Notes
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[1]
Nous paraphrasons ici l’expression titre de P. Fedida, Ce peu de temps à l’état pur, in pp. 102-105
-
[2]
Freud S., Breuer J., 1895, Etudes sur l’hystérie, PUF, 1978.
-
[3]
Marty P., Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, 1976.
-
[4]
Ferenczi S., 1933, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion », in Œuvres complètes, T. IV, Paris, Payot, 1982, pp. 125-135.
-
[5]
Laplanche J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
-
[6]
Lanzman, auteur du film Shoah, ne disait-il pas à un journaliste qui l’interrogeait que son film avait failli ne pas avoir de titre, tant aucun mot ne pouvait rendre compte d’une telle horreur. Il lui avait fallu aller voir comment les rabbins nommaient, en hébreu, pareilles catastrophes pour finalement choisir le mot Shoah, mot auquel aucune représentation particulière n’était attachée pour Lanzman.
-
[7]
Cf. à ce sujet l’article de C. Janin, « La réalité entre traumatisme et histoire », in Revue Française de Psychanalyse, 1995, 59, 1, pp. 115-131.
-
[8]
Guedeney A., « Les déterminants de la résilience », in Cyrulnik B. (sous la direction de) Ces enfants qui tiennent le coup, Paris, Hommes et perspectives, 1999, pp. 13-26.
-
[9]
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998, p. 3204.
-
[10]
Freud S. (1895), « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de névrose d’angoisse », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978, pp. 15-38.
-
[11]
Ferenczi S., Œuvres complètes, t. II, Paris, Payot, 1970, p. 238 et suivantes.
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[12]
Sur ces questions, on peut se référer au texte d’Erik Porge en préface du livre de K.R. Eissler (1979), Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992.
-
[13]
C’est l’argument central du livre de K.R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, op. cit.
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[14]
Porge E., Préface au livre de K.R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, op. cit., p. XVIII.
-
[15]
Cf. Freud S., 1950, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979.
-
[16]
Dans son article « La réalité entre traumatisme et histoire » (op. cit.), C. Janin parle de situations de collapsus, situations dans lesquelles le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation (interne ou externe).
-
[17]
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (sous la direction de), Paris, Le Robert, 1998, p. 3899.
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[18]
Le petit Robert, Dictionnaire de la langue française, Paris, Robert, 1981.
-
[19]
Laplanche J. et Pontalis, J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 499.
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[20]
Je pense bien sûr au très beau texte de C. Bollas, « L’objet transformationnel », in Revue française de psychanalyse, 1989, 4, pp.1181-1199.
1Depuis plus d’un siècle, le traumatisme psychique - comme notion et comme réalité clinique - a fait l’objet d’un grand nombre de publications. Le succès des premières élaborations théoriques de S. Freud sur la question a contribué à étendre les domaines de son application de la séduction hystérique aux traumatismes de guerre (à commencer par ceux dont souffraient les soldats de la première guerre mondiale), puis à toute situation de catastrophe impliquant pour le sujet un effet de choc. La popularisation du terme qui s’en est suivie a peut-être contribué à en banaliser la portée, voire l’importance, dans l’approche clinique et thérapeutique des personnes traumatisées. D’autant qu’avec l’extension de l’usage du terme, cette notion - issue du champ médical - est devenue un lieu de malentendus où se mêlent fantasme et réalité, actualité et résurgence du passé, aspects quantitatifs et vulnérabilité, aléas de l’histoire événementielle et événement psychique. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, quand le traumatisme - qu’il soit décliné en deux temps, ou qu’il se focalise sur la seule réalité de l’événement actuel - mobilise et fait appel aux ressources propres à chacun pour l’intégrer, le mettre à distance, l’élaborer, rester sous le choc ou en subir les effets à répétition ?
2Les théories du traumatisme, celles élaborées par S. Freud, puis celles qui concernent essentiellement les effets de l’événement traumatique réel (effet de stress post traumatique) abordent-elles la même réalité clinique ? Peut-on mettre sur le même plan le traumatisme lié à la séduction originaire et le traumatisme vécu par une personne victime d’un viol ? Les conséquences au plan psychique sont-elles les mêmes ? Les voies thérapeutiques doivent-elles être spécifiques et si oui, comment ? Autant de questions qui montrent l’ampleur du problème, son intérêt au plan clinique et théorique, et la difficulté de son traitement.
