Notes
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[1]
Ben Aslinger, Nina Huntemann, Gaming globally. production, play and place (New York: Palgrave Macmillan, 2013).
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[2]
Mark J.P. Wolf (dir.), Video Games Around the World (Cambridge: MA, London, MIT Press, 2015).
-
[3]
Mehdi Derfoufi, « Décentrer l’histoire du jeu vidéo ? » [https://delautrecote.org/2018/02/28/une-autre-histoire-du-jeu-video/], 28 février 2018 (consulté le 2 mai 2020).
-
[4]
Sega s’adresse essentiellement au Japon, aux États-Unis et à l’Europe de l’Ouest, bien que ses produits soient commercialisés dans d’autres régions du monde et que certaines se les approprient même de façon originale, comme le Brésil. En gardant cela à l’esprit, nous nous contenterons néanmoins ici des cas français et états-unien, pour des raisons de concision, et parce qu’il s’agit de marchés majeurs pour Sega.
-
[5]
Celle-ci n’a pu être établie que grâce aux contributeurs du site Sega Retro [https://segaretro.org/] et leur travail de qualité. De sincères remerciements à eux.
-
[6]
Mathieu Triclot, « Jouer au laboratoire. Le jeu vidéo à l'université (1962-1979) », Réseaux, n° 173-174, 2012, p. 177-205.
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[7]
Michael Z. Newman, Atari Age. The Emergence of Video Games in America (Cambridge: MA, London, MIT Press, 2017).
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[8]
Nous utiliserons ici le nombre de jeux parus dans un pays donné comme indicateur du succès d’une console, obtenu grâce à une base de données constituée par nos soins. Nous les préférerons aux chiffres de ventes, produits par l’entreprise elle-même ou estimés par des entreprises tierces, qui nous semblent, au moins au XXe siècle, douteux, et en tout état de cause, très régulièrement manquants. Il ne serait donc pas possible d’en tirer des données fiables, tandis que le catalogue de jeux disponibles montre, au-delà des ventes de consoles, le dynamisme de la console en question durant ses années de vie.
-
[9]
Au-delà des marchés majeurs évoqués ici, Sega fait distribuer ses produits par des entreprises tierces ailleurs dans le monde. Mais il est difficile de retracer le succès véritable dans ces pays, autant que les jeux commercialisés. On peut toutefois affirmer qu’il s’agit de marchés très secondaires pour l’entreprise, et que les volumes écoulés sont sans commune mesure avec les principaux pays cibles, dont le pouvoir d’achat est plus important.
-
[10]
William Audureau, Marc Pétronille (dir.), L’histoire de Sonic the Hedgehog, Triel-sur-Seine, Pix'n love, 2012.
-
[11]
Via des commandes à des studios de développement tiers.
-
[12]
Honoré, Jean-Paul, « De la nippophilie à la nippophobie. Les stéréotypes versatiles dans la vulgate de presse (1980-1993) », Mots, n° 41, 1994, p. 9-55.
-
[13]
Japanese Role Playing Game : il s’agit de jeux au gameplay très codifié et s’inspirant des shônen, qui, malgré un succès précoce au Japon, ne sont exportés que vers le milieu des années 1990.
-
[14]
Honoré, Jean-Paul, « De la nippophilie à la nippophobie. Les stéréotypes versatiles dans la vulgate de presse (1980-1993) », Mots, n° 41, 1994, p. 9-55.
-
[15]
Il s’agit du quartier de l’électronique à Tokyo, qui commence à cette époque une mue pour devenir le quartier phare de la culture populaire japonaise et du monde otaku.
-
[16]
Bounthavy Suvilay, « Le « Cool Japan » made in France. Réappropriation du manga et de l’animation japonaise (1978-2018) », Ebisu, n° 56, 2019, p. 71-100.
1Le jeu vidéo fait, de nos jours, figure de produit culturel globalisé par excellence : des salles d’arcade japonaises aux salons américains, des dynamiques studios de développement d’Europe de l’Est aux salles de jeux improvisées en Afrique subsaharienne, le monde semble, en une cinquantaine d’années, s’être plus ou moins uniformément gamifié. C’est donc logiquement que l’objet vidéoludique est entré en écho, dans la littérature académique encore peu foisonnante sur le sujet, avec des outils proches de ceux de l’histoire globale : outre-Atlantique, le jeu vidéo tend à être traité à travers une approche en réseau [1], ou sur un mode plus comparé et polycentrique [2]. Ces approches possèdent des limites diverses [3], et les historiens universitaires ont certainement des outils pertinents à apporter pour les dépasser.
