1Le passage par l’adolescence est une étape dans la construction du sujet. C’est un passage dans la structure plus qu’une structure de passage. Cependant ceux que nous voyons sont souvent dans des impasses, des crises existentielles ou dans une efflorescence de symptômes qu’il nous faudra déchiffrer dans leur discours autant que dans la portée de leurs passages à l’acte. Mais ce n’est qu’au travers de la dimension du transfert que nous pourrons entendre les mécanismes inconscients qui ont mis en place les symptômes et la douleur psychique. Avec certaines spécificités de la pratique avec les adolescents, cette dimension du maniement du transfert est un incontournable, dont nous pouvons rendre compte dans la pratique, gage d’une amélioration durable, voire d’une guérison, de surcroît ?
Entretiens préliminaires
2Les premiers entretiens sont essentiels, tous les psychanalystes insistent sur ce point à juste titre. Nous avions fait au CMPP Etienne Marcel, un colloque sur ce sujet, en 2003. Je reçois une jeune fille de 16 ans qui vient sur les conseils d’un collègue qui suivait son frère âgé de 12 ans. Dans un premier temps, je la vois avec sa mère. Celle-ci exprime de nombreuses plaintes à propos de sa fille. Depuis un certain temps, elle ne la reconnaît plus, elle a changé. La mère de Madeleine ne supporte plus ses comportements agressifs et ses passages à l’acte. Jusque-là, jeune fille modèle qui réussissait parallèlement un parcours scolaire sans souci et un cursus de sports-études, Madeleine est promise à un brillant avenir, aux dires de tous ses professeurs. Cependant depuis quelques mois, elle travaille moins bien en classe, « sèche » ses cours à l’occasion, ne travaille plus son sport comme avant. Elle se met à s’opposer assez violement à ses parents, véhémente en parole et transgresse allègrement la plupart des interdits ou des limites proposées par les parents. La mère ne parle que d’elle et des griefs qu’elle a contre sa fille. Dans ce premier entretien, Madeleine ne dira pas grand-chose tant que sa mère est présente dans mon bureau : juste quelques soupirs et signes d’exaspération à l’écoute du discours de sa mère. Par contre, quand je la reçois seule, elle est prolixe. Oui elle ne supporte plus sa mère, ses exigences, ses cris et sa rigidité. Ses deux parents se liguent parfois contre elle, et c’est le seul moment où ils s’entendent. Entre eux, c’est au mieux l’ignorance réciproque et au pire la guerre active. Elle se sent même obligée de protéger son petit frère, en tentant qu’il n’entende pas les éclats de voix des disputes parentales. Elle dit s’entendre mieux avec son père, mais qu’il est un faible et qu’il ne résiste pas aux caprices et aux exigences de sa mère. Elle est un peu déprimée, angoissée souvent le soir sans objet particulier, et se plaint d’insomnies.
3Je propose à la mère de la revoir avec son mari pour reparler de la situation particulière qu’elle vit. Cette femme brillante est envahie d’une angoisse permanente qui se ravive dès qu’elle s’inquiète pour sa fille. Elle évite de parler d’elle-même, et je prévois de reporter ce sujet à un entretien ultérieur. À l’issue de ce premier entretien, la situation de conflit ouvert entre la mère et la fille reste inchangée. Les paroles échangées en ma présence, n’ont pas abouti à un dégagement des positions subjectives de chacune des protagonistes. Je reste assez circonspect sur les possibilités de travail avec cette jeune fille. Outre la plainte de ses parents, elle n’a pas en ce début de partie de demande manifeste exprimée, mais je me raccroche à ce qui pourrait, à ce moment, relever d’un début de demande : Madeleine a accepté de me revoir : volontiers, mais sans sa mère.
Je commence alors à être assailli de coups de téléphone et de demandes de la part de cette mère qui se montre d’une rare intrusivité. Elle veut tout contrôler, les horaires d’aller et venue de sa fille au CMPP, ses sorties, ses fréquentations. Je la revois sans Madeleine mais avec son mari. Celui-ci se montre plus à l’écoute de sa fille, mais il peut difficilement s’exprimer en présence de sa femme qui occupe presque tout l’espace de parole. Il est vrai qu’il est déprimé, qu’il a recours à l’alcool de façon exagérée et fréquente, et qu’il vient de subir un grave revers professionnel