Notes
-
[1]
Nous envisagerons ici comme « transnationaux » des actes ou intentions qui impliquent une interaction entre personnalités de nationalités différentes et/ou une volonté de franchir physiquement ou intellectuellement une frontière nationale.
-
[2]
Ces questions sont posées respectivement par Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 2004/4, n° 57, p. 110-126 ; Thomas David, Ludovic Tournès, « Introduction. Les philanthropies : un objet d’histoire transnationale », Monde(s), 2014/2, n° 6, p. 7-22.
-
[3]
Patricia Clavin, « Defining Transnationalism », Contemporary European History, vol. 14, n° 4, 2005, p. 421-439.
-
[4]
Archives du musée Albert-Kahn (AAK), fonds SAM, boîte 2, assemblée générale du 8 janvier 1910, « Élaboration d’un programme d’action ».
-
[5]
Sophie Couëtoux, « De l’Alsace à Paris, d’un siècle à l’autre », dans Stephan Kutniak (dir.), Albert Kahn, singulier et pluriel, Paris, Liénart, 2015, p. 19-33.
-
[6]
Professeur de pédagogie à la Sorbonne, directeur de l’enseignement primaire (1879-1896), président de la Ligue des Droits de l’Homme de 1914 à 1926.
-
[7]
Archives nationales (AN), AJ 16 2588, Conseil de l’Université de Paris, PV du 24 juin 1907.
-
[8]
Jean Leduc, Ernest Lavisse. L’histoire au cœur, Paris, Armand Colin, 2016.
-
[9]
AN, AJ 16 7020, A. Kahn au vice-recteur de l’académie de Paris, note-programme du 18 juin 1898.
-
[10]
AN, AJ 16 2588, op. cit. (cf. note 7).
-
[11]
AAK, SAM, 8 janvier 1910, op. cit. (cf. note 4).
-
[12]
AAK, SAM, boîte 2, circulaire générale, 1er décembre 1909.
-
[13]
Guillaume Tronchet, « Les bourses de voyage « Autour du Monde » de la fondation Albert Kahn (1898-1930) », dans Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, vol. 1, Paris, Seuil, 2016, p. 795.
-
[14]
Columbia University, Rare Books & Manuscripts Library, Central Files, box 354, acte de fondation des bourses américaines, 1er juin 1910.
-
[15]
AAK, fonds Roy Johnston, acte de fondation des bourses britanniques, 4 juillet 1910.
-
[16]
Expression commune aux actes américain et britannique.
-
[17]
Le Bulletin de la Société Autour du Monde en publie des extraits. Quelques exemplaires originaux figurent dans les archives des universités bénéficiaires et du musée départemental Albert-Kahn.
-
[18]
Autour du monde, par les boursiers de voyage de l’université de Paris, Paris, Alcan, 1904.
-
[19]
Charles-Marie Garnier, « Le Rapport de M. Ivan M. Linforth », SAM, Bulletin, 3 juillet 1914, p. 240.
-
[20]
Agrégée d’espagnol de la Sorbonne, enseignante et écrivaine, boursière 1920.
-
[21]
« Vacances en Portugal », SAM, Bulletin, 31 décembre 1923, p. 41.
-
[22]
Normalienne, agrégée de lettres, boursière 1927. Journaliste, elle investigue déjà à l’étranger depuis 1920.
-
[23]
« Rapport de voyage (fragments) », SAM, Bulletin, 31 décembre 1928, p. 69-73.
-
[24]
SAM, Bulletin, 31 décembre 1924, p. 39-43.
-
[25]
SAM, Bulletin, 31 décembre 1928, p. 97-99.
-
[26]
Paula Amad, « Experimental Cosmopolitanism : The Limits of Autour du Monde- ism in the Kahn Archive », dans Trond Björli et Kjetil Jakobsen (eds.), Cosmopolitics of the Camera. Albert Kahn’s Archives of the Planet, Londres, Intellect, 2020, p. 133-154.
-
[27]
AAK, fonds Johnson, « Information with regard to the Albert Kahn Travelling Fellowship », 1929.
-
[28]
Son but est de « promouvoir l’arbitrage international et d’en populariser l’idée auprès de l’opinion ». Kahn en est un cofondateur et le trésorier. Laurent Barcelo, « Le pacifisme d’Albert Kahn : problématiques et réseaux », dans S. Kutniak (dir.), Albert Kahn..., op. cit., p. 220-221 (cf. note 5).
-
[29]
Délégué aux Conférences internationales de la paix de La Haye de 1899 et 1907, prix Nobel de la Paix en 1909, président du centre européen de la dotation Carnegie pour la paix internationale fondé à Paris en 1910.
-
[30]
Normalien, angliciste, boursier 1898, membre de la Conciliation internationale.
-
[31]
AN, AJ 16 7020, SAM, statuts, 1911.
-
[32]
Columbia, Nicholas Murray Butler Arranged Correspondance, box 153, secrétaire général de la SAM à Butler, 3 avril 1920.
-
[33]
SAM, statuts, 1911, op. cit. (cf. note 31).
-
[34]
AN, AJ 16 2588, PV du Conseil de l’Université de Paris, 5 juillet 1909.
-
[35]
AAK, SAM, boîte 2, « Note sur la réception de notabilités étrangères », 14 février 1919. Une subvention du Quai d’Orsay à l’Instruction Publique peut être employée à organiser à la SAM de réceptions ad hoc.
-
[36]
Particulièrement Célestin Bouglé, professeur d’économie sociale à la Sorbonne, directeur à l’École Normale Supérieure d’un Centre de documentation sociale financé par Albert Kahn à partir de 1920.
-
[37]
Bruno Goyet et Philippe Olivera, « Les mondes intellectuels dans la tourmente des conflits », dans C. Charle et L. Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, op. cit. p. 26 (cf. note 13).
-
[38]
Cf Albert Métin, boursier 1898, secrétaire perpétuel de la SAM, député, sous-secrétaire d’État et ministre pendant la guerre.
-
[39]
Cf. Louis Aubert, boursier 1903, mobilisé aux États-Unis dans les services économiques français.
-
[40]
Cf. Fernand Baldensperger, membre correspondant de la SAM, officier interprète puis professeur aux États-Unis.
-
[41]
Cf. Philippe Millet, boursier 1907.
-
[42]
Les membres de la SAM Louis Aubert, Pierre Comert, Paul Mantoux etc. font carrière à la Société des nations.
-
[43]
SAM, Bulletin, 14 juin 1931, p. 11-12.