2L’approche transnationale est l’un d’entre eux : cette contribution entend montrer comment l’étude du parcours transnational d’un acteur précis, Sega, peut permettre d’éclairer plus largement l’histoire des circulations vidéoludiques. Sega est une entreprise japonaise de jeux vidéo dont l’histoire recoupe entièrement celle du jeu vidéo en tant que produit culturel globalisé. Elle est plus spécifiquement intéressante, pour ce qui nous occupe, de la fin des années 1970 à 2001, ce qui correspond au moment où elle exporte ses productions, puis se déploie sur un mode transnational ailleurs qu’au Japon. Elle connaît lors de la seconde moitié des années 1990 une série de revers à l’étranger qui la contraignent à renoncer à l’essentiel de ses activités en dehors du Japon et à cesser la production de consoles, en 2001. Son originalité est donc d’avoir connu, dans ses années fastes, un succès plus grand en dehors du Japon qu’au Japon même, posant ainsi la question de ce que signifie être transnationale pour cette entreprise basée au Japon. Le succès puis l’échec de cette stratégie transnationale ouvrent également la question des raisons de la réussite ou non d’un parcours transnational. Enfin, une attention décisive sera portée sur la question de ce que produit ce parcours transnational dans les pays cibles [4] de Sega.
3Les sources mobilisées pour traiter cette question sont de natures multiples : une base de données [5] des jeux parus sur des consoles Sega a permis une approche quantitative fine de la production et de la distribution des jeux, tandis que sur un plan plus qualitatif, les jeux vidéo en eux-mêmes ont été mis à profit. Au-delà de ceux-ci, on a également pu mobiliser une multitude de sources plus familières à l’historien, qui permettent notamment une étude de la réception des jeux (presse spécialisée, entretiens). Ces sources diverses requièrent des outils méthodologiques qui le sont tout autant, de l’histoire quantitative à l’histoire orale. L’originalité de ce travail, au niveau méthodologique, réside néanmoins dans l’appréhension des jeux et de leurs contenus en tant que sources historiques, un chantier encore en cours qui demande une méthodologie à préciser – et dont, par conséquent, seuls quelques résultats saillants seront présentés ici – mais aux perspectives heuristiques larges.
Une genèse transnationale
4 La création de Sega tire elle-même ses racines d’un contexte éminemment transnational, bien que subi, celui de l’occupation américaine du Japon. En cette période de contrôle strict du pays à la fois sur les plans culturel et économique, nombreux sont les Américains qui profitent de l’aubaine d’un pays à reconstruire et de la clientèle des forces occupantes pour fonder des entreprises sur le sol japonais. Lemaire & Stewart est l’une d’entre elles : dès 1951, elle importe depuis Hawaii des jukebox à destination des bases américaines – alors mobilisées pour la guerre de Corée. Après la fin de l’occupation, l’entreprise, qui fusionne en 1954 avec une autre entreprise fondée au Japon par un Américain pour devenir Service Games Japan, se tourne vers les civils japonais, avant de produire ses propres machines au Japon à partir de 1960. Après différents changements de noms et rachats, Service Games (rapidement contracté en Sega) devient un acteur décisif du marché des machines de divertissement, sous la direction de David Rosen, un ancien Marine installé à Tokyo. C’est donc l’aspect transnational, certes forcé par le contexte de l’après-guerre, qui permet l’émergence d’un acteur comme Sega au Japon : importatrice puis productrice de jukebox et de flippers, l’entreprise est un rouage du processus d’américanisation au Japon dans les années 1960-1970.
5 Cependant, la réalité de cette genèse transnationale ne se limite pas à la seule diffusion unidirectionnelle d’objets et de standards américains. Si le modèle des productions américaines reste un exemple pour Sega, l’adaptation locale est rapide et ambitieuse. Les jeux électromécaniques qui fleurissent dans les bars japonais dans les années 1960, ancêtres des bornes d’arcade, sont par exemple conçus et produits sur place, à l’instar de Periscope, simulateur de bataille sous-marine commercialisé par Sega en 1966. En réalité, le parcours de Sega doit se comprendre comme faisant partie d’un secteur technologique japonais qui émerge de façon endogène en s’affranchissant progressivement du modèle américain pour s’affirmer, un peu plus tard, comme un fleuron de l’économie japonaise.
