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Article de revue

La Sonatrach et la diplomatie énergétique algérienne : une diplomatie parallèle au service du développement algérien (1962-1971)

Pages 41 à 50

Notes

  • [1]
    Cet article est tiré des travaux de recherches en cours de Sarah Adjel, « Les diplomaties des hydrocarbures au Maghreb au cœur des enjeux de sécurité énergétique, de souveraineté et d’indépendance (1954-1995) », sous la direction de Pierre Vermeren, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie (1962-1978), Paris, Karthala, 1984 ; Matthew Connelly, A Diplomatic Revolution : Algeria’s Fight for Independence and the Origins of the Post-Cold War Era (New York: Oxford University Press, 2002); Jeffrey Byrne, Mecca of Revolution : Algeria, Decolonization, and the Third World Order (New York: Oxford University Press, 2016).
  • [3]
    Ibid. ; Mohamed Lakhdar Guettas, Algeria and the Cold War : International Relations and the Struggle for Autonomy (London: I.B.Tauris, 2018); Giuliano Garavini, After Empires :European Integration, Decolonization, and the Challenge from the Global South 1957-1986 (Oxford: Oxford University Press, 2012).
  • [4]
    Giuliano Garavini, "From Boumedienomics to Reaganomics: Algeria, OPEC, and the International Struggle for Economic Equality." Humanity: An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, vol. 6 no. 1, 2015, p. 79-92.
  • [5]
    Pour ce travail, plusieurs sources ont été consultées aux Archives nationales de Pierrefitte (AN), 19900317/1-25, Direction des hydrocarbures, Secrétariat général (1918-1987) ; Archives du président Charles de Gaulle (5AG1) et Archives du président Georges Pompidou (5AG2) ; Archives historiques du groupe Total, fonds de la Compagnie Française des Pétroles Algérie (CFP-A) ; National Archives and Records Administration (NARA), General Records of the Department of State (RG 59), Records Relating to Algeria, 1963-1973, [https://catalog.archives.gov/id/618404] et Foreign Relations of the United States (FRUS)-Documents on North Africa (1969 -1972), [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve09p1] (archives consultées en ligne le 6 juin 2020).
  • [6]
    Voir Maurice Brogini, « L’exploitation des hydrocarbures en Algérie de 1956 à 1971 », sous la direction d’André Nouschi, université Nice Sophia Antipolis, 1973 ; Sarah Adjel, « Le gazoduc transméditerranéen Transmed, un cas d’école de la sécurité énergétique (1956 -1983) », dans Sarah Adjel, Angélique Palle et Noémie Rebière (dir.), Risques géopolitiques, crises et ressources naturelles : Approches transversales et apport des sciences humaines, Étude n° 70, IRSEM, septembre 2019.
  • [7]
    Samir Saul, « Politique nationale du pétrole, sociétés nationales et “pétrole franc” », Revue historique, 2006/2, n° 638, p. 355-388.
  • [8]
    Frank J. Mangan, The Pipeliners: The Story of El Paso Natural Gas (El Paso: Guynes Press, 1977).
  • [9]
    Laurence Badel « Milieux économiques et relations internationales : bilan et perspectives de la recherche au début du XXIe siècle », Relations internationales, 2014/2, n° 157, p. 3-23.
  • [10]
    Laurence Badel, « Introduction », Les cahiers Irice, vol. 3, n° 1, 2009, p. 5-19.
  • [11]
    Christopher R. W. Dietrich, Oil Revolution: Anticolonial Elites, Sovereign Rights, and the Economic Culture of Decolonization (Cambridge: Cambridge University Press, 2017).
  • [12]
    AN, 5AG1/ 1889, Note de Cl. Cheysson, « Discussions avec les autorités algériennes sur les hydrocarbures », Alger, 1er décembre 1963, confidentiel ; Samir Saul, « Politique nationale du pétrole… », op. cit. (cf. note 7).
  • [13]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op. cit., p. 49 (cf. note 2).
  • [14]
    AN, 5AG1/ 1889, communiqué par extraits, Notes au Général de Gaulle, « Orientation de la politique pétrolière de la France en Algérie », 18 novembre 1963 ; Ibidem, « Construction du troisième oléoduc », 18 novembre 1963.
  • [15]
    Samir Saul, « Politique nationale du pétrole… », op. cit. (cf. note 7).
  • [16]
    L’association franco-algérienne de coopération mixte et paritaire prend la suite de l’OCRS.
  • [17]
    AN, 5AG1/ 1889, Note de Cl. Cheysson, « Discussions avec les autorités… », op.cit. (cf. note 12).
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Nicole Grimaud, « Le conflit pétrolier franco-algérien », Revue française de science politique, 22/6, 1972.
  • [21]
    AN 19900317/8, Fiche Bio. de A. Belaïd, non datée.
  • [22]
    FRUS, “Interests Section in Algeria to the Department of State”, Algiers, April 7, 1969 : [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d13] (consulté en juillet 2020).
  • [23]
    Roberto Cantoni, Oil Exploration, Diplomacy and Security in the Early Cold War: the Enemy Underground (New York: Routledge, 2017).
  • [24]
    AN 19900317/8, Algérie–USA, le FLN et les compagnies pétrolières américaines, 30 janvier 1959, SDECE, secret, déclassifié (réf. 802/DG, 27 avril 2017).
  • [25]
    AN 19900317/8, Direction des affaires économiques et financières (DAEF) à l’attention de l’Ambassadeur de France à Washington, Paris le 4 février 1959 ; DAEF à l’attention de l’ambassadeur de France à Washington, Paris, 11 février 1959.
  • [26]
    AN 19900317/8, Le Sahara et le Council on Islamic Affairs, secret, 24 octobre 1961, déclassifié.
  • [27]
    Ibid. AN19900317/8, Algérie‑URSS, Activité du centre Africain de Bou Merdas (sic), Secret, 8 septembre 1964, déclassifié.
  • [28]
    AN 19900317/8, Algérie‑URSS, techniciens soviétiques des mines en Algérie, secret, 7 septembre 1964, déclassifié.
  • [29]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op.cit., p. 147 (cf. note 2).
  • [30]
    Ibidem., p. 150.
  • [31]
    Cité dans Le Monde, « La nationalisation de sociétés américaines en Algérie « est la conséquence directe de l'agression impérialo-sioniste » 1er septembre 1967.
  • [32]
    Entretien de l’auteure avec Sid Ahmed Ghozali, Alger, 13 mai 2014.
  • [33]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op.cit., p. 150 (cf. note 2).
  • [34]
    Archives personnelles de A. Belaïd (ABA) en ligne, document n° 9, Copie d'une note sur la première mission effectuée aux États-Unis d'Amérique en octobre 1964 par la Sonatrach,
    [http://www.belaidabdesselam.com/wp-content/uploads/2009/08/documents_cites_dans_le_texte_la_politique_de_developpement_appliquee_par_l_algerie_au_lendemain_de_son_independance.pdf] (Consulté en ligne en juillet 2020).
  • [35]
    ABA, note n° 10, copie d’un compte rendu sur la mission effectuée en octobre 1964 aux États-Unis par la direction de la Sonatrach.
  • [36]
    AN 19900317/8, Tractation entre le gouvernement algérien et El Paso, Très secret, 16 novembre 1964, déclassifié.
  • [37]
    AN 19900317/8, États-Unis – Algérie, 21 janvier 1965.
  • [38]
    Archives de la CFP (A), 90.4/116, accord Sonatrach– Getty, 19 octobre 1968.
  • [39]
    Archives de la CFP (A), 90.4/116, Bulletin d’informations Économiques n° 9, décembre 1966, « Les États-Unis financent l’aménagement du troisième oléoduc Saharien », AFP, 26 octobre 1966.
  • [40]
    FRUS, “Memorandum from the Executive Secretary (Eliot) to the President's Assistant for National Security Affairs (Kissinger)”, Washington, October 27, 1969, Nixon Presidential Materials, NSC Files, Box 735, Country Files, Africa, Algeria, Vol. I. Secret. [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d18] (consulté en ligne en juillet 2020).
  • [41]
    NARA, RG 59, box 862, Embassy to state, TD confidential, July 21, 1969.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Belaid Abdessalem, Gaz algérien : stratégies et enjeux, Alger, 1989.
  • [44]
    CIA, Memorandum, “Algeria : Troubles Ahead ?”, August 19, 1969, Secret, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d15] (consulté en juillet 2020).
  • [45]
    NARA, RG 59 Box 862, US interests in Algiers to State Department, July 25, 1969.
  • [46]
    NARA, RG 59 Box 862, Memorandum of conversation, El Paso’s LNG project in Algeria, August 13, 1969.
  • [47]
    William B. Quandt, “Algeria : Yes”, Foreign Policy, n° 7, 1972, p. 108-131.
  • [48]
    AN 5AG2/1025, P. Malaud, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, à J.B. Raimond, conseiller à la Présidence, Note au sujet réaction algérienne suite à la position des États-Unis dans l’affaire du contrat El Paso, mai 1971.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Matthew Connelly, A diplomatic revolution, op. cit. (cf. note 2).
  • [51]
    Ibid. ; Alistair Horne, A Savage war of Peace : Algeria 1954-1962, New York, NYRB, 1977, p. 245-247 ; Fredj Maatoug, « John F. Kennedy, la France et l'Algérie », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2006/4 (n° 224), p. 135-153.
  • [52]
    NARA, RG 59, box 862, From Hoffacker in Algiers to Department of State, « Change in Head of CAMEL, Gas Liquefaction Plant », June 16, 1969.
  • [53]
    Hocine Malti, Histoire Secrète du pétrole Algérien, La Découverte, Paris, 2012, p. 131. Il est également le compagnon de l’ancienne Miss America, Yolanda Fox, fille d’un riche héritier américain.
  • [54]
    AN-Pierrefitte, 19900317/8, « L’ambassade algérienne aux États-Unis et les conversations de M. Abdesalem Belaid avec les compagnies pétrolières américaines », Note du SDECE, 27 novembre 1964, Très secret, déclassifié.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Entretien avec Nourredine Aït-Lahoussine à Genève, 2 novembre 2016.
  • [57]
    Bets Beasley, “Service Learning: Oil, International Education, and Texas's Corporate Cold War”, Diplomatic History, Volume 42/ 2, April 2018, p. 177-203.
  • [58]
    Seddik Larkèche, Zeghar, l’iconoclaste algérien, Alger, ENA éditions, 2014 ; Hanafi Taghuemout, L’affaire Zeghar : déliquescence d’un État, l’Algérie sous Chadli, Publisud, 1994.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    NARA, RG 59, 1973-1979, From State Department to Ambassy in London, US-Algerian Relations, March 13, 1973, [https://aad.archives.gov/aad/createpdf?rid=82591&dt=2472&dl=1345 ] (consulté en juillet 2020).
  • [61]
    FRUS, Memorandum From the President’s Assistant for National Security Affairs (Kissinger) to President Nixon, Washington, October 14, 1970, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d22] (consulté en juillet 2020).
  • [62]
    FRUS, “Memorandum from the President’s… October 14, 1970” op. cit. (cf. note 61).
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Ibid.
  • [65]
    FRUS, Telegram 113 From the Interests Section in Algeria to the Department of State, Algiers, January 21, 1972, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d28] (consulté en juillet 2020).
  • [66]
    Nicole Grimaud,La politique étrangère, op.cit., p. 144 (cf. note 2).
  • [67]
    FRUS, Memorandum of Conversation, New York October 20, 1969, Us-Algerian Relations, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d17] (consulté en juillet 2020).
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    FRUS, From the interests Section in Algeria to the Department of State, Algiers, “Us Policy Assessment for Algeria”, April 7, 1969, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d13] (consulté en juillet 2020).
  • [70]
    FRUS, “Us Policy Assessment for Algeria”, April 7, 1969, op. cit. (cf. note 69).
  • [71]
    “In fact, it seemed that US-Algerian relations had never been better than during ‘slow-down’.” : FRUS, From the Department of State to the Interests Section in Algeria, October 15, 1969, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d16] (consulté en juillet 2020).
  • [72]
    FRUS, Memorandum From the President’s Assistant for National Security Affairs (Kissinger) to Secretary of State Rogers, July 13, 1971, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d26] (consulté en juillet 2020).
  • [73]
    NARA, RG 59, box 862, From Embassy Algiers to Sec. State DC to EAGLETON, February 12, 1969.
  • [74]
    NARA, RG 59, “Exim – Sonatrach negotiations”, March 18, 1973,
    [https://aad.archives.gov/aad/createpdf?rid=84233&dt=2472&dl=1345] (consulté en juillet 2020).
  • [75]
    “Message from Secretary to Boumediene, February 22, 1976”, [https://wikileaks.org/plusd/cables/1976SECTO04114_b2.html] (consulté en juillet 2020); “Department of State
    Boumediene’s Health : contact with Rachid Zeghar”, November 28 1978, [http://wikileaks.org/plusd/cables/1978STATE300528_d.html] (consulté en juillet 2020).
English version

