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Article de revue

La douleur du transfert : une force d'attraction ?

Pages 20 à 25

Références

  • [1]
    Pontalis J.-B. (1977) Entre le rêve et la douleur, Paris : Gallimard, p. 261.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Ibid. p. 265
  • [4]
    Ibid. p. 266
  • [5]
    Pontalis J.-B. (1990), La force d’attraction, Paris : Gallimard, p. 68 et suivantes.
  • [6]
    Ibid., c’est moi qui souligne.
  • [7]
    Ibid. p. 209
English version

Préambule

15 Février 2012 (Lettre à JB Pontalis)

2Cher JB,

3Voici quelques arguments supplémentaires qui conforteront, j’espère, l’accord que vous m’avez donné pour le Colloque sur la douleur, à l’automne 2013. Comme je vous l’ai dit, l’idée du thème revient à Manuelle Missonnier et nous avons pensé que votre présence à ce colloque serait… naturelle, ce dont vous avez convenu ! J’ai une autre proposition à vous faire concernant le déroulement de cette journée : nous pourrions intituler chaque table ronde en référence aux titres de livres ou d’articles que vous avez publiés. Rassurez-vous : il ne s’agit pas de commenter, d’analyser ou d’interpréter vos textes, je sais que vous détestez ce genre de procédure ! Non ! Nous voulons seulement que ces titres – et vous avez, reconnaissez-le, un génie particulier pour en inventer, inspirent ceux qui vont parler ce jour-là autour de vous.

419 Novembre 2012 : au cours de notre dernière rencontre, j’ai demandé à JB Pontalis de quelle manière il souhaitait être présent à cette journée, étant entendu depuis le début qu’il ne voulait pas proposer une conférence. Je vous dis sa réponse : « Je vais y réfléchir, je serai là, je vous l’ai promis ! De quelle manière, c’est un peu tôt pour que je le sache ! On en reparle la prochaine fois… »

5Comme vous le savez tous, JB Pontalis est mort le 15 Janvier 2013. Nous avons maintenu le Colloque, la douleur et sa présence, avec une modification de l’intitulé presque subreptice : nous avons changé « Autour de JB Pontalis », sous-titre antérieurement choisi pour une autre adresse, « A JB Pontalis »

6Une fois n’est pas coutume : je n’irai pas directement aujourd’hui vers les textes de Freud traitant de la douleur, je pense que d’autres intervenants s’en chargeront ! Il me revient plutôt, je crois, de commencer cette journée en m’attachant au point de vue de JB Pontalis, et plus précisément sur ce qu’il nomme, à la suite de Freud, la « douleur psychique ». L’identité du mot « douleur » lorsqu’il désigne des éprouvés physiques et psychiques maintient la tentation d’une analogie dans les essais de construction de ce que peut être la douleur dans une perspective analytique et plus encore métapsychologique. Le commun recentrement narcissique qu’impliquent la douleur corporelle et la douleur psychique reste une donnée de base qui permet une première tentative de différenciation ordonnée par la référence au narcissisme ou à l’objectalité. Une distinction s’impose notamment entre angoisse et douleur : l’angoisse, lorsqu’elle s’attache aux effets de la perte, pourrait être différenciée de la douleur dans la mesure où elle est davantage rattachée à l’objet alors que la douleur, en première approche, concernerait essentiellement le moi, et d’abord le moi-corps : c’est le même modèle, strictement le même, qui sert à Freud pour rendre compte de la douleur physique et de la douleur psychique. « Comme si, avec la douleur, le corps se muait en psyché et la psyché en corps. Pour ce moi-corps, ou pour "ce corps psychique", la relation contenant-contenu est prévalente, qu’il s’agisse de douleur physique ou psychique. » [1]

7Cliniquement, la douleur psychique, passe par des éprouvés corporels, elle témoigne d’un appel centripète qui attire de puissantes quantités d’énergie, et se détourne, semble-t-il des sollicitations par les objets. Qu’en est-il, cependant du statut de ces objets lorsqu’ils sont emportés par une intériorisation parfois proche de l’incorporation – si on accepte d’utiliser ce terme analogiquement, pour parler d’un corps psychique ?