6C’est donc naturellement que Sega s’intéresse au jeu vidéo lors de son émergence au début des années 1970 : cette innovation technologique nouvellement destinée au grand public apparaît à ce moment comme étant dans la droite lignée des machines de divertissement américaines, jouées dans les lieux de sociabilité, dont Sega a fait sa marque de fabrique. Après de premières expérimentations dans les universités durant les années 1960, qui posent les bases des productions suivantes [6], c’est en effet aux États-Unis que les premiers jeux vidéo sont commercialisés. Le premier succès est Pong, édité par Atari en 1972 en borne d’arcade, puis en version console trois ans plus tard. Cette entreprise s’impose comme le leader d’un marché vidéoludique émergent, non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe : dans ce premier monde gamifié, les Américains dominent et exportent leurs productions, de la même façon qu’ils le font pour d’autres marchés de culture de masse [7].
7Néanmoins, au sein de ce monde vidéoludique en construction, le Japon est à la marge et ne constitue pas une cible prioritaire pour Atari, au point qu’il est possible, pour Sega comme pour ses concurrentes, de copier les jeux Atari et d’en proposer des clones aux joueurs japonais, dans l’indifférence américaine. C’est ainsi que Sega se positionne sur le marché de l’arcade dès 1973, et crée son premier jeu avec Pong Tron, une borne en tous points similaire au Pong d’Atari. On peut remarquer que l’entrée de Sega sur le marché du jeu vidéo une année seulement après les premiers jeux commercialisés aux États-Unis montre en elle-même à quel point l’entreprise fonctionne déjà selon une logique transnationale. Elle n’est pas la seule : Taito, sa concurrente sur le marché des machines de divertissement, puis Nintendo, se lancent, elles aussi, dans la copie des productions américaines.
8Les premières années de la production vidéoludique de Sega se résument donc à copier les productions américaines à destination de son marché domestique. Néanmoins, l’entreprise s’impose rapidement comme un acteur majeur d’un secteur de l’arcade en pleine expansion : s’appuyant sur sa clientèle préexistante, Sega est en position de force pour vendre ses machines dans les bars et centres commerciaux, puis dans les salles spécialisées. Si elle reste au second plan lorsque les studios japonais commencent à produire leurs premiers jeux originaux (avec notamment Space Invaders en 1978 et Pac-Man en 1980), elle renforce sa situation confortable au Japon, ce qui lui permet, au début des années 1980, de se lancer pour la première fois dans l’exportation de ses produits.
9 Sega a donc l’originalité de s’appuyer sur son parcours transnational pour semer les graines de son succès. Ce n’est pas le cas de toutes ses concurrentes : Nintendo, par exemple, une entreprise qui puise ses origines à l’ère Meiji, était productrice de jeux de société japonais comme le hanafuda avant de se lancer dans le jeu vidéo. Ainsi, alors que Sega constitue le parent technologique du jeu vidéo japonais, Nintendo peut en revendiquer l’héritage ludique. C’est donc logiquement que Nintendo parie dans un premier temps sur un ancrage national, alors que, dès l’origine, Sega s’appuie sur une trajectoire transnationale, qu’elle mobilise pour, à son tour, entrer dans un processus d’exportation.
Une entreprise exportatrice originale
10Les premières tentatives d’exportation pour Sega sont relativement timides, et ne restent à ce moment qu’un débouché secondaire. C’est essentiellement sur le marché de l’arcade que l’entreprise se fait connaître à l’international, à partir de la fin des années 1970. En 1979, les salles américaines voient par exemple arriver Monaco GP, un des premiers simulateurs automobiles immersifs qui connaîtra un succès respectable, même si Taito et Namco, d’autres entreprises japonaises, tiennent la vedette avec Space Invaders puis Pac-Man, qui font véritablement connaître le jeu vidéo japonais en Occident. Les flyers publicitaires des jeux d’arcade de cette époque, similaires dans leurs versions japonaises et américaines, nous montrent qu’à ce moment, aucun travail d’adaptation aux marchés non-japonais n’est entrepris : le jeu créé au Japon est exporté tel quel.
11Tâtonnant quelque peu à la recherche de nouveaux marchés, Sega tente, à partir de 1983, d’exporter sa première console, la SG-1000, essentiellement en direction de l’Asie : alors que le catalogue de cette console – restée confidentielle – compte 79 jeux au Japon, 62 d’entre eux sont également commercialisés à Taïwan. Les tentatives en direction de l’Europe (21 jeux seulement) ou de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande (respectivement 18 et 20 jeux) restent plus discrètes [8]. Mais cette première aventure asiatique sur le marché des consoles se solde par un échec : le succès relatif à Taïwan pousse des pirates locaux à proposer des jeux sans la licence de Sega, un phénomène que l’entreprise peine à contrôler.