3Quelles que soient les divergences qui subsistent dans l’appréciation de la nature du traumatisme, des voies de sa compréhension, la réalité de son expression est unanimement décrite et éprouvée comme un excès : excès de stimulation, excès d’image, de son, excès ou absence de représentation, de sens, excès d’angoisse, débordement des capacités de contenance, défaut ou carence de protection, mécanismes de défense insuffisants, paralysie de la fonction de liaison, effraction du pare-excitations. Comme si l’appareil psychique était soumis à un bombardement (trop) intensif qui anéantissait les capacités vitales du sujet, ses défenses (trop peu solides) étant prises en défaut.
4Le traumatisme apparaît aussi comme un moment de rupture : il y a le temps d’avant le traumatisme et le temps d’après - comme si la vie du sujet se trouvait brisée avec une difficulté majeure à mettre en relation ces deux temps -; mais il y a également « l’instant à l’état pur » [1] du traumatisme, ce temps du traumatisme devenant lui-même un hors temps ne parvenant pas à se constituer en souvenir et, par là même, difficile à intégrer psychiquement avec d’autres éléments de la vie. Ce hors temps n’est pas sans rappeler le corps (psychique) étranger interne, implanté comme traumatisme originaire, corps étranger qui ne peut s’intégrer aux représentations pré- existantes et qui est au cœur de la première théorie du traumatisme élaborée par S. Freud [2], dès 1895. La désorganisation qui s’ensuit fait penser à la genèse des troubles psychosomatiques, telle qu’elle a été décrite par l’École Psychosomatique de Paris et théorisée notamment par P. Marty [3].
5Ce sentiment durable d’étrangeté - il persiste en soi sans que l’on puisse jouer du registre du déplacement, de l’oubli, du faire comme si cela n’avait jamais existé -, finit par faire naître une sorte de hantise : « pourvu que cela ne revienne pas » ; mais aussi « comment s’en débarrasser ? ». Cette présence en soi, présence pourtant étrangère à soi, focalise angoisse et attention, inhibe l’action. L’ennemi est intérieur, le sujet est attaqué en permanence sans pouvoir se défendre efficacement. Le pire semble être alors le travail destructeur et obsédant d’un événement qui continue à agir en soi par le souvenir (mais, est-ce un souvenir ?) que la personne en garde et dont la trace devient à son tour source de traumatisme.
6Comment rendre compte de cette réalité clinique si prégnante, comment éclairer une problématique si complexe, si diffuse et pourtant déjà si travaillée ? Comment mettre en évidence les différents registres qui sont à l’œuvre dans le fait traumatique, comment faire apparaître la diversité de ses effets ? Jusqu’où peut-on même parler de traumatisme, au singulier, tant il semble y avoir de diversité dans son expression clinique, dans l’intensité de ses effets ?
Aux sources du débat
7Le débat qui opposait S. Freud et S. Ferenczi sur la question du traumatisme et de sa fonction dans la vie psychique concernait, on le sait, les places qu’occupent la réalité et le fantasme dans la survenue d’un traumatisme psychique. Dans son article sur la confusion des langues [4], S. Ferenczi envisage la confrontation entre le monde de l’enfant et celui des adultes comme source d’un traumatisme originaire. C’est ce débat que reprendra J. Laplanche pour élaborer sa théorie de la séduction généralisée [5]. Pour rendre compte des traumatismes et pour en proposer un traitement possible, la confrontation des modèles constitue un autre praticable que le lecteur peut emprunter pour circuler d’un article à l’autre.
8Dans tous les cas, le débat est ouvert, relancé, élargi même aux traumatismes de l’histoire récente ; reviennent les évocations de Buchenwald, Dachau, Auschwitz, lieux sinistres arrachés à l’oubli, arrachés à l’œuvre d’un refoulement manqué qui continue à produire ses effets traumatiques non seulement chez les survivants, mais aussi dans les générations suivantes. C’est ce devoir de mémoire et cette nécessité de se ressaisir comme sujet que l’on rencontre tout au long des œuvres des témoins de ces chaos innommables de l’histoire (shoah) [6], comme celles de Primo Levi, Jorge Semprun ou Zoran Music. L’élaboration du traumatisme prend chez eux valeur d’historisation personnelle comme tentative de relier le passé au présent pour créer leur histoire en lien avec l’Histoire ; ou, du moins, pour tenter d’en retisser la trame en reliant le trauma originaire au trauma actuel, en réveillant les représentations du passé pour aider à se représenter l’actuel, pour tenter de lui donner un sens. Donner à la réalité, dans la créativité, un statut entre traumatisme et histoire [7].
