Annuel de l’Association Psychanalytique de France (coll.). Idéal, déception, fictions. Editions PUF, 2011, 208 pages, 24 €
1Voici donc le cinquième volume de l’Annuel de l’Association Psychanalytique de France intitulé Idéal, Déception, Fictions. Ce numéro contient le compte-rendu des Entretiens de l’Association psychanalytique de France qui se sont tenus à Paris, à l’occasion de la Journée ouverte du 23 janvier 2010, sur le thème Idéal et déception, les contributions faites lors d’une autre rencontre scientifique intitulée Fonctions de la fiction où les questions soulevées sont apparues comme un développement du thème des Entretiens et enfin, la première traduction française d’un texte de Donald P. Spence, auteur américain qui est l’un des plus importants représentants du courant d’une nouvelle approche analytique connue sous le nom de narrativité.
2Les textes réunis dans ce volume témoignent de la richesse des discussions au sein de l’Association Psychanalytique de France (APF). On y retrouve cette association entre une qualité d’écriture littéraire et une exigence de l’élaboration psychanalytique qui sont la marque de l’APF depuis sa création.
3Il faut ici rappeler que cette revue dirigée par André Beetschen et Laurence Kahn publie différents travaux de l’Association Psychanalytique de France et que son esprit est de provoquer le débat hors du cercle relativement restreint dans lequel ces travaux se sont déroulés. Si en découvrant cet Annuel, on ne peut pas s’empêcher de penser avec nostalgie aux fameux numéros de La Nouvelle Revue de Psychanalyse publiée avec la collaboration de l’APF, cette publication a un tout autre but en cherchant à proposer un témoignage des discussions et des échanges au sein de l’APF.
4Il s’agit d’ouvrir publiquement le débat qui anime les psychanalystes de l’APF plutôt que d’apporter des réponses. L’impression d’ensemble donnée par la lecture de cet ouvrage est celle d’une psychanalyse toujours ouverte et en devenir. Même si la référence freudienne reste très présente, chaque auteur se permet de développer des conceptions personnelles qui ne sont pas sans susciter des échanges parfois vifs entre les différents intervenants.
5Si l’on retrouve toujours le fil rouge de la théorie analytique élaborée par Freud, chaque analyste utilise cette théorie comme le ferait un musicien de jazz avec la grille d’un morceau. Chacun développe sa propre interprétation et n’hésite pas à y introduire des solos personnels sans pour autant, qu’à aucun moment on ne puisse douter qu’il s’agisse encore de jazz et que l’on reconnaisse toujours la grille sur laquelle est basée le morceau. Il ne s’agit pas de transformer la grille du jazz freudien en variété ou en morceau classique. Le fait de ne pas reproduire note à note le morceau tel que l’a joué Freud n’empêche pas que l’on retrouve toujours la grille de base et son rythme propre.
6En livrant au public ces discussions, l’APF montre qu’elle reste une association où peuvent s’exprimer des idées parfois très éloignées pour autant qu’elles témoignent d’une tentative de recherche et d’élaboration. Si le lecteur peut être un peu rebuté par la complexité des certaines hypothèses émises dans ces exposés, je pense au contraire que le mérite de ce livre est bien de refuser une certaine simplification du fonctionnement psychique et d’offrir une ouverture de la pensée. Ces textes nous donnent à voir véritablement le travail de réflexion des psychanalystes sans concession à la recherche d’une séduction réductrice de certaines théorisations.
7Le livre s’ouvre sur un exposé de Michel Gribinski qui postule que la déception est nécessaire et inhérente au travail clinique psychanalytique et qu’elle est à la base d’une attente désirante. A travers un cas clinique, Michel Gribinski nous propose un nouveau concept : la défense par dégagement. Cette défense consiste en une suspension du jugement, une variante de la dénégation. Il s’agit d’une indifférence non-conflictuelle, différente du déni ou du refoulement. Si l’on suit la pensée de Michel Gribinski, nous pourrions résumer son propos en disant que le sujet doit s’appuyer sur l’expérience d’une mère suffisamment dévouée pour être capable ensuite de vivre la déception de la perte de cette relation sans être pris dans un mécanisme de dégagement ou une régression qui sont deux modalités de refus de la perte qui empêche que se constitue un véritable idéal.
8Dans sa discussion, Viviane Abel Prot reprend l’idée de défense par dégagement pour dire qu’elle pense que le terme clivage peut aussi valablement rendre compte de ce mécanisme. Josef Ludin pense que c’est la réalité qui apporte le plus de satisfaction dans la vie en n’étant ni l’idéal d’un monde nouveau ni la déception d’un narcissisme blessé.
9Dans le deuxième exposé, Catherine Chabert se propose d’articuler son exposé autour des termes inconstance, idéal et déception en prenant appui sur la figure littéraire de Don Juan. Elle relie l’inconstance de Don Juan à un désir d’emprise, une volonté de ravir quelque chose aux femmes, une attaque de l’idéal, au sens commun du terme, et une absence totale de déception, l’objet n’étant jamais perdu. Elle fait l’hypothèse que l’inconstance de Don Juan est pour lui une sorte de défense de type maniaque qui vise à lui éviter l’angoisse de la perte. Elle retrouve chez Don Juan une compulsion de répétition. Il apparaît comme un personnage qui multiplie les conquêtes pour maintenir un état d’excitation stable dans un combat contre la pulsion de mort. Si elle insiste sur l’absence de culpabilité et de déception, je me demande si cette absence apparente de déception n’est pas une forme de déni et s’il ne faudrait pas différencier déception consciente et déception inconsciente.
10Dans la discussion qui suit son exposé, Joseph Ludin insiste sur le fait que c’est la figure paternelle qui lui apparaît primordiale chez Don Juan. Il se pose aussi la question de l’analogie que l’on peut faire entre un héros littéraire et la réalité de la situation analytique. Viviane Abel Prot, elle, repère chez Don Juan la nostalgie de la présence maternelle dont elle pense qu’elle est peut-être la source de sa rage à séduire. Elle reprend aussi l’idée de la déception comme le cœur même de la compulsion de répétition développée par Catherine Chabert.
