Couverture de LCP_167

Article de revue

On souffre du non approprié de l'histoire : on guérit en l'intégrant

Pages 36 à 41

English version

Introduction

1Le titre général de notre rencontre invite à une réflexion sur ce qu’est « soigner » en psychanalyse, mais il convie aussi, comme un préalable inévitable, à réfléchir sur ce qui rend « mal ». Il y a en effet une forme de solidarité entre la « « théorie » de la souffrance psychique et la représentation du processus soignant qui est proposée en réponse à cette souffrance. Nous sommes donc naturellement conduits à une première réflexion sur la théorie de la souffrance psychique, sur les théories de la souffrance même sans doute, sous-jacente aux formes de la pratique psychanalytique.

Souffrir

2Sans reprendre dans le détail toute la complexité de l’histoire des différents modèles qui se sont succédés dans l’histoire de la pensée psychanalytique du soin, on peut rapidement rappeler quelques jalons de celle-ci. Le premier énoncé est sans doute celui de la Communication préliminaire de 1893 : « l’hystérique souffre de réminiscence ». Certains mouvements psychiques, certains désirs, certains conflits opérants au sein de certaines situations de vie ont été refoulés en raison de leur caractère inacceptable pour le sujet. Mais le refoulement ne les fait pas disparaître, il les rend seulement inconscients et oblige à leur déguisement. Cependant ils continuent d’agir au sein de la psyché où ils se ne manifestent plus dès lors sous la forme de souvenirs mais sous une forme méconnaissable, déguisée, symptomatique. La souffrance et les symptômes psychopathologiques, témoins de cet état de fait, sont donc des formes de « réminiscences » et de « reviviscence » des situations de vie passées et refoulées. Dans cette logique, « on guérit en se souvenant », et la psychanalyse doit aider à la découverte et à la clarification des situations refoulées, pour transformer la réminiscence en souvenirs. De proche en proche ce que Freud a avancé à propos d’abord de l’hystérie va être généralisé à l’ensemble de la psychopathologie humaine et, vers la fin de sa vie en 1937, dans Construction en analyse, le parcours se terminera avec la psychose et le délire qui eux aussi apparaîtront comme une forme de « réminiscence ». Cependant ce processus de généralisation masque en fait une mutation progressive des données. Tout d’abord le modèle va devoir intégrer l’existence d’expériences qui n’ont pas été suffisamment transformées pour « devenir conscientes » (1923) et ceci en lien avec l’introduction de la compulsion de répétition « au-delà du principe du plaisir ». Elles produisent dès lors des formes de réminiscences qui n’obéissent plus aux formes de l’hystérie, qui tendent à s’actualiser plus qu’à se donner comme le retour d’expériences passées et donc se re-présentant au sujet. Dès lors « on ne guérit plus simplement en se souvenant », dans la mesure où les expériences impliquées n’ont pas été construites sous forme de souvenir, il faut en plus transformer le rapport aux expériences passées. Par ailleurs le modèle de la prise de conscience va aussi devoir subir une inflexion significative dans la mesure où la conscience n’apparaît plus que comme un cas particulier d’un processus qui va faire progressivement son apparition chez Freud en lien avec la fonction du surmoi : la réflexivité, et il existe des formes de réflexivité qui ne sont pas conscientes ou qui ne dépendent pas de la conscience qu’on peut en avoir. En réalité les propositions terminales de Freud profilent une véritable mutation paradigmatique aussi bien de la question de la souffrance humaine que du processus psychothérapeutique qu’elle implique. Il nous faut nous pencher plus en détail sur les diverses propositions qu’il avance dans les années 37-39 et ce qu’elles impliquent quant au soin psychique.