8La mélancolie en offre une des traductions, voire une illustration paradigmatique : il est sûr que les attaques qui s’acharnent contre le moi, visent tout autant l’objet qui se confond avec lui du fait du rebroussement narcissique spécifique de la mélancolie. Et pourtant, cette stratégie inconsciente reste, pendant longtemps ininterprétable : en dégager la part agressive et haineuse contre l’objet relève d’une interprétation sauvage si elle est trop précoce, elle viendrait dénoncer un crime inimaginable pour cette logique farouchement autarcique, portée par l’érection d’un moi massivement disqualifié, conçu dans les formes les plus violentes que le narcissisme négatif est susceptible d’inventer. Que dire encore lorsque le moi s’éprouve comme une pourriture misérable, au plus près de l’ordure ou du déchet ?

9Se référer à la haine contre l’objet soutient une démarche tout aussi vaine car, au-delà de l’attaque, c’est aussi une sorte de protection de l’objet qui se découvre : bien que nous ne soyons pas encore confrontés là ni au masochisme ni au sacrifice, il apparaît souvent que l’acharnement contre le moi constitue, dans certaines conditions, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, une tentative de protection de l’objet, une manière de se dresser comme un corps défendant l’autre, au prix d’une identification du moi au plus misérable, au plus coupable, au crime et à l’immonde : comme si cette assomption totale – et totalitaire – lavait en quelque sorte l’objet de toute suspicion, de toute imperfection, en le maintenant dans une pureté idéale. Nous pourrions trouver les traces de cette sauvegarde d’allure maniaque à travers laquelle se déploie et se déchaîne une idéalisation qui confond, elle aussi, et le moi et l’objet.

10Dans son texte consacré à la douleur psychique, JB Pontalis rappelle que la douleur mélancolique ne s’éprouve pas nécessairement d’emblée comme douleur psychique. Simon, le patient qui l’occupe, apparaît d’abord très loin d’une quelconque sensation de souffrance ou de douleur. En dépit d’une histoire d’enfance tragique, qui pourrait appeler d’emblée toutes les constructions référées au traumatisme et à la perte d’amour, Simon n’établit aucun lien entre la disparition de tous ses souvenirs d’enfance et la disparition brutale de ses parents : peut-être parce que le plus impossible pour lui, à ce moment-là, est d’établir ou de prendre contact avec ses éprouvés et plus particulièrement avec ses affects alors que pour l’analyste, ces liaisons sont déjà présentes, en attente d’application. Situation banale au demeurant si l’on pense à tous les débuts d’analyse où les connexions se mettent très vite en place, trop vite parfois dans la tête de l’analyste, avec l’amorce d’une construction susceptible de donner du sens à une expérience qui pourtant s’annonce, au départ, essentiellement opaque, fermée, impartageable. Il nous faut bien le reconnaître, face à la radicalité impénétrable qu’implique la douleur, l’effroi qui est le nôtre cherche à tout prix à l’apprivoiser : et l’apprivoiser consiste justement à établir des liens avec un système de représentations nourri de fragments de l’histoire du patient, de matériaux théoriques et métapsychologiques, et sans doute aussi, de notre propre réalité psychique, autant d’éléments constitutifs du contre-transfert dont on peut considérer, en pareilles circonstances, à quel point il serait plus juste de le nommer « transfert de l’analyste » ! Cette entreprise permet de créer une forme de commerce rendant supportable l’affrontement à un monde étranger – celui du patient, étranger pour nous et pour lui-même – et donc hostile par définition.

11C’est par la voie du transfert et seulement par cette voie, à mon avis, que les configurations apparemment aporétiques fomentées par la douleur sont susceptibles d’être délogées de leurs racines.