12 C’est le contexte international qui va changer radicalement la donne pour Sega : le jeu vidéo américain, toujours largement dominant, connaît en 1983 une violente crise qui laisse le secteur exsangue, tandis qu’Atari passe au bord de la faillite. Les firmes japonaises, déjà fortes de leurs premiers succès à l’exportation, en profitent pour prendre un avantage décisif sur le marché, notamment via la Famicom/NES de Nintendo, commercialisée la même année au Japon. Sega est alors en position de challenger d’une bataille qui fait rapidement s’affronter des firmes japonaises sur un terrain mondial : la Master System, parue en 1985, atteste ainsi d’une stratégie qui se redirige largement vers l’international, et témoigne d’un certain succès. Pour la première fois, certains jeux ne sortent qu’à l’extérieur du Japon : il s’agit pour Sega de s’adapter aux marchés locaux en encourageant les studios de développement du monde entier à produire des jeux voués à être commercialisés dans leurs régions respectives, même si Sega, en tant que constructeur des consoles, garde un droit de regard avant d’accorder sa licence. Ainsi, sur 358 jeux sortis sous licence de Sega, seuls 86 sont commercialisés au Japon. La Corée du Sud (98 jeux), les États-Unis (116), l’Australie (162) et même le Brésil (243) offrent donc à cette console un meilleur succès qu’au Japon même, largement acquis à la rivale Famicom. Mais c’est en Europe que Sega parvient le mieux à rivaliser avec celle-ci : le catalogue commun aux pays d’Europe de l’Ouest y compte 273 jeux, soit trois fois plus qu’au Japon. Le milieu des années 1980 marque donc le tournant global des activités de Sega [9], qui recrute désormais la majeure partie de sa clientèle en dehors du Japon. Ce phénomène se poursuit avec la console suivante, la Megadrive, qui constitue un succès majeur qui place Sega quasiment à parts égales avec Nintendo pour la domination du marché, en tout cas en Europe et aux États-Unis : alors que le catalogue japonais ne compte que 465 jeux sur les 973 que la console a connues partout dans le monde, le catalogue français en compte 539 et le catalogue américain, 695. Parmi ces jeux, certains sont diffusés partout dans le monde en différentes versions, comme l’emblématique Sonic the Hedgehog, mais d’autres ne le sont que dans certaines zones du globe, et en ce qui concerne ces derniers, l’Occident tire donc son épingle du jeu.
13 Les rouages du succès international de Sega commencent à se gripper avec la console suivante, la Saturn, dans la seconde moitié des années 1990. Pour différentes raisons, essentiellement dues à la concurrence exacerbée par l’arrivée de Sony sur le marché des consoles avec la PlayStation, la situation se retourne pour Sega : ses productions rencontrent un succès important au Japon, ce qui constitue une première, tandis que les ventes s’écroulent ailleurs sur la planète. Le catalogue de la Saturn en témoigne de façon spectaculaire : sur 1 150 jeux, 1 079 sont commercialisés au Japon, mais seulement 249 aux États-Unis et 243 en France. Associés à un marché de l’arcade – où Sega possède toujours une position de force – qui décline en Occident mais reste toujours aussi dynamique au Japon, ces résultats conduisent l’entreprise à réaliser, de nouveau, l’essentiel de ses activités dans son pays d’origine. La console suivante, la Dreamcast, ne change guère cet état de fait, et contraint Sega à arrêter la production de consoles, trop peu rentables si leur succès se cantonne au Japon, et à se concentrer sur quelques licences vidéoludiques et sur l’arcade, en ciblant avant tout le marché national.
14 S’arrêter à un tel panorama de la trajectoire de Sega laisse l’impression d’une entreprise qui certes développe ses activités à l’international, mais qui décide et maîtrise celles-ci depuis le Japon. En somme, un parcours bien peu transnational mais plutôt simplement diffusionniste. Ce serait rater un élément majeur qui fonde la dizaine d’années de réussite de Sega en dehors du Japon : elle tend à fonctionner, en interne, de façon de plus en plus transnationale.