11François Villa, dans son exposé, développe une thèse qui va susciter un vif débat. S’appuyant sur différents textes de Freud, il étudie le concept de pulsion de mort pour en déduire une théorie très originale où il fait de l’émergence de la pensée la conséquence d’un échec de la pulsion de mort. En fait, il nous explique que le but premier de la pensée est de supprimer toute excitation. Cette théorie met l’origine de la pensée au service de la pulsion de mort et son développement en lien avec son échec de retour à l’extinction pulsionnelle. En faisant de l’appareil psychique un appareil dont la principale fonction est d’éviter un certain déplaisir, François Villa revisite les liens entre pensée et exigences culturelles. En fait, l’analyse du totalitarisme permet à François Villa d’en déduire l’importance fondamentale de la pulsion de mort dont les hommes, et les psychanalystes, auraient du mal à reconnaître qu’elle « mène la danse de la vie ».
12Si l’on suit François Villa, la réussite du totalitarisme tiendrait à ce qu’il propose un modèle de fonctionnement régressif basé sur le clivage et la projection qui permettrait à l’être humain de s’affranchir de la question de l’attente d’un idéal de la satisfaction. François Villa soutient que l’apparition de nouvelles pathologies comme les états-limites tient peut-être plus aux effets de l’histoire mondiale marquée par le totalitarisme qu’à ceux de ce qu’il appelle la petite histoire individuelle. Ce que l’on peut retenir de cet exposé, c’est l’insistance pour François Villa à mettre la pulsion de mort tout à la fois à l’origine même de la pensée mais aussi à sa destruction. Le détour par le totalitarisme viendrait justifier cette hypothèse. Il conclut cependant sur une note d’espoir en disant que la théorie psychanalytique dispose, peut-être, de ressources que nous méconnaissons encore et qui nous permettraient d’affronter le réel du monde en contribuant davantage au travail de culture.
13Viviane Abel Prot remarque que François Villa donne une place très importante à la pulsion de mort qui peut paraître comme une certaine idéalisation de cette pulsion. Joseph Ludin dans sa discussion reproche à François Villa de faire de la pulsion de mort un élément central de sa pensée en oubliant que le « mal est peut-être tout simplement banal et que les horreurs ont toujours existé ».
14Edmundo Gomez Mango débute la deuxième partie de cet ouvrage consacrée à une rencontre scientifique sur le thème Fonctions de la fiction par un exposé dans lequel il reprend le statut donné par Freud au concept de fiction dans son œuvre. Pour Edmundo Gomez Mango, le romanesque est le moyen pour Freud d’aborder une forme de vérité de la vie psychique qui se présente souvent sous forme de roman comme le montre l’exemple de la question de la neurotica. La fiction littéraire et la fiction psychanalytique pourraient ainsi être conçues comme deux exploratrices de cette contrée occulte et invisible : l’inconscient.
15Jean-Michel Hirt se propose de déployer les questions posées par la fiction littéraire en s’appuyant sur quatre textes de Freud qui lui permettent de définir un nouveau concept, celui de l’altération. Cette altération, il en retrouve la trace dans les œuvres de fiction mais aussi dans les récits des hystériques qui s’apparentent à des œuvres de fiction. Dans les deux cas, il existe une altération par les affects qui permet d’entendre la réalité psychique bien différente de la réalité au sens commun du terme. Ainsi, il repère que la fiction permet de nous épargner la douleur de la disparition et de la mort et que l’on retrouve les traces de ce mouvement dans les altérations du récit. C’est dans cette altération que se manifeste l’insistance du sujet et sa singularité et sa position quant à la question fondamentale du deuil de l’objet.
16Bruno Gelas dans un exposé intitulé Là où la fiction défaille nous propose l’analyse d’un roman de Pierre Jean Jouve qui s’intitule Hécate. Dans les variations des indices d’énonciation, il en ressort, pour Bruno Gelas, que la mise en place de la fiction pose clairement la question de savoir qui parle : le romancier ? un ou l’autre personnage du roman ? Faire entrer en fiction serait comme un moyen de jouer avec le lecteur à une sorte de cache-cache énonciatif. Dans toute fiction, la question est de donner une figure à l’autre. Dans la fiction, « Je » est un autre avec un jeu de proximité/ distance entre le lecteur et le contenu narratif. La fiction selon Bruno Gelas propose une substitution à l’altérité radicale (celle qui renvoie en dernier lieu à la mère) celles des altérités relatives des personnages du récit.
17Laurence Apfelbaum essaye dans son exposé de repérer la différence de nature entre la psychanalyse et la littérature. Elle se demande si faire mention d’une référence littéraire dans une intervention analytique n’est pas un moyen pour l’analyste de permettre à l’analysant d’entendre la violence de ses affects tout en permettant une distance vis-à-vis de cette violence en lui offrant un support d’identification littéraire. On retrouve dans cette hypothèse des idées qui parcourent tout ce colloque, à savoir que la fiction permet de donner des représentations à des affects refoulés par le sujet.
18En fin de volume, la traduction du texte de Spence, un des fondateurs du courant de la narrativité, permet au lecteur de mesurer la différence profonde dans son approche de l’analyse avec les différents textes précédents. Ici, point de références littéraires ou culturelles mais une volonté d’envisager l’analyse sous un regard scientifique. S’appuyant sur le récit du cas Dora par Freud, il affirme que ses interprétations sont une « mascarade explicative » qui s’approprie le discours de la patiente. Il nous dit que dans de nombreux récits de cure, il a l’impression que l’interprétation vient induire la conviction du patient plutôt qu’elle soit un résultat logique qui devrait apparaître comme évident pour tout lecteur. Lui, propose ce qu’il appelle une cohérence narrative du récit de cure dont toute fiction serait exclue. On voit combien ce projet est en totale contradiction avec ce que cherchent à théoriser tous les auteurs des textes précédents.
19Malgré leurs divergences, tous les analystes de l’APF qui ont écrit dans ce numéro soutiennent que c’est dans les altérations du récit faites tant par le patient que par l’analyste que se repère le mouvement pulsionnel du transfert dans lequel sont pris le patient et l’analyste. Spence nous propose l’illusion d’un nouveau monde en oubliant que le nouveau monde de l’analyse, comme l’explique très bien Michel Gribinski, est une illusion et que l’on doit toujours penser qu’il restera un manque à comprendre. C’est ce manque qui est le lieu de l’altérité dans laquelle se déploie la fiction qu’elle soit analytique ou romanesque.