12Je reviens à Simon et à ce qu’en dit son analyste que je cite : « Paradoxalement, c’est parce que la douleur psychique était chez Simon singulièrement manquante – et même les formes les plus habituelles de l’angoisse – qu’il m’a fait percevoir ce que pouvait signifier l’expérience de la douleur et le refus organisé d’aller à sa rencontre. » [2]

13Simon n’a pas de souvenirs d’enfance « puisque, dit-il, j’ai été si tôt orphelin ». Autrement dit, commente JB Pontalis, les parents ont entraîné dans la mort un enfant vivant, illustration magistrale de l’identification mélancolique s’il en est. D’emblée l’analyste est sensible à une sorte de dissociation entre la prévalence des processus de pensée, et l’expression quasiment nulle d’affects. Les indices de transfert très volatils, montraient que Simon attendait de son analyste qu’il fonctionne comme un répondeur automatique, un interprète savant de ses rêves. Mais en-deçà, il attendait que l’analyste prenne soin de l’enfant en lui, le tout petit enfant, intact et intouché, précieusement caché derrière une folle productivité de rêves et d’associations dont la dimension représentative était la seule apparente.

14C’est par la douleur physique – des maux de dents – que Simon fit connaissance avec la douleur : il hésitait, donnerait-il son argent au dentiste ou à l’analyste ? C’est celui-ci qu’il choisit, et la douleur surgit, discrètement d’abord, par une séance de larmes, suivie d’une patiente redécouverte de la mère, découverte aussi pour l’analyste qui n’en savait jusqu’ici que la mort tragique, et c’est « exactement dans le même mouvement », que Simon prit aussi corps et vie pour lui.

15Je le cite encore : « Sa machine verbale et intellectuelle trop agile commença à grincer (les mots lui manquèrent), il put renoncer à certaines gratifications narcissiques puériles, la séduction homosexuelle si manifeste dans le transfert laissa la place à une expérience partagée de la douleur, où une psyché, qui ne serait pas coupée de ses racines et trouverait sa chair, pouvait naître. » [3]

16Les développements de JB Pontalis à propos de cette cure, de ces retrouvailles avec l’objet perdu m’intéressent hautement pour la suite de mon propos. Il insiste d’abord sur la présence insidieuse de la douleur chez Simon, non reconnue et identifiée comme telle, mais sensible a contrario : défense maniaque, hyper-productivité de rêves, recherche fébrile de techniques de manipulations de signes… En eux-mêmes, ces renversements constituent le noyau des mouvements de transferts. Mais, et JB Pontalis y insiste, au-delà des retrouvailles avec cette mère aimée et haïe, au-delà du lien qui put désormais s’établir avec elle dans une configuration qui permit au deuil de se déployer, pour le meilleur du processus qu’il promeut c’est-à- dire par son marquage objectal, au-delà, cette disparition avait privé Simon, brutalement, d’un objet à aimer mais tout autant, d’un objet à émouvoir et à faire souffrir : « il se trouvait alors réduit à fonctionner en circuit fermé » [4], un circuit narcissique, auto érotique, auto haineux, dont les tendances obsessionnelles compulsives étaient le produit.

17Bien qu’en apparence très éloigné de Simon, Gabriel m’est progressivement apparu comme un potentiel petit frère de cette figure presque héroïque de la psychanalyse que représente Simon – Georges Perec.