1L’Algérie indépendante se singularise par son soutien aux non-alignés, à de nombreux mouvements de libération nationale et par sa rhétorique anti-impérialiste [2]. Pourtant, même si elle se veut neutraliste, le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, ne cache pas son intérêt pour les projets socialistes. De récents travaux d’historiens démontrent que l’arrivée du président Houari Boumediène, après le coup d’État du 19 juin 1965, donne une nouvelle impulsion à la politique étrangère : d’abord dans ses rapports avec ses voisins du Maghreb – en se penchant sur le règlement des crises et des contentieux frontaliers – mais aussi dans le monde arabe et parmi les pays non-alignés [3]. Ainsi, l’année 1967 marque un tournant dans la diplomatie algérienne. L’Algérie s’engage au côté de l’Égypte lors de la guerre des Six jours et décide de rompre ses relations diplomatiques avec les États-Unis et ce, jusqu’en 1974 [4]. Pourtant, les archives du secrétariat d’État à l’industrie français et du département d’État américain, révèlent que les relations américano-algériennes observent une amélioration graduelle au cours de l'année 1968-1969, en dépit de la rupture des relations diplomatiques depuis 1967 [5]. Vis-à-vis de la France, le pays entretient son image de pourfendeur de l’impérialisme jusqu’aux nationalisations de février 1971, et concentre ses efforts sur la coopération avec les pays industrialisés [6].