15 Comme on l’a vu, Sega tend, à partir du milieu des années 1980, à proposer un catalogue de jeux adapté à chaque région. Elle s’appuie pour cela sur des studios de développement tiers qui produisent des jeux voués à être distribués localement. Mais afin de mieux contrôler les marchés qu’elle vise, il devient pour elle nécessaire de structurer ses partenaires et d’assurer elle-même la distribution. C’est pour ces raisons qu’elle ouvre progressivement des succursales à mesure que ses parts de marché progressent. Sega of America est fondée dès 1986, et Sega Europe en 1991. Cette dernière, qui siège à Londres, ouvre elle-même des filiales en France, en Espagne, puis en Allemagne l’année suivante et au Benelux deux ans plus tard. Or, ces filiales locales ne sont pas de simples exécutantes : une grande liberté d’action leur est au contraire laissée. Dans le cas de Sega France, les jeunes salariés, s’ils n’ont pas la main sur les jeux qu’ils doivent distribuer, contrôlent cependant l’ensemble des aspects marketing et distribution, et ne sont guère, pendant les années fastes de la Megadrive, ennuyés par Londres et encore moins par Tokyo. Ils peuvent ainsi donner une pâte locale aux publicités et donc à l’image de marque – on y reviendra – ou encore tenter de fédérer des communautés de joueurs et diffuser des produits dérivés.
16 Sega of America connaît plus de liberté encore, puisque ses employés américains sont associés très tôt aux décisions du siège de Tokyo, qui cherchent des avis locaux pour réussir son implantation. Ils sont notamment impliqués dans la création de la future mascotte Sonic, dont le PDG de Sega, Nakayama Hayao, ambitionne de faire une icône globale, à même de plaire à tous les publics. Cette démarche, qui n’est pas sans créer des tensions en interne, montre bien combien la prise de décision tend alors à devenir transnationale [10]. Plus encore, Sega of America et, dans une moindre mesure, Sega Europe, sont chargés de créer des jeux destinés à leurs marchés respectifs [11] : il s’agit alors de maîtriser la création d’une offre de jeux adaptée aux désirs des joueurs, ce qui est considéré comme impossible en ne faisant appel qu’aux studios japonais de la maison. Fleurissent alors des jeux issus de licences populaires aux États-Unis (la NFL ou les X-Men) ou en Europe (Astérix). On voit bien ici comment le foisonnement des catalogues américains et européens a pu être permis par une transnationalisation de Sega elle-même.
17 Ce fonctionnement transnational conduit à la construction d’une image différenciée pour l’entreprise dans les différents endroits du monde où elle est présente, résultant de choix stratégiques adaptés aux marchés locaux. En France par exemple, les publicitaires font le choix d’une image mature, orientée vers les adolescents – notamment parce que la rivale Nintendo ciblait alors les enfants – à grand renfort de punks et de slogans virils (« Sega c’est plus fort que toi »). Sega of America, de son côté, table dans un premier temps sur une campagne agressive contre Nintendo (« Sega does what Nintendon’t »). Rien de tout cela au Japon : les magazines publiés par Sega montrent plutôt des dessins inspirés du manga kodomo – destiné aux enfants – ou bien du shônen – qui vise les garçons adolescents, plaçant donc leur audience dans une tranche plus jeune, et surtout mettant en valeur des univers enfantins, chatoyants, rassurants. Quand bien même les jeux sont en partie les mêmes, ces différences dans la façon dont Sega s’adresse aux joueurs impliquent un changement substantiel dans la signification que ceux-ci donnent à la firme. On arrive donc à une situation où les mêmes jeux ne donnent pas les mêmes effets en termes d’image. Autrement dit, ce qu’est Sega est perçu différemment selon les pays.
18 Le fait que Sega ait connu, dans ses années fastes, de meilleurs résultats à l’étranger qu’au Japon ne doit donc pas laisser penser qu’il s’agit là d’une simple success story japonaise : c’est en acquérant un fonctionnement transnational que Sega rencontre une diffusion globale. Or, on l’a bien vu, cette réussite se base sur une volonté d’adapter les stratégies commerciales aux contextes locaux, dans un fonctionnement où le siège japonais laisse une large autonomie à ses filiales. Pourtant, ce Japon qui s’efface ne parvient pas complètement à disparaître aux yeux des joueurs.
Une japonité persistante
19 Tout au long de son histoire, Sega tend à gommer sa japonité à l’étranger. On a déjà parlé des stratégies marketing qui vident au maximum l’entreprise de ses origines japonaises. Au-delà des nécessités d’adaptation au goût local, cette démarche est certainement motivée également par une image détériorée du Japon dans les pays occidentaux, alors perçu comme un dangereux rival économique aux produits de piètre qualité [12]. Sega refuse logiquement de risquer de mobiliser ces stéréotypes défavorables, et ne tient aucunement, comme ses concurrentes d’ailleurs, à porter l’image d’un Japon qui serait un eldorado technologique et ludique, qui se fera jour plus tard.