-
[44]
Louis Liard directeur de l’enseignement supérieur est un acteur prédominant de la réforme universitaire. À sa mort en 1917 Paul Appell, doyen de la Faculté des sciences de Paris, lui succède comme recteur de l’académie de Paris.
-
[45]
Ami proche d’Albert Kahn, il l’a préparé aux examens du baccalauréat en 1879-1881.
-
[46]
Haut-fonctionnaire, parlementaire et homme d’État radical-socialiste omniprésent des années 1880 à son décès en 1925. Promoteur précoce du pacifisme juridique, c’est le premier président de la Société des nations. Alexandre Niess, Maurice Vaïsse (dir.), Léon Bourgeois : du solidarisme à la Société des nations, Langres, D. Guéniot, 2006.
-
[47]
Columbia, Butler Papers, box 213, Kahn à Butler, 24 décembre 1918.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid.
-
[50]
Sur « le problème austro-hongrois », Fascicule 42 : 17 décembre 1917, propos de Fernand Larnaude. Sur les Fascicules, voir plus loin la note 58.
-
[51]
Sur l’opportunité d’une intervention alliée en Russie, Fascicule 18 : « la question polonaise », 23 octobre 1916, propos d’Albert Kahn.
-
[52]
Albert Kahn y finance en 1912 la création d’une chaire de géographie humaine à laquelle Jean Brunhes est élu. La même année le géographe prend la direction scientifique des Archives de la Planète, autre fondation d’A. Kahn.
-
[53]
Carl Bouchard, « Le Comité national d’études sociales et politiques, esquisse d’un projet mondial », dans Kutniak (dir.), op. cit., p. 227-238 (cf. note 5).
-
[54]
SAM, Bulletin, juillet-novembre 1918, correspondance Kahn-Motono, p. 31-35.
-
[55]
Expression employée dans une résolution prise lors de la rencontre franco-allemande de Berne de 1913. Sophie Lorrain, Des pacifistes Français et Allemands, pionniers de l’entente franco-allemande, 1871-1925, Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 99.
-
[56]
Florence Prévost-Grégoire, « Pacifisme et universalisme : le cas du Comité national d’études sociales et politiques (1916-1931) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2018/3, n° 129-130, p. 42-47.
-
[57]
Anne Sigaud, « Des Archives de la Planète aux archives de la guerre : "réalités invisibles, notre raison doit les discerner" », dans Valérie Perlès et Anne Sigaud (dir.), Réalités (in)visibles. Autour d’Albert Kahn, les archives de la Grande Guerre, Paris, Bernard Chauveau, 2019, p. 30-54.
-
[58]
Le déroulé des séances est sténographié et imprimé sous la forme d’un Fascicule, distribué sur un mode personnel et confidentiel.
-
[59]
Ces experts sont des publicistes (André Chéradame, Jacques Bainville…) ou des universitaires (Henri Lichtenberger, Albert de Lapradelle…) souvent également membres du Comité d’études [pour la préparation de la Conférence de la Paix] présidé par Ernest Lavisse (Ernest Denis, Antoine Meillet, etc.).
-
[60]
Sur ces questions il s’agit du journaliste américain francophile Herbert-Adams Gibbons et du non moins francophile diplomate tchèque Edvard Benès.
-
[61]
Georges-Henri Soutou, La Grande Illusion, Paris, Taillandier, 2016, p. 347.
-
[62]
Fascicule 82 : 13 janvier 1919.
-
[63]
Fascicule 139 : 26 juillet 1920.
-
[64]
Fascicules 88 et 92 : 17 février et 31 mars 1919.
-
[65]
Fascicules 18, 43, 48, 53, 81, 83, 102 : 23 octobre 1916 ; 7 janvier, 4 février et 11 mars 1918 ; 6, 20 janvier et 23 juin 1919.
-
[66]
Isabelle Davion, Mon voisin cet ennemi. La politique de sécurité française face aux relations polono-tchécoslovaques entre 1919 et 1939, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 19, 51.
-
[67]
Fascicule 48 : 4 février 1918.
-
[68]
Ibid.
-
[69]
Guillaume Tronchet, « Savoirs en diplomatie. Une histoire sociale et transnationale de la politique universitaire internationale de la France (années 1870-années 1930) », sous la direction de Christophe Charle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
-
[70]
Fascicules 42, 66, 79 : 17 décembre 1917 ; 17 juin et 23 décembre 1918.
-
[71]
Fascicule 42 : « Le problème austro-hongrois ».
-
[72]
Helléniste, collaborateur de Lavisse à la Revue de Paris, professeur à l’École Pratique des Hautes Études, très engagé en faveur des causes serbe, arménienne et yougoslave.
-
[73]
Emmanuel Naquet, « La ligue des droits de l’Homme : une association en politique (1898-1940) », Serge Berstein (dir.), Institut d’études politiques de Paris, 2005, p. 388.
-
[74]
Emmanuel Naquet, « La Ligue des Droits de l’Homme. De la défense de l’individu à la défense des peuples ? (1898-1919) », Lendemains, n° 89, 1998, p. 14-27.
-
[75]
Officieusement à partir de sa création en octobre 1916 puis officiellement lorsqu’elle est rattachée en mai 1918 au Centre d’action de propagande contre l’ennemi, UGAF, Bulletin, avril-mai 1920, p. 136-137.
-
[76]
Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998, p. 99-100.
-
[77]
G.-H. Soutou, La grande illusion, op.cit., p. 275-278 (cf. note 61).
-
[78]
D’octobre 1917 à juin 1918.
-
[79]
Fascicule 62 : « Les nationalités opprimées ». Cette terminologie est employée après que le CNESP ait fixé sa ligne théorique sur la question, établie suite à l’intervention de socialistes acquis à l’Union sacrée et de juristes internationaux, souvent membres de la LDH. Sans compter la présence récurrente déjà signalée de Benès.
-
[80]
SAM, Bulletin, juillet-novembre 1918, p. 95.
-
[81]
P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », op. cit., p. 110 (cf. note 2).
-
[82]
Ibid., p. 110-126.
-
[83]
Robert Frank, « Avant-propos. Pourquoi une nouvelle revue ? », Monde (s), 2012/1, n° 1, p. 5-10, p. 5.
-
[84]
G. Tronchet, « Savoirs en diplomatie », 2014, op. cit., p. 544 (cf. note 69).
-
[85]
Béatrice Pouligny, « Une société civile internationale ? », Critique internationale, 2001/4, n° 13, p. 120.
1Les fondations du banquier français Albert Kahn (1860-1940) constituent un observatoire privilégié des pratiques transnationales [1] des élites sous la IIIe République. Nous nous intéresserons ici à trois d’entre elles, soit une entreprise d’arpentage du monde et deux lieux de sociabilité érudite.