Le modèle des années 1937-1939

3Quelles sont donc ces expériences subjectives qui sont soumises à la contrainte de répétition et ne peuvent « devenir conscientes » sous leur forme première ? Dans les petites notes qu’il écrit lors de son exil à Londres, Freud avance une hypothèse qui clarifie une proposition déjà plus ou moins présente chez lui depuis 1920 mais qu’il n’a jamais aussi clairement formulée : les expériences qui tendent le plus à être répétées sont les expériences les plus précoces. Voici la note de Freud : « Intéressant que les premières expériences, contrairement à ce qui se passe plus tard, les diverses réactions se conservent toutes, les réactions contraires naturellement aussi. Au lieu de la décision qui serait plus tard l’issue. Explication : faiblesse de la synthèse, conservation du caractère des processus primaires ». (Résultats, Idées, Problèmes. II, p 287.) Diverses remarques s’imposent à la lecture de ce fragment. La première concerne ce que Freud entend par « premières expériences ». Bien sûr il désigne ainsi les expériences classiquement dites « infantiles », mais je me demande s’il ne faut pas essayer de préciser plus car Freud présente cette idée comme nouvelle alors que la répétition de l’infantile est déjà bien explorée. Dans Construction en analyse, texte qui précède de peu l’écriture de ces petites notes, Freud s’est penché sur la question des expériences impliquées dans la psychose et son exploration de celles-ci l’a conduit à référer les expériences en question à des évènements « précédant l’apparition du langage verbal ». Il trace ainsi, de fait, une ligne de démarcation au sein de l’infantile, entre les expériences d’avant la domination du langage verbal et celles qui sont vécues ensuite, sur lesquelles il s’est souvent plutôt centré. À diverses reprises Freud a conféré une place tout à fait essentielle au lien avec les représentations de mots et au-delà avec l’appareil à langage verbal dans l’intégration consciente des expériences subjectives. Il me semble que ce n’est pas forcer l’esprit du texte de Freud que de penser que ce qu’il entend par expériences premières dans sa note de Londres, celles qui ne sont pas intégrées par la synthèse et qui vont tendre à revenir sous une forme hallucinatoire au sujet (1937), sont les expériences « qui précédent l’apparition du langage verbal ».

4La proposition de Freud se présente en fait comme un complément à la théorie de la contrainte de répétition, sa formulation implique en effet que ce sont les expériences qui échappent à la « synthèse » qui tendent à être répétées, c’est-à-dire celles qui ne parviennent pas à être intégrées dans la trame de la subjectivité. Ce qui veut dire, en clair, que ce qui tend à se répéter compulsivement est aussi ce qui ne parvient pas à s’intégrer. Cette proposition n’est là encore qu’à moitié nouvelle chez Freud dans la mesure où il a toujours soutenu que le refoulement dissociait en partie les contenus refoulés et leur donnait une certaine indépendance par rapport au préconscient. Ce qui est nouveau est qu’il s’agit là d’expériences qui n’ont pas acquises un statut représentatif dans la vie psychique et qui font retour sous une forme hallucinatoire et non sous une forme vécue comme représentative. On notera au passage la cohérence d’ensemble de l’évolution paradigmatique impliquée par les divers textes de l’époque que j’évoque. Il y a en effet une certaine pertinence à proposer dans le même mouvement une évolution du terme qui désigne le travail du psychanalyste. Dans Construction, Freud propose de remplacer le terme d’interprétation par celui de construction : comme j’ai essayé de le montrer, le travail de construction alors impliqué est en effet un travail de synthèse, celui qui vient pallier la « faiblesse de la synthèse ».