20Mais au-delà des stratégies locales mises en place par les filiales, les jeux eux-mêmes portent cette volonté d’effacer les références japonaises. Par leurs traductions, évidemment, qui deviennent un enjeu de plus en plus important et qui s’étoffent à mesure que le contenu des jeux se densifie. Par leurs localisations, également : il s’agit d’adapter un jeu au contexte visé afin de le faire correspondre au goût et surtout aux exigences morales locales. Dans un contexte où le jeu vidéo se voit accusé de tous les maux en Occident bien plus qu’au Japon, Sega, comme ses concurrentes, censure les gerbes de sang et les poitrines trop dénudées avant d’exporter un jeu produit au Japon vers l’étranger.
21Au-delà même du contenu des jeux, l’adaptation des éléments périphériques de ceux-ci est également signifiante. Les manuels explicatifs, par exemple, situent souvent les scénarios dans des lieux différents selon le pays. Plus important, les jaquettes changent souvent au cours du processus d’exportation. À une époque où les graphismes imposent des limites importantes à l’esthétique qu’il est possible de déployer dans les jeux, et où la jaquette en magasin est souvent le seul élément permettant à un joueur de se faire une idée du jeu qu’il va acheter, cet élément est d’une importance primordiale. On trouve ainsi de nombreux jeux, comme Shining Force en 1992-1993, qui se voient affublés de deux visuels différents selon la version. Au Japon, on y voit un jeune personnage de manga en compagnie de ses compagnons braver un adversaire tapi dans l’ombre, rappelant très explicitement les codes du shônen aux jeunes Japonais qui les connaissent bien ; aux États-Unis et en Europe, on a plutôt affaire à un héros adulte qui affronte seul deux squelettes sur la route d’un château menaçant, dont l’esthétique reprend celle de la fantasy américaine et de Donjons et Dragons. Ainsi, alors qu’il s’agit bien du même jeu, les deux jaquettes donnent aux deux versions une signification spécifique et un rattachement à un arrière-plan culturel différent.
22Enfin, en dernier ressort, si les jeux produits au Japon sont considérés comme inadaptés au public étranger, le choix est fait de ne pas les exporter. Ainsi, de la même façon que les joueurs japonais ne voient jamais arriver sur leurs écrans les jeux dérivés de cartoons qui fonctionnent pourtant bien aux États-Unis, leurs homologues américains ou français n’ont pas le loisir de découvrir les populaires jeux de mah-jong ou même de baseball commercialisés au Japon. Un choix explicite est donc fait de ne pas exporter les jeux trop liés aux divertissements à succès au Japon, mais aussi les jeux mobilisant trop les codes narratifs japonais, comme les JRPG [13], dans un premier temps.
23Sega cherche donc dans un même mouvement à, d’un côté, mobiliser une image mondiale plastique et consensuelle, notamment à travers le personnage de Sonic créé pour plaire à tout le monde, et d’un autre côté à effacer ce qui, selon elle, semblerait trop japonais à sa clientèle étrangère. Mais qu’en pensent les joueurs ? Comment réagissent-ils à l’afflux de jeux japonais après 1983 et quelle image du Japon, et de Sega en particulier, en tirent-ils ? Il est possible de retracer en partie l’évolution de leur perception à travers la presse vidéoludique, qui donne certes la parole à des joueurs particuliers que sont les journalistes spécialisés, mais aussi à d’autres adeptes, dans leurs courriers des lecteurs souvent fournis.