2Fondées en 1898 au bénéfice de l’Université de Paris puis étendues à plusieurs universités étrangères, les bourses Autour du Monde permettent jusqu’en 1930 à une centaine de jeunes diplômé(e)s de nationalités diverses d’acquérir une expérience directe de l’ailleurs, dont il leur est demandé de rendre compte dans un rapport.
3Leurs titulaires sont exhortés à construire un réseau international de rapprochement intellectuel dont la société Autour du Monde, inaugurée en 1906, a pour vocation d’être le point de rassemblement régulier.
4À partir de 1916 Albert Kahn contribue au vaste mouvement de multiplication des groupements privés de réflexion et d’aide à la décision généré par le contexte de la Première Guerre mondiale, avec la création du Comité national d’études sociales et politiques. Jusqu’en 1931 - peu avant sa ruine - intellectuels, parlementaires, hauts fonctionnaires, publicistes et hommes d’affaires s’y rencontrent bimensuellement pour débattre des grands problèmes de leur temps, en associant régulièrement des personnalités étrangères à leurs réflexions.
5Nous questionnerons ces instances, qui pourraient être identifiées comme des « laboratoires » du transnational, de la manière suivante. L’expérience du voyage procurée par les bourses, l’espace potentiel de mise en commun de cette expérience proposé par la société Autour du Monde génèrent-ils une transformation du rapport à l’altérité et produisent-ils des « flux », des « connexions » qui formeraient une « société civile internationale [2] » ? Au Comité national d’études sociales et politiques, nous nous attarderons sur la période 1916-1919, qui concentre le plus d’invitations d’étrangers. Nous verrons qui s’y voit conférer le statut d’expert, en fonction de la nationalité d’origine. L’ensemble de la démarche nous permettra enfin d’aborder, par le truchement de ces trois structures, l’ambiguïté qui souvent met en tension les notions de transnational, d’international et de national [3].
6Les bourses et la société Autour du Monde : « former une opinion internationale [4] »
7Originaire du Bas-Rhin, Albert Kahn quitte volontairement l’Alsace en 1876 pour Paris, où il entre dans la banque [5]. Son activité consiste à relier divers acteurs de la finance internationale et à effectuer des missions d’expertise pour former des consortiums d’actionnaires. Lorsqu’en 1898 il met en place sa première fondation universitaire, il n’est pas seulement matériellement fortuné. Ayant parcouru l’Europe, l’Asie, l’Afrique, les Amériques, il est aussi riche d’une perception éprouvée de la mondialisation et de l’interdépendance croissante des nations entre elles. À ce bagage individuel s’ajoute l’influence d’un entourage composé de figures majeures d’une vision rénovatrice des relations internationales. Il fréquente un environnement républicain laïc militant, au sein duquel son ami Ferdinand Buisson (1841-1932 [6]) établit une jonction avec deux autres milieux importants pour expliciter les assises politique et philosophique des débuts de son œuvre, l’Université et le pacifisme juridique.
8L’idée d’offrir à l’université de Paris un financement dédié à l’institution de bourses de voyage est à relier au groupe impliqué dans la rénovation universitaire institutionnalisée en 1896. Nous rencontrerons notamment souvent dans les lignes qui suivent Ernest Lavisse (1842-1922), acteur important de la réforme des enseignements supérieur et secondaire. Le Conseil de l’université, chargé de désigner les lauréats des bourses, est consterné par une clause qui interdit d’asseoir les candidatures sur un programme scientifique déterminé, pour privilégier « l’observation personnelle et directe de l’étranger [7] ». Lavisse y est le plus ardent défenseur de cet inhabituel aspect, qu’il promeut lui-même de longue date [8]. La note d’intention du donateur est par ailleurs très « lavissienne », en ce qu’elle révèle une compréhension des relations internationales où jouent à parts égales patriotisme et souci de l’équilibre mondial. En effet, outre qu’il est attendu des boursiers qu’ils retirent de leur périple de « l’expérience intelligente », il leur est demandé de mener « une grande enquête renouvelée d’année en année » sur l’état du climat politique général et d’acquérir « une idée exacte de la situation de la France dans le monde [9] ».
9En 1898, les bourses sont réservées aux agrégés qui se destinent à l’enseignement secondaire. Elles sont de fait préférentiellement attribuées aux diplômés de l’École Normale Supérieure – que Lavisse dirige à partir de 1903. En 1905 leur bénéfice s’étend aux femmes puis, en 1907, « aux membres de l’enseignement supérieur public [10] ». En 1906, un site de statut associatif est inauguré au sein de la propriété d’Albert Kahn à Boulogne-sur-Seine sous le nom de société Autour du Monde (SAM), en même temps que s’amorce la création de bourses étrangères. Les universités de Tokyo (1906), Berlin (1909), Londres (1910) et New York (Columbia, 1910) centralisent les candidatures à l’échelle de leur pays. Il est souhaité que « tous les boursiers Kahn se rencontrent [11] » à la SAM, point de ralliement « pour toutes les idées et les représentants de tous les pays et de toutes les activités humaines [12] ». Cependant ces intentions visant à établir des connexions transnationales trouvent vite leurs bornes.
10À l’étranger les formules organisationnelles d’institution des bourses s’adaptent aux habitudes locales, toutefois dans son esprit même la fondation s’auto-restreint en édictant des objectifs nationalement différenciés. En France il s’agit de constituer « une nouvelle élite républicaine [13] », un corps enseignant qui éduque l’électorat. Mais enquêter en sus sur la position de la nation dans le monde est une dimension réservée à la France, les notes cadrant les bourses étrangères les limitant à une mission pédagogique. Certes, « (…) l’éducation des peuples [14] » par de jeunes gens rompus à « la comparaison des us et coutumes (…) d’autres pays [15] » sert « la cause de la civilisation [16] ». Mais placer l’étranger sur un pied d’égalité en termes de formation à l’analyse géostratégique et à l’anticipation n’est pas à l’ordre du jour.
11Les rapports de voyage [17] montrent que la plupart des boursiers s’efforcent de remplir la lettre de commande du fondateur, avec une notable évolution au fil des ans. Le contenu des analyses se décentre peu à peu - du moins dans les desseins déclarés par les auteurs – du national à l’international, mais peine à accomplir la jonction « transnationale ».
12Les premiers rapports, publiés en volume en 1904 [18], développent deux axes relativement au vécu de l’ailleurs. On déplore la décélération de l’influence française dans le monde ; on dénonce les insuffisances de l’administration coloniale britannique pour mieux mettre en valeur un modèle français pour l’heure indochinois, bientôt lyauteysien.