Retour des expériences archaïques

5Toujours dans la note de Londres, Freud évoque le maintien du caractère des processus primaires, c’est-à-dire la tendance à l’activation hallucinatoire, la tendance à « l’identité de perception ». La remarque de Freud invite à penser qu’une des particularités du mode retour des « expériences premières » est qu’elles n’ont pas été réinterprétées « après coup » selon le modèle habituel de l’intégration psychique, qu’elles conservent donc au moins en partie leurs caractéristiques premières. C’est bien ce caractère qui à la fois témoigne de leur non intégration subjective et en même temps de la difficulté de leur intégration actuelle : elle représente une forme d’archaïcité qui apparaît comme étrangère à la subjectivité adulte ou simplement postérieure. Je voudrais ici introduire une remarque qui me paraît être impliquée par l’ensemble des énoncés freudiens de l’époque et qui concerne la question de la destructivité, ou de ce qui est souvent interprété comme manifestation de la destructivité voire de la pulsion de mort. En toute logique les propositions de Freud supposent une « contrainte à l’intégration », ce serait la raison même de la contrainte de répétition, on répète pour intégrer ce qui n’a pu l’être, on répète pour s’approprier ce qui n’a pu l’être en son temps propre. Mais ce qu’il y a à intégrer vient « des premières expériences », vient d’un autre temps, d’un temps hors du temps de la temporalité chronologique qui se met en place plus tardivement. Ce qui fait retour apparaît donc à la subjectivité actuelle comme « étranger », comme intrus, comme menaçant l’économie actuelle du sujet, voire comme une forme de destructivité. Non pas tant parce que vectorisé par une manifestation de la pulsion de mort, ou une motion pulsionnelle agressive ou destructrice, mais en raison de l’effet de contraste et de décalage entre son contenu, sa forme et l’économie actuelle du sujet. Ce qui tend à faire retour des expériences premières se cherche une place au sein d’une économie psychique qui tend à l’exclure et se protège comme la menace d’intrusion qu’il comporte. La destructivité n’est donc pas intrinsèque au retour des expériences précoces impliquées, elle n’est relative qu’à la menace que celles-ci font peser sur l’économie qui les exclut et s’en protège. On peut ici penser aux expériences non intégrées parce qu’elles avaient à l’époque un caractère traumatique et potentiellement désorganisateur. Elles conservent ce caractère quand elles tendent à se répéter, elles tendent à provoquer une menace de retour traumatique dans la subjectivité actuelle qui les ressent comme destructrices.

La question de leur intégration subjective

6La question posée au travail psychanalytique est alors la suivante, comment intégrer maintenant ce qui n’a pu l’être : si « on souffre du non intégré de l’histoire ou de la préhistoire subjective » comment « guérir » de cette souffrance subjective, comment l’intégrer dans la situation analysante ? L’intégration subjective repose sur un travail de transformation subjective du rapport à l’expérience vécue, transformation subjective qui passe par le fait de la reconnaître comme « passée » et donc se re-présentant (se « présentant » de nouveau) à la subjectivité, là où elle tend à se donner comme toujours actuelle dans l’activation hallucinatoire, là où elle vient colorer de son impact les expériences actuelles du sujet, là où elle les subordonne à son emprise. L’intégration subjective passe donc par un travail de symbolisation si l’on admet que celui-ci repose sur une activité représentative se présentant comme telle, c’est-à-dire comme simple représentation de l’expérience et non comme l’expérience elle-même. Elle passe donc par une mise en œuvre d’une forme de réflexivité psychique, une forme de « symbolisation du fait de symboliser » de « représentation du fait de représenter ». D’une certaine manière l’expérience non subjective non intégrée se donne comme un éprouvé non éprouvé, comme sien, comme un senti non senti. C’est là la forme que prend l’inconscient dans ce type de processus psychique, les traces et inscriptions de l’expérience restent inconscientes, leurs effets sur la structuration de la subjectivité, sur les éprouvés d’être, restent impensés. Symbolisation et réflexivité sont donc les clés de l’intégration subjective, les clés de l’appropriation subjective appelée par Freud dans la formule célèbre de 1932 : « Wo es war soll ich werden ». Mais l’une et l’autre passe par le fait de « devenir langage ». Je m’explique. Quand Freud se penche sur le « devenir conscient » des expériences subjectives, il souligne de manière régulière la nécessité pour les représentations psychiques inconscientes (les représentations de choses, les représentations-choses, voire les représentactions) de se relier aux représentations de mots et à l’appareil à langage. Je pense que Freud indique ainsi une voie fondamentale mais qui demande à être généralisée pour livrer sa pleine efficacité pratique. En 1913, quand il se penche sur la question du langage, Freud indique clairement que par langage il ne faut pas entendre dans sa pensée le seul langage verbal, il indique par exemple l’idée d’un « langage du rêve », mais il poursuit en intégrant aussi dans la forme langagière toutes les formes de l’expressivité humaine. Il poursuit en indiquant que pour lui les manifestations de la démence précoce et l’ensemble de celles relevant de la psychose et de la folie possèdent aussi un sens, donc s’inscrivent dans une forme de langage, mais « inachevé ». Il me semble qu’il faut comprendre que ce qui est susceptible de s’intégrer dans la vie psychique, et donc de s’affranchir de la contrainte de répétition, est ce qui a pu prendre la valeur d’un langage dans la vie psychique. C’est pourquoi j’avancerais que le ressort du « devenir conscient » ou mieux du « devenir symbole réflexif » est le « devenir langage ». Cette hypothèse nous conduit à reprendre la question de la « faiblesse de la synthèse » évoquée dans la note de Londres. Celle-ci me semble devoir être référée non seulement au fait qu’elle précède l’apparition du langage verbal, mais au fait que les contenus psychiques de l’expérience non intégrée n’ont pas pu prendre, entre infans et environnement précoce, la valeur d’un langage. La non intégration subjective postérieure relevant de l’absence de l’organisation antérieure en langage. Dès lors la question centrale devient celle de savoir comment « deviennent langage » les expériences précoces quand elles le deviennent ? C’est de la réponse à cette question dont dépend l’évolution du modèle du travail psychanalytique.