20Yves Jeannenot
21Psychiatre, Psychanalyste, Société Psychanalytique de Paris
Eric W. Pireyre. Clinique de l’image du corps. De la pratique au concept. Editions Dunod, 2011, 216?pages, 24 €
22Les soins corporels sont le premier et principal véhicule de la découverte de l’autre (Myriam David). Un livre consacré à l’image du corps écrit par un psychomotricien semble aller de soi. Pourtant celui-ci est une somme, car loin de passer en revue les différentes étapes qui ont conduit à en stabiliser le concept, il en déploie toutes les iridescences en étudiant aussi bien la question complexe des sensations que celle des philosophies qui ont tenté d’en ordonner la compréhension au cours des âges récents. On y parle de Dolto et de Damasio, de Schilder et de Winnicott, de Wallon, Ajuriaguerra et Tustin, et de beaucoup d’autres encore que je ne peux tous citer ici. Mais le lecteur découvrira que loin d’être une succession d’articles savants sur tous ces auteurs, c’est de leur présence ici et maintenant dans la réflexion qu’il se sert pour sa démonstration de la légitimité de la psychomotricité et de son approche incontournable du corporo-psychique, et notamment avec le souci de cultiver la pensée psychopathologique chevillée au corps.
23Dans une telle perspective, plus besoin de fustiger l’adversaire qui ne tient pas assez compte du désir inconscient ou celui, appartenant au camp opposé, qui ne prend pas en considération l’importance du génome. Pour « faire » un homme, ou pour le « composer », il est besoin de tous ces éléments qui s’avancent progressivement sur le chemin de nos connaissances en ordre dispersé, et s’ils sont accueillis en tant que parties de sous ensembles, qui par définition ne constitueront jamais qu’un nouveau sous ensemble d’autres choses à découvrir, ils nous apprennent sur le processus du développement et sans doute aussi beaucoup sur la complexité qu’il recèle encore en lui. Car pour arriver à déduire de ce champ énorme des connaissances (qui se développe de façon exponentielle), des idées et des pratiques concrètes qui puissent transformer la qualité du soin donné aux enfants en difficultés développementales et psychopathologiques, il est nécessaire d’en théoriser au fur et à mesure les lignes de forces qui s’y dessinent, et ce, en faisant appel à la pluridisciplinarité. C’est tout le sens d’un tel livre de nous donner un point de vue extrêmement renseigné, aujourd’hui, sur ce qu’on peut faire de tous ces matériaux disparates, sans sombrer dans une confusion maniaque ou une interprétation dépressivo- persécutive. Théoriser vient du grec theorein, « voir de haut », et les généraux antiques, voyant leur armée déployée sous leurs yeux, comportant un nombre facile à déterminer de « théories » de soldats en armes, pouvaient plus facilement en déduire la stratégie à suivre pour débouter l’adversaire. Ici, dans la théorisation qui nous occupe, pas de guerre contre un peuple ennemi, juste une métaphore visant à prendre en considération « des choses cachées depuis la fondation du monde » commençant à apparaître et ne pouvant se révéler aux yeux des scientifiques que par l’intermédiaire d’une suite d’hypothèses formant théorie. Mais pas d’esbroufe non plus, plutôt une remontée aux sources de l’image du corps comme le lieu d’entrecroisement de toutes les théories actuellement pertinentes pour aborder la question de la psychopathologie au risque du corps.
24Eric Pireyre nous entraîne dans le monde de l’embryon, dans celui du fœtus puis du bébé ; il nous fait visiter les contrées de l’archaïque, dont les mondes apparemment lointains concernent non seulement les pathologies les plus graves en termes de dépendance, mais aussi tout un chacun, lors de son passage par la « bébéité », en nous en présentant les entours comme ceux d’un sujet qui aurait grandi dans son corps biologique sans quitter la temporalité du bébé. Mais il ne s’arrête pas en si bon chemin, il suit le destin pulsionnel de la libido et nous rappelle comment « l’organe pulsionnel » peut sinuer dans les vastes plaines de la sérénité phorique ou franchir les cataractes des agonies primitives, stagner dans la sensation motrice sidérante ou encore accéder au enjeux émotionnels du romantisme post-oedipien. Mais loin de se restreindre à l’exploration de ces seules contrées, il envisage également des avancées hypothético-déductives de nature à fonder les évaluations et les outils thérapeutiques du psychomotricien. Ce faisant, il rend accessible à toutes les autres professions de « psychistes » (Tosquelles) une réflexion trempée dans la psychomotricité mais qui en dépasse largement les statuts professionnels pour rayonner auprès des autres sujets embarqués dans une aventure comme celle du soin auprès des enfants en déshérence psychopathologique.
25Ce livre, en rendant claires les problématiques complexes dans ce champ des souffrances psychiques et corporo-psychiques, deviendra un outil précieux pour celui qui s’approche de ces rivages souvent énigmatiques. Dans quelques années, il sera habituel de dire à un stagiaire arrivant dans un service destiné à soigner ces pathologies, qu’il doit lire le « Pireyre » pour trouver des réponses aux questions qu’il ne manquera pas de se poser dans ces domaines en voie d’intégration.
26Il me reste à souhaiter au lecteur de devenir une abeille butinant les chapitres les uns après les autres comme autant de fleurs pour en faire son propre miel, celui avec lequel il goûtera la théorie qui lui paraît répondre au mieux aux questions posées par le petit patient qu’il va devoir prendre en charge sur ses épaules psychiques tout le temps qu’il ne pourra se porter lui-même. Les psycho- motriciens nous aident beaucoup à avancer sur ces terres inconnues. Et, bien entendu, pas seulement avec les enfants. Nul doute que l’ouvrage d’Eric Pireyre y contribue de façon puissante et féconde.