13L’attention à l’autre n’est pas absente des préoccupations, cependant nombreux sont les regards inquiets, négatifs, voire violents, sur les civilisations étrangères. Ce sont principalement les populations asiatiques qui reflètent l’altérité. Indépendantes, elles représentent souvent un effrayant « péril jaune ». Sous domination étrangère, elles provoquent, au mieux, la condescendance, au pire, un franc mépris. Un effort médian est toutefois parfois tenté pour hiérarchiser les qualités des peuples les uns par rapport aux autres. À ce propos, les Indiens et les Égyptiens, considérés comme prêts à s’émanciper de la tutelle ou de l’influence britanniques, sont particulièrement couverts de louanges.
14Quant aux rapports de boursiers étrangers qui s’essaient à traiter de leur rencontre avec la différence, la chaleur ou l’ironie avec lesquelles ils sont reçus dépendent de l’image qui est renvoyée de la France ou de l’Europe. En témoigne en 1914 cet extrait de la recension d’un texte américain : « Suivent deux pages sur la folie des armements à outrance qui nous ravissent par leur fraîcheur et nous rendent le service de nous affranchir un moment de notre mentalité européenne [19]. »
15Le financement des bourses s’interrompt pendant la guerre, après les interactions internationales de laquelle le champ de vision des lauréats s’élargit. L’intérêt national est moins directement présenté comme l’enjeu des observations et la curiosité envers l’étranger est plus spontanée. Deux grandes limites sont encore malgré tout visibles. D’abord, tous les voyageurs ne font pas preuve de la plus grande clairvoyance politique. En 1923, Mathilde Pomès (1886-1977 [20]) perçoit qu’au Portugal « le naturel [des êtres] (…) est voilé de je ne sais quoi de doux et de triste : mélancolie, scepticisme, abdication ? » puis conclut que le pays demeure pour l’Européen du temps « quelque île où flotterait encore un peu de la douceur de vivre qu’il a perdue [21] ». Ensuite, contexte géopolitique et habitus nationaux contraignent encore l’analyse individuelle. « Pénétrer la psychologie des peuples » devient un objectif courant dans les rapports, comme pour Simone Téry (1897-1967 [22]) pour qui cela demeure tout « l’intérêt documentaire du voyage [23] ». Pour autant, écrivant en 1928, elle n’est pas imperméable à l’antiaméricanisme ambiant.
16Au fil des années 1920, une majorité se montre de plus en plus dubitative quant aux possibilités de voir s’accomplir un rapprochement entre les peuples. En 1924 le Britannique William Randerson intitule « Mépris mutuel » son rapport sur les relations entre Orient et Occident [24]. Le titre "East and West. Vignettes of the Incongruous [25]" révèle aussi ce que le regard d’un G. Robinson peut contenir de désabusé. En réponse à ce pessimisme, particulièrement présent chez les boursiers britanniques compte tenu du contexte colonial du moment [26], Albert Kahn recadre leur feuille de route en 1929. Il réaffirme qu’il s’agit « de construire une civilisation générale », que le boursier est « missionnaire de l’humanité » et que « le but de la fondation n’aura pas été atteint [s’il] est incapable à son retour de contribuer à former une opinion publique internationale [27] ». Avec cette dernière formule, il rappelle les objectifs initiaux du projet, que la SAM avait également fait siens à ses débuts.
17Originellement, la SAM est une antenne informelle du Comité de conciliation internationale [28] créé en 1905 par le parlementaire Paul d’Estournelles de Constant (1852-1924 [29]). Présidée par l’inspecteur général de l’Instruction Publique Émile Hovelaque (1865-1936 [30]), elle a pour objet « de travailler à répandre, en France, la connaissance exacte des pays étrangers, à l’étranger celle de la France [31] ». En 1920 on l’envisage encore comme « la maison commune des fondations d’Albert Kahn dans le monde [32] » mais, compte tenu du climat et des contraintes matérielles consécutifs à la guerre, son échec est quasi-total quant à cette ambition. Quelques accointances interpersonnelles, sur le mode particulier, vont bien s’établir. Nonobstant, pour ce qui est de jumeler les boursiers Français et étrangers et de « faire comprendre et estimer tout ce qu’on peut appeler la civilisation internationale [33] », l’association ne déploie pas véritablement d’action propre. C’est plutôt en tant que lieu d’accueil ponctuel d’autres unités qu’elle y participe.
18Factuellement, l’association devient une annexe de la chancellerie de l’université de Paris. En 1909, Albert Kahn a financé les premiers échanges de professeurs avec les universités Harvard et Columbia [34]. Les enseignants concernés prennent dès lors l’habitude d’en faire le lieu de l’entre-soi, avant que cette fonction ne soit officialisée et élargie en 1919 [35]. Les membres du bureau impliqués dans les liens interuniversitaires [36] utilisent régulièrement la SAM comme espace de réception, et comme point de réunion des divers groupements dont ils font partie.
19Car dans l’administration, les associations d’intellectuels ou au sein des sections techniques de la Société des nations, on trouve nombre d’anciens boursiers et d’adhérents de la SAM, figures types d’un « courant d’intellectuels-experts [37] » très neuf. Leur ouverture sur l’étranger a permis à ces normaliens ou universitaires d’embrasser des carrières alternatives à l’enseignement, leur profil spécifique ayant été reconnu et consolidé pendant la guerre. Ils ont été mobilisés au sein des ministères [38], dans les services économiques [39], de traduction [40], ou bien de renseignements et d’étude de la presse étrangère [41].
20Ce capital les a conduits vers des parcours professionnels ou des engagements civiques de dimension internationale [42] qui ont finalement contribué à la gestation d’une parcelle de l’ordre nouveau espéré par Kahn. À cet égard la formule d’Henri Bergson est souvent reprise, qui dit que la SAM a créé « une atmosphère morale » et que « si jamais, grâce au travail qui se poursuit à Genève, la "société humaine" arrive à prendre corps, on dira peut-être que le cercle de Boulogne avait fait quelque chose pour lui préparer une âme [43] ».
21Les bourses et la SAM n’ont donc pas été les lieux de formation proprement dite de ces élites inédites mais leur ont procuré des opportunités fondatrices. Elles ont été des tremplins, puis des espaces de construction et de stabilisation de leur sociabilité propre. Se familiarisant avec l’autre et l’ailleurs grâce aux bourses, sociabilisant à la SAM, ce milieu déploie son expertise au Comité national d’études sociales et politiques (CNESP), troisième fondation qui nous intéresse ici.