9Pour que des situations aussi extrêmes que celles de la torture, de la vie après les camps de la mort, après une catastrophe à laquelle on a survécu, puissent aujourd’hui être prises en compte par la psychanalyse, il semble en effet nécessaire d’inventer de nouveaux dispositifs thérapeutiques, nécessaire aussi de confronter nos modèles à d’autres, d’en discuter la pertinence. C’est le cas avec les stratégies de lutte contre le stress post traumatique, c’est le cas également avec la notion de résilience.
10Le débat actuel porte aussi sur la notion de résilience. Le terme a été introduit dans la langue française en 1906. Certains auteurs définissent la résilience comme « le maintien d’un processus normal de développement malgré des conditions difficiles » (A. Guedeney, 1999 [8]). Dérivé du mot anglais resilient (1674) qui veut dire rejaillissant, rebondissant, spécifiant ce qui présente une résistance aux chocs élevée [9], ce terme est devenu depuis peu une façon de parler de l’aspect dynamique du traumatisme. Il est une façon de faire rebondir en quelque sorte la notion de traumatisme pour montrer la dynamique positive qu’il contient. Mais ce terme, dans sa définition et dans ce dont il est censé rendre compte en termes de processus, apporte-t-il quelque chose de nouveau au problème du traumatisme ? Par son caractère pragmatique, n’élude-t-il pas notamment la question du sexuel pour ne retenir que l’aspect fonctionnel du traumatisme, ses effets de relance de la vie psychique ? C’est cette fonction qu’avait remarquée S. Freud dès 1895 avec ce qu’il appelle l’action spécifique ou adéquate. Une excitation sexuelle somatique se transforme périodiquement en un stimulus pour la vie psychique. Il se produit un état psychique de tension libidinale accompagné de la poussée tendant à supprimer cette tension. « Une telle décharge psychique n’est possible que par la voie de ce que je désignerai, écrit S. Freud, comme action spécifique ou adéquate » (S. Freud, 1895, p. 32) [10].
11Ce passage de l’excitation à l’action spécifique nous donne à penser le traumatisme comme un moteur de la vie psychique, à condition que l’excès qu’il contient puisse être élaboré par le sujet et intégré dans un minimum de continuité à la vie de relation. La mise en avant du côté positif du traumatisme est à rapprocher des propriétés du symptôme qui, lui aussi, renvoie à ces deux versants - positif et mortifère -, à son caractère répétitif et insistant qui peut être interprété comme une recherche insistante (elle aussi) d’issue autant que comme une compulsion à répéter à l’infini. Si le symptôme correspond à un refoulement qui ne réussit pas totalement, s’il est une solution de compromis qui témoigne d’un conflit psychique, le traumatisme ne pourrait-il pas traduire, à sa façon, une tentative de refoulement, pour trouver une voie de soulagement à l’angoisse déclenchée par cette effraction dans la vie psychique ? En effet, - tout en étant la marque de l’échec de l’appareil psychique à métaboliser cet afflux d’excitations, ne pouvant que répéter la scène traumatique sous la forme du rêve traumatique ou sous celle de l’angoisse éprouvée à chaque rencontre avec ce qui rappelle au sujet l’événement traumatique lui-même -, le traumatisme traduit par sa répétition même (traumatophilie) cette quête insistante.
12Dans le cas du symptôme, il s’agit de relier les manifestations indésirables et souvent incompréhensibles pour l’intéressé lui-même à des éléments connus de sa vie de sujet ; alors que pour le traumatisme, il convient de relancer l’activité psychique, notamment la capacité de liaison, d’association pour qu’il n’y ait plus cette panne se traduisant par un arrêt sur image qui tétanise le sujet, le paralyse et qui rend actuelle une souffrance d’angoisse liée à un événement passé, révolu, événement pourtant perçu par le sujet comme toujours actuel. La compulsion de répétition vient signifier dans les deux cas (symptôme et traumatisme) que l’activité psychique tourne en rond, parfois à vide, sans que se rattache à ces manifestations qui témoignent d’un dysfonctionnement une quelconque association, une représentation qui permettrait que l’affect d’angoisse puisse se muer en un récit, en un questionnement qui fasse sens pour le sujet.