2Au niveau national, le gouvernement algérien doit répondre à de nombreux défis pour engager la reconstruction du pays et place les ressources du Sahara au cœur des projets de développement. Ainsi, le deuxième volet de la diplomatie algérienne – concomitant avec ses aspirations idéologiques d’émancipation de l’ancienne puissance coloniale – se caractérise par ses aspects économiques. Dès 1963, les autorités algériennes lancent une stratégie nationale et internationale dont l’objectif est la réappropriation des ressources et le contrôle de l’industrie pétrolière. Pour les autorités algériennes, la décolonisation économique est en fait l’ultime étape, sinon la condition du développement du pays. Si les accords d’Évian de mars 1962 laissent place à la coopération, les textes confirment les droits attachés aux titres miniers et au transport des hydrocarbures accordés par la France, ne laissant à l’Algérie qu’une faible marge de manœuvre dans le secteur [7].

3La décolonisation du secteur économique passe par une série de mesures dont la création en 1963 de la Sonatrach, Société Nationale de Transport des Hydrocarbures, qui permet officiellement au gouvernement algérien de se positionner dans le transport des hydrocarbures sahariens, activité réservée jusque-là aux entreprises françaises depuis les découvertes des gisements en 1956 dans le Sahara. L’entreprise devient un outil d’indépendance économique de l’Algérie qui passe par la recherche de nouveaux partenariats économiques et commerciaux. Le développement industriel et la commercialisation des hydrocarbures apparaissent au cœur des préoccupations du gouvernement algérien qui n’hésite pas, malgré les tensions politiques, à se tourner vers les États-Unis. La nécessité de se doter d’un apport technologique moderne pousse l’Algérie à attirer des entreprises américaines indépendantes comme El Paso Natural Gas Company qui participe alors à l’essor du transport du pétrole et du gaz naturel aux États-Unis [8]. Ainsi, la signature du contrat d’approvisionnement en gaz naturel liquéfié (GNL) en octobre 1969, entre la Sonatrach et El Paso, devient un symbole de la diplomatie économique [9] algérienne face à la France.

4Dans le contexte de la Guerre froide et de la fin de l’empire colonial français, une équipe de jeunes diplomates et d’ingénieurs algériens lance la décolonisation économique de l’Algérie. Retraçant l’histoire des pratiques économiques algériennes au lendemain de l’indépendance, cet article analyse le rôle des diplomates et de hauts fonctionnaires algériens dans l’établissement d’une diplomatie économique, nécessaire à la construction d’un nouvel État indépendant. À la croisée des enjeux majeurs de l’histoire mondiale, les deux premiers présidents algériens, avec l’aide des cadres de l’industrie algérienne, utilisent l’extension du champ d’action de la diplomatie [10] et le pétrole comme outil d’émancipation et d’affirmation de l’Algérie sur la scène internationale [11]. En utilisant le pragmatisme économique américain dans leur intérêt, les Algériens cherchent à se défaire de l’emprise française sur leurs ressources pétrolières. En plaçant l’entreprise au cœur des pratiques diplomatiques, des canaux de communication très efficaces émergent, pour contourner l’absence de relations officielles entre l’Algérie et les États-Unis.

La création de la Sonatrach pour contrer les intérêts français

5Les dernières années de la colonisation sont marquées par d’importants efforts d’investissements, financés à majorité par des capitaux publics français [12]. En 1962, si plusieurs entreprises pétrolières étrangères se sont installées dans le Sahara algérien, les entreprises françaises sont encore majoritaires. Dans la continuité du « Programme de Tripoli » de juillet 1962, le gouvernement du premier président Ahmed Ben Bella lance une série de mesures afin de s’émanciper de la tutelle française [13]. Le gouvernement algérien s’oppose d’abord à la construction d’un troisième oléoduc par une entreprise française. Il pose comme condition sa participation à hauteur de 51 % du capital et à la direction de l’entreprise Trapal et menace de conclure un accord sur ces conditions avec un groupe germano-américain pour la réalisation de l’ouvrage [14].

6Le 19 octobre 1963, le gouvernement algérien demande une réouverture des négociations d’État à État avec la France sur la question des hydrocarbures, affirmant qu’ils ne sont pas des marchandises ordinaires mais des « produits stratégiques [15] ». Claude Cheysson, nommé à la direction générale de l’Organisme saharien (OS [16]), recommande au gouvernement français de lancer rapidement des discussions précises sur les différents aspects de l’avenir des relations franco-algériennes dans le domaine pétrolier. Il appelle à la fermeté sur l’application des textes en vigueur, au maintien intégral des positions acquises, et « une politique très restrictive en matière de nouveaux investissements pétroliers au Sahara [17] ». Pour le gouvernement français, il est impossible de promouvoir des projets d’exportation et de valorisation du gaz saharien si un contentieux pétrolier se développe en parallèle. Or, les conversations du 29 novembre 1963 entre Pierre Guillaumat et Ahmed Ben Bella confirment la nette modification de la politique algérienne à l’égard de la France [18]. Le mémorandum algérien affirme qu’il convient « de se demander si les accords d’Évian constituent un cadre encore valable [19] ». Plus loin, il souligne que le secteur « hérité du passé, dont il porte forcément la marque [a] pour objet essentiel de préserver des intérêts qui ne concordent pas toujours avec ceux de l’Algérie ». Par ces mots, les autorités algériennes remettent officiellement en cause la situation existante entre la France et l’Algérie qui prévaut depuis la signature des accords d’Évian. C’est dans ce contexte qu’intervient la création de la Sonatrach, dirigée par Belaïd Abdessalem, qui marque en quelque sorte le coup d’envoi du processus de réappropriation des ressources et de l’industrie pétrolière. Mais ce sont surtout les négociations franco-algériennes de 1964-1965 et les accords qui en découlent qui remettent en cause les clauses énergétiques des accords d’Évian et, ce faisant, reconfigurent les relations entre les deux pays. Ces accords d’Alger de 1965 (ou d’ASCOOP pour Association Coopérative) permettent ainsi la participation de l’État algérien dans le développement de l’industrie pétrolière et gazière en Algérie [20].