Le « devenir langage » des expériences précoces

7Diverses recherches cliniques en cours dans mon équipe de recherche du CRPPC à Lyon 2 ont conduit à peaufiner une hypothèse sur les processus impliqués dans l’organisation de l’expressivité première en langage. Pour bien faire saisir l’arête vive de celle-ci, je partirai d’une remarque concernant les « représentants » pulsionnels dans la pensée de Freud. Les trois formes de « représentants de la pulsion » que Freud dégage sont toutes trois des formes de langage, il y a bien sûr les représentations de mots composant le langage verbal, il y a aussi les représentations de choses, au cœur de ce que Freud appelle le « langage du rêve » et que l’on pourrait étendre sans grande crainte à l’idée de « langage du jeu » voire aux représentactions (J. D. Vincent) d’un « langage de l’acte », et il y a enfin le représentant-affect dont tout porte à croire depuis les premières propositions de Darwin qu’il participe à la création d’un « langage de l’affect ». Nous communiquons notre vie pulsionnelle, nous l’exprimons à l’aide des trois vecteurs que sont les représentants de la vie pulsionnelle, ce qui contribue à conférer aux motions pulsionnelles une valeur messagère. Très tôt l’expressivité humaine se charge en effet d’une valeur messagère. Par exemple, et contrairement à ce que l’on voit parfois un peu avancer à la légère, les premiers cris des bébés ne sont pas de pures décharges qui ne s’enrichiraient d’une valeur messagère que secondairement. À partir du moment où les cris des bébés ne sont pas les mêmes selon qu’il a faim, qu’il a mal, qu’il a besoin d’être changé ou qu’il est en manque de contact relationnel (besoin d’être pris dans les bras par exemple, ou besoin que son expressivité soit « reconnue » par la mère), on ne peut penser que le cri n’est que décharge : il est déjà communication expressive, il véhicule d’emblée une information sur la cause de l’état de mal-être, il est déjà potentiellement « messager » pour qui sait l’entendre et entendre ses variations. On peut d’ailleurs penser que, d’une manière générale, l’aptitude à la communication et aux diverses formes de langage est innée mais potentielle. Le bébé dispose en naissant de tout l’appareillage pour entrer en communication avec son environnement humain. Selon le modèle de l’épigenèse interactionnelle, le plus pertinent à l’heure actuelle, le bébé apparaît comme doté d’un ensemble de « préconceptions » selon le terme de Bion, de « potentiels » selon celui de Winnicott, de « compétences » selon la formule des éthologues, qui se présentent comme des capacités virtuelles qui vont se développer et être utilisables pour autant que l’environnement premier leur fournisse les réponses complémentaires nécessaires à leur appropriation. Il est donc clair que la valeur messagère potentielle des élans psychiques premiers dépend de la « réponse » de l’environnement, plus précisément c’est son développement qui dépend de la réponse de l’objet. C’est une chose qui nous a frappé lors d’une recherche sur les communications précoces entre des bébés et leur mère dépressive (DPP), les mères déprimées ne voient pas les signes que leurs bébés leur adressent, elles ne répondent pas ou peu aux invitations communicationnelles de ceux-ci qui restent ainsi « lettres mortes ». Progressivement les tentatives des bébés pour initier une « conversation » mimo-gesto-tonico-posturale avec leur mère perdent de leur intensité, deviennent de plus en plus timides et furtives, voire semblent devenir quasi imperceptibles. Je