24Tilt Magazine en est l’exemple hexagonal. Premier magazine vidéoludique français, il propose de 1982 à 1994 une revue de l’actualité des « microloisirs ». Sa parution recouvre donc l’apparition puis le succès des jeux japonais en France. Dans les premières années, c’est pourtant l’indifférence qui domine face aux productions japonaises : on parle certes de Pac-Man dans les colonnes de Tilt, mais le fait qu’il s’agisse d’un jeu japonais est largement ignoré. Dans un second temps, alors que la Master System et la NES arrivent sur le marché français, c’est une sorte de préoccupation qui saisit les journalistes de Tilt, qui voient de nouveaux acteurs japonais prendre le contrôle d’un marché précédemment acquis à des studios américains qu’ils appréciaient. Ils n’hésitent alors pas à remobiliser les stéréotypes négatifs à l’encontre du Japon présents dans la presse généraliste à la même époque [14]. Pourtant, leur proximité effective avec les productions japonaises contribue progressivement à retourner la situation, à la différence de la presse généraliste : à mesure que Sega, Nintendo et d’autres studios japonais fournissent des jeux bien reçus et des personnages charismatiques, la perception du pays chez les joueurs français et les journalistes de Tilt évolue positivement. Progressivement, au début des années 1990, les colonnes du magazine voient apparaître des rubriques consacrées au Japon, qui montrent une appropriation de plus en plus grande de la culture et même de la langue japonaises. Les joueurs eux-mêmes, dans leurs lettres, montrent un attachement aux productions japonaises qu’ils comparent à ce qu’ils estiment être la médiocrité des quelques consoles européennes. C’est donc au contact des jeux vidéo japonais que les représentations du Japon changent positivement, et c’est bien là un effet de la trajectoire transnationale de Sega et de ses concurrentes.
25Qu’en est-il de Sega en particulier ? Il s’avère que, dans la « guerre des consoles » qui oppose celle-ci à Nintendo, Tilt prend plutôt parti pour la première. La rédaction est en contact avec Sega France et organise un concours avec celle-ci, qui permet à des lecteurs et à un journaliste de Tilt de partir au Japon visiter les locaux de Sega. Cet événement est particulièrement révélateur, en ce qu’il met en évidence les attentes contradictoires de Sega et de son public : l’entreprise entend faire la démonstration de son avancée devant les joueurs et a posteriori dans les colonnes du magazine – au point que le PDG de Sega, Nakayama Hayao, va à la rencontre des visiteurs. Or, dans le compte rendu du voyage publié dans Tilt, la visite des locaux de Sega occupe certes quelques colonnes, mais c’est surtout le Japon qui a émerveillé les joueurs : le journaliste rapporte leurs visites de temples et d’auberges et leurs déambulations à Akihabara [15]. En quelque sorte, Sega n’a été pour eux qu’un pont vers la découverte du Japon.
D’une entreprise transnationale à la construction d’un imaginaire local
26 À son corps défendant, Sega, dans toute sa transnationalité, est donc rattrapée par le national : elle reste indubitablement, dans l’esprit de son public non-japonais, une entreprise japonaise. Quand bien même elle tend à la gommer, sa japonité se rappelle à elle par d’autres biais. Plus encore, alors que ce n’est aucunement son intention, elle contribue à créer chez les joueurs une image valorisante du Japon, mélange d’une redécouverte des images d’Épinal du Japon « traditionnel » et de la mise en place d’un imaginaire du Japon comme paradis technologique et culturel.
27 Tout en gardant à l’esprit ses singularités, le parcours transnational de Sega est à replacer dans un paysage plus large, celui de la diffusion du jeu vidéo japonais dans le monde, qui fait lui-même partie d’un mouvement d’éclosion de la culture populaire japonaise en dehors des frontières de l’archipel. Sega doit être comprise comme une entreprise de jeux vidéo mais aussi comme un acteur culturel, qui alimente en l’occurrence des interactions insolites : de façon indirecte et largement involontaire, elle permet une imprégnation des références culturelles japonaises, au point de nourrir, dans les années 1990, une nippophilie nouvelle, contemporaine, chez les joueurs américains et européens. Le cas de la France est certainement le plus significatif : on a évoqué en quoi le fonctionnement transnational de Sega crée localement un retournement des représentations du Japon. Ce phénomène est à replacer dans un contexte où les productions culturelles japonaises connaissent un large succès auprès des jeunes dans l’Hexagone, à partir de la fin des années 1980 : le Club Dorothée diffuse massivement des anime japonais, et quelques éditeurs français comme Glénat se lancent dans la traduction de mangas. Ce goût pour la culture populaire japonaise fait aujourd’hui de la France le premier marché du manga en dehors du Japon, tandis que chaque année se rassemblent des centaines de milliers de personnes à la Japan Expo, qui célèbre bien plus le manga, l’anime ou le jeu vidéo que la culture « traditionnelle » pourtant diffusée de longue date en France.