7Depuis 1963, A. Belaïd est chargé par le président algérien d’étudier le problème du gaz naturel en collaboration avec l’OS. Parallèlement, il est mandaté pour promouvoir le gaz saharien auprès des entreprises européennes et prend contact avec la plupart des sociétés, organismes et gouvernements d’Europe occidentale intéressés par l’achat de gaz naturel [21]. A. Belaïd se tourne aussi vers les États-Unis, dont l’expertise dans le domaine est ancienne, espérant faciliter le transfert de technologie indispensable à son industrialisation. Lewis Hoffacker, chargé d'affaires de la section des intérêts américains à Alger en 1969, voit d’ailleurs dans les tensions entre la France et l’Algérie une opportunité de consolider le rôle des États-Unis en Algérie [22].

Les intérêts américains en Algérie

8Les entreprises américaines s’intéressent très tôt aux ressources d’Afrique du Nord [23]. Lorsque le gouvernement français ouvre la prospection en 1958, elles sont nombreuses à demander des permis des recherches de pétrole en Algérie. En outre, dans une perspective politique, les diplomates algériens cherchent très tôt à intéresser les entreprises américaines au Sahara. Pendant la guerre, les analystes du Service de documentation extérieure et du contre-espionnage (SDECE) français s’inquiètent alors des contacts entre le FLN et des représentants des entreprises américaines [24]. L’ambassadeur de France aux États-Unis, Hervé Alphand, intervient auprès du département d’État pour s’assurer que les entreprises ne rencontrent pas les représentants du FLN aux États-Unis, comme Abdelkader Chanderli ou encore M’hamed Yazid, et qu’elles ne jouent pas un double jeu avec le gouvernement français [25]. Cela ne dissuade pas pour autant A. Chanderli, de faire en 1961 une présentation sur les enjeux du Sahara devant les chefs de grandes entreprises pétrolières américaines ayant des intérêts dans la région [26].

Des relations qui connaissent de fortes tensions politiques

9Toutefois, les relations entre le FLN et l’administration de John F. Kennedy se crispent lorsque Ahmed Ben Bella se rend en visite officielle à Cuba en novembre 1962. De plus, l'aide technique, économique et militaire soviétique s’intensifie entre 1962 et 1969. Dans le domaine énergétique, les accords signés à Moscou le 7 mai 1964 prévoient notamment la réalisation d’un Institut Africain du pétrole à Alger pour former 200 ingénieurs et 250 techniciens par an [27]. Plus encore, A. Ben Bella n’hésite pas à centraliser les décisions liées à la coopération soviétique afin de détourner toute opposition interne à la présence soviétique. C’est le cas notamment lorsque le directeur général du Bureau algérien de recherches et d’exploitation minières et ses proches collaborateurs s’opposent à l’arrivée de 190 spécialistes des questions minières et demandent l’aide du ministre des finances B. Boumaza pour suspendre ce qu’il décrit comme une « invasion russe [28] ».

10Parallèlement, les crises intermaghrébines – le conflit qui oppose l’Algérie au Maroc en octobre 1963 – et les dénonciations de la guerre du Vietnam ravivent les tensions avec l’administration de Lyndon B. Jonhson qui, depuis 1965, menace de remettre en cause l’aide américaine à l’Algérie [29]. Le Viêt Nam et le Moyen-Orient demeurent les problèmes majeurs de désaccords entre l’Algérie de Boumediène et les États-Unis jusqu’à la Guerre des Six jours et le retrait de l’ambassade d’Algérie à Washington. Dès lors, les intérêts des États-Unis sont représentés par une section dédiée à l’Ambassade suisse à Alger [30].

11Dans ce contexte politique tendu, des divergences surgissent également dans le domaine économique. Pendant la guerre israélo-arabe de 1967, H. Boumediène décide de placer toutes les entreprises américaines sous le contrôle de l’État. Le lendemain de la réunion des États Arabes à Khartoum du 29 août 1967, cinq entreprises pétrolières sont nationalisées, parmi lesquelles trois filiales de Esso et Mobil qui opèrent dans le raffinage et la distribution de produits pétroliers. Publiquement, ces nationalisations sont présentées par le journal El Moudjahid « comme l’une des conséquences de l’agression impérialo-sioniste [31] ». Pour Sid Ahmed Ghozali, ancien président de la Sonatrach et ministre de l’Énergie, cette décision est en fait la première étape d’un long processus décidé en amont pour prendre le contrôle de l'ensemble de l'industrie pétrolière en Algérie [32]. Cette décision est associée à une campagne politique internationale au cours de laquelle l'Algérie devient membre de l'OPEP en juillet 1968 et accueille sa conférence en juin 1969. Pourtant, H. Boumediène a conscience qu’il est dans l’intérêt du pays d’éviter que la rupture politique n’impacte trop les relations commerciales et les projets de développement économique. Alors que les relations sont au plus bas, des circonstances particulières viennent donner une nouvelle impulsion aux relations entre les deux pays [33].

Le pragmatisme économique ou la relance des relations commerciales

12En fait, après avoir évincé les Majors, la stratégie de A. Belaïd est d’attirer les entreprises indépendantes américaines à investir en Algérie. Du 19 au 28 octobre 1964, il effectue une première mission aux États-Unis avec une petite équipe de la Sonatrach composée de Djamal Lakhdari et Nourredine Aït-Lahoussine [34]. Après cette visite, A. Belaïd est convaincu de l’intérêt des entreprises américaines à travailler en Algérie, notamment dans le domaine du gaz naturel [35]. Il s’oriente alors vers la Société El Paso, société de transport de gaz naturel aux États-Unis, qui exploite plusieurs usines de pétrochimie et est déjà associée à des sociétés françaises sur le gisement de gaz de Rhourde-Nouss. Dans un premier temps, El Paso envisage de participer à la construction d’un gazoduc pour fournir du gaz algérien aux pays européens notamment à l’Italie [36]. Malgré les rumeurs d’un accord signé en janvier 1965, la première mission de la Sonatrach aux États-Unis pour intéresser les compagnies américaines au gaz algérien se solde par un échec [37]. À l'époque le marché du GNL est à ses débuts et il coûte trop cher à transporter.