ne sais pas si elles disparaissent complètement, j’ai tendance à en douter, mais elles s’estompent tellement que s’instaure un cercle vicieux dans la mesure où les mères ont déjà tellement de difficultés à repérer les signes quand ils sont bien manifestes, qu’elles perçoivent encore moins les signes discrets qui subsistent alors. Le signe premier du bébé n’est pas un « langage », pas encore, il n’y a de langage qu’à partir du moment où s’établit un échange de signes entre bébé et environnement, qu’à partir du moment où s’instaure une forme de partage, qu’il s’agisse d’un partage de l’affect ou d’une forme mimo-tonico-gesto-posturale fondée sur un partage esthésique et sensori-moteur. Pour qu’un signe initie une forme de langage, il faut que celui à qui il s’adresse le reconnaisse comme signe et identifie ce dont il est porteur, l’état interne, l’intention, le mouvement qu’il cherche à communiquer. Quand les réponses de l’environnement primaire s’éloignent trop de ce modèle, les préconceptions, les potentiels et les compétences du bébé, non reconnus et ne pouvant se développer, sont à la source d’une forme de souffrance psychique sans doute assez centrale dans les diverses formes de pathologies du narcissisme. Et pour que celui à qui s’adresse le message non verbal le reconnaisse comme tel, il faut que le récepteur fasse preuve d’une certaine empathie avec l’émetteur. C’est vrai d’une manière générale, mais c’est particulièrement vrai pour les communications et les langages non verbaux qui ne soutiennent leur valeur messagère que par le biais de l’empathie qu’ils appellent et l’identification qu’ils mobilisent. En résumé, pour qu’un message non verbal et en particulier les premiers messages des bébés « deviennent langage », il est nécessaire que celui à qui il s’adresse, et singulièrement dans notre exemple la mère ou le clinicien, partage suffisamment empathiquement l’état interne communiqué, et qu’il contribue à identifier et à « échoïser » en retour. Et pour que ce déploiement soit possible, il est nécessaire que le récepteur considère comme une amorce de langage l’expressivité du bébé, il est nécessaire qu’il l’entende comme porteur d’un sens, fut-il énigmatique, fut-il à construire. L’évolution des conceptions du travail psychanalytique tend à tenter de reprendre, compte tenu des contraintes spécifiques des « dispositifs analysants », le modèle qui se profile ainsi, nous reviendrons plus loin sur ce modèle qu’il faut continuer de préciser. Nous venons d’évoquer ce que j’ai proposé de nommer « la fonction réflexive » de l’environnement maternel premier, qui est une part importante de la « fonction symbolisante », elle se déploie à partir de l’empathie de la mère et de la capacité dont elle dispose d’être en contact d’abord avec ce qu’elle éprouve tant au niveau de sa sensorialité qu’au niveau de ses affects. C’est à partir de ce qu’elle éprouve « en échos » avec les états internes de son bébé qu’elle peut être en mesure de lui restituer des messages concernant ce qu’il ressent et cherche à transmettre à son environnement pour les faire reconnaître. C’est à partir de cette restitution et de la manière dont elle est conduite que l’infans pourra commencer à apprivoiser ses propres états internes et qu’il pourra développer sa capacité à les inscrire dans les formes non verbales de langage. J’avancerais aussi l’hypothèse que cette préorganisation par la communication non verbale est aussi sans doute une condition préparatoire à l’utilisation du langage verbal à visée expressive.

