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Article de revue

Dépendants du clivage : à la recherche de l’unité perdue

Pages 46 à 49

Notes

  • [1]
    Mâle P., Psychothérapie de l’adolescent, Petite bibliothèque Payot, 1980
  • [2]
    Kohut H., Le Soi ; PUF, collection Le fil rouge ; 1974
  • [3]
    Platon, Le banquet, GF Flammarion, 1964.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Huerre P. et Marty F., Alcool et adolescence : jeunes en quête d’ivresses, Albin Michel, Paris, 2007.
  • [6]
    C. Baudelaire, Les Fleurs du mal. Au lecteur ; 1861. GF Flammarion, 1991-2006, p.56.
  • [7]
    Nothomb A., Interview Le Nouvel Observateur, 11 septembre 2014
  • [8]
    Kohut H., op. cit. p. 6
  • [9]
    Kohut H., op. cit., p. 11
  • [10]
    Huerre P. (sous la direction de), Faut-il avoir peur des écrans ?, Doin, 2013
  • [11]
    Baudelaire C., Petits poèmes en prose ou le Spleen de Paris.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Huerre P., Faut-il plaindre les bons élèves ? Le prix de l’excellence, Fayard, 2005
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1Le clivage fait partie de la nature humaine obligée

2Depuis l’Antiquité, on sait qu’il s’agit d’un moyen au service d’un passage naturel vers la condition humaine. C’est un mécanisme qui contribue à la maturation chez le bébé comme à l’adolescence où l’on pourrait parler de clivage physiologique nécessaire au franchissement de ces périodes de la vie. Ainsi à l’adolescence, pour faire avec la disjonction entre les courants sexuel et affectif, celui entre psyché et soma, entre les émotions et la langage verbal disponible, entre l’actuel et le passé infantile… Même si persiste toujours cette déception constructive de ne plus être le divin enfant en fusion avec la mère ou l’enfant idéalisé que l’adolescent a été. Ce qui conduit à la recherche de sa moitié… Et on sait combien certaines histoires d’amour fusionnelles et addictives à l’adolescence visent à gommer la réalité d’une différence irréductible entre soi et l’autre, et servent du même coup de prothèse transitoire anti-clivage. L’autre ne l’est pas, étant alter ego, c’est-à-dire double narcissique, au service du renforcement de la cohésion du self.

3La question est donc plutôt :

4Quelle est l’ampleur du clivage ? Quelle est sa fonction ? Sur quels avantages transitoires ouvre-t-il ? Comment s’articulent les parties clivées ? Cette articulation est-elle souple et évolutive, ou figée, arthrosique ? Y-a t-il du jeu ou non entre les parties clivées ? A l’adolescence, je parlerai donc de « clivage pubertaire physiologique », comme les clivages qui fonctionnent chez le tout petit, le temps nécessaire à la maturation. Il n’y a alors transitoirement pas d’harmonie entre les instances (Sur Moi, Moi et Ça) - clivage horizontal, frontière du refoulement -, pas plus qu’entre soma et psyché - clivage vertical -.

5Pourtant ce terme - clivage - a pris une acception négative et une connotation psychopathologique prévalente, et est souvent associé à des pathologies graves installées, du registre psychotique principalement, dans lesquelles il occupe effectivement une place déterminante. Conformément au thème prévu, je vais à présent centrer mon propos sur les liens entre clivage et dépendances et addictions, en m’appuyant sur 2 auteurs dont seul l’un a pu connaître l’autre : Platon et Heinz Kohut. Ils éclairent l’un et l’autre le sujet de façon très précieuse par leurs manières respectives de traiter d’un Soi grandiose. Un Soi grandiose organisateur de stratégies destinées à en éviter la fragmentation ou à en compenser les failles, en lien avec leurs façons d’aborder le clivage, chacun avec ses représentations. Et, comme toujours, les poètes nous seront d’un grand appui, eux qui saisissent les mécanismes profonds de l’âme et les gouffres qui s’ouvrent devant certaines destinées.