13Toutefois la coopération économique algéro-américaine se poursuit malgré tout. Dans le cadre de l’accord pétrolier du 19 octobre 1968, Getty Oil accepte de céder 51 % de sa participation sur un champ pétrolier situé près de Ouargla et autorise la Sonatrach à devenir opératrice pour les travaux [38]. Cet accord est un signal très fort à destination des entreprises françaises installées en Algérie dont le gouvernement algérien souhaite reprendre le contrôle. Les banques américaines interviennent également dans le financement des projets industriels algériens. La Sonatrach signe en décembre 1966 un prêt de 15 millions de dollars avec la Bank of America et Manufacturers Hanover Trust[39]. Ce prêt fait suite à une série de financements souscrits sur les marchés internationaux en 1964 : l’un de 18,5 millions de livres sterling sur les marchés financiers londoniens et l’autre de 7,5 millions de dinars koweïtiens, du Fonds Koweïtien de Développement. Ces emprunts sont destinés à financer le troisième oléoduc saharien, construit finalement par l’entreprise britannique John Brown Constructors Ltd, et inauguré le 19 mars 1964, au lendemain de l’anniversaire des accords d’Évian, provoquant un peu plus les autorités françaises.

14Ces partenariats commerciaux sont inédits et donnent une nouvelle impulsion aux relations algéro-américaines. La Sonatrach parvient à installer un rapport de confiance auprès des entreprises américaines, utile pour sa campagne de commercialisation du gaz algérien.

L’offensive diplomatique de Boumediène à l’œuvre pour la décolonisation économique

15Dans un discours prononcé le 21 octobre 1969, H. Boumediène met l'accent sur la situation économique et financière de l'Algérie. Les diplomates américains voient dans ce discours une nouvelle orientation de la diplomatie algérienne. Pour Theodore L. Eliot, secrétaire exécutif du département d’État « la vieille image d'une Algérie socialiste assiégée entourée par des états hostiles pro-occidentaux semble avoir disparu [40] ».

16Boumediène utilise un réseau diplomatique, ou plutôt paradiplomatique, pour façonner l’image de l’Algérie à plusieurs niveaux. D’un côté l’Algérie prend position dans le conflit israélo-arabe et s’oppose aux États-Unis ; de l’autre une offensive de diplomatie économique est amorcée dans le but d’assurer le développement économique du pays. Cette dernière a deux objectifs à moyen terme. Le premier est de s’opposer aux pressions françaises qui tentent de contrôler les investissements étrangers dans le secteur pétrolier en Algérie, tout en assurant la continuité des négociations bilatérales pour poser de nouvelles conditions de coopération avec la France. Le deuxième objectif est de gagner la confiance des diplomates américains pour qu’ils ne s’opposent pas d’une manière ou d’une autre à l’élaboration d’un partenariat privilégié avec les entreprises américaines indépendantes. Les nationalisations des hydrocarbures, qui interviennent le 24 février 1971, sont l’objectif à long terme.

17En outre, rapidement les prévisions américaines font état d’un risque important de pénurie de gaz à partir des années 1970 [41]. Dans un mémorandum de conversation en août 1969, George Carameros, représentant de la compagnie El Paso, explique aux diplomates américains, que le gaz algérien pourrait venir combler le déficit dès 1973 [42]. Les équipes d’A. Bélaid saisissent l’occasion et proposent à la société El Paso de racheter la participation qu'elle détient dans le Sahara algérien, en contrepartie de la conclusion d'un contrat de vente de GNL transporté par méthanier jusqu’à la côte est des États-Unis [43]. Un protocole d’accord est signé en juillet 1969 puis ratifié en octobre de la même année. L'accord porte sur la livraison de 10 milliards de m3 par an pendant 25 ans et ce dès la fin 1973. Cela représente environ 14 % de la consommation américaine de gaz en 1969 et 50 % du déficit en gaz prévu pour 1973 [44]. Même si sa mise en œuvre s’étale sur une dizaine d'années (financements et travaux d’infrastructures), ce contrat a pour conséquence immédiate l'ouverture du marché américain au gaz algérien et un transfert de technologie pour l’industrie algérienne.

18En ce qui concerne la mise en place du contrat de fourniture de gaz algérien aux États-Unis, deux obstacles majeurs restent d’actualité en 1970. Premièrement, la nécessité d’obtenir l’accord de la Federal Power Commission (FPC) des États-Unis pour l'importation du gaz en provenance d’Algérie. Cette dernière nécessite notamment l’avis de la Maison-Blanche et du département d’État qui doivent composer face aux lobbies industriels américains. Deuxièmement, les Algériens doivent trouver un financement pour couvrir une partie des dépenses prévues [45]. El paso doit investir 300 millions de dollars et la Sonatrach 500 à 600 millions de dollars, le tout en Algérie pour le pipeline, l’usine de liquéfaction à Arzew et les installations portuaires. Le gouvernement se tourne alors vers plusieurs sources de financements dont des banques françaises et la Banque internationale pour la reconstruction (BIRD [46]). Finalement, la Banque américaine Exim figure parmi les premiers créanciers potentiels visés par les Algériens qui redoublent d’efforts pour obtenir le soutien de l’administration américaine [47]. Or, le gouvernement algérien et El Paso doivent faire face à de nombreuses pressions françaises. En effet, la réaction française est virulente, faisant savoir aux autorités américaines qu’elle est propriétaire de plus de 75 % du gaz algérien [48]. Les émissaires des entreprises françaises interviennent auprès de toutes les instances américaines pour empêcher la réalisation du contrat et « tant que les sociétés françaises nationalisées ne sont pas indemnisées à un niveau acceptable [49] ». C’est dans ce contexte tendu que le gouvernement algérien met en place une diplomatie offensive à l’égard des acteurs politiques et économiques américains.