22Le parcours transnational générateur d’expertise ès internationalisme ou ès patriotisme ?
23Le CNESP est un groupe d’opinion et un groupe de pression, fonctions qu’il affiche et assume totalement. En germe depuis fin 1915, il a été initié par « MM Lavisse, Liard, Appell [44], Bergson [45], Léon Bourgeois [46] et [Albert Kahn [47]]. » Financé par ce dernier, il réunit un aréopage influent « pour l’étude des grandes questions sociales et politiques [48] », dans le but de « combler les lacunes des institutions existantes [49] ». Il propose de « prendre parti [50] » afin de « conseiller le gouvernement [51] » sur la politique intérieure et extérieure. Il est dirigé par une commission d’initiative composée des individus susmentionnés, auxquels il faut ajouter l’administrateur du Collège de France Maurice Croiset [52].
24Dans l’esprit d’Albert Kahn, acquis à la cause d’une Société des nations que son ami Léon Bourgeois défend depuis l’avant-guerre, le CNESP devait à l’origine n’être qu’une des antennes nationales d’une future structure supranationale plus vaste [53]. La création d’une entité japonaise avait été envisagée en liaison avec le diplomate Ichiro Motono, mais son décès survenu en 1918 a interrompu les discussions [54]. L’activité du groupement se restreint donc de facto à l’échelle nationale, à double titre : en l’absence d’homologue étranger, nous avons bien affaire à un groupement national, dédié en raison du contexte historique à la défense des intérêts nationaux. Par choix autant que par nécessité, c’est la France - sa position dans le monde, son redressement, son équilibre interne - qui constitue le secteur de réflexion du CNESP.
25Avant-guerre, la sphère kahnienne, affiliée au pacifisme juridique, engagée dans les relations interparlementaires et les circulations scientifiques, envisageait d’être l’actrice d’une meilleure connaissance mutuelle entre les peuples et concevait la « dissipation des malentendus [55] » comme un moyen de prévenir les conflits. Confrontés à la guerre, les mêmes personnels défendent l’Union sacrée et un projet de « victoire totale » seule garante de la possibilité ultérieure de rénover l’ordre mondial autour des valeurs du « Droit, de la Justice et de la Civilisation. » Ils mobilisent l’expérience acquise avant 1914 grâce à leurs parcours transnationaux, pour mettre au service de ce combat leur savoir, leur capacité à collecter de l’information, sur l’ami comme sur l’ennemi. Mieux, forts de cela, et parce que souvent ils maîtrisent les langues étrangères, nombre des membres de la SAM ou du CNESP font partie des chargés de mission que le gouvernement envoie dans les pays alliés ou neutres. Cette aptitude à appréhender l’autre, ces occasions données d’entretenir, de renforcer, voire de renouveler les réseaux mis en place avant la guerre, sont notamment employées au CNESP.
26À ce titre, la période qui s’étend de 1916 à 1919 est particulièrement intéressante à scruter car, s’il est convenu que « considérablement ouvert sur le monde, le CNESP (…) traite de sujets internationaux et [qu’] il invite des personnes qui viennent de l’extérieur de la France pour en discuter [56] », il convient de préciser que c’est ce court moment qui concentre la venue du plus grand nombre d’étrangers, et ce pour des raisons de contexte. C’est que le CNESP entend participer à la réflexion sur les buts de guerre de la France [57] et, partant, s’empare de la question des nationalités. Ceci justifie la présence récurrente, d’une part, de représentants desdites nationalités et, d’autre part, d’experts sur le sujet.
27L’examen de la chronologie de l’accueil des représentants des nationalités et du fond du contenu des discussions [58] conduit à deux constats. Premièrement, il existe une inégalité de statut patente entre Français et étrangers, la reconnaissance de l’expertise étant réservée aux premiers [59], à de rares exceptions près [60]. Les seconds se trouvent d’abord dans une situation de réclamants auditionnés pour éclaircissements. Ceci se produit de janvier à mai 1918, c’est-à-dire au moment où la France intègre progressivement la question des nationalités à son programme d’après-guerre. De novembre 1918 à juin 1919, temps de la préparation puis des premières délibérations de la Conférence de la Paix sur leurs revendications, les représentants des nationalités passent en position de clients en quête de relais d’influence. Deuxièmement, on note une hiérarchie entre « grandes » et « petites » nationalités, conforme à ce que relate l’historiographie sur le traitement du problème par les instances décisionnelles publiques [61]. Deux facteurs expliquent cette symétrie avec la logique étatique.
28Tout d’abord, les responsables et animateurs des discussions appartiennent au champ universitaire. Que certaines jeunes nations (Grèce, Tchécoslovaquie, Arménie) fassent l’objet d’un net favoritisme dans l’appréciation de leurs desiderata dépasse la traditionnelle sympathie observée à l’échelle nationale. Les dirigeants et experts du CNESP participent de longue date à la générer de par leurs travaux académiques et continuent à la nourrir en temps de guerre par leurs prises de position. L’helléniste Maurice Croiset présidant la séance d’accueil des représentants de la Grèce ne peut ainsi qu’être de parti pris [62]. Comparativement, les porte-paroles de l’Albanie [63]et de la Perse [64] sont traités avec un dédain non dissimulé. La Pologne, bien évaluée comme un enjeu géopolitique majeur, est souvent reçue. Elle inspire cependant à la majorité des participants une méfiance jamais départie, du fait de l’étendue de ses prétentions territoriales, de sa répugnance à se fédérer à d’autres futurs États et de ses divisions internes [65]. À l’inverse, le crédit du Tchèque Edvard Benès, déjà bien assis en France [66], est démultiplié au CNESP. Titulaire, entre autres, d’un doctorat français en droit, il possède et use d’une rhétorique adroitement ciblée. Convié régulièrement depuis 1916 à exprimer ses vues sur le devenir de l’Autriche, il emploie par exemple, pour défendre le principe de la création et de la fédération des États successeurs, l’expression forte de « groupement d’États d’Europe centrale qui représenteraient une véritable Société des nations [67] » en sachant fort bien à qui il s’adresse. Le Roumain Dimitri Draghicesco, lui, prend soin de préciser qu’il fut à la Sorbonne l’élève d’Émile Boutroux et Ferdinand Buisson [68]. N’oublions pas non plus que ces professeurs ont depuis 1915 établi des liens quotidiens avec leurs interlocuteurs dans le cadre diplomatique émergeant que sont les échanges universitaires. Ils sont alors en pleines tractations pour leur consolidation et, bientôt, leur institutionnalisation [69].