13Peut-être convient-il de réserver le terme de traumatisme à l’échec du travail de liaison, lorsque l’excès ne peut être intégré, lorsqu’il déborde de façon durable les capacités d’élaboration du sujet, lorsqu’il le pétrifie. Cette pétrification du corps est souvent évoquée dans les névroses de guerre, pour S. Ferenczi, par exemple, quand il décrit les manifestations corporelles des soldats qui conservent l’attitude qu’ils avaient au moment du trauma. « Demandons par exemple à cet homme qui présente une contraction du côté gauche de son corps comment il est tombé malade ; il nous racontera qu’un obus a explosé à sa gauche et que le « souffle » l’a atteint à gauche… » [11].
14La guerre a, en effet, été l’occasion de mettre à l’épreuve la théorie psychanalytique du traumatisme. La psychanalyse, avec S. Freud lui-même, a été au premier plan, tout près de réussir dans l’entreprise de reconnaissance sociale dont cette nouvelle science avait tant besoin. De nombreux psychanalystes travaillaient aux armées, faisant fonction de psychiatre, apportant leur savoir faire dans le traitement de ces névroses traumatiques d’un genre particulier qu’étaient les névroses de guerre. On faillit même créer des centres de soin à orientation psychanalytique au sein des armées autrichiennes. Mais, devant l’effondrement des structures étatiques à la suite de la défaite de 1918, tous ces projets furent abandonnés. Les névroses de guerre finirent elles-mêmes par disparaître, au fur et à mesure que la guerre s’éloignait, ne laissant pas suffisamment de temps aux psychanalystes pour affiner leurs recherches sur ces pathologies et leurs effets destructeurs pour la vie psychique. Peut-être est-ce dans ces circonstances que s’est développée l’idée de la création d’un Institut psychanalytique : celui qui verra le jour à Berlin sous la direction de Eitingon [12].
15Curieusement, la guerre, la participation de psychanalystes au traitement des névroses de guerre, la nomination, en février 1920, de S. Freud en personne comme expert dans un procès impliquant son collègue viennois J. Wagner-Jauregg (1857-1940) à propos de l’existence d’une névrose traumatique apparue chez un militaire et que J. Wagner-Jauregg aurait diagnostiquée comme une simulation [13], tous ces éléments vont entraîner S. Freud vers une révision de sa position ou, du moins, vont y participer. Au plan théorique, cette révision est un véritable revirement qui allait se traduire par la publication de Au-delà du principe de plaisir (1920) et une nouvelle approche de la question du traumatisme. S. Freud en vient à interroger une nouvelle fois le caractère traumatique du sexuel en faisant du refoulement une névrose traumatique élémentaire, mais en déplaçant la nature du conflit qui n’oppose plus le moi aux pulsions sexuelles repoussées par lui, en postulant, « à partir de sa réflexion sur le facteur traumatique des névroses de guerre une origine traumatique au sexuel, condition d’instauration du principe de plaisir » [14].
16La question du traumatisme va relancer également le débat sur l’opposition entre fantasme et réalité, sur les rapports qui existent entre monde interne et réalité externe, débat qui s’est construit à l’origine même de la psychanalyse. Il ne s’agit pas seulement de la Neurotica ou de son abandon [15], ni du rôle du moi et de ses limites qui viendraient démarquer l’interne de l’externe ; c’est la notion de réalité psychique dégagée par S. Freud en 1916 qui vient ouvrir de nouveaux espaces à la compréhension de la dynamique psychique, bien au-delà des oppositions entre interne/ externe, réalité/fantasme. L’introduction de la réalité psychique permet en effet d’imaginer que la réalité (externe, événementielle) est reprise dans une subjectivité qui lui donne sa consistance, sa cohérence, son sens. Dès lors que l’on admet cette perspective, le monde interne et la réalité externe apparaissent comme indissociables ; il semble qu’elles constituent les deux faces d’une même réalité, l’événement réel ne devenant « événement » que dans la mesure où il est perçu et interprété par le psychisme du sujet.
17De ce point de vue, le traumatisme (pathologique) est un « non événement », ou bien encore un événement non advenu, non perçu par le sujet en tant que tel, comme si l’appareil psychique ne parvenait pas à l’intégrer dans la continuité de l’activité psychique du sujet, à en faire un événement psychique. L’événement, en effet, puise à la source inconsciente de la vie psychique, il s’organise en relation avec les traces mnésiques, les refoulements, l’expérience subjective ; il résonne. C’est pourquoi un même événement réel peut avoir des répercussions différentes sur deux individus, dans la mesure où il fait appel à la subjectivité, au fond d’expérience subjective de chacun pour obtenir son statut d’événement.