18Le motif de sa demande a d’emblée été original – et je dis original parce que la formulation en a été immédiate et directe alors qu’il faut souvent de très longs temps d’analyse pour qu’elle puisse être reconnue dans sa nudité, je veux dire, sans fards : Gabriel, à plus de quarante ans, souffre de ne pas être capable d’aimer, de n’avoir jamais pu aimer. Bel homme, charmant et discrètement séducteur, il reste toujours objet d’amour voire de passion sans pour autant n’avoir jamais pu éprouver lui-même qu’un espoir d’aimer éphémère, immédiatement suivi de déception puis de lassitude. A vrai dire, Gabriel s’ennuie, il s’ennuie sans fin, il s’ennuie de ne pas aimer, il s’ennuie de ne rien aimer. Il travaille de manière ponctuelle et efficace mais n’a aucun désir pour ce qu’il fait, aucune estime pour ses compétences. J’aurais pu le comparer à un héros romantique trainant son mal de vivre dans un siècle anachronique s’il n’y avait pas eu en lui une fureur de vivre taraudante, une énergie intense qu’il s’efforçait de dépenser compulsivement dans un activisme auto-érotique éreintant dont il ne découvrit la valeur de défense anti-objectale que plus tard, quand je lui fis remarquer que ses séances masturbatoires n’étaient jamais aussi pressantes et forcenées qu’avant ses séances d’analyse –comme s’il lui fallait dépenser toute son énergie, jusqu’à s’imaginer en être vidé, pour arriver à me rencontrer.

19Il est animé par une haine féroce contre sa famille : son père, brillant, léger, infidèle, cruel ; sa mère, déprimée et autoritaire, dépendante de son époux volage qu’elle idolâtre et méprise tout à la fois, ses frères auxquels il ne pardonne pas de l’avoir tyrannisé pendant son enfance.

20Ses souvenirs, curieusement, sont tardivement datés, bien après la période habituelle que couvre l’amnésie infantile. Ils sont saturés par une haine consciente, fortement exprimée et par l’angoisse qu’elle génère chez lui : les plus belles années de son enfance, il les a passées loin de sa famille, et il s’attarde régulièrement sur cette période paradisiaque, le royaume des enfants dont s’absentent toutes les figures adultes qui pourtant ont dû l’accompagner. Avec Gabriel, impossible de se laisser prendre par nos légendes classiques, ennui, dépression, séparation, abandon. Les premiers souvenirs datent du retour dans sa famille – il devait avoir une douzaine d’années – et inaugurent une longue traversée cauchemardesque jusqu’à la fin de l’adolescence : son entrée dans l’âge adulte est marquée par l’arrêt de ses études pourtant brillantes, et par une tentative de suicide dont il a très honte.

21Tenter d’interpréter ou même de souligner le désespoir ou la détresse tapis derrière ces évènements n’auraient aucune prise sur lui au début de son analyse, je le compris très vite car il éluda les réactions de ses parents, l’indifférence de son père à l’annonce de sa décision de ne pas passer ses examens et sa remarque joyeuse à celle de son suicide : « C’est formidable, tu l’as raté ! ». Quant à moi, je devais me défaire des sentiments inverses qui m’auraient poussée à dramatiser pour lui ce qui ne pouvait, à ce moment-là, ne prendre qu’une place anodine et sans valeur. Il me fallait accueillir sa douleur autrement. Mais je restais perplexe et déroutée, car cette douleur que je pressentais, que je croyais voir ou entendre subrepticement, pouvait n’être qu’une projection de ma part, et je me devais d’abord, d’en respecter l’énigme et son opacité.

22Il fallut donc attendre que se mettent en place les conditions d’émergence de sa douleur à lui, celle qui lui appartenait en propre, ce trésor souffrant dont il ne voulait à aucun prix se défaire, car il était le garant de son identité.

