Couverture de LCP_175

Article de revue

Et après ?... Un espace d'entre-deux

Une co-consultation psychologue/psychomotricienne pour le suivi des enfants nés en situation de vulnérabilité

Pages 48 à 53

English version

1L’hospitalisation néonatale peut rendre le bébé vulnérable dans son développement (prématurité, complications périnatales...) et engage un suivi pédiatrique particulier. Il vise à dépister précocement des troubles du développement, et à mettre en place une prise en charge adaptée. Nous examinons ici l’intérêt pour les familles d’un accompagnement pluridisciplinaire. Face au traumatisme des conditions de naissance et aux angoisses de séparation persistantes, comment trouver sa place de façon différenciée dans la triangulation familiale ? Les familles se sont-elles vraiment « séparées » de l’hôpital ? Ce cadre leur permet-il d’y revenir pour mieux s’en départir ? Qu’y a-t-il de singulier dans ce « binôme » qui mêle réalité interne et externe ?

I – Un exemple de cadre

2Dès le premier rendez-vous pédiatrique, un sentiment de « débordement » est rapporté et souvent abordé avec difficulté par les parents. Les consultations conjointes psychologue/psychomotricienne se veulent alors complémentaires et distinctes mais partie intégrante de ce « suivi ». Elles offrent un espace commun d’échanges et d’élaborations entre les professionnels, les parents et le bébé, à l’écoute de la tonalité affective des interactions. Quelques rencontres peuvent avoir lieu, puis mènent éventuellement à une orientation extérieure.

3A la fin de l’hospitalisation du bébé, la consultation est proposée au cours du premier mois après la sortie. Les liens instaurés pendant l’hospitalisation offrent une continuité pour les familles, dans ce contexte de nouvelle rupture. Cette étape peut être vécue sur un registre très ambivalent, avec à la fois la réjouissance de la fin de l’hospitalisation, et l’angoisse face au bébé perçu parfois, encore, comme « étranger » et « fragile ». Elle peut aussi être source d’angoisses d’abandon, de séparation d’avec l’équipe faisant écho aux séparations antérieures. Cette consultation propose aux familles d’aborder les questions que peuvent susciter le quotidien avec l’enfant. L’expérience de la naissance prématurée constituant un risque d’obstacle à l’accordage parent-enfant, ce temps permet d’accompagner les parents dans la compréhension des signes corporels exprimés par leur bébé, dans l’observation commune et la mise en valeur de ses compétences relationnelles. Au tapis, la psychomotricienne invite à l’observation conjointe du bébé et le sollicite. Elle tente de « traduire » la tonicité et la motricité du bébé pour ainsi engager un dialogue avec les parents au sujet de ses compétences sensori-motrices, émotionnelles et relationnelles. Les parents finissent souvent par manifester l’attente d’un regard extérieur sur le développement de leur bébé. Ils attendent encore d’être restaurés dans leur narcissisme, en l’occurrence par un professionnel du soin psychique, pour qu’ils puissent se sentir les « bons » parents d’un « bon » bébé. C’est un travail autour des liens qui s’engage…

II – Marius

4Né à 26 semaines de grossesse, l’hospitalisation de Marius s’impose, ses parents sont sous le choc. Il pèse 740 grammes et des difficultés respiratoires s’installent. Face à un bébé agité et instable, l’anxiété parentale augmente. Une prise en charge psychomotrice est proposée, sa mère est très demandeuse de soutien. Le projet s’articule alors autour de la contenance de cette agitation, manifestation de son état émotionnel. Comme son fils, la mère occupe l’espace par une grande tonicité. Le contre-transfert de l’équipe est alors marqué par un sentiment de débordement, difficile à « sup-porter ». Au fil des séances, elle parvient à toucher, regarder, parler et porter son bébé. Les temps de peau à peau, où les corps se re- trouvent permettent la rencontre tonico-émotionnelle. La psychomotricienne est alors un contenant au contenant maternel. « J’ai vu le psychologue mais je n’en avais pas besoin, j’étais portée par l’équipe ». L’élaboration psychique et verbale des affects ne se fait pas encore. Parallèlement, le père, très inquiet, va mettre plusieurs semaines à caresser son fils. Lors du transfert dans un autre hôpital, des conflits apparaissent rapidement. Sont-ils l’expression de conflits internes déplacés vers l’extérieur, adressés à cette nouvelle équipe envers qui la dette de vie est moindre ?