29La proximité avec l’évolution des prises de position officielles s’explique également par le fait que les organisateurs des sessions dédiées à cette question des nationalités appartiennent souvent aux bureaux formellement mandatés pour conseiller le gouvernement. Le germaniste Henri Lichtenberger, directeur des « Documents sur la guerre » présidés par l’incontournable Ernest Lavisse sous la tutelle du Quai d’Orsay, présente à diverses reprises l’état de l’esprit public en Allemagne. Dirigeant le bureau d’études économiques de la présidence du Conseil, il revient ensuite tester sur l’opinion éclairée qu’incarne l’auditoire du CNESP plusieurs des solutions envisagées alors sur le sort à réserver à l’Autriche-Hongrie ou à la Russie [70].
30En conclure que le CNESP est un poisson pilote de la présidence du Conseil ou du Quai serait pourtant par trop schématique. La plus grande prudence y est certes toujours de mise par souci de ne pas s’aliéner le pouvoir et les positions prises tendent généralement au consensus. Mais globalement la ligne politique est modérée, donc pas toujours en harmonie avec tous les éléments gouvernementaux. À partir de la mi-décembre 1917 se produit d’ailleurs un intéressant phénomène de conquête du lieu par des éléments extérieurs.
31Si l’on compare le CNESP à d’autres centres d’influence ou de réflexion il ressort que, même s’ils y sont traités de manière inégalitaire, c’est là qu’entre 1917 et 1919 les représentants des nationalités sont le plus fréquemment, voire systématiquement reçus. Et ce, suite à un effet, d’abord de transfert, puis de coalition, de groupement à groupement.
32Ce n’est en effet que le 17 décembre 1917 que la décision est prise au CNESP de les entendre directement [71], sous l’impulsion de Victor Bérard [72]. Ce dernier apparaît juste après que la ligue des droits de l’Homme (LDH), décrédibilisée par une manifestation publique en faveur de la « jeune démocratie russe [73] », se fasse plus discrète [74]. Une conjonction s’opère ensuite avec l’Union des grandes associations françaises contre la propagande ennemie (UGAF). Coprésidée par Ernest Lavisse, fréquemment animée par Henri Lichtenberger, c’est une pure émanation du Quai d’Orsay qui lui délègue les actions de propagande « à l’intérieur [75] ». En 1917 elle se concentre sur la lutte contre la démoralisation de la population et sur l’antibolchevisme [76]. À partir d’avril 1918 elle est investie par le président de la commission des affaires extérieures de la Chambre Henry Franklin-Bouillon, qui, depuis une mission aux États-Unis en août 1917, s’est approprié le sujet des nationalités et ordonnance un vaste mouvement de pression qui aboutira à l’intégration de cette question aux buts de guerre nationaux [77]. Le 13 mai 1918, Célestin Bouglé, membre de la LDH, représentant de la présidence du Conseil à l’UGAF [78], qui jusque-là fréquentait le CNESP lors de séances à thèmes économiques, participe à la première réunion lors de laquelle l’expression de « nationalités opprimées » est employée [79]. En juin 1918, il entre au bureau de la SAM, qu’il ne fréquentait qu’épisodiquement, après que celle-ci, le 26 mai 1918, ait à son tour réuni des invités « en l’honneur des nationalités opprimées de l’Europe orientale [80] ». Cette manifestation ne se tient qu’après la proclamation par le gouvernement français du soutien aux nationalités, car comme le CNESP, la SAM s’aligne toujours sur le calendrier des autorités. Il n’est cependant pas interdit de penser que, telles deux mains dans deux gants de velours, ces organismes kahniens aient été partie prenante dans l’opération de lobbying orchestrée par la gauche modérée pour accélérer les prises de position de l’exécutif sur la question.
33Considérant « le "transnational" comme une manière de faire de l’histoire, un point de vue, un questionnement exercé sur des terrains et des sources [81] » et étudiant sous cet angle notre objet de recherche, nous avons vu que de 1898 à 1931 il y a eu, au sein des fondations d’Albert Kahn, un décalage entre intentions et réalisations. Tout a été mis en place pour créer « des flux, des connexions », des outils de « reconfiguration », des « espaces transnationaux [82] ». À l’échelle restreinte des fondations, la tendance est à l’échec. Mais cette idée peut être nuancée si l’on pense plus largement, structurellement et chronologiquement.
34Le poids du contexte historique demeure déterminant. La guerre donne la priorité à la défense des intérêts nationaux et elle hypothèque les conditions pratiques et matérielles dans lesquelles le projet kahnien aurait pu s’épanouir. Le contexte colonial pèse lui aussi sur les mentalités individuelles et collectives.
35Il doit également être tenu compte de la notion sociologique de « champ », les dynamiques en œuvre au sein des fondations étant très circonscrites au domaine universitaire. Les intellectuels concernés ne peuvent dépasser des idées qu’ils ont eux-mêmes préconçues. En position d’experts, leur capacité à se montrer réellement objectifs et ouverts est, par réflexe, vite limitée.
36Enfin, si l’histoire transnationale est invitée à « sortir du cadre étroit des nations [83] », force est de constater que les hommes du temps éprouvent, pendant la période considérée, les plus grandes difficultés à s’en émanciper. Rappelons là l’ambiguïté de leur relation au pouvoir. Toujours parce qu’il est question des universitaires, nous avons affaire à « des acteurs investis dans des stratégies de légitimation et de pouvoir national et international [84] ». Leur posture d’« intellectuels d’État », de conseillers - toujours potentiellement amenés à occuper des fonctions parlementaires ou ministérielles - leur interdit de se heurter frontalement au gouvernement.
37En conséquence, lorsque parfois surnagent de véritables moments, sinon transnationaux, du moins non-conformes aux lignes officielles, il est remarquable que la condition de leur réussite repose sur des transferts et des effets de « coalitions [85] » entre réseaux infranationaux, plus qu’internationaux.
38Les bases établies avant 1914 subsistent cependant et ont forgé des convictions authentiques, qui porteront leurs fruits ultérieurement. Dans l’entre-deux-guerres, la volonté et les possibilités de remobiliser ces assises antérieures sont fluctuantes, compromettant par à-coups une potentielle « entrée en transnational ». Observer plus finement le fonctionnement des groupements attachés en principe à l’idée transnationale, examiner en vertu de quels motifs et sous la pression de quelles circonstances historiques ils varient dans leurs positions et leurs interconnexions, serait un travail qui mériterait d’être poursuivi.
