ; Michaël Marrus et Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1981 ; André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Paris, Le Seuil, 1991 ; Renée Poznanski, Être Juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris Hachette, coll. « La vie quotidienne », 1994.
  • [5]
    Les archives de la Gendarmerie nationale (CAGN du Blanc dans l’Indre), du Commissariat général aux questions juives (Archives Nationales, série AJ38), du CDJC, de l’AIU, du secrétariat général du ministère de la Justice (AN/BB30), du Service historique des Armées (AN/AJ41), les archives allemandes (AN/AJ40 et Bundesarchiv-Militärarchiv, Freiburg i. Br.) et les archives départementales ont permis de mieux mesurer l’ampleur et la chronologie des exodes inter-zones, ainsi que les conséquences sur l’opinion et les relations franco-allemandes.
  • [6]
    SHAT, IP9 : « Note pour le franchissement de la ligne de démarcation », 9e Région militaire, État-Major, 2e bureau, Châteauroux, le 14 septembre 1940.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Ibid. et CDJC, CCLVI.
  • [9]
    Renée Poznanski, op. cit., p. 55.
  • [10]
    Les premières expulsions commencent en octobre 1938 en direction de la Pologne. Elles concernent les Juifs nés Polonais et demeurant en Allemagne depuis longtemps. Le gouvernement polonais les refoula dans une zone neutre entre les deux frontières.
  • [11]
    À Wiesbaden, le général Doyen, très acerbe, signifie à la Commission allemande d’armistice son refus de voir la zone non occupée se transformer en « un déversoir de personnes jugées indésirables sur le territoire du Reich ». Documents français de la commission d’armistice, vol. IV, p. 98, 5 vol.
  • [12]
    Robert O. Paxton, « La spécificité de la persécution des Juifs en France », Annales ESC, mai-juin 1993, n°3, p. 612.
  • [13]
    ADAP, vol. X, n° 345, p. 399. Voir également la thèse de Barbara E. Trimbur, Francophile contre vents et marées ? Otto Abetz et les Français. 1930-1958, Thèse de doctorat en histoire sous la direction du Professeur Jean-Pierre Azéma, IEP de Paris, 2000, 3 vol..
  • [14]
    Léon Poliakov, L’Auberge des musiciens, Paris, Mazarine, 1981, p. 79.
  • [15]
    Ibid., p. 84.
  • [16]
    Robert Debré, L’Honneur de vivre, Paris, Stock, 1974, p. 214.
  • [17]
    Jacques Biélinky, Journal 1940-1942. Un journaliste juif à Paris sous l’Occupation, Paris, Le Cerf, 1992, p. 176.
  • [18]
    Philippe Erlanger, La France sans étoile. Souvenirs d’avant-guerre et du temps de l’Occupation, Paris, Plon, 1979, p. 176.
  • [19]
    Joseph Lubetzki, La Condition des Juifs en France sous l’Occupation allemande 1940-1944, Paris, éd. du Centre, 1945, pp. 171-172.
  • [20]
    Joseph Billig, Le Commissariat Général aux Questions Juives (1941-1944), Paris, éd. du Centre, 1960, vol. 3, pp. 149-179.
  • [21]
    CDJC : entre autres cotes, voir LXXV-210, LXXV-62 et CXCV-6.
  • [22]
    CDJC : LXXV-62.
  • [23]
    Ibid., LXXV-60 : traduction de la lettre du MBF à Xavier Vallat, le 25 novembre 1941, 5 p.
  • [24]
    Ibid., CX-148 : note pour Monsieur X. du SCAP, Paris, 30 octobre 1941 : « Situation des entreprises de négoce de tissus en zone libre ».
  • [25]
    M. Marrus et R. O. Paxton, op. cit., pp. 217 sq.
  • [26]
    AIU, CC4, rapport intitulé « Les Juifs à Paris sous l’Occupation allemande » ; cité également par R. Poznanski, op. cit., p. 83.
  • [27]
    Ibid., note de la DSA n° 3464/41 Az.03a.
  • [28]
    Archives privées, Jacques Delarue : ministère de l’Intérieur, Direction générale de la Police nationale, lettre de Rivalland n° 132 aux préfets, Paris, le 15 décembre 1941.
  • [29]
    Archives de la Gendarmerie nationale, CAGN, Le Blanc (Indre) : Rapport 3/4 confidentiel de l’adjudant X, commandant de la brigade de Montpon, 18e légion, « sur une organisation clandestine de passages d’israélites sur la ligne de démarcation », 15 décembre 1941.
  • [30]
    AN, AJ 38/60 : lettre de la direction de la police du territoire et des étrangers, 3 octobre 1941.
  • [31]
    Nous n’avons pas les chiffres pour les départements de la Charente, de l’Indre-et-Loire, du Loir-et-Cher et de la Vienne.
  • [32]
    AN, F1cIIII, préfecture de Châteauroux (Indre), rapport du 1er août 1942.
  • [33]
    AIU, CC 17 : d’après le compte rendu de la délégation régionale de Toulouse, le 25 juillet 1942.