La symbolisation primaire

8Cette digression apparente vers les premiers modèles du « soin psychique », ceux qui doivent être initiés par l’environnement maternel premier, n’était destinée qu’à me placer en bonne position pour aborder la question de l’évolution des paradigmes de l’intervention du psychanalyste et plus généralement du clinicien quand il s’appuie sur la pensée clinique psychanalytique. A. Green l’a avancé dans une formule simple mais éclairante : « le psychanalyste doit fournir la réponse qui aurait dû être celle des objets premiers ». Le modèle que nous venons de profiler du travail de symbolisation primaire de l’environnement maternel peut servir de guide pour essayer de déterminer « ce qui aurait dû être la réponse de l’environnement premier ». L’évolution actuelle qui donne de plus en plus d’importance à la prise en compte de ce qu’éprouve le clinicien engagé dans le travail psychanalytique va dans ce sens, mais il est aussi éclairé par le modèle que nous avons dégagé du soin psychique premier, il en reprend le vecteur essentiel par la reconnaissance des états internes non intégrés par le sujet.

9Mais la clinique post-freudienne a aussi proposé des compléments indispensables à cette première proposition, ils sont moins classiquement repris par les analystes actuels et méritent donc d’être rapidement évoqués. Divers auteurs, et non des moindres, ont en effet souligné l’existence de formes premières de l’activité de symbolisation, ou de son émergence. Je pense en particulier à P. Aulagnier et au concept de pictogramme qu’elle propose, mais aussi D. Anzieu de son côté avec le concept de « signifiants formels » ou encore Green dans l’insistance qu’il met sur le concept, rare chez Freud mais néanmoins sans doute essentiel, de « représentant psychique de la pulsion », pour ne m’en tenir qu’aux principaux auteurs de langue française, qui proposent des formes et composants de ce que j’ai proposé de nommer « la symbolisation primaire ». Je ne peux dans les limites de ma réflexion actuelle reprendre ici l’intégralité de l’apport de ces auteurs, je m’en tiendrais à quelques remarques pour introduire les développements qui me paraissent nécessaires. Les divers auteurs évoqués ont mis en évidence, très souvent à partir de la clinique des pathologies narcissiques-identitaires, l’existence de « formes premières » de traitement de la « matière première » de l’expérience psychique, les premières formes de transformation ou d’inscription de celle-ci. Ce sont des formes, les divers auteurs n’insistent pas suffisamment sur ce point à mon gré, sensori-motrices, des formes dotées de mouvement, de « motion », mais elles se présentent la plupart du temps comme « décontextualisées », sans objet ni sujet, elles ne s’inscrivent pas dans un scénario fantasmatique. Par exemple pour reprendre des signifiants formels décris par D. Anzieu, qui me paraissent particulièrement explicites du fait ; « un objet se rapproche et s’éloigne » ou encore « une ligne s’incurve », « un volume s’aplatit » etc.

10Les théorisations proposées alors concernent des processus intrapsychiques de traitement ou de transformation, ils ne s’inscrivent pas dans la dynamique intersubjective reliant le sujet infans à son environnement premier, dynamique intersubjective dont nous avons souligné plus haut la nécessité dans l’intégration des états premiers et leur « devenir langage ». Autrement dit, les formes premières de la symbolisation ainsi décrites ne sont pas données d’emblée, dans les formes de pathologies du narcissisme, sous une forme qui leur permet de « devenir langage ». Ce sera le travail du clinicien de leur permettre éventuellement de prendre cette forme, de s’inscrire au sein d’une scène qui rendra possible une certaine forme de narrativité. Un exemple permettra de comprendre mieux la question clinique et le travail psychique impliqué. Un jeune enfant psychotique présente une stéréotypie dans laquelle il semble être fasciné par un mouvement de sa main qu’il fait tournoyer lentement devant ses yeux. La main s’éloigne des yeux puis fait retour vers les yeux, « un objet s’éloigne et fait retour ». Le travail de « contextualisation » ou de scénarisation va consister à inscrire ce mouvement comme une forme de « narration » mimétique d’un élan premier vers l’objet (la main s’éloigne comme poussée vers un objet) qui ne rencontre pas l’objet et revient vers le sujet. On peut bien sûr, à l’avenant du matériel clinique dont on dispose, penser d’autres scénari possibles, ce n’est qu’un exemple de l’inscription possible d’un processus devenu solipsiste (autistique) au sein d’un scénario intersubjectif dans lequel l’objet manque à l’appel.