5Lors du premier bilan à l’hôpital de naissance -rendez-vous systématique dans le suivi de la prématurité - Marius a 11 mois. Il est reçu avec sa mère en co-consultation psychomotricienne- psychologue. Madame exprime d’emblée les conflits relationnels avec l’assistante maternelle et les troubles du sommeil de son fils. Ces deux situations de séparation parents-enfant semblent au cœur de la problématique familiale. Lors du second bilan, Marius a 26 mois. Les troubles du sommeil persistent, sa mère les met en lien avec les angoisses paternelles qui les ont poussés à le reprendre dans leur lit. S’ajoutent alors des comportements agressifs à la maison et à la crèche. Les comportements d’opposition de Marius peuvent-ils être entendus comme des tentatives de trouver un espace d’autonomie, un espace transitionnel ? Ses séparations ravivent-elles les angoisses de cette naissance traumatique ? Quelques mois plus tard, Madame contacte l’hôpital suite à des problèmes de morsures à la crèche. « Je me sens dépassée par une tête de mule. » Marius a 2 ans et 5 mois. Madame exprime sa difficulté à laisser grandir son fils, son sentiment de culpabilité face à sa « surprotection ». Le père est toujours absent lors de ces entretiens. La psychologue tente de favoriser la triangulation en proposant qu’il pose l’interdit du lit conjugal.

6A la rentrée suivante, l’école souligne des problèmes de comportement et de propreté, menaçant d’exclure Marius. Effondrée, sa mère recontacte la psychologue rencontrée lors du bilan, faute d’un rendez-vous rapide au CMP. Cette dernière souligne les difficultés rencontrées dans les relations avec l’extérieur et les séparations ainsi que l’idéalisation de l’hôpital d’origine. Face à la flambée de l’agitation et de comportements inadaptés de Marius, la psychologue propose la participation de la psychomotricienne. Elle apporte un regard et une contenance supplémentaires à la consultation. Marius vient régulièrement rompre le dialogue entre sa mère et la psychologue en s’interposant physiquement, puis investit peu à peu l’espace de jeux avec la psychomotricienne. La mère s’autorise à se confier davantage. La séparation demeure un moment d’excitation et d’agitation. La semaine suivante, il est plus apaisé, lorsqu’est abordé avec la mère la question des limites et de l’interdit du lit parental. Le père prend sa place dans l’entretien, sous forme de portrait dessiné par la psychologue. Lors de la dernière rencontre, alors que Marius joue de façon privilégiée avec la psychomotricienne depuis plusieurs consultations, c’est à la psychologue qu’il raconte ses peurs, lui confiant à l’oreille ses cauchemars puis les dessine. Il intègre le cadre thérapeutique et identifie les compétences de chacune. On observe alors les bénéfices de cette co-consultation ; grâce à l’investissement du langage verbal, Marius profite de ce cadre pour mettre en mots ses émotions plutôt que de les agir. En fin d’entretien, la séparation se fait paisiblement. En janvier, Marius a rendez-vous au CMP et Madame s’engage, de son côté, dans une prise en charge individuelle. De nouvelles séparations peuvent se vivre.

III – Quelques liens théoriques

7Les études de suivi à long terme des bébés hospitalisés en réanimation ont mis en évidence que l’accompagnement des parents dans leurs efforts « pour s’adapter, comprendre, entrer en interaction avec leur bébé, constituait un facteur déterminant de ses progrès développementaux ».

Rencontres émotionnelles et corporelles

8« Le nourrisson est une entité globale, déjà complexe mais dont les fonctions motrices et psychiques demeurent indifférenciées ». Le corps du nouveau-né, manipulé, douloureux, traversé, est contrôlé constamment par des machines et des examens médicaux. Son vécu corporel est insecure et les limites mal définies ne favorisent pas la contenance. Les sens sont assaillis de stimulations inadaptées. Il est parfois difficile d’appréhender ce bébé, de le comprendre et l’approcher. Les machines de haute technologie s’interposent en offrant des informations objectivables. Son état de santé, l’immaturité motrice et la pesanteur restreignent la mobilisation de ses compétences. Les premiers signes d’interactions demandent une attention aux signaux corporels et une disponibilité psychique importante de la part des parents et des soignants. Le psychomotricien met en relief les capacités d’interactions du nouveau-né auprès de ses parents et soutient cette rencontre tonico-émotionnelle, par la lecture des ajustements tonico-posturaux, de la motricité, des mimiques faciales. Par son savoir être, ses techniques d’enveloppement et de contenance, il tente de faire émerger les compétences d’auto-régulation, d’enroulement et de regroupement actifs du nouveau-né, en alliance avec les parents. Le bébé se sent alors contenu physiquement et psychiquement, au profit de la découverte de son corps par des expériences positives. Ce temps d’accompagnement est un moment de communication infra-verbale, où chacun se laisse guider par sa propre sensibilité et par les mouvements du bébé. Le soignant se fait « le témoin de la boucle interactive entre le bébé et ses parents » : la reconnaissance de ces échanges est vécue par les parents comme une réparation narcissique.