6Nous nous intéresserons dans cette contribution à deux versants apparaissant en réaction aux menaces de perte de leur unité, identifiables chez celles et ceux qui sont aux prises avec un Soi grandiose : tout d’abord « l’Ennui » (avec un grand E) quand il est vécu comme porteur de tous les dangers et, par ailleurs, la recherche effrénée de l’unité perdue, lorsqu’elle s’impose de façon univoque. L’un, l’Ennui, brèche s’ouvrant dans le sentiment d’intégrité de soi, du côté de la menace d’un effondrement dépressif potentiellement mortel, bien au-delà de la morosité ordinaire de l’adolescent décrite par Pierre Mâle [1], ce gouffre dont parle Winnicott, avec des angoisses de désintégration et que discerne si bien Baudelaire ; l’autre, la soumission au « principe de la primauté de la conservation du self » [2], c’est-à-dire du maintien à tout prix d’un Soi grandiose, visant à effacer tout risque de remise en question. Le clivage est alors indispensable pour éviter le risque majeur d’effondrement, et n’est alors évidemment plus un mécanisme transitoire utile. Et sur la ligne de crête qui surplombe ces deux versants, les adolescents addicts, funambules dépendant d’artifices pour maintenir un équilibre de plus en plus précaire au fil de leur avancée et de la déception, voire de la catastrophe inévitable qui les attend et qu’ils pressentent. Ce que l’on appellerait en langage médical, une conduite addictive.

7Allons du côté de Platon d’abord, par respect pour les grands anciens [3]. Tout commence sur les flancs de l’Olympe. Il y avait alors trois espèces d’hommes : le mâle, la femelle et une troisième composée des deux autres, l’espèce androgyne. Ils étaient sphériques, avec quatre mains et quatre jambes, deux visages, quatre oreilles et deux « organes de la génération ». Ils marchaient droit ou, pour courir, en tournant rapidement en appui sur leurs 8 membres. Ils étaient très forts, vigoureux et courageux. Alors ils tentèrent d’escalader le ciel pour combattre les dieux. Zeus était embarrassé : les tuer à coup de tonnerre conduirait à anéantir les hommages rendus aux Dieux ; tolérer leur insolence était exclu. C’est Jupiter qui trouva la solution : les couper en deux pour les affaiblir et multiplier les hommages en même temps. Ce qui fut fait, Apollon se chargeant dans un second temps de retourner le visage et de ramasser la peau au milieu du ventre, ne laissant qu’un orifice, trace visible du passé et de l’antique châtiment, le nombril. Dès lors, chacun regrettant sa moitié cherchait à se lier à elle ou à une autre également perdue. Mais l’espèce s’éteignait. Alors Zeus transposa les organes de reproduction sur le devant. Aristophane conclut ainsi son récit : « Puisque d’un nous sommes devenus deux, chacun cherche sa moitié. » [4]. Ainsi conduits à la modestie, la plupart des êtres cherchent l’amour et à honorer les dieux, tandis que certains demeurent dans le regret insurmontable du temps où ils étaient tout à eux seuls, boules androgynes à la prétention de toute puissance à l’égal des dieux.

8Faire fi de la castration et ne pas se résigner au destin humain, avec le manque qui le caractérise, n’est-ce pas ce qui anime l’adolescent dépendant de certains jeux vidéos dans lesquels il endosse les apparences d’un héros capable de détrôner les dieux, ou celui qui ne peut plus se passer des psycho- stimulants et de l’alcool [5] qui lui donnent le sentiment d’être omnipotent ? Ou celui qui sombre dans des dynamiques extrémistes ravageuses dans lesquelles l’autre, car différent, doit être annulé. Ou encore celle - dite anorexique - qui se remplit de manque et prétend à l’immortalité, capable qu’elle serait de vivre au temps figé d’une enfance pré-génitale, sans besoins alimentaires à satisfaire, égale des dieux, androgyne comme à l’origine ? Ivre de manque et de sensations intéroceptives, tandis que les premiers recherchent de façon effrénée les sensations et l’excitation procurées par l’extérieur pour soutenir un sentiment d’existence. Ignorants l’un comme l’autre le clivage fondateur et constitutif de l’humain, et ainsi condamnés à un clivage pathogène, voire pathologique, dont ils dépendent totalement.

9Deux versants donc, disions-nous :

10Allons voir dans un premier temps du côté de celui qui est au bord du gouffre, luttant sans trêve pour rester en équilibre sur la crête, obligé de ce fait de prendre appui sur tous les artifices disponibles et condamné à mobiliser toutes ses ressources pour parer au risque de ne plus être tout puissant, et donc de basculer dans l’horreur du vide primordial. D’où vient cette nécessité impérieuse, vitale en même temps que mortifère pour ces sujets ? De quelle matrice originelle tragique ? De quelles failles du temps où ils étaient bébés ? Le poète nous dit les menaces auxquelles s’expose celui qui redoute de baisser la garde lorsque ses assises narcissiques sont si fragiles et qu’une dépression mortelle pourrait triompher.