Les diplomates de l’ombre

19Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, les États-Unis ont peur que le pays bascule dans le camp communiste et devienne un foyer révolutionnaire en Afrique. Malgré les nombreux désaccords, la diplomatie algérienne s’appuie sur un vaste réseau d’influence afin de redorer son image auprès des Américains. Les deux premiers présidents algériens s’appuient d’abord sur le travail des ambassadeurs historiques du FLN pendant la guerre d’indépendance. M'Hamed Yazid et Abdelkader Chanderli, représentants du FLN et du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) aux États-Unis [50]. A. Chanderli est également un ami personnel de J.F. Kennedy et réussit à pénétrer certains cercles démocrates au Congrès mais aussi des milieux universitaires [51]. En 1969, il est nommé directeur de la Camel, Compagnie algérienne du méthane liquéfié [52]. Cherif Guellal, premier ambassadeur d’Algérie à Washington (1963-1967), fréquente lui aussi les cercles économiques, politiques et médiatiques et entretient de très bonnes relations avec le président Lyndon B. Johnson. Après la fermeture de l’ambassade d’Algérie, il est le représentant de la Sonatrach aux États-Unis [53]. C. Guellal doit également composer avec l’homme fort du développement industriel algérien, A. Belaïd, surnommé le « Mattei algérien ». En 1964, la mission de la Sonatrach aux États-Unis a d’ailleurs lieu sans que l’ambassade d’Algérie à Washington soit informée, provoquant la colère de C. Guellal, qui s’inquiète de voir les Américains douter de l’intérêt de discuter avec les diplomates [54]. D’après les archives, A. Belaïd, aurait affirmé auprès d’un représentant de la Sinclair Cy qu’il est en contact direct et constant avec le président A. Ben Bella, qui lui donne « carte blanche » pour toutes les discussions et que « l’ambassade n’a absolument aucune autorité et que rien ne devait être discuté avec elle [55] ». C’est donc très tôt, et avec le soutien de la présidence, que le secteur pétrolier algérien développe son propre canal de communication avec les entreprises américaines [56]. Les Algériens bénéficient également d’une nouvelle stratégie d’entreprise qui consiste à exporter l’expertise pétrolière du pays à un moment où les États-Unis cherchent à maintenir leur influence culturelle et économique dans le monde [57].

20H. Boumediène a de son côté recours aux services d’un camarade de l'Armée de libération nationale algérienne (ALN), Messaoud Zeghar, dit Rachid Casa. Peu d’ouvrages traitent de son rôle dans la politique intérieure et extérieure du pays, néanmoins les archives américaines révèlent sa présence lors de plusieurs conversations officielles [58]. Selon la littérature existante, M. Zeghar est un proche de A. Boussouf, dirigeant du ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG, l’ancêtre des services de renseignements algériens). Il quitte l'ALN en 1962 pour faire des affaires dans l’immobilier [59]. Grâce à ses contacts, Boumediène aurait eu accès à des informations émanant de sources indépendantes des appareils officiels américains. Les diplomates américains décrivent la relation privilégiée qu’il entretient avec le président Algérien qui passe régulièrement des week-ends chez Zeghar [60]. Même s’il n’a aucune position officielle dans le gouvernement, les diplomates le qualifient de « confident personnel du président, qui remplit les fonctions d'agent de liaison avec la section de nos intérêts en Algérie [61] ». Au moment où H. Boumediène cherche un canal de communication discret avec les États-Unis, M. Zeghar joue un rôle important lorsqu’il participe à l’organisation de la visite en octobre 1970, de l’astronaute Frank Borman, émissaire personnel du président américain, pour évoquer la question des prisonniers de guerre américains détenus par le Nord Vietnam [62]. Cette visite, qui permet à F. Borman de rencontrer le président et le ministre des Affaires étrangères A. Bouteflika, est qualifiée de « remarquable » par les diplomates américains [63]. H. Boumediène rappelle alors que son principal intérêt est le développement économique et qu’il « souhaite vivement avoir un meilleur accès aux marchés énergétiques, aux ressources en capital et à la technologie des États-Unis [64] ». H. Kissinger a conscience de l’importance du projet El Paso dans les objectifs du développement économique algérien. Le contrat peut devenir le levier pour tenter d’infléchir la position algérienne sur des désaccords politiques comme la question palestinienne ou encore le Vietnam. Par ailleurs, l'accord El Paso-Sonatrach est encouragé par les diplomates américains comme un investissement à long terme pour garder l’Algérie dans son sillage, pour tenter de résoudre les problèmes du Moyen-Orient [65]. Nicole Grimaud évoque d’ailleurs l’intervention de l’Algérie en 1970 pour la libération des prisonniers américains à la demande du président Nixon [66].

21Une fois l’accord El Paso-Sonatrach signé, les diplomates algériens sont missionnés pour la recherche de financements à Washington. Les réseaux algériens doivent également lutter contre les lobbies des compagnies américaines qui craignent que l’entrée du gaz algérien ne bouscule les prix du marché national. M. Yazid intervient pour rassurer les membres du Congrès et le pouvoir exécutif, « comme le font d’autres lobbyistes » dit-il [67]. Il propose aux diplomates américains d’étudier les possibilités financières auprès desquelles la Sonatrach peut se pencher. M. Yazid est par ailleurs plus apprécié que M. Zeghar, dont le soutien affiché à la question palestinienne dérange l’administration américaine [68].

22Pour H. Kissinger, en 1970 la relation avec l’Algérie « est avant tout une relation pragmatique et économique ». Malgré les tensions et les crises politiques, l’équipe de la Sonatrach parvient à traiter avec les acteurs économiques américains. Avec ou sans reconnaissance diplomatique mutuelle, il n’y a aucun doute sur le fait que l’Algérie et les États-Unis cherchent à améliorer leurs relations [69]. Les relations commerciales se développent en dépit des crises diplomatiques et deviennent « l'épine dorsale de la présence » des États-Unis en Algérie [70]. La signature du contrat entre la Sonatrach et l’entreprise El Paso illustre parfaitement ce paradoxe. Le 17 octobre 1969, soit une semaine après la signature du contrat El Paso - Sonatrach, le ministre des affaires étrangères A. Bouteflika s’entretient avec William Rogers, secrétaire d’État aux affaires étrangères américain à New York. A. Bouteflika déclare à son homologue : « Finalement, il semble que les relations américano-algériennes n'ont jamais été aussi bonnes que pendant ce "ralentissement [71]" ».

23Cependant, tant que les relations diplomatiques ne sont pas normalisées, la question du financement reste un véritable obstacle dans la concrétisation du projet avec El Paso. Après plusieurs interventions diplomatiques « non officielles », et une multiplication de gestes de la part des Algériens et de H. Boumediène, H. Kissinger autorise, le 25 juin 1971, le département d’État à répondre favorablement à la demande émise par la FPC sur les demandes d'importation de gaz algérien [72]. Les Américains réussissent aussi à gagner du temps vis-à-vis des Français, puisque l’accord intervient juste après les nationalisations de février 1971. Même si le gouvernement Français n’apprécie pas de voir ses intérêts supplantés en Algérie, l’ambassadeur de France Jean Basdevant alerte des conséquences politiques négatives face à l’échec de l’accord « pour les relations américano-algériennes et pour tout l’Occident [73] ».

24Afin d’accélérer les négociations entre la Sonatrach et Exim, M. Zeghar fait le lien au plus haut niveau et informe les diplomates américains de l’évolution de la position algérienne à l’égard des États-Unis [74]. Aussi, même après la reprise des relations diplomatiques en 1974, certaines pratiques diplomatiques se maintiennent en dehors des canaux officiels. M. Zeghar reste une source d’information précieuse pour les Américains en Algérie jusqu’au décès du président H. Boumediène en 1978 [75].