23Tout en maintenant une idéalisation transférentielle silencieuse mais sensible, Gabriel me disait de plus en plus souvent qu’à côté du défaut de communication entre lui et les autres, qu’il connaissait bien, il en éprouvait un autre, nouveau, inimaginable, entre lui et moi, une impression de ne pas être compris qui l’affolait. Jusqu’ici, disait-il, il avait eu la croyance absolue que je savais tout de lui, et donc, que je devinais tout… Il trouvait maintes preuves à sa croyance et c’est ce qui rendait cette défaillance nouvelle si brutale et insoutenable. Il ne m’accusait pas, préférant s’attribuer cette défaite, convaincu qu’il était décevant pour moi, comme toujours. Après la période des commencements de l’analyse au cours de laquelle il éprouva un sentiment de libération extraordinaire et tomba amoureux pour la première fois de sa vie, il fut rattrapé brusquement par des douleurs physiques insupportables. Le trajet douloureux ne semblait obéir à aucun tracé physiologique, mais ne relevait pas davantage d’une symptomatologie hystérique : la douleur était trop vive, trop déchirante, elle occupait totalement son « moi-corps » (pour reprendre la formulation de Pontalis), elle l’empêchait de vivre, elle l’empêchait de dormir, elle l’empêchait de s’allonger sur le divan. Il fit le tour de tous les grands spécialistes, il essaya toutes sortes de thérapeutiques. Rien n’y faisait. La douleur disparaissait un temps, puis resurgissait avec une violence inouïe. Il aurait voulu en mourir tant il était désespéré. Je me sentais très désemparée, très déroutée, mes tentatives pour trouver du sens étaient totalement inutiles et j’eus le sentiment que chaque séance était pour moi comme une torture : je ne trouvais pas les mots, j’étais comme soumise à la question… Bref, je finis par penser que Gabriel me faisait souffrir, et qu’enfin cette expérience était possible : les séances désormais quotidiennes, un aménagement inattendu du cadre, lui debout près de la porte, (puisqu’il ne supportait ni d’être allongé ni d’être assis) moi, de l’autre côté de la pièce, toujours dans mon fauteuil. Je surpris un jour son regard aux aguets, comme celui d’un enfant qui traque le visage de sa mère : non pas toujours pour y saisir le plaisir ou la satisfaction qu’il lui donne, mais aussi son émotion, et peut-être sa souffrance, dont lui, serait l’auteur (auteur, pas coupable). Au fond, il était indispensable de voir que je n’étais pas indifférente, qu’au-delà de ma tranquillité manifeste, il pouvait trouver dans mon regard une attention inquiète et douloureuse. Je me dis qu’il s’agissait peut-être de la douleur du transfert dans sa version mélancolique et que les éprouvés corporels de Gabriel étaient susceptibles de la devancer, de l’annoncer ou de l’accompagner (et non de la traduire, du moins dans ses commencements). Gabriel décida de ne plus consulter aucun médecin : cette décision était moins dictée par sa fidélité à mon égard, qu’au procès qu’il pouvait me faire inconsciemment : la responsable de sa douleur, c’était moi, pensais-je, même s’il refusait d’admettre une telle idée qui lui semblait aussi absurde que farfelue… « D’habitude, vous êtes plus perspicace », me dit-il. Non, ce qui ne lui convenait pas, c’était l’analyse, bonne pour les autres, inefficiente pour lui, cette expérience-là, encore, il l’avait ratée… Je répétais que cet échec qu’il s’appropriait si facilement, c’était aussi le mien, qu’il me montrait mon incompétence, mon impuissance à identifier sa douleur et encore moins à la soulager. J’ajoutais qu’à défaut de pouvoir en saisir les fondements ou les causes, il me permettait d’éprouver cette douleur, moi aussi, ici, avec lui. Il rejetait avec véhémence mes propos mais se montra plus franchement agressif dans sa litanie qui devint violente : « Vous ne me comprenez pas, répétait-il, vous ne me comprenez pas ».