27Pr Pierre Delion
28Pédopsychiatre, Professeur de psychiatrie infantile à Lille
Jeanne Rm. 49 jours. Carnets d’une faiseuse d’anges. Editions Martha Canari, 2011, 123?pages, 16 €
29C’est presque clandestinement que je me suis procurée le livre de Jeanne RM. Un mail adressé aux membres de la Société d’Histoire de la Naissance tombe dans ma boîte et recommande de lire et de « faire circuler » : 49 jours - Carnets d’une faiseuse d’anges - avec comme indice une adresse mail : http://jeanne.rm.monsite-orange.fr/. Intriguée, je me procure l’ouvrage et découvre un journal de bord, presque un journal intime bouleversant de force, d’humanité et de simplicité qui égraine 49 histoires de vie. 49 jours, comme la durée légale de prescription de la pilule RU 486 qui doit permettre aux femmes qui le désirent d’avorter précocement en évitant le recours à un acte chirurgical. 49 jours, un livre sur l’avortement ? Pas tout à fait.
30Ce livre est le témoignage d’un médecin, d’une femme, d’une mère qui au détour du décret d’application de 2004 s’engage. Jeanne RM décide de devenir une faiseuse d’anges et nous entraîne avec elle dans sa quête d’approcher au plus près ce qui fait notre humanité : l’exercice de notre liberté. Que nous soyons cliniciens en périnatalité ou pas, ce livre nous confronte au fil rouge de nos existences : la conception, la vie, la mort. Il vient éclairer ce temps particulier où l’enfant non encore advenu existe bel et bien et où force de vie et force de mort, Eros et Thanatos, s’affrontent déjà. Ce premier chapitre de la vie, pour reprendre l’expression de Sylvain Missonnier, est le premier chapitre de son histoire, souvent le seul, mais pas toujours. Pour chaque histoire, il est question de détresse et d’amour. Comment choisir entre la petite fille qu’elle n’espérait plus et son compagnon de vingt ans qui ne veut pas et menace de partir ? Comment choisir entre rester l’enfant aimé de ses parents ou aimer son enfant ? Comment refuser la vie qu’on porte en soi lorsqu’on se sait condamnée ? Parfois la grossesse, cruelle, s’annonce quand il n’est plus temps : quand pour assumer l’éducation de cet enfant qu’on aime déjà, il faudrait se sentir encore jeune et accepter d’être déraisonnable.
31Ce premier chapitre est aussi le préambule d’autres histoires car pour triompher, le désir d’enfant doit parfois affronter plusieurs interruptions de grossesse. Jeanne RM nous aide à y voir clair là où les forces antagonistes font le lit de toutes les passions. Elle nous rappelle que si la loi autorise l’avortement, la liberté de choix n’exclut pas la détresse mais nous permet de l’accompagner au mieux. Et c’est bien ce que ce médecin de ville nous fait partager magnifiquement dans son carnet de bord. Conception, vie, mort, liberté, choix, perte, conflit, rivalité, souffrance, ne sommes-nous pas au cœur de l’expérience clinique ? Jeanne RM nous entraîne aux limites de l’empathie. Loin de mettre à distance le vécu difficile de la tâche, de la mission qu’elle s’est fixée, elle y plonge et nous, le lecteur, avec elle.
32Alexandra Bouchard
33Membre de la Société d’Histoire de la Naissance
Jacques André (sous la direction). Les 100 mots de la sexualité. Editions PUF, Que sais-je ? 2011, 128?pages, 9 €
35100 mots de la sexualité, ce sont autant de textes qui sont des petits chefs-d’œuvre, compositions de qualité dont le style donne une impression unitaire en dépit de la diversité des treize auteurs de ces textes, dix femmes et trois hommes. Le style rappelle celui des 100 mots de la psychanalyse de Jacques André : un style concis, léger et vif, agréable à lire et captivant. Une fraîcheur dans le propos marque ces textes rigoureux et instruits, nourris d’une grande richesse culturelle. On peut souligner la multiplicité des points de vue abordés : historique, littéraire, sociologique, esthétique, religieux, ainsi qu’un point de vue partagé par le collectif d’auteurs : la psychanalyse. De nombreuses références jalonnent les textes : Apollinaire, Zola, Lévi-Strauss, Sade, Pascal Quignard, Roland Barthes, Ingmar Bergman, Shakespeare, Louise Bourgeois, Milan Kundera, Saint Augustin, Woody Allen, etc., et Freud, présent de façon juste et mesurée. L’humour n’est pas la moindre des qualités remarquables, qui parcourt tout l’ouvrage. Les anecdotes ne manquent pas, offrant autant de représentations imagées, tirées de séquences cliniques de divan, de la vie quotidienne, ou de l’histoire. Salé et pimenté à souhait, le contenu est loin d’être fade ou édulcoré, et justifie d’être un lecteur averti. Il ne s’agit pas d’un manuel pédagogique. Pourtant on apprend des choses. Et on rit. Le recours étymologique est fréquent et parfois drôle, lorsque l’on apprend par exemple que l’infaillible godemiché vient du latin gaude mihi, « réjouis-moi ». La démarche suit tout autant l’évolution du langage, que celle de la sexualité, avec des mots classiques voire désuets, ranimés ici pour notre plus grand plaisir, et des mots très contemporains et très crus - quand l’anglais s’oppose au latin (libido, post coïtum, cunnilingus / fist fucking, backroom, sex addict, coming out).
36Le mode de lecture offert tout à fait libre peut rappeler notre enfance : un peu à la manière de ces livres dont vous êtes le héros. Car c’est bien le lecteur qui fait sa propre histoire de la sexualité au gré des mots lus dans l’ordre de son choix. Cela évoque aussi un certain usage enfantin du dictionnaire visant à assouvir la curiosité sexuelle infantile, dans un geste déjà excitant et transgressif : l’enfant cherche en cachette les mots du sexe, les mots sexuels, dans une excitation toute sexuelle. Qu’une collection encyclopédique et universitaire comme les Que sais-je ? propose Les 100 mots de la sexualité, serait-ce une provocation ? Offre destinée à la fois à l’adulte que nous sommes (et peut-être exclusivement, car cet ouvrage n’est effectivement pas pour les enfants), et en même temps qui convoque l’infantile en nous (« la quête du savoir sexuel est elle-même sexuelle »). Rappelons qu’il n’y a pas d’éducation sexuelle possible, du moins qu’elle « manque son but, nécessairement ». Le titre de la collection se réfère au savoir, avec la promesse d’une réponse contenue dans ses pages. Pourtant il ne s’agit pas de définitions à proprement parler, ni d’explications scientifiques des choses sexuelles. De toute façon on sait bien que les enfants ne se satisfont pas des explications données par les adultes : cigogne, choux ou cours anatomiques, qui n’enlèvent rien au caractère énigmatique du sexuel. C’est ce qu’illustre le tableau de Courbet reproduit en couverture, qui tout en exhibant/montrant le sexe féminin ne délivre rien pour autant de l’énigme de la sexualité : L’origine du monde.