11Ce type de travail représente une forme particulière de travail de construction, dans laquelle celle-ci porte sur le fait de recontextualiser ce qui se donne comme « en soi » comme une forme sans sujet ni objet, comme une forme fixée à une époque où sujet et objet ne sont pas encore représentés et constitués comme tels. Voici, pour finir, une rapide vignette clinique issue d’une cure de patient adulte. Celui-ci, avant de me rencontrer pour une tranche complémentaire, a déjà fait de nombreuses tranches d’analyse qui ont laissé inchangé un certain nombre de ses symptômes. À la suite de la lecture de mes livres, il décide de faire une ultime tentative avec moi. Je suis prévenu qu’il est nécessaire que j’aille « ailleurs » que là où ses diverses tentatives antérieures l’ont porté.

12Je ne peux développer longuement le processus de cette cure, il me suffit de dire que la séquence qui suit vient après l’évocation par le patient d’une dépression maternelle survenant au moment de sa naissance (information accréditée par divers membres de son entourage et que les analyses précédentes n’ont semblet-il pas prise en compte faute d’en avoir la donnée, et dont je lui ai communiqué l’hypothèse au vu d’un certain matériel clinique). En cours de séance, le patient évoque répétitivement une sensation interne dans laquelle « ça se tord » en lui, il décrit ainsi des sensations intestinales mais pas seulement, la torsion paraît être aussi une torsion de son sentiment d’être. La forme est « ça se tord », il n’y a ni sujet ni objet. Un jour, lors d’une séance il commence à se tordre corporellement et à tenter de se retourner comme pour voir quelque chose à l’arrière de lui. Le contexte de ses associations est celui d’un sentiment de solitude : il a évoqué peu de temps avant une scène qui lui a été racontée par sa sœur plus âgée, dans laquelle il aurait été laissé, bébé, dans une pièce au fond de l’appartement, et retrouvé trempé de transpiration et couvert d’excréments, sans doute à la suite de ses mouvements de rage et de fureur en réaction à ce long abandon à sa solitude et à sa détresse.

13J’interprète d’abord les torsions actuelles en lien avec un processus moteur pour tenter d’évacuer les sensations de douleurs et de déplaisir. Puis les choses se précisent dans ses associations dans le cours de la séance, comme la torsion de l’être à laquelle il a été conduit pour tenter de rester investi par ses objets premiers. Je propose donc de transformer le « ça se tord » en un processus dans lequel « il se tord pour rester dans la lumière de l’investissement de l’objet », je construis une scène et un contexte intersubjectif dans lequel la torsion prend sens. Ce n’est pas l’objet, la mère, qui s’est ajustée au bébé, c’est le bébé qui a dû se plier aux fourches caudines de la dépression maternelle pour rester dans la sphère de l’investissement de celle-ci. À la suite de cette intervention le patient va noter une diminution nette de ses sensations de torsion interne aussi bien au niveau intestinal que, progressivement, au niveau de ses sentiments d’être. Je ne peux pas pousser ici plus loin cette évocation clinique, j’ai en préparation un présentation plus complète de cette cure et du travail auquel j’ai été conduit dans celle-ci, mais cette rapide séquence me paraît expliciter un type de travail clinique auquel conduit l’évolution des conceptions à la fois des souffrances psychiques et du type de « soin psychique » auquel le clinicien actuel peut être conduit.

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