Notes
-
[1]
Nous envisagerons ici comme « transnationaux » des actes ou intentions qui impliquent une interaction entre personnalités de nationalités différentes et/ou une volonté de franchir physiquement ou intellectuellement une frontière nationale.
-
[2]
Ces questions sont posées respectivement par Pierre-Yves Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, 2004/4, n° 57, p. 110-126 ; Thomas David, Ludovic Tournès, « Introduction. Les philanthropies : un objet d’histoire transnationale », Monde(s), 2014/2, n° 6, p. 7-22.
-
[3]
Patricia Clavin, « Defining Transnationalism », Contemporary European History, vol. 14, n° 4, 2005, p. 421-439.
-
[4]
Archives du musée Albert-Kahn (AAK), fonds SAM, boîte 2, assemblée générale du 8 janvier 1910, « Élaboration d’un programme d’action ».
-
[5]
Sophie Couëtoux, « De l’Alsace à Paris, d’un siècle à l’autre », dans Stephan Kutniak (dir.), Albert Kahn, singulier et pluriel, Paris, Liénart, 2015, p. 19-33.
-
[6]
Professeur de pédagogie à la Sorbonne, directeur de l’enseignement primaire (1879-1896), président de la Ligue des Droits de l’Homme de 1914 à 1926.
-
[7]
Archives nationales (AN), AJ 16 2588, Conseil de l’Université de Paris, PV du 24 juin 1907.
-
[8]
Jean Leduc, Ernest Lavisse. L’histoire au cœur, Paris, Armand Colin, 2016.
-
[9]
AN, AJ 16 7020, A. Kahn au vice-recteur de l’académie de Paris, note-programme du 18 juin 1898.
-
[10]
AN, AJ 16 2588, op. cit. (cf. note 7).
-
[11]
AAK, SAM, 8 janvier 1910, op. cit. (cf. note 4).
-
[12]
AAK, SAM, boîte 2, circulaire générale, 1er décembre 1909.
-
[13]
Guillaume Tronchet, « Les bourses de voyage « Autour du Monde » de la fondation Albert Kahn (1898-1930) », dans Christophe Charle et Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, vol. 1, Paris, Seuil, 2016, p. 795.
-
[14]
Columbia University, Rare Books & Manuscripts Library, Central Files, box 354, acte de fondation des bourses américaines, 1er juin 1910.
-
[15]
AAK, fonds Roy Johnston, acte de fondation des bourses britanniques, 4 juillet 1910.
-
[16]
Expression commune aux actes américain et britannique.
-
[17]
Le Bulletin de la Société Autour du Monde en publie des extraits. Quelques exemplaires originaux figurent dans les archives des universités bénéficiaires et du musée départemental Albert-Kahn.
-
[18]
Autour du monde, par les boursiers de voyage de l’université de Paris, Paris, Alcan, 1904.
-
[19]
Charles-Marie Garnier, « Le Rapport de M. Ivan M. Linforth », SAM, Bulletin, 3 juillet 1914, p. 240.
-
[20]
Agrégée d’espagnol de la Sorbonne, enseignante et écrivaine, boursière 1920.
-
[21]
« Vacances en Portugal », SAM, Bulletin, 31 décembre 1923, p. 41.
-
[22]
Normalienne, agrégée de lettres, boursière 1927. Journaliste, elle investigue déjà à l’étranger depuis 1920.
-
[23]
« Rapport de voyage (fragments) », SAM, Bulletin, 31 décembre 1928, p. 69-73.
-
[24]
SAM, Bulletin, 31 décembre 1924, p. 39-43.
-
[25]
SAM, Bulletin, 31 décembre 1928, p. 97-99.
-
[26]
Paula Amad, « Experimental Cosmopolitanism : The Limits of Autour du Monde- ism in the Kahn Archive », dans Trond Björli et Kjetil Jakobsen (eds.), Cosmopolitics of the Camera. Albert Kahn’s Archives of the Planet, Londres, Intellect, 2020, p. 133-154.
-
[27]
AAK, fonds Johnson, « Information with regard to the Albert Kahn Travelling Fellowship », 1929.
-
[28]
Son but est de « promouvoir l’arbitrage international et d’en populariser l’idée auprès de l’opinion ». Kahn en est un cofondateur et le trésorier. Laurent Barcelo, « Le pacifisme d’Albert Kahn : problématiques et réseaux », dans S. Kutniak (dir.), Albert Kahn..., op. cit., p. 220-221 (cf. note 5).
-
[29]
Délégué aux Conférences internationales de la paix de La Haye de 1899 et 1907, prix Nobel de la Paix en 1909, président du centre européen de la dotation Carnegie pour la paix internationale fondé à Paris en 1910.
-
[30]
Normalien, angliciste, boursier 1898, membre de la Conciliation internationale.
-
[31]
AN, AJ 16 7020, SAM, statuts, 1911.
-
[32]
Columbia, Nicholas Murray Butler Arranged Correspondance, box 153, secrétaire général de la SAM à Butler, 3 avril 1920.
-
[33]
SAM, statuts, 1911, op. cit. (cf. note 31).
-
[34]
AN, AJ 16 2588, PV du Conseil de l’Université de Paris, 5 juillet 1909.
-
[35]
AAK, SAM, boîte 2, « Note sur la réception de notabilités étrangères », 14 février 1919. Une subvention du Quai d’Orsay à l’Instruction Publique peut être employée à organiser à la SAM de réceptions ad hoc.
-
[36]
Particulièrement Célestin Bouglé, professeur d’économie sociale à la Sorbonne, directeur à l’École Normale Supérieure d’un Centre de documentation sociale financé par Albert Kahn à partir de 1920.
-
[37]
Bruno Goyet et Philippe Olivera, « Les mondes intellectuels dans la tourmente des conflits », dans C. Charle et L. Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, op. cit. p. 26 (cf. note 13).
-
[38]
Cf Albert Métin, boursier 1898, secrétaire perpétuel de la SAM, député, sous-secrétaire d’État et ministre pendant la guerre.
-
[39]
Cf. Louis Aubert, boursier 1903, mobilisé aux États-Unis dans les services économiques français.
-
[40]
Cf. Fernand Baldensperger, membre correspondant de la SAM, officier interprète puis professeur aux États-Unis.
-
[41]
Cf. Philippe Millet, boursier 1907.
-
[42]
Les membres de la SAM Louis Aubert, Pierre Comert, Paul Mantoux etc. font carrière à la Société des nations.
-
[43]
SAM, Bulletin, 14 juin 1931, p. 11-12.
-
[44]
Louis Liard directeur de l’enseignement supérieur est un acteur prédominant de la réforme universitaire. À sa mort en 1917 Paul Appell, doyen de la Faculté des sciences de Paris, lui succède comme recteur de l’académie de Paris.