24Je fus saisie un jour par une forme d’évidence : ce qui me déroutait, c’était la grammaire de l’ensemble, je veux dire non seulement la grammaire de la langue, (nous sommes habitués à ces écarts) mais la grammaire de la situation analytique. Evidemment la distribution de nos places, moi toujours dans mon fauteuil, et lui, près de la porte, pouvait bousculer nos repères mais surtout, dans cette étrange nouveauté, quelque chose d’essentiel ne changeait pas : Gabriel parlait, il continuait de parler avec la même intensité, la même productivité, les rêves se multipliaient et leurs connotations pulsionnelles étaient très vives, de plus en plus chargées d’excitation – Bref, la douleur cessa d’être silencieuse, je veux dire sa douleur psychique puisqu’il ne parlait plus de sa douleur physique, depuis le changement de position pendant les séances. Il fut bouleversé par un rêve dérangeant, impossible à raconter mais qu’il dit quand même de manière lapidaire, il avait rêvé d’une scène d’amour avec moi. La chose lui paraissait inconcevable, tous les arguments de sa vie, de ses choix d’objets, la réalité de nos places respectives, tout allait à l’encontre d’une rencontre aussi monstrueuse qu’impossible. Je dis que c’était peut-être un rêve incestueux, ce qui le mit hors de lui. Il était furieux : je ne voulais pas dire quand même que sa mère et moi avions le moindre point commun ? Mais la séance suivante, il revint vers le divan et s’allongea.

25Les conceptions de Freud quant au transfert ont été à la fois plurielles et évolutives et je n’en ferai pas l’historique même si celui-ci pourrait éclairer nombre de développements actuels sur la question. J’en viens d’emblée à l’une des dernières, très finement épinglée par JB Pontalis dans La force d’attraction[5]. Tout change lorsque Freud découvre la répétition : au lieu de remémorer, au lieu d’élaborer, les patients répètent, ils répètent inlassablement et ils agissent car la répétition, même lorsqu’elle emprunte la voie des mots – ou des rêves – est un « agir ». Je le cite : « Une mémoire agie, (…) autrement dit une non-mémoire, un refus de mémoire qui est tout autre chose qu’une amnésie. Enfin – un comble pour la thèse princeps de l’accomplissement de désir – ce qui se répète, c’est l’expérience douloureuse. » [6][7]

26Comment reconnaître une parenté même lointaine entre la douleur et le plaisir ? En de telles occurrences, « le masochisme et ses délices n’ont pas réponse à tout ». C’est là que l’étrangeté du transfert apparaît en pleine ombre et non plus en pleine lumière, le feu au théâtre n’illumine plus la scène, et c’est le démoniaque, dans ce qu’il a de plus étranger (unheimlich), qui nous tient dans la demeure. Ce que JB Pontalis souligne encore, c’est que si le transfert a toujours à voir avec le passé, tout le monde le sait, la répétition qui l’engage inéluctablement, relève elle aussi d’une fidélité à ce passé, d’un agrippement acharné aux figures des origines et que la répétition est au service de ce fol attachement. C’est ce que j’appelle la douleur du transfert, telle qu’elle se révèle et se déploie dans le processus, accrochant ses linéaments à l’expérience analytique lorsque se sont défaits les liens les plus naïfs de la séduction.

27Le rêve d’amour n’apporta pas d’apaisement à la douleur de Gabriel, elle en modifia la nature : les souffrances corporelles s’effacèrent au profit, si j’ose dire, d’une douleur psychique incommensurable.

28C’est que la mémoire revint, de scènes de séduction attendues et décevantes, c’est que revinrent avec ces scènes, les longues attentes de l’enfant à la fois trop aimé et trop délaissé. Pour Gabriel, la douleur psychique était très exactement commandée par le fait (je dis le fait et non la croyance ou l’idée) de n’avoir pas de place, et surtout de n’avoir pas de place à l’intérieur de lui-même. La place vide laissée sur le divan en sa présence avait sans doute constitué le seul moyen de me faire ressentir son inexistence : j’avais refusé l’arrêt des séances quand ses douleurs physiques l’empêchaient de s’allonger ou de s’asseoir, et je me demande aujourd’hui si la contemplation de cette place vide associée à l’expérience de séances pleines de mots, n’avait pas assuré une fonction majeure pour la suite de l’analyse.