37Ce sont des mots « pleins » de représentations de choses sexuelles, empreints de sexuel même dans l’acte de leur lecture auquel invite le Que sais-je ? « Le mot sexuel est en lui-même un acte, sa profération vaut comme préliminaire ». L’ouvrage est ainsi une illustration du pouvoir de la sexualité à s’emparer de la langue entière, à sexualiser n’importe quel mot (chatte, cul). En témoigne le pouvoir métonymique du cul, qui condense tout le sexuel : la partie pour le tout. L’injure est aussi un mot-acte sexuel, qui pénètre quand il est énoncé, « entre le crachat et l’éjaculation ».
38Il ne s’agit ni d’un dictionnaire, ni même d’un guide des pratiques sexuelles ou des usages du plaisir, mais d’une manière d’aborder les mots de la sexualité, d’en donner un regard particulier, analytique. Ces points de vue offrent en effet de savoureux petits décalages, comme « le harcèlement par le sexuel ». Autant d’écarts qui enrichissent notre vision de la sexualité et parviennent (encore) à nous surprendre. Un tel écart permet de voir derrière la plainte pour harcèlement sexuel un motif jamais mis en avant : la haine pour le sexuel, celui qui harcèle depuis l’enfance.
39Une place de choix est faite aux ratages de la sexualité, « ces petites avanies de la vie trop humaine » : éjaculation précoce, fiasco, ce qui est, au fond, la signature par excellence de l’humaine sexualité, puisque malgré la honte « le fiasco est l’honneur de l’homme ! ». Aucun animal ne pourrait se vanter de faire fiasco. À ce propos, l’entrée Bonobo est assez surprenante d’un premier abord. On apprend que la sexualité des bonobos est très proche de la nôtre puisqu’ils pratiquent en missionnaire, de face, et utilisent les rapports sexuels pour régler les conflits quel que soit le sexe du partenaire, ce qui leur confèrerait une certaine humanité si la comparaison ne s’arrêtait là. Ce livre s’origine presque de cette différence fondamentale qui fonde la sexualité humaine, mêlée d’angoisse et de culpabilité liée à la transgression d’interdits, marquée par le refoulement, profondément enracinée dans l’infantile, et peut-être surtout animée par une richesse fantasmatique, qui est le propre de l’homme.
40Les mots « harem » et « bordel » sous-tendent ainsi deux fantasmes différents de l’homme : celui de la possession unique et exclusive de toutes les femmes (sauf une peut-être…), et celui de la femme partagée entre les frères (« au bordel on est comme en famille ») ; le point commun à ces fantasmes restant celui d’une consommation illimitée.
41L’ouvrage est parsemé de petites trouvailles qui nous éclairent d’une vue nouvelle, originale, parfois surprenante et audacieuse, souvent inédite. Ce livre est précieux parce qu’il instruit d’un regard neuf et percutant plutôt que d’enseigner un savoir sur la sexualité. Il met par exemple en relation la détumescence du pénis avec l’effondrement dépressif qu’est le spleen post coïtum. Ou bien il présente la pratique de l’excision comme une tentative d’abraser les fantasmes localisés dans l’organe surdéterminé. Suffirait-il alors de « couper dans le sexe des femmes (…) pour couper court aux fantasmes » ? Rappelons que le clitoris partage avec le fantasme la capacité d’« embraser à lui seul le corps tout entier ».
42La complémentarité des sexes et la parité ? Si le cunnilingus met l’homme à genoux devant la femme, la fellation donne à celle-ci le pouvoir de « tenir l’homme par les couilles ». Quant au mari infidèle, il réalise dans l’adultère « un désir aussi infantile qu’œdipien » ; l’enracinement infantile de la sexualité est tenace.
43100 mots de la sexualité, parfois indirects (migraine), qui convoquent tout autant l’acte lui-même, dans sa visuelle crudité (fist fucking, pratique hard comparée poétiquement à une sorte de « yoga anal »), que ses préliminaires (bain de minuit, caresse), ou l’aboutissement (jouissance, orgasme, éjaculation). Sont passés en revue le sexe oral, anal, le S/M, une érogénéité de tout le corps, des objets partiels (seins), très partiels (poils) aux objets fétichisés (talons aiguilles, string). Le sexe lui-même est détaillé (bite, vagin - on notera l’absence des testicules), mais aussi les objets et accessoires de scénarisation (glory holes, une commodité que l’on trouve dans les backrooms), les gestes, les positions : le 69, « un détournement, tout un poème », la levrette ou alla pecorina, ou encore l’equus eroticus (la jument assise)… Finalement, le parent pauvre de la sexualité, c’est bien le pervers, prisonnier de son unique fantasme.
44Ont contribué à cet ouvrage : Jacques André, Joanne André, Isée Bernateau, Béatrice Childs, Vincent Estellon, Caroline Hurvy, Françoise Neau, Mathilde Saïet, Alexandrine Schniewind, Caroline Thompson, Phlippe Valon, Sarah Vibert, Mi-Kyung YI.
45Marie Dessons
46Maître de Conférences, Université Paul Valery, Montpellier III
Eric Corbobesse, Laurent Muldworf. Succès damné. Manuel de psychologie à l’usage des gens célèbres et de ceux qui comptent le devenir. Editions Fayard, 2011, 240?pages, 17,90 €
47Sous un titre et un sous-titre qui peuvent surprendre, les auteurs proposent un voyage d’une érudition aussi originale que remarquable qui a tôt fait de capter le lecteur ; Corbobesse et Muldworf sont des psychiatres confirmés, psychothérapeute pour l’un, psychanalyste pour l’autre… Ils le prouvent avec clarté et autorité dans le livre, mais ils nous ouvrent leur connaissance approfondie du monde du cinéma et de la culture pop rock. Il ne s’agit pas seulement de culture musicale ou cinématographique, mais d’une étude très documentée de l’histoire de ceux qui peuplent ce monde. On se méfie à juste titre des considérations psychologiques plaquées, de l’application de la psychanalyse à n’importe quoi ; la lecture de ce livre dissipe rapidement ces craintes et montre tout l’intérêt de cette démarche peu commune sous la plume des psy.