-
[45]
Ami proche d’Albert Kahn, il l’a préparé aux examens du baccalauréat en 1879-1881.
-
[46]
Haut-fonctionnaire, parlementaire et homme d’État radical-socialiste omniprésent des années 1880 à son décès en 1925. Promoteur précoce du pacifisme juridique, c’est le premier président de la Société des nations. Alexandre Niess, Maurice Vaïsse (dir.), Léon Bourgeois : du solidarisme à la Société des nations, Langres, D. Guéniot, 2006.
-
[47]
Columbia, Butler Papers, box 213, Kahn à Butler, 24 décembre 1918.
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Ibid.
-
[50]
Sur « le problème austro-hongrois », Fascicule 42 : 17 décembre 1917, propos de Fernand Larnaude. Sur les Fascicules, voir plus loin la note 58.
-
[51]
Sur l’opportunité d’une intervention alliée en Russie, Fascicule 18 : « la question polonaise », 23 octobre 1916, propos d’Albert Kahn.
-
[52]
Albert Kahn y finance en 1912 la création d’une chaire de géographie humaine à laquelle Jean Brunhes est élu. La même année le géographe prend la direction scientifique des Archives de la Planète, autre fondation d’A. Kahn.
-
[53]
Carl Bouchard, « Le Comité national d’études sociales et politiques, esquisse d’un projet mondial », dans Kutniak (dir.), op. cit., p. 227-238 (cf. note 5).
-
[54]
SAM, Bulletin, juillet-novembre 1918, correspondance Kahn-Motono, p. 31-35.
-
[55]
Expression employée dans une résolution prise lors de la rencontre franco-allemande de Berne de 1913. Sophie Lorrain, Des pacifistes Français et Allemands, pionniers de l’entente franco-allemande, 1871-1925, Montréal, L’Harmattan, 1999, p. 99.
-
[56]
Florence Prévost-Grégoire, « Pacifisme et universalisme : le cas du Comité national d’études sociales et politiques (1916-1931) », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2018/3, n° 129-130, p. 42-47.
-
[57]
Anne Sigaud, « Des Archives de la Planète aux archives de la guerre : "réalités invisibles, notre raison doit les discerner" », dans Valérie Perlès et Anne Sigaud (dir.), Réalités (in)visibles. Autour d’Albert Kahn, les archives de la Grande Guerre, Paris, Bernard Chauveau, 2019, p. 30-54.
-
[58]
Le déroulé des séances est sténographié et imprimé sous la forme d’un Fascicule, distribué sur un mode personnel et confidentiel.
-
[59]
Ces experts sont des publicistes (André Chéradame, Jacques Bainville…) ou des universitaires (Henri Lichtenberger, Albert de Lapradelle…) souvent également membres du Comité d’études [pour la préparation de la Conférence de la Paix] présidé par Ernest Lavisse (Ernest Denis, Antoine Meillet, etc.).
-
[60]
Sur ces questions il s’agit du journaliste américain francophile Herbert-Adams Gibbons et du non moins francophile diplomate tchèque Edvard Benès.
-
[61]
Georges-Henri Soutou, La Grande Illusion, Paris, Taillandier, 2016, p. 347.
-
[62]
Fascicule 82 : 13 janvier 1919.
-
[63]
Fascicule 139 : 26 juillet 1920.
-
[64]
Fascicules 88 et 92 : 17 février et 31 mars 1919.
-
[65]
Fascicules 18, 43, 48, 53, 81, 83, 102 : 23 octobre 1916 ; 7 janvier, 4 février et 11 mars 1918 ; 6, 20 janvier et 23 juin 1919.
-
[66]
Isabelle Davion, Mon voisin cet ennemi. La politique de sécurité française face aux relations polono-tchécoslovaques entre 1919 et 1939, Bruxelles, Peter Lang, 2009, p. 19, 51.
-
[67]
Fascicule 48 : 4 février 1918.
-
[68]
Ibid.
-
[69]
Guillaume Tronchet, « Savoirs en diplomatie. Une histoire sociale et transnationale de la politique universitaire internationale de la France (années 1870-années 1930) », sous la direction de Christophe Charle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014.
-
[70]
Fascicules 42, 66, 79 : 17 décembre 1917 ; 17 juin et 23 décembre 1918.
-
[71]
Fascicule 42 : « Le problème austro-hongrois ».
-
[72]
Helléniste, collaborateur de Lavisse à la Revue de Paris, professeur à l’École Pratique des Hautes Études, très engagé en faveur des causes serbe, arménienne et yougoslave.
-
[73]
Emmanuel Naquet, « La ligue des droits de l’Homme : une association en politique (1898-1940) », Serge Berstein (dir.), Institut d’études politiques de Paris, 2005, p. 388.
-
[74]
Emmanuel Naquet, « La Ligue des Droits de l’Homme. De la défense de l’individu à la défense des peuples ? (1898-1919) », Lendemains, n° 89, 1998, p. 14-27.
-
[75]
Officieusement à partir de sa création en octobre 1916 puis officiellement lorsqu’elle est rattachée en mai 1918 au Centre d’action de propagande contre l’ennemi, UGAF, Bulletin, avril-mai 1920, p. 136-137.
-
[76]
Frédéric Monier, Le complot dans la République. Stratégies du secret de Boulanger à la Cagoule, Paris, La Découverte, 1998, p. 99-100.
-
[77]
G.-H. Soutou, La grande illusion, op.cit., p. 275-278 (cf. note 61).
-
[78]
D’octobre 1917 à juin 1918.
-
[79]
Fascicule 62 : « Les nationalités opprimées ». Cette terminologie est employée après que le CNESP ait fixé sa ligne théorique sur la question, établie suite à l’intervention de socialistes acquis à l’Union sacrée et de juristes internationaux, souvent membres de la LDH. Sans compter la présence récurrente déjà signalée de Benès.
-
[80]
SAM, Bulletin, juillet-novembre 1918, p. 95.
-
[81]
P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », op. cit., p. 110 (cf. note 2).
-
[82]
Ibid., p. 110-126.
-
[83]
Robert Frank, « Avant-propos. Pourquoi une nouvelle revue ? », Monde (s), 2012/1, n° 1, p. 5-10, p. 5.
-
[84]
G. Tronchet, « Savoirs en diplomatie », 2014, op. cit., p. 544 (cf. note 69).
-
[85]
Béatrice Pouligny, « Une société civile internationale ? », Critique internationale, 2001/4, n° 13, p. 120.