18C’est pourquoi aussi cette résonance crée parfois un effet Larsen, lorsque l’événement actuel rencontre des traces d’une expérience ancienne, traces auxquelles l’actuel renvoie sans pour autant pouvoir s’y associer [16]. Cette coïncidence est habituellement intégrée par le sujet dans un registre de liaison et d’association, même si c’est parfois au prix d’un sentiment passager d’étrangeté ou de déjà vu. Dans ces cas d’intégration réussie, l’actuel et l’inactuel s’entrecroisent, se mêlent en se distinguant et en s’enrichissant mutuellement. Les souvenirs affluent, le présent s’éclaire à la lumière du passé ; le passé se réinterpréte à l’aide des nouvelles expériences du présent. C’est ce qui donne au sujet le sentiment d’une certaine continuité et d’une cohérence dans sa vie psychique. C’est cette faculté de liaison qui lui procure aussi ce sentiment d’être vivant, d’être en phase avec le monde, voire d’être créatif.
19Mais dans le cas où l’événement réel réveille, sans s’y associer, d’autres gammes d’expériences passées (celles d’événements qui ont laissé des traces d’angoisse), l’actuel ravive l’affect d’angoisse et non le sens de l’expérience passée. C’est l’impasse qui se réactualise et non la richesse de l’expérience qui aurait dû lui être associée. Au lieu de créer de nouveaux agencements, au lieu de donner jour à de nouveaux ensembles plus larges, plus ouverts qui dynamisent le sujet, ces résonances « mauvaises » conduisent le sujet vers la répétition, la paralysie de la capacité d’intégrer du nouveau. Le sujet est K.O. debout. Certains boxeurs ne disent-ils pas que le knock out vient lorsqu’ils ne voient pas arriver le coup, lorsqu’ils ne peuvent y faire face et l’intégrer dans la suite du combat ? Le temps est aplati, il n’a plus sa densité, son épaisseur. Le coup, l’événement, l’accident - lorsqu’il arrive brutalement - surprend le sujet dans ses capacités défensives. La coïncidence des deux temps (l’actuel et le passé) devient alors source de traumatisme et non de créativité. La résonance fait du bruit et non du sens. Le sujet est assommé, par le coup qui lui est porté, mais aussi parce qu’il est surpris par ce qui lui arrive.
Traumatisme de vie, traumatisme de mort
20Mais alors, y aurait-il plusieurs sortes de traumatismes : ceux, les féconds, qui sont porteurs de la dynamique psychique et ceux, les stériles, les destructeurs, qui ne font que répéter l’événement traumatique et l’angoisse qui l’accompagne ? Ou bien s’agit-il, dans les deux cas, de deux versants d’une même réalité psychique ? Le traumatisme s’offre à nous comme une notion fertile qui rend compte de la bipolarité psychique, de la capacité transformationnelle de l’activité psychique quand le sujet peut utiliser une difficulté pour rebondir et accéder à de nouveaux champs de conscience. Le traumatisme, à ce titre, est un paradigme de l’activité psychique, rendant compte de celle qui s’exerce dès l’origine avec la séduction originaire et de celle, plus événementielle (ou accidentelle) qui, tout en faisant effraction dans le pare-excitations, se présente aussi comme une deuxième chance pour le sujet. En effet, ce qui fait traumatisme dans l’accident révèle la présence d’une difficulté passée et restée inaperçue pour le sujet en même temps qu’elle offre la possibilité de revenir sur cet épisode ancien qui n’a pas encore trouvé de dénouement heureux jusqu’à ce traumatisme actuel.
21Si l’événement du passé (premier temps du traumatisme) est resté en souffrance, non élaboré, non intégré à la dynamique de la vie psychique, il n’est pas pour autant en latence, au sens où la latence a pour fonction de séparer deux moments, de mettre à distance deux événements l’un de l’autre, mais aussi de permettre au moi d’intégrer le sens énigmatique de ce qui effracte. La latence, elle, crée un espace temps, celui qui sépare et tient éloigné l’un de l’autre les deux événements que constituent, dans le développement de la libido, sexualités infantile et pubertaire. Elle évite qu’il y ait coïncidence entre eux et introduit, au contraire, un décalage qui s’avère nécessaire à l’élaboration psychique de la nouveauté qui fait intrusion, voire effraction. C’est lorsque ce travail de latence est absent (latence blanche), ou en défaut, que le risque de survenue d’un traumatisme aux effets destructeurs est le plus élevé. C’est dans ce type de situation que le risque de la violence surgit.