48L’axe de recherche de ce livre est celui de la célébrité ; les auteurs remarquent précisément que, hormis quelques écrits de Rank, la psychanalyse s’est peu intéressée à cet aspect, alors qu’elle a exploré la créativité et ses rapports avec la folie. Les sociologues ont montré que la célébrité résulte de la rencontre simultanée de la démocratisation de la société, du déclin des religions et de l’avènement de la société de consommation. L’essor de l’Internet a dynamisé la culture de la célébrité, accessible à tous à travers quelques mots clés. Les auteurs font remarquer que le culte contemporain de Narcisse, au détriment d’autres idéaux, est inséparable de ce mouvement.
49L’univers du star system fait intervenir le regard jusqu’à plus soif ; citant D.W. Winnicott, les auteurs rappellent son rôle dans le développement humain. Le regard de la mère est le miroir dans lequel l’enfant se voit ; il se sent exister parce qu’il est aimé et il le voit dans le regard maternel, c’est ce qui fonde son narcissisme. Ce narcissisme est pour nous tous un socle, mais comment comprendre son développement hyperbolique?
50Très vite, on trouve le traumatisme : « ma vie a été bousillée dès le début » disait Steve McQueen. Charlie Chaplin ou Marilyn Monroe sont enfants de mères malades mentales et ont connu l’orphelinat. Traumatismes et deuils ; les mauvaises fées se sont largement penchées sur les berceaux de Madonna, John Lennon, Paul McCartney, James Dean, Romy Schneider… La célébrité comme réponse à un drame initial, mais persistent des blessures indélébiles : Johnny Halliday, sérieusement malade, s’étonne d’avoir appelé son père dans son délire soixante ans après avoir été abandonné par lui. Paradoxalement, l’état d’orphelin semble conférer parfois une liberté utile : lâché mais affranchi, ne « devant rien à personne », la future célébrité a souvent été antisociale. Cet état paraît faciliter la liberté, peut-être la transgression et, de toutes façons, il n’y a ni école ni diplôme de célébrité. Le mythe du héros est ainsi porteur du meurtre du père ; Bob Dylan se rêve orphelin, s’affranchit de sa famille Zimmerman petite bourgeoise, s’habille en ouvrier, se donne le chanteur Woody Guthrie comme père adoptif et… en route pour la gloire !
51Natalie Wood ne sait pas qui, des deux anciens amants de sa mère, est son père. Cary Grant, circoncis et déclaré seulement trois semaines après sa naissance, imagine que sa véritable mère serait une repasseuse travaillant pour son père ; il fera un don important à l’état d’Israël « au nom de sa mère juive décédée ». Patrick Dewaere découvre fortuitement à seize ans que l’homme dont il porte le nom n’est pas son père. Jack Nicholson apprend à l’âge de trente-sept ans que ses parents sont en fait ses grands-parents et que Jane, qui passait pour sa sœur, était sa mère. À quoi servent les secrets de famille demandent Corbobesse et Muldworf en évoquant la crypte de Nicolas Abraham et Maria Torok? À protéger de la révélation d’une vérité que l’on pense insurmontable, mais au prix d’un clivage qui peut entraver plus ou moins la liberté de la pensée. La révélation du secret a parfois lieu ; elle peut avoir un effet d’autant plus perturbant que le traumatisme enfoui n’aura fait l’objet d’aucun travail psychique.
52Jean Seberg se sent inexistante dans le regard de son père qu’elle pense décevoir et elle s’invente un roman familial avec d’autres parents qui la conduiraient à devenir comédienne, une star aimée de tous. Elle finit par obtenir de suivre des cours d’art dramatique et, à 18 ans, poussée par sa prof, elle tente sa chance parmi 18.000 candidates pour le film que prépare Otto Preminger sur « Jeanne de Lorraine » : elle est retenue, sa célébrité immédiate et planétaire. Pour ce rôle la fille de la campagne, qui avait emporté un épi de maïs dans sa valise, se voit imposer un changement radical d’apparence, avec une coupe ultra-courte qui sera immédiatement imitée dans le monde entier ; mais, nous montrent les auteurs, l’entreprise de désubjectivation vient de commencer et le sentiment de perte d’identité ira en s’accentuant jusqu’au suicide de l’actrice.
53Certains ne sont que les mandataires d’espoirs parentaux inaccomplis ; ce lien d’abord porteur (Elvis Presley, James Dean), peut s’avérer tyrannique, l’amour est conditionné à la réussite. L’exemple de Michael Jackson, soumis à l’emprise d’un père violent et exigeant, montre le revers de la réussite, une vie gâchée dès l’enfance : très tôt, Michael ne rêve que d’enregistrer le plus grand album de tous les temps. Renaître par la reconnaissance donnée par la célébrité paraît être le moteur de bien des trajectoires. « Je n’aurais jamais enduré tout ça si j’avais été normal - dit John Lennon - j’ai poursuivi ce but parce que je voulais dire : et maintenant, papa et maman, allez-vous m’aimer? ». De M’Uzan avait souligné la présence d’un public intérieur chez les artistes ; cette figure intérieure, première audience, s’avère être souvent une figure parentale idéalisée. L’œuvre d’art est « transnarcissique », écrit Green, parcourue de pulsions universelles, apte à faire communiquer les narcissismes du créateur et du spectateur. La partie mégalomaniaque de la star en est particulièrement dynamisée, dans une sorte de renversement du destin qui peut confiner à un processus imaginaire d’autoengendrement. Cette course peut être vertigineuse, sans fin, et son prix, la solitude. Rien ne serait possible sans une foule ; les auteurs citent Freud qui étudie, en 1921 (Psychologie des foules et analyse du moi), les rapports de l’idéalisation et de l’identification. La star est mise à la place de l’idéal non atteint, détour pour satisfaire le propre narcissisme du sujet. Il s’y ajoute un phénomène collectif, car être au milieu d’une foule entraîne une régression vers un comportement infantile, avec une soif d’obéissance et de soumission au leader ; inhibition de la pensée et exaltation des affects caractérisent cette régression.