  • [34]
    AN, BB30/1708, secrétariat général du ministère de la Justice : synthèse des rapports mensuels des commandants des légions de Gendarmerie (zone libre) : novembre 1941 à octobre 1942, rapport pour août 1942.
  • [35]
    CDJC, DCCXXXIV-3.
  • [36]
    Document anonyme de trente-six pages dactylographiées (septembre 1940 - printemps 1941), retrouvé au CDJC (archives de la F.S.J.F., DLXXXIX-I) ; cité par Adam Rayski dans Le Choix des Juifs sous Vichy. Entre soumission et Résistance, Paris, La Découverte, 1992, p. 21.
  • [37]
    Archives privées, Jacques Delarue : note de la section des questions juives du secrétariat général de la préfecture de Gironde au directeur de cabinet, 24 septembre 1942. Voir, entre autres, notre contribution ; « La ligne de démarcation entre Loire et Garonne », dans Paul Lévy, Jean-Jacques Becker (dir.), Les réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale, Confolens, Les Annales de la Mémoire 1999, pp. 175-187 ; Paul Lévy, Élie Bloch. Être Juif sous l’Occupation, préface de René Rémond, La Crèche, Geste Éditions/ Histoire, 1999.
  • [38]
    Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz. Le rôle de Vichy dans la solution finale de la question juive, Paris, Fayard, 1983, t. 1, p. 180 et p. 452.
  • [39]
    AN, AJ38/258 : procès-verbaux des brigades de gendarmerie proches de la ligne de démarcation en Charente et dans la Vienne sur « les Juifs ayant passé clandestinement la ligne » et lettres du ministère de l’Intérieur, Police des questions juives pour le Fichier central. Voir CDJC, XXVI-51 : câble du poste douanier S.D. de Vierzon au BDS, 30 juillet 1942.
  • [40]
    Ibid. Il s’agit du terme employé dans les procès-verbaux, car il ne s’agissait pas dans ce cas d’arrestations en flagrant délit. Les Juifs repartaient librement après avoir consenti à répondre aux questions des gendarmes.
  • [41]
    AIU, CC17 : rapport de la délégation régionale du Consistoire central, juillet-août 1942 qui cite la note de la direction de la Police du Territoire et des Étrangers, 7e et 9e bureaux, aux préfets régionaux de Limoges, Toulouse, Lyon et Clermont-Ferrand en communication aux préfets de la ligne de démarcation, Vichy, le 8 août 1942.
  • [42]
    Ibid. : télégramme du 7e bureau n°11373, Police nationale, circulation intérieure, envoyé aux préfets d’Agen, Bourg, Châteauroux, Limoges, Lons-le-Saunier, Mâcon, Moulin, Pau, Périgueux et aux sous-préfets de Confolens, Montmorillon, Saint-Amand-Montrond, le 29 juillet 1942.
  • [43]
    CDJC, XXIV-5a et LXXV-73 à 80 : note de Speidel, 20 septembre 1940.
  • [44]
    AIU, CC67-Fonds Kiefe : note de Robert Kiefe sur sa conversation avec Jardin, le 3 juin 1942 – entretien d’une demi-heure. Se reporter à Simon Schwarzfuchs, Aux prises avec Vichy. Histoire politique des Juifs de France (1940-1944), Paris, Calmann-Lévy, 1998, pp. 248 sq.
  • [45]
    Ibid. : entrevues Jardin/Kiefe des 22/23 octobre 1942 et conversation avec M. Aube, le 7 novembre 1942.
  • [46]
    Il y avait en zone non occupée sept délégations régionales : Brive, Clermont-Ferrand, Grenoble, Limoges, Lyon, Marseille et Toulouse.
  • [47]
    AIU, CC17 : dossier « délégations régionales », délégation du Puy-de-Dôme, le 30 juin 1942.
  • [48]
    AIU, CC2 : P.V. de la section permanente, 27 juillet 1942, paragraphe II du chapitre intitulé « Relations entre le CC et l’UGIF », p. 2.
  • [49]
    CDJC, CCXII-59, Limoges, 28 août 1942 ; voir aussi, à propos du Comité Amelot, Claudine Vegh, Je ne lui ai pas dit au revoir ; des enfants de déportés parlent, Paris, Gallimard, 1979, p. 61.
  • [50]
    Renée Poznanski, op. cit., p. 395.
  • [51]
    Par exemple, le douzième convoi de zone non occupée du 5 septembre 1942 comprenait, parmi un total de 1 041 Juifs, 411 personnes arrêtées très certainement par les Allemands au moment de franchir la ligne de démarcation et internées au camp de Monts (37).
  • [52]
    Voir le détail des convois dans Serge Klarsfeld, Le Calendrier…, op.cit.
  • [53]
    C’est Darquier de Pellepoix qui l’annonça à la Radio d’État.
  • [54]
    Pour ce faire, voir les négociations de la délégation française d’armistice à Wiesbaden.
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