Un vécu à forte résonnance traumatique

9Une image nous a interpellées : le regard « accroché » de certains parents au discours de la psychomotricienne, en protection de celui de la psychologue. Ils restent focalisés sur les aspects développementaux de leur bébé, notamment les risques de séquelles neurologiques et motrices. Comme motif à leur venue, ils avancent souvent le désir de « faire le point sur son évolution ». Il est encore difficile de parler de leur vécu parental. Peut-on lire dans cet état défensif le voile d’un traumatisme encore effectif ? Cette expérience a fait (ré)émerger de tels représentations, fantasmes et affects, qu’il devient alors essentiel pour les parents de mobiliser un système défensif afin de garantir leur survie psychique et celle de leur bébé. Ce système ayant été débordé dans ses capacités de défense face à la situation traumatique, il peut rester fragilisé de façon prolongée. C’est bien « d’effets pathogènes durables » provoqués dans l’organisation psychique dont il s’agit lorsque l’on parle de traumatisme. Face au trauma, le sujet est mis en difficulté dans sa « capacité de maîtriser et élaborer psychiquement ces excitations ». Le contexte d’une naissance prématurée, surtout non anticipée, contient un fort potentiel traumatique. Luis Alvarez précise et cite même plusieurs auteurs : « La prématurité impose au bébé (Gray, 2004 ; Marret, 2007) et à ses parents (Flacking, 2007 ; Garel, 2007), des expériences intenses, durables et difficiles à intégrer, possédant une potentialité de désorganisation non négligeable sur les plans intrapsychique et interrelationnel ». Pour un certain nombre de parents, tous les mouvements psychiques internes semblent devoir être mis de côté, indicibles car encore trop effrayants. La verbalisation des affects paraît dans un premier temps encore bien délicate, la naissance et l’hospitalisation ayant laissé des traces de traumatisme et de sidération. Une tendance à l’isolation des affects se dessine.

Deux mondes à re-lier : l’interne et l’externe

10La psychologue qui incarnerait cette dimension affective - interne - est ainsi « évitée » ; la psychomotricienne qui représenterait davantage une réalité externe semble plus facilement sollicitée. Néanmoins, par la seule présence de ces deux professionnelles, ce temps de consultation vient signifier aux parents l’intrication de ces deux réalités. Le cadre de la co-consultation va soutenir les parents dans l’élaboration de cette réalité interne en lien avec la réalité observable. Le bébé va également aider à cette mise en mots du ressenti par ce qu’il va nous manifester. En effet, de notre point vue, ces deux réalités sont très « liées » et toujours en lien : la psychologue est sensible à la réalité interne, tout en tenant compte des manifestations externes et corporelles, des parents et du bébé ; la psychomotricienne porte son attention sur les signes corporels, mais également sur ce qu’ils révèlent du vécu interne. Le cadre de la co-consultation est constitué de deux cadres thérapeutiques qui s’intercalent, se rapprochent, s’éloignent au fil de la consultation autour des émotions de chacun. Ces mouvements sont provoqués par tous les jeux de transfert, contre transfert, de résonnance tonique. Un véritable dialogue tonico-émotionnel existe entre les différents acteurs. Les co-thérapeutes font varier leur propre cadre thérapeutique permettant dynamisme et complémentarité. Dans la représentation des parents, le psychomotricien peut dialoguer corporellement avec l’enfant tandis que le psychologue dialogue verbalement avec eux. Se construit alors une zone commune fondamentale pour le travail qui s’opère.