54L’histoire de Marilyn est une étonnante histoire d’amour avec le public. C’est au moment où démarre sa carrière qu’un journal à scandales publie des photos de nus faites quelques années auparavant ; Marilyn choisit de faire face et raconte, lors d’une mémorable conférence de presse, qu’elle était fauchée, son loyer impayé, sa voiture à la fourrière, et qu’il n’était pas question de passer à côté de 500 dollars. Le public est bouleversé par cette sincérité et sa carrière, loin d’être brisée par ces révélations, est dopée par son combat pour s’en sortir à tout prix. Elle a révélé sa fragilité, proche et accessible, loin des vamps dédaigneuses d’Hollywood. D’aucuns pensent aujourd’hui que c’est quand les médias - la presse people en particulier - s’intéressent à la vie privée des artistes que la notoriété fait place à la célébrité.
55Certes, pour la marche vers la célébrité, le talent ne suffit pas. Cindy Lauper, plus douée, avec une plus belle voix et de meilleures chansons, sera vaincue par la tenace Madonna. La célébrité reste une alchimie mystérieuse ; Proust sera d’abord publié à compte d’auteur et les Beatles ont été refusés par Decca. Il faut qu’au mérite, s’ajoute « la chance inouïe du gros lot » a écrit Roger Caillois. La célébrité est une loterie… même si on l’attribue, après coup, au destin ou aux dieux. N’oublions pas le rôle facilitateur des « agents », le colonel Parker qui mène la carrière d’Elvis ou Léopold Mozart qui se débrouille pour emmener Wolfgang Amadeus au Vatican en 1770 et obtenir de facto la reconnaissance du pape. Vie de vedette, vie de hauts et de bas, une véritable vie bipolaire demandent les auteurs? Excitation de la performance publique, faire l’amour à 50.000, et solitude de la chambre d’hôtel. Alternance des succès et des échecs. Fuite en avant, défense maniaque, pour échapper, même temporairement à la dépression ; être porté par l’équipe de tournage ou celle du concert, puis abandonné. Ces montagnes russes mettent le psychisme à dure épreuve. « La célébrité m’a apporté un gros avantage : les femmes qui me disent non sont plus belles qu’autrefois. » dit Woody Allen. Tout le monde n’a pas cet humour et la célébrité de la star confère un pouvoir d’attraction sexuelle hors du commun : clins d’œil et billets doux pleuvent. Pouvoir d’achat et pouvoir de séduction sexuelle illimités… Addiction de l’excitation permanente, raconte Jack Nicholson, sans les limites qui finissent par freiner le commun des mortels. Brando parle des « années de la grande baise », de son besoin irrépressible d’humilier tous les hommes en couchant avec leurs femmes. Les stars consomment leur public et sont consommées par lui, dans une grande violence de part et d’autre. L’afflux brutal d’argent - les plus grandes stars américaines empochent entre 20 et 100 millions de dollars, les françaises entre 1 et 5, par an - déroute et traumatise ; l’écrivain Yann Queffélec raconte les effets délétères de sa richesse soudaine après le succès de son roman Les noces barbares. On se shoote aux dépenses, sans aucune satiété ; certains ne trouvent que la ruine comme solution à ce problème insoluble.
56Outrances, rage narcissique, désir asphyxié, intimité déchirée, dépossession de soi. Le voyeurisme généralisé de la presse people - certains titres se vendent à plus de 500.000 exemplaires - amplifie le phénomène d’adoration cannibale des fans à laquelle répond la confusion identitaire de la star. L’espace entre le personnage et le réel tend à disparaître. Ce trouble identitaire profond est parfois utilisé par les metteurs en scène : « on s’est tous servi du désespoir de Patrick (Dewaere) » note amèrement Bertrand Blier. Il n’y a plus de déplacement, plus de sublimation, plus de transformation symbolique, ajoutent Corbobesse et Muldworf, le télescopage de la réalité et de la fiction entraîne la disparition de l’espace de jeu, de l’aire transitionnelle, de cet espace qui permet de fantasmer, rêver et symboliser ; là, il est vrai que le succès est bien « damné »…
57Les auteurs montrent aussi que certains ont su se soigner par la psychanalyse ou une psychothérapie, un moyen parfois efficace, ajoutent-ils avec humour : Jane Fonda, Brando, Sting ou Depardieu et bien d’autres. Bien sûr, la rencontre de Marilyn avec Greenson, psychanalyste expérimenté et reconnu, n’a pas été une expérience très rassurante quant aux perspectives de la thérapie des stars. Certains paraissent avoir su établir avec leur double public une relation, un dialogue, de bon aloi. Ne pas se comporter comme une star en dehors de la scène, c’est-à-dire ne pas se prendre pour une star, permettrait à ceux qui le peuvent d’échapper aux radars de la célébrité : McCartney, John Wayne, Cary Grant, par exemple, y seraient assez bien parvenus. On peut encore citer l’exemple contemporain de la provocante et sulfureuse Lady Gaga qui ne se confond pas avec Stefani Germanotta, dont le visage sans fard est quasi inconnu, celui d’une new-yorkaise d’origine italienne, attachée à son héritage familial et qui fait ses courses en paix près de chez elle.
58La première réussite de ce livre est de corriger le caractère inhumain du star system qu’il dénonce : par le soin qu’ils apportent à leurs descriptions, le respect et l’empathie dont ils font preuve, Corbobesse et Muldworf nous permettent de nous identifier à ces personnes cachées plus ou moins bien derrière leurs personnages. Le livre est aussi une étude très argumentée, étayée de références théoriques précises, qui nous instruit aux plans psychologique et anthropologique, comme toute clinique le permet au travers de la variété des situations rencontrées ; un original travail de psychiatrie humaniste qui apporte un grand plaisir de lecture.