11

« … Dans la ménagerie infâme de nos vices
Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes, ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde ;
C’est l’Ennui ! - l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.. » [6]

12Amélie Nothomb nous le dit à sa façon dans une interview récente [7] : « c’est vrai que je ne peux pas supporter de ne pas être en train d’écrire ». « Je m’arrange toujours pour commencer ma nouvelle grossesse le lendemain même du jour où j’ai terminé l’accouchement du précédent… Il ne faut jamais laisser cicatriser la plaie. Si elle se referme, il n’y a plus moyen de la faire saigner. Et comme c’est une hémorragie jouissive qui me procure un grand plaisir, je ne m’accorde aucune pause. » Elle poursuit : « Quand je me lève à 4h du matin, je suis dans un état de noirceur qui dépasse l’imagination. Il n’y a que l’écriture qui me permette de m’en sortir ». « C’est plus violent qu’une drogue ». « Je ne peux vivre sans m’imposer chaque jour cette reconstruction matinale de moi-même ».

13Alors ? Pas d’autre choix dans ce cas que l’ivresse ? Comme pour d’autres la recherche de sensations soutenant un sentiment si précaire d’existence ? Que cela ait pour nom drogue, alcool, vitesse, risque, conquête… Le but est le même : parer à la menace d’effondrement en clivant ce qui est revendiqué comme choix personnel, voire source de plaisir, ou même de sentiment de grandeur mégalomaniaque, de l’immonde sourire de la mort. Les objets addictifs sont alors investis sans distance possible, sans jeu dans la relation que le sujet a avec eux. Ils sont au service du soutien d’un narcissisme constamment menacé, qu’il s’agisse d’une activité laborieuse mécanique, ou de jeux répétitifs qui n’ont de jeu que le nom. Le sujet est dépendant de l’accrochage désespéré aux objets, de peur de les perdre, ce qui l’exposerait à une désintégration de son être. Tant que l’objet est tenu, l’espoir est présent. Ce sont ces Soi-objets dont parle Kohut [8], au service exclusif du Soi : « objets archaïques investis de libido narcissique qui ne sont pas sentis comme séparés et indépendants du Soi » [9]. Ce qui conduit à la « fixation à des objets archaïques surestimés et narcissiquement investis ». A l’inverse du désinvestissement par l’enfant, en période œdipienne, du sentiment de grandeur infantile, fournissant ainsi les énergies narcissiques utiles à l’investissement cohérent d’un soi réaliste. C’est dire l’importance des déceptions premières, des blessures ou des défaillances narcissiques précoces, et du manque de fiabilité et d’empathie qui ont caractérisé les premiers temps de leur vie. C’est dire aussi la force du lien de dépendance qui s’établit à l’égard de ces objets.

14Enfants, ils n’ont pas acquis la structure interne nécessaire, leur psychisme « demeurant fixé sur un soi-objet archaïque, et, tout au cours de la vie, leur personnalité sera dépendante de certains objets dans ce qui semble être une forme intense de faim d’objet. L’intensité de la recherche de ces objets et la dépendance ressentie à leur égard sont dues au fait qu’ils sont recherchés en tant que substituts des fragments absents de la structure psychique. ». Ce dont ils ne disposent pas ou plus à l’intérieur d’eux-mêmes serait à rechercher impérativement à l’extérieur.

15En pratique clinique, nous rencontrons ces jeunes gens présentant des « troubles narcissiques de la personnalité », comme Kohut les nomme, sans rupture avec la réalité, qui fonctionnent avec l’obligation qui s’impose à eux d’être grandioses dans leurs études, dans des jeux vidéos [10], dans des jeux d’argent… « Personnes en quête d’idéal », tellement vulnérables face aux déceptions. Ils éprouvent un besoin impérieux d’un retour sur image gratifiant de la part de l’objet investi, tyran autant que tyrannisé. Ils nous montrent ainsi leurs tentatives de sauver leur narcissisme originel, du temps où ils pensaient avoir tout pouvoir sur le Soi, « soumis au principe de la primauté de la conservation du self », avec un monde extérieur chargé de toutes les imperfections, clivé. Condamnés à tuer le temps pour ne pas être tués par lui.

16« Il faut toujours être ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre. Il faut vous enivrer sans trêve, mais de quoi ? » [11].