Date de mise en ligne : 12/11/2020

https://doi.org/10.3917/lcsi.025.0041

Notes

  • [1]
    Cet article est tiré des travaux de recherches en cours de Sarah Adjel, « Les diplomaties des hydrocarbures au Maghreb au cœur des enjeux de sécurité énergétique, de souveraineté et d’indépendance (1954-1995) », sous la direction de Pierre Vermeren, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
  • [2]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie (1962-1978), Paris, Karthala, 1984 ; Matthew Connelly, A Diplomatic Revolution : Algeria’s Fight for Independence and the Origins of the Post-Cold War Era (New York: Oxford University Press, 2002); Jeffrey Byrne, Mecca of Revolution : Algeria, Decolonization, and the Third World Order (New York: Oxford University Press, 2016).
  • [3]
    Ibid. ; Mohamed Lakhdar Guettas, Algeria and the Cold War : International Relations and the Struggle for Autonomy (London: I.B.Tauris, 2018); Giuliano Garavini, After Empires :European Integration, Decolonization, and the Challenge from the Global South 1957-1986 (Oxford: Oxford University Press, 2012).
  • [4]
    Giuliano Garavini, "From Boumedienomics to Reaganomics: Algeria, OPEC, and the International Struggle for Economic Equality." Humanity: An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, vol. 6 no. 1, 2015, p. 79-92.
  • [5]
    Pour ce travail, plusieurs sources ont été consultées aux Archives nationales de Pierrefitte (AN), 19900317/1-25, Direction des hydrocarbures, Secrétariat général (1918-1987) ; Archives du président Charles de Gaulle (5AG1) et Archives du président Georges Pompidou (5AG2) ; Archives historiques du groupe Total, fonds de la Compagnie Française des Pétroles Algérie (CFP-A) ; National Archives and Records Administration (NARA), General Records of the Department of State (RG 59), Records Relating to Algeria, 1963-1973, [https://catalog.archives.gov/id/618404] et Foreign Relations of the United States (FRUS)-Documents on North Africa (1969 -1972), [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve09p1] (archives consultées en ligne le 6 juin 2020).
  • [6]
    Voir Maurice Brogini, « L’exploitation des hydrocarbures en Algérie de 1956 à 1971 », sous la direction d’André Nouschi, université Nice Sophia Antipolis, 1973 ; Sarah Adjel, « Le gazoduc transméditerranéen Transmed, un cas d’école de la sécurité énergétique (1956 -1983) », dans Sarah Adjel, Angélique Palle et Noémie Rebière (dir.), Risques géopolitiques, crises et ressources naturelles : Approches transversales et apport des sciences humaines, Étude n° 70, IRSEM, septembre 2019.
  • [7]
    Samir Saul, « Politique nationale du pétrole, sociétés nationales et “pétrole franc” », Revue historique, 2006/2, n° 638, p. 355-388.
  • [8]
    Frank J. Mangan, The Pipeliners: The Story of El Paso Natural Gas (El Paso: Guynes Press, 1977).
  • [9]
    Laurence Badel « Milieux économiques et relations internationales : bilan et perspectives de la recherche au début du XXIe siècle », Relations internationales, 2014/2, n° 157, p. 3-23.
  • [10]
    Laurence Badel, « Introduction », Les cahiers Irice, vol. 3, n° 1, 2009, p. 5-19.
  • [11]
    Christopher R. W. Dietrich, Oil Revolution: Anticolonial Elites, Sovereign Rights, and the Economic Culture of Decolonization (Cambridge: Cambridge University Press, 2017).
  • [12]
    AN, 5AG1/ 1889, Note de Cl. Cheysson, « Discussions avec les autorités algériennes sur les hydrocarbures », Alger, 1er décembre 1963, confidentiel ; Samir Saul, « Politique nationale du pétrole… », op. cit. (cf. note 7).
  • [13]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op. cit., p. 49 (cf. note 2).
  • [14]
    AN, 5AG1/ 1889, communiqué par extraits, Notes au Général de Gaulle, « Orientation de la politique pétrolière de la France en Algérie », 18 novembre 1963 ; Ibidem, « Construction du troisième oléoduc », 18 novembre 1963.
  • [15]
    Samir Saul, « Politique nationale du pétrole… », op. cit. (cf. note 7).
  • [16]
    L’association franco-algérienne de coopération mixte et paritaire prend la suite de l’OCRS.
  • [17]
    AN, 5AG1/ 1889, Note de Cl. Cheysson, « Discussions avec les autorités… », op.cit. (cf. note 12).
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    Nicole Grimaud, « Le conflit pétrolier franco-algérien », Revue française de science politique, 22/6, 1972.
  • [21]
    AN 19900317/8, Fiche Bio. de A. Belaïd, non datée.
  • [22]
    FRUS, “Interests Section in Algeria to the Department of State”, Algiers, April 7, 1969 : [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d13] (consulté en juillet 2020).
  • [23]
    Roberto Cantoni, Oil Exploration, Diplomacy and Security in the Early Cold War: the Enemy Underground (New York: Routledge, 2017).
  • [24]
    AN 19900317/8, Algérie–USA, le FLN et les compagnies pétrolières américaines, 30 janvier 1959, SDECE, secret, déclassifié (réf. 802/DG, 27 avril 2017).
  • [25]
    AN 19900317/8, Direction des affaires économiques et financières (DAEF) à l’attention de l’Ambassadeur de France à Washington, Paris le 4 février 1959 ; DAEF à l’attention de l’ambassadeur de France à Washington, Paris, 11 février 1959.
  • [26]
    AN 19900317/8, Le Sahara et le Council on Islamic Affairs, secret, 24 octobre 1961, déclassifié.
  • [27]
    Ibid. AN19900317/8, Algérie‑URSS, Activité du centre Africain de Bou Merdas (sic), Secret, 8 septembre 1964, déclassifié.
  • [28]
    AN 19900317/8, Algérie‑URSS, techniciens soviétiques des mines en Algérie, secret, 7 septembre 1964, déclassifié.
  • [29]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op.cit., p. 147 (cf. note 2).
  • [30]
    Ibidem., p. 150.
  • [31]
    Cité dans Le Monde, « La nationalisation de sociétés américaines en Algérie « est la conséquence directe de l'agression impérialo-sioniste » 1er septembre 1967.
  • [32]
    Entretien de l’auteure avec Sid Ahmed Ghozali, Alger, 13 mai 2014.
  • [33]
    Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, op.cit., p. 150 (cf. note 2).
  • [34]
    Archives personnelles de A. Belaïd (ABA) en ligne, document n° 9, Copie d'une note sur la première mission effectuée aux États-Unis d'Amérique en octobre 1964 par la Sonatrach,