59Jacques Angelergues
60Psychiatre, Psychanalyste, Société Psychanalytique de Paris
IXe Colloque international de périnatalité. Soigner, prendre soin du bébé et de ses parents. ARIP, 17-18-19 mars 2011, Avignon
61Le colloque international de périnatalité s’est tenu cette fois en une fin d’hiver ensoleillée à Avignon. Le sujet « soigner, prendre soin du bébé et de ses parents » permettait plusieurs axes de travail, où de nombreux intervenants, cliniciens, chercheurs, tant psychiatres que pédiatres, anthropologues, sages-femmes, puéricultrices, éducateurs, Techniciennes de l’Intervention Sociale et Familiale (TISF), et même un architecte, ont pu s’exprimer. Il ne fut pas possible d’assister à tous les exposés et débats, aussi ne livrerai-je que mon itinéraire durant ces trois denses journées. Sans doute, pourrait-on se demander pourquoi ce thème : n’est-ce pas une évidence ? mais actuellement peut-être encore plus, la qualité des soins est menacée : on doit donc se pencher sur l’essentiel de nos missions et les moyens de les défendre. Du côté de la recherche, Jean Pierre Bourgeois, neurobiologiste à l’Institut Pasteur rappelle que l’évolution du cortex a sélectionné des réseaux de gênes contrôlant le développement précoce et robuste des réseaux synaptiques. Des modèles expérimentaux montrent que des déprivations parentales néo- natales induisent des altérations synaptiques précoces et durables, d’où l’idée de prise en charge précoce préventive, mais peut-être aussi réparatrice dans l’avenir ?
62Revenons surtout sur la notion de la plasticité cérébrale, tout au long de la vie, dépendant donc aussi de l’environnement. Philippe Rochat, chercheur en psychologie du développement aux USA, travaille sur le sens du soi et des autres chez le nourrisson et le jeune enfant. Il évoque comment cette mutualité se développe dès la naissance et au cours des premiers mois. Pour lui, l’enfant vit, dès le début, son corps comme différencié de l’extérieur, ce qui n’est pas toujours admis par les psychanalystes. De la génèse du sens de soi, il poursuit la synthèse de ses travaux par les premières manifestations de possession, la naissance de l’embarras et de la honte vus comme les racines du sens moral de soi en relation avec autrui.
63Joëlle Rochette-Guglielmi, psychanalyste et chercheuse à Lyon, fera l’hypothèse d’un fonctionnement du soin parallèle au fonctionnement maternel constitué en triple hélice : - séduction et fantasmes qui régulent la sexualisation de la vie psychique, - la transmission qui organise la généalogie de cette même vie et enfin,- la transformation qui décrit le travail de régulation de l’équilibre du bébé par le psychisme et l’ajustement maternel. René Roussillon nous ramène au récit de la fameuse consultation de Winnicott, où une fillette de treize mois retrouve du plaisir à jouer après 3 séances. Il relève la patience, l’attention et la disponibilité du thérapeute qui accepte de se laisser atteindre, sans représailles, ne se retire pas non plus après que l’enfant a pu le mordre, exprimant sa rage. Saskia Walentowitz évoquera son cheminement chez les Touaregs : société très organisée, protectrice des bébés où la relation familiale donne la primauté au clan maternel vis-à-vis de l’alliance ; devenir mère est être femme en restant sœur. Les courageux auditeurs pourront voir le film L’étranger en moi : description d’une dépression post partum au ton délicat et juste : une fiction forte et émouvante à la fois car sans complaisance.
64Le lendemain, beaucoup de symposia s’offraient aux congressistes : recherche en périnatalité, avec l’enquête organisée par A. Guedeney. Les études sur la dépression périnatale maternelle à la lumière des travaux de Lynne Murray par A.L. Sutter, la prise en compte de l’attachement dans les dyades mère déprimée / enfant par N. Guedeney. Autour de Philippe Rochat, Lisa Ouss tend des ponts entre recherche et clinique. Avec le modèle de l’épigénèse probabiliste, la question serait peut-être de pouvoir modifier des gênes, ou avoir des modèles de résilience, si on utilise à la fois des prises en charge psychothérapiques et de rééducation.
65Umberto Siméoni nous décrit des déterminants précoces sur la santé tout au long de la vie : ainsi un poids faible à la naissance augmenterait le risque de maladie cardiovasculaire à l’âge adulte. Par cet exemple, il souligne la force d’une empreinte précoce : ce phénomène de programming n’est pas génétique mais épigénétique. Il y aurait une modification de l’expression des gênes durable et transmissible. Un nombre croissant de travaux objective des liens entre dépression maternelle pendant la grossesse et le risque de troubles du comportement de l’enfant. L’après-midi, quatre ateliers sont foisonnants d’idées et surtout animés par les acteurs de terrain, sages-femmes, TISF… Des démarches « qualité » dans ces équipes ne sont pas un vain mot, mais un réel souhait de mieux travailler ensemble et de s’organiser dans ce but. Un architecte Bernard Franjou, interviendra aussi, démontrant que penser le lieu est indispensable à la qualité des soins. Oguz Omay, psychiatre aura une belle métaphore. « Les psychiatres engagés en périnatalité sont appelés, tels les sourciers d’autrefois à repérer et à faire jaillir les ressources inattendues chez les autres professionnels. » C’est ce que confirmera F. Molénat, pédopsychiatre en soulignant à nouveau l’importance du travail en réseau. Françoise Jardin relatera l’apport de Myriam David « un fil rouge essentiel aujourd’hui » dans le souci de former et soutenir les professionnels au plus près du bébé et de sa famille. Beaucoup d’émotion se transmettra dans ce récit des aventures cliniques premières. Retour à d’autres sources avec Marie Thinion qui relate une certaine relation de lien mère bébé il y a plusieurs millénaires en Chine, les pictogrammes s’y rapportent montrant : l’importance de la proximité physique, la similitude soin (nourrir) traitement et l’importance de « caresser, défendre, soigner, éduquer ». Daniel Marcelli enfin se fera rapporteur des journées, y ajoutant ses propres réflexions. Comment le moi peut-il se représenter puisque le cerveau se transforme : le psychisme permet l’illusion d’une continuité existentielle. D. Marcelli décrit deux capacités humaines spécifiques : se regarder dans les yeux, et le réflexe d’habituation aux perceptions, ce qui n’existe pas pour le regard humain, suit une description fine du regard à la naissance, de l’attention partagée, puis conjointe, enfin du pointage. Le bébé regarde avant de voir, investit sa mère avant de la percevoir.
66Michel Duguat co-organisateur est un des pivots de ces journées. Les discours sont ouverts, l’indignation nécessaire tenace, on veille à tenir en haleine, à bercer, à distraire, dans le bon sens du terme. On a pris soin de nous.
67Blanche Massari
68Pédopsychiatre