22L’étymologie éclaire de façon inattendue notre propos s’agissant de l’aspect bipolaire du traumatisme. Le mot « traumatique » vient du grec tardif traumatikos qui veut dire « qui concerne les blessures, bon pour les blessures » ; ce qui donnera en bas latin traumaticus qui signifie « efficace contre les blessures » [17]. Mais traumatikos est aussi dérivé de trauma qui signifie blessure et au figuré dommage, désastre, déroute. C’est ce mot de trauma qui a été emprunté par les médecins au XVIème siècle pour désigner une « lésion ou une blessure produite par un agent extérieur agissant mécaniquement » [18]. Ces références étymologiques nous donnent donc bien à penser le traumatisme sous sa double face, côté effraction et côté remède. L’évolution de la langue n’a retenu qu’un aspect de l’origine latine du terme, en l’amputant de son autre sens. De même, dans le sens médical du terme, la notion de remède contre les blessures a disparu. Dès la fin du XIXème et au début du XXème siècle, le terme fait son apparition en psychologie, puis en psychanalyse, avec un sens sensiblement différent : « Evénement de la vie du sujet qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique » [19]. Que ce soit un événement actuel, produisant des effets traumatiques pathologiques, que ce soit un événement passé inaperçu dans l’enfance qui « déclenche » un traumatisme dans l’actuel, que ce soit un traumatisme originaire, un de ceux dont on peut penser qu’ils sont à l’origine même de la vie psychique, dans tous ces cas de figure, le traumatisme bouscule et le patient et le thérapeute. Le patient parce qu’il vient chercher une aide pour faire en sorte qu’il y ait du changement, qu’il n’y ait plus répétition ; le thérapeute, parce qu’il doit être avec le patient de telle façon qu’il donne tort à une théorie déterministe, la répétition trouvant à se muer en créativité.
23Dans tous les cas, est en cause la capacité de changement du patient, capacité pour le thérapeute, aussi, à devenir un objet transformationnel [20] pour le patient. Que ce soit affaire de transfert, c’est entendu ; mais ce qui est mobilisé dans cette relation ne relève pas seulement du registre du maternel, de la capacité empathique du thérapeute. Il s’agit de faire en sorte que le traumatisme ne fasse pas écran à ce qui est vivant (vivant et figé) chez le patient, en panne, en souffrance. Il suffit de rappeler que souffrance vient du latin sufferentia, mot qui signifie « action de supporter », avec la notion de faire une trêve (on retrouve ce sens dans l’expression « mettre en souffrance »), voire de faire cesser une action. La souffrance psychique du patient traumatisé est-elle un appel à la trêve, appel adressé au thérapeute en vue d’une reconnaissance, d’un statut (de cette souffrance) pour que la vie psychique du patient soit réanimée ? Si la rencontre avec le thérapeute se noue dans l’attente croyante qu’elle fera œuvre de transformation, si le thérapeute a la capacité de se laisser affecter, de ressentir profondément ce que vit le patient, s’il accepte de se perdre - un temps - avec lui, alors s’ouvre pour le patient un au-delà du traumatisme. Pour la théorie psychanalytique, il reste à poursuivre l’entreprise freudienne au-delà de la théorie psychopathologique, vers une théorie du traitement qui explore méthodiquement les voies qu’emprunte la relation (transférentielle) pour qu’advienne la transformation.
24La prise en charge de la souffrance traumatique nécessite de repenser le cadre habituel du traitement des névroses. Le trauma pousse les thérapeutes à davantage de créativité pour penser la continuité de la vie psychique - malgré le risque de la rupture du temps psychique qu’induit tout traumatisme -, pour réaménager l’œuvre protectrice autant que mortifère qu’accomplit le clivage, pour transformer la scène traumatique en souvenir, pour l’intégrer dans le travail de mémoire qui fait qu’un sujet peut se penser et se projeter dans l’avenir parce qu’il est psychiquement vivant en reliant le présent à son passé. Ce sont ces perspectives au caractère novateur et dynamique que développent les différents auteurs au fil des textes qui suivent. C’est à une lecture créative que sont donc conviés tous ceux qu’intéresse l’exploration de la vie psychique, à partir de ses aléas, de ses points de butée comme ici, les traumatismes psychiques, le traumatique, au double sens du traumatikos grec et de ses dérivés latins.