28 Néanmoins, penser cet attrait pour la culture populaire japonaise comme une influence culturelle japonaise, comme un soft power, serait manquer toute la subtilité des interactions entre local et transnational. Cette nippophilie contemporaine n’est pas, comme on l’a vu, le fruit de l’action des industries culturelles japonaises, qui ont plutôt leurs intérêts économiques en tête. Elle n’est guère plus le résultat d’une politique de Cool Japan menée par l’État japonais, aux effets souvent surestimés : cette tentative de valorisation de la culture japonaise à l’étranger, entreprise véritablement dans les années 2000, arrive en réalité tardivement et ne s’adapte que peu aux goûts des jeunes Occidentaux [16]. Bien plus raisonnablement, il faut voir dans les joueurs de jeux vidéo, les lecteurs de manga, les spectateurs d’anime – et les autres – les véritables acteurs de cette nippophilie nouvelle, nous invitant ainsi à penser les interactions culturelles en termes de réappropriation avant de les penser en termes d’influence.
Notes
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[1]
Ben Aslinger, Nina Huntemann, Gaming globally. production, play and place (New York: Palgrave Macmillan, 2013).
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[2]
Mark J.P. Wolf (dir.), Video Games Around the World (Cambridge: MA, London, MIT Press, 2015).
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[3]
Mehdi Derfoufi, « Décentrer l’histoire du jeu vidéo ? » [https://delautrecote.org/2018/02/28/une-autre-histoire-du-jeu-video/], 28 février 2018 (consulté le 2 mai 2020).
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[4]
Sega s’adresse essentiellement au Japon, aux États-Unis et à l’Europe de l’Ouest, bien que ses produits soient commercialisés dans d’autres régions du monde et que certaines se les approprient même de façon originale, comme le Brésil. En gardant cela à l’esprit, nous nous contenterons néanmoins ici des cas français et états-unien, pour des raisons de concision, et parce qu’il s’agit de marchés majeurs pour Sega.
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[5]
Celle-ci n’a pu être établie que grâce aux contributeurs du site Sega Retro [https://segaretro.org/] et leur travail de qualité. De sincères remerciements à eux.
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[6]
Mathieu Triclot, « Jouer au laboratoire. Le jeu vidéo à l'université (1962-1979) », Réseaux, n° 173-174, 2012, p. 177-205.
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[7]
Michael Z. Newman, Atari Age. The Emergence of Video Games in America (Cambridge: MA, London, MIT Press, 2017).
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[8]
Nous utiliserons ici le nombre de jeux parus dans un pays donné comme indicateur du succès d’une console, obtenu grâce à une base de données constituée par nos soins. Nous les préférerons aux chiffres de ventes, produits par l’entreprise elle-même ou estimés par des entreprises tierces, qui nous semblent, au moins au XXe siècle, douteux, et en tout état de cause, très régulièrement manquants. Il ne serait donc pas possible d’en tirer des données fiables, tandis que le catalogue de jeux disponibles montre, au-delà des ventes de consoles, le dynamisme de la console en question durant ses années de vie.
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[9]
Au-delà des marchés majeurs évoqués ici, Sega fait distribuer ses produits par des entreprises tierces ailleurs dans le monde. Mais il est difficile de retracer le succès véritable dans ces pays, autant que les jeux commercialisés. On peut toutefois affirmer qu’il s’agit de marchés très secondaires pour l’entreprise, et que les volumes écoulés sont sans commune mesure avec les principaux pays cibles, dont le pouvoir d’achat est plus important.
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[10]
William Audureau, Marc Pétronille (dir.), L’histoire de Sonic the Hedgehog, Triel-sur-Seine, Pix'n love, 2012.
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[11]
Via des commandes à des studios de développement tiers.
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[12]
Honoré, Jean-Paul, « De la nippophilie à la nippophobie. Les stéréotypes versatiles dans la vulgate de presse (1980-1993) », Mots, n° 41, 1994, p. 9-55.
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[13]
Japanese Role Playing Game : il s’agit de jeux au gameplay très codifié et s’inspirant des shônen, qui, malgré un succès précoce au Japon, ne sont exportés que vers le milieu des années 1990.
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[14]
Honoré, Jean-Paul, « De la nippophilie à la nippophobie. Les stéréotypes versatiles dans la vulgate de presse (1980-1993) », Mots, n° 41, 1994, p. 9-55.
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[15]
Il s’agit du quartier de l’électronique à Tokyo, qui commence à cette époque une mue pour devenir le quartier phare de la culture populaire japonaise et du monde otaku.
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[16]
Bounthavy Suvilay, « Le « Cool Japan » made in France. Réappropriation du manga et de l’animation japonaise (1978-2018) », Ebisu, n° 56, 2019, p. 71-100.