17Quête sans fin d’un objet perdu, qui disparaît à chaque tentative de s’en rapprocher. Ou encore - en priant le lecteur d’excuser le saut qualitatif - Mylène Farmer chantant dans un album très justement intitulé Points de suture, dans lequel la suture des berges clivées montre sa nécessité :

18

« … Je m’ennuie
C’est le vide,
Déesse
Le spleen
C’est l’hymne
A l’ennui d’être,
Je m’ennuie
Un néant béant
Petite nausée
Temps dilué
A l’infini… »

19Cet ennui d’être qui mènera certains à la poésie pour un temps, tandis que d’autres, faute de suture possible, navigueront au gré des addictions entre les berges du désespoir et celles d’une pseudo complétude. Sur l’autre versant, d’autres enjeux empruntent au bébé les ingrédients de son fonctionnement douloureux. Pour ceux-là, la partie se joue ailleurs. Du côté de la menace de ne plus avoir de valeur pour l’autre s’ils ne sont plus tout, à eux seuls. Dans une course poursuite avec un Idéal d’eux-mêmes tyrannique qui les mène à un Idéal toujours plus dévastateur, avec un besoin d’être admirés insatiable. Besoin dont ils sont dépendants. Ce qui nous conduit très directement au Soi grandiose de Kohut [12]. Dans ses travaux sur le narcissisme, Kohut présente ces sujets sans empathie, occupés sans trêve à rétablir une perfection manquée par le Soi grandiose et à soutenir une image parfaite d’eux mêmes. Confrontés à une imago parentale idéalisée, ils recherchent de façon addictive l’admiration, c’est-à-dire le soutien narcissique, sans lequel ils s’effondrent. Nous les rencontrons par exemple en clinique sous l’apparence des « trop bons élèves » [13], à la recherche de la perfection, sinon rien. S’imposant de tout savoir ou, à défaut d’y parvenir, abandonner. Comme cette jeune fille, brillante élève, ayant toujours été abonnée au succès scolaire et qui, en classe préparatoire fait une tentative de suicide très grave après avoir été classée seconde pour la première fois de sa vie d’élève. Ou écrire : le livre qui assurerait la reconnaissance de tous ou se l’interdire. Ou encore dans des pratiques sportives intenses et exigeantes de haut niveau. Pour beaucoup, cela passe donc par des stimulations (intellectuelles, physiques…) auto-infligées, mécanique sans plaisir, pour surmonter la menace d’une fragmentation du Soi qui doit être grandiose, sinon rien.

20Dans la relation à l’analyste, il en va de même pour ces sujets : ils manifestent un transfert idéalisant, pouvant virer à la déception, avec identifications massives à l’analyste, investi narcissiquement, objet d’attentes exigeantes, et source d’un vécu de dépendance mal supportée, au service de l’homéostasie narcissique. L’analyste n’est pas investi comme personne mais comme partie du Soi, self objet, transposable sur un autre, lieu d’un transfert idéalisant. Au service du maintien de l’espoir illusoire du rétablissement d’un Soi grandiose, l’équilibre du patient dépendant totalement de la relation à l’analyste. Qu’ils soient occupés comme les précédents à soutenir l’espoir du maintien d’un Soi grandiose en s’appuyant sur la recherche addictive de l’admiration de l’autre, ou qu’ils tentent de combler les besoins narcissiques prématurément frustrés et maintenus hors du champ de la conscience par tous les substituts qui s’offrent à eux, ces sujets éminemment vulnérables révèlent la frontière entre un clivage transitoire utile et humanisant que chaque être connaît, et un clivage au service de la survie, pathogène, voire pathologique, objet de nos soins.

Notes

  • [1]
    Mâle P., Psychothérapie de l’adolescent, Petite bibliothèque Payot, 1980
  • [2]
    Kohut H., Le Soi ; PUF, collection Le fil rouge ; 1974
  • [3]
    Platon, Le banquet, GF Flammarion, 1964.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Huerre P. et Marty F., Alcool et adolescence : jeunes en quête d’ivresses, Albin Michel, Paris, 2007.
  • [6]
    C. Baudelaire, Les Fleurs du mal. Au lecteur ; 1861. GF Flammarion, 1991-2006, p.56.
  • [7]
    Nothomb A., Interview Le Nouvel Observateur, 11 septembre 2014
  • [8]
    Kohut H., op. cit. p. 6
  • [9]
    Kohut H., op. cit., p. 11
  • [10]
    Huerre P. (sous la direction de), Faut-il avoir peur des écrans ?, Doin, 2013
  • [11]
    Baudelaire C., Petits poèmes en prose ou le Spleen de Paris.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Huerre P., Faut-il plaindre les bons élèves ? Le prix de l’excellence, Fayard, 2005
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