Publier une note de recherche dans la revue Carnet/PSY
Jacques Angelergues, Alain Braconnier, Olivier Chouchena, Marie-Frédérique Bacqué, Nathalie Boige, Taïeb Ferradji, Nathalie Glück, Nathalie Godart, Bernard Golse, Antoine Guedeney, Patrice Huerre, Simone Korff Sausse, François Marty, Sylvain Missonnier, Lisa Ouss, Nathalie Presme, François Richard, Laurence Robel.
Chaque manuscrit doit être adressé par mail à Estelle Chassot <est@carnetpsy.com> sous forme de document Word, police Verdana 12, interligne 1.5, pages numérotées, 25.000 caractères maxi espaces compris incluant les références bibliographiques dans le corps du texte et en fin de document aux normes APA (téléchargeables : www.carnetpsy.com), un résumé de 10 lignes en français et en anglais, 5 mots-clefs en français et en anglais. En fin de ce document, pour chacun des auteurs dans l’ordre des signataires, sont précisés : Nom, Prénom, adresse postale, mail, téléphone, titres professionnels.
Un accusé de réception est envoyé par mail à réception. La décision du comité esttransmise par mail au premier auteur.
Notes
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[1]
Nous paraphrasons ici l’expression titre de P. Fedida, Ce peu de temps à l’état pur, in pp. 102-105
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[2]
Freud S., Breuer J., 1895, Etudes sur l’hystérie, PUF, 1978.
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[3]
Marty P., Les mouvements individuels de vie et de mort, Paris, Payot, 1976.
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[4]
Ferenczi S., 1933, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion », in Œuvres complètes, T. IV, Paris, Payot, 1982, pp. 125-135.
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[5]
Laplanche J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
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[6]
Lanzman, auteur du film Shoah, ne disait-il pas à un journaliste qui l’interrogeait que son film avait failli ne pas avoir de titre, tant aucun mot ne pouvait rendre compte d’une telle horreur. Il lui avait fallu aller voir comment les rabbins nommaient, en hébreu, pareilles catastrophes pour finalement choisir le mot Shoah, mot auquel aucune représentation particulière n’était attachée pour Lanzman.
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[7]
Cf. à ce sujet l’article de C. Janin, « La réalité entre traumatisme et histoire », in Revue Française de Psychanalyse, 1995, 59, 1, pp. 115-131.
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[8]
Guedeney A., « Les déterminants de la résilience », in Cyrulnik B. (sous la direction de) Ces enfants qui tiennent le coup, Paris, Hommes et perspectives, 1999, pp. 13-26.
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[9]
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de Alain Rey, Paris, Le Robert, 1998, p. 3204.
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[10]
Freud S. (1895), « Qu’il est justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom de névrose d’angoisse », in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978, pp. 15-38.
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[11]
Ferenczi S., Œuvres complètes, t. II, Paris, Payot, 1970, p. 238 et suivantes.
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[12]
Sur ces questions, on peut se référer au texte d’Erik Porge en préface du livre de K.R. Eissler (1979), Freud sur le front des névroses de guerre, Paris, PUF, 1992.
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[13]
C’est l’argument central du livre de K.R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, op. cit.
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[14]
Porge E., Préface au livre de K.R. Eissler, Freud sur le front des névroses de guerre, op. cit., p. XVIII.
-
[15]
Cf. Freud S., 1950, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979.
-
[16]
Dans son article « La réalité entre traumatisme et histoire » (op. cit.), C. Janin parle de situations de collapsus, situations dans lesquelles le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation (interne ou externe).
-
[17]
Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey (sous la direction de), Paris, Le Robert, 1998, p. 3899.
-
[18]
Le petit Robert, Dictionnaire de la langue française, Paris, Robert, 1981.
-
[19]
Laplanche J. et Pontalis, J.B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 499.
-
[20]
Je pense bien sûr au très beau texte de C. Bollas, « L’objet transformationnel », in Revue française de psychanalyse, 1989, 4, pp.1181-1199.