29Ce que la douleur saisit, c’est bien sûr, on y revient toujours, l’absence et la perte, mais d’autres éprouvés sont associés à ces expériences : l’angoisse, le chagrin, la tristesse, la peur… Peut-être que la spécificité de la douleur relève plus profondément, plus essentiellement, d’une place laissée vide par le moi lui même : un auto-désinvestissement majeur, en miroir du désinvestissement par l’objet mais comment s’articule cette opération ? Faut-il toujours, chaque fois, l’imputer aux défaillances de l’autre, à ses rejets, aux défections de son amour ? N’y a-t-il pas une nécessaire inscription originaire de l’objet nouée par la douleur, qui, lorsqu’elle reste radicalement ignorée, constituerait une force d’attraction compulsive, sans résolution possible ?

30En de telles occurrences, l’analyse offrirait l’opportunité de répéter cette ignorance, de la répéter inlassablement à condition que les deux partenaires, le patient et l’analyste puissent la supporter, qu’ils acceptent cette déroute, cette défaite, cette infinie dépossession de soi-même qui permettra d’admettre le contraire de ce qui est régulièrement cherché dans l’analyse : le partage du sens et le partage tout aussi attendu des affects. La douleur reste nue, d’abord, la reconnaissance de son incommunicabilité est indispensable pour que s’ancre et se construise le goût de la vie. L’un et l’autre relèvent d’une intimité constitutive du moi, et de la certitude, même ponctuelle, même éphémère, mais régulièrement éprouvée de la continuité du sentiment d’exister.

31Aussi scandaleux que cela puisse paraître, c’est l’expérience de la douleur qui en assure la pérennité. La douleur du transfert en offre une formidable illustration : l’analyse devient un lieu de souffrance équivalent d’un espace transitionnel dont la question de l’appartenance – au corps ou à la psyché, au sujet ou à l’autre – ne se pose plus vraiment : la douleur, gravée dans un espace-temps intermédiaire, permet l’investissement paradoxal d’un corps-psyché, réalité tangible, sensible, et en même temps ouverture de sens dans un processus de symbolisation. Ainsi tendrait à se révéler dans cette expérience singulière, l’émergence d’une psyché qui, par un détour métonymique, se serait transitoirement faite corps, pour la reconstruction-renaissance d’un moi dont Freud n’a cessé de rappeler les racines corporelles.

32Dans le transfert s’éprouve en effet la capacité à souffrir en présence de l’autre, constitutive, me semble-t-il de ce que Winnicott a appelé la capacité à être seul en présence de l’objet. Mais symétriquement, en quelque sorte, s’éprouve la capacité de faire souffrir l’objet et de briser sa mortelle indifférence : une mère que son enfant fait souffrir est une mère animée par la vie (figure presque antinomique de la mère morte d’André Green).

33Ces deux conditions sont présentes dans la conclusion de JB Pontalis et je lui laisse sa place entière pour terminer cet exposé : « …Qu’en est-il, du côté de l’analyste, dans l’expérience de la douleur psychique ? (…) Elle implique un mode de participation et d’intervention, un type de contre-transfert spécifique (…) avec ce qu’elle suppose d’illusion de notre part : faire naître l’autre à soi-même. Disons qu’un analyste qui ignorerait sa propre douleur psychique n’a aucune chance d’être analyste, comme celui qui ignorerait le plaisir – psychique et physique – n’a aucune chance de le rester. »

Références

  • [1]
    Pontalis J.-B. (1977) Entre le rêve et la douleur, Paris : Gallimard, p. 261.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Ibid. p. 265
  • [4]
    Ibid. p. 266
  • [5]
    Pontalis J.-B. (1990), La force d’attraction, Paris : Gallimard, p. 68 et suivantes.
  • [6]
    Ibid., c’est moi qui souligne.
  • [7]
    Ibid. p. 209
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