    [http://www.belaidabdesselam.com/wp-content/uploads/2009/08/documents_cites_dans_le_texte_la_politique_de_developpement_appliquee_par_l_algerie_au_lendemain_de_son_independance.pdf] (Consulté en ligne en juillet 2020).
  • [35]
    ABA, note n° 10, copie d’un compte rendu sur la mission effectuée en octobre 1964 aux États-Unis par la direction de la Sonatrach.
  • [36]
    AN 19900317/8, Tractation entre le gouvernement algérien et El Paso, Très secret, 16 novembre 1964, déclassifié.
  • [37]
    AN 19900317/8, États-Unis – Algérie, 21 janvier 1965.
  • [38]
    Archives de la CFP (A), 90.4/116, accord Sonatrach– Getty, 19 octobre 1968.
  • [39]
    Archives de la CFP (A), 90.4/116, Bulletin d’informations Économiques n° 9, décembre 1966, « Les États-Unis financent l’aménagement du troisième oléoduc Saharien », AFP, 26 octobre 1966.
  • [40]
    FRUS, “Memorandum from the Executive Secretary (Eliot) to the President's Assistant for National Security Affairs (Kissinger)”, Washington, October 27, 1969, Nixon Presidential Materials, NSC Files, Box 735, Country Files, Africa, Algeria, Vol. I. Secret. [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d18] (consulté en ligne en juillet 2020).
  • [41]
    NARA, RG 59, box 862, Embassy to state, TD confidential, July 21, 1969.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    Belaid Abdessalem, Gaz algérien : stratégies et enjeux, Alger, 1989.
  • [44]
    CIA, Memorandum, “Algeria : Troubles Ahead ?”, August 19, 1969, Secret, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d15] (consulté en juillet 2020).
  • [45]
    NARA, RG 59 Box 862, US interests in Algiers to State Department, July 25, 1969.
  • [46]
    NARA, RG 59 Box 862, Memorandum of conversation, El Paso’s LNG project in Algeria, August 13, 1969.
  • [47]
    William B. Quandt, “Algeria : Yes”, Foreign Policy, n° 7, 1972, p. 108-131.
  • [48]
    AN 5AG2/1025, P. Malaud, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, à J.B. Raimond, conseiller à la Présidence, Note au sujet réaction algérienne suite à la position des États-Unis dans l’affaire du contrat El Paso, mai 1971.
  • [49]
    Ibid.
  • [50]
    Matthew Connelly, A diplomatic revolution, op. cit. (cf. note 2).
  • [51]
    Ibid. ; Alistair Horne, A Savage war of Peace : Algeria 1954-1962, New York, NYRB, 1977, p. 245-247 ; Fredj Maatoug, « John F. Kennedy, la France et l'Algérie », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2006/4 (n° 224), p. 135-153.
  • [52]
    NARA, RG 59, box 862, From Hoffacker in Algiers to Department of State, « Change in Head of CAMEL, Gas Liquefaction Plant », June 16, 1969.
  • [53]
    Hocine Malti, Histoire Secrète du pétrole Algérien, La Découverte, Paris, 2012, p. 131. Il est également le compagnon de l’ancienne Miss America, Yolanda Fox, fille d’un riche héritier américain.
  • [54]
    AN-Pierrefitte, 19900317/8, « L’ambassade algérienne aux États-Unis et les conversations de M. Abdesalem Belaid avec les compagnies pétrolières américaines », Note du SDECE, 27 novembre 1964, Très secret, déclassifié.
  • [55]
    Ibid.
  • [56]
    Entretien avec Nourredine Aït-Lahoussine à Genève, 2 novembre 2016.
  • [57]
    Bets Beasley, “Service Learning: Oil, International Education, and Texas's Corporate Cold War”, Diplomatic History, Volume 42/ 2, April 2018, p. 177-203.
  • [58]
    Seddik Larkèche, Zeghar, l’iconoclaste algérien, Alger, ENA éditions, 2014 ; Hanafi Taghuemout, L’affaire Zeghar : déliquescence d’un État, l’Algérie sous Chadli, Publisud, 1994.
  • [59]
    Ibid.
  • [60]
    NARA, RG 59, 1973-1979, From State Department to Ambassy in London, US-Algerian Relations, March 13, 1973, [https://aad.archives.gov/aad/createpdf?rid=82591&dt=2472&dl=1345 ] (consulté en juillet 2020).
  • [61]
    FRUS, Memorandum From the President’s Assistant for National Security Affairs (Kissinger) to President Nixon, Washington, October 14, 1970, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d22] (consulté en juillet 2020).
  • [62]
    FRUS, “Memorandum from the President’s… October 14, 1970” op. cit. (cf. note 61).
  • [63]
    Ibid.
  • [64]
    Ibid.
  • [65]
    FRUS, Telegram 113 From the Interests Section in Algeria to the Department of State, Algiers, January 21, 1972, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d28] (consulté en juillet 2020).
  • [66]
    Nicole Grimaud,La politique étrangère, op.cit., p. 144 (cf. note 2).
  • [67]
    FRUS, Memorandum of Conversation, New York October 20, 1969, Us-Algerian Relations, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d17] (consulté en juillet 2020).
  • [68]
    Ibid.
  • [69]
    FRUS, From the interests Section in Algeria to the Department of State, Algiers, “Us Policy Assessment for Algeria”, April 7, 1969, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d13] (consulté en juillet 2020).
  • [70]
    FRUS, “Us Policy Assessment for Algeria”, April 7, 1969, op. cit. (cf. note 69).
  • [71]
    “In fact, it seemed that US-Algerian relations had never been better than during ‘slow-down’.” : FRUS, From the Department of State to the Interests Section in Algeria, October 15, 1969, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d16] (consulté en juillet 2020).
  • [72]
    FRUS, Memorandum From the President’s Assistant for National Security Affairs (Kissinger) to Secretary of State Rogers, July 13, 1971, [https://history.state.gov/historicaldocuments/frus1969-76ve05p2/d26] (consulté en juillet 2020).
  • [73]
    NARA, RG 59, box 862, From Embassy Algiers to Sec. State DC to EAGLETON, February 12, 1969.
  • [74]
    NARA, RG 59, “Exim – Sonatrach negotiations”, March 18, 1973,
    [https://aad.archives.gov/aad/createpdf?rid=84233&dt=2472&dl=1345] (consulté en juillet 2020).
  • [75]
    “Message from Secretary to Boumediene, February 22, 1976”, [https://wikileaks.org/plusd/cables/1976SECTO04114_b2.html] (consulté en juillet 2020); “Department of State
    Boumediene’s Health : contact with Rachid Zeghar”, November 28 1978, [http://wikileaks.org/plusd/cables/1978STATE300528_d.html] (consulté en juillet 2020).

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