Un espace de liens transitionnels…

11La nature du travail en binôme suggèrerait une aire de transition, au sein de laquelle parents et bébé « jouent » et peuvent recréer des liens différemment. Un travail de liaison (des affects, de la réalité interne et externe, de la relation parents-bébé-professionnelles) semblerait nécessaire et préalable au travail d’individuation, puis de séparation psychique. Rappelons la pensée de Winnicott selon laquelle, au début de l’existence de tout être humain, l’illusion est nécessaire. Le bébé obtient ce dont il a besoin, ce qui le conduit à croire qu’il crée lui-même le sein. Une fois que l’illusion s’est installée, la fonction de la mère est de désillusionner son bébé. Mais dans ce contexte de naissance traumatique, l’expérience de cette illusion va être violemment perturbée. C’est ainsi que le cheminement qui implique un travail de différenciation entre le Moi et le Non-moi peut être troublé. Dans le cadre offert par la consultation conjointe, les familles sont face à deux personnes en lien mais tout à fait distinctes ; chacune sait que l’autre est un Non-moi. Cet accompagnement en binôme soutiendrait l’utilisation de l’illusion, des symboles, du jeu et de l’objet, nécessaire au processus qui permet d’accepter les différences et les ressemblances. Ce cadre de consultation conjointe offrirait-il aux familles un « espace transitionnel », une « aire intermédiaire d’expérience » ? Il s’agirait d’un territoire d’entre-deux situé entre la réalité psychique interne et le monde externe perçu en commun par deux personnes. Il permet au bébé et à ses parents de recouvrer une capacité d’illusion, nécessaire préalable à l’expérience de la désillusion, prémisse de la séparation.

… pour faire face à la séparation

12Si pour Winnicott, la séparation n’existe pas réellement, seule existe une menace de séparation dont le potentiel traumatique dépend des expériences de premières séparations. Elle est ici tout singulièrement mobilisée, venant jusqu’à mettre en péril la survie de l’enfant. Une fois l’illusion de cet espace intégrée, les liens ne sont-ils pas davantage sécurisés pour qu’advienne le temps de la désillusion ? Le bébé et ses parents peuvent ainsi jouer à se séparer, sans être soumis à cette menace de tous les instants. Catherine Vanier précise que « c’est lorsque (les mères) peuvent symboliser le manque qu’il leur devient alors plus facile de décoller l’enfant de l’horreur du réel et de projeter sur lui un avenir possible ».

Conclusion

13Aux côtés de soignants qui se relaient jour et nuit pour prendre en charge les patients afin d’assurer la continuité et la qualité des soins, notre activité s’inscrit de façon transversale dans une temporalité et un espace différents. A la faveur de ce travail singulier, qui fait résonnance autant chez la psychologue que la psychomotricienne, un nouveau cadre commun s’est créé. Bénéficiant de la richesse de nos pratiques complémentaires, il nous permet d’offrir aux familles un accueil contenant, créateur de liens et de repères. Cette consultation est un lieu d’expression et d’échanges où émotions, tonus, motricité, et mots se mêlent. Chacun « joue » à trouver les liens qui font sens. Au cours des années suivant un tel contexte de naissance, on observe fréquemment les reliquats d’angoisses de séparation. Permettre aux bébés et à leurs parents de tisser des liens différemment, pour affronter les étapes du développement, devrait faire partie des préoccupations majeures d’un service qui accueille les familles, dans la période néonatale.

Nous tenons à remercier Emilie Leroy, psychologue clinicienne à l’hôpital Robert Debré, pour sa relecture attentive et ses remarques précieuses.

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  • - Vanier C. (2006, « L’enfant objet de soin. De quelle guérison s’agit-il ? », Figures de la psychanalyse, 2006/2, n°14, p. 37-45.
  • - Winnicott D.W. (1989), Les phénomènes transitionnels. De la Pédiatrie à la psychanalyse, Payot.
  • - Winnicott D.W. (1974), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard.
  • - Winnicott D.W. (1971), Jeu et réalité, Gallimard.
  • - Winnicott, D.W. (1966). « Note sur la relation mère- fœtus », in La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, NRF, 2000, p.174-175.
  • - Winnicott, D.W. : « Théorie de la relation parent-nourrisson », in De la pédiatrie à la psychanalyse, 1960. Traduction Kalmanovitch J., Payot et Rivages, Paris, 1989 ; p. 318-378.
  • - Winnicott D. W. (1936). « Appétit et troubles émotionnels », Revue Française de Psychanalyse, 2010/1, vol 74, p. 89-109.
  • - Zélany M. (2004). « Petit, il est tout petit… Regards croisés sur l’extrême prématuré », Champ psy, 2004/2, n°34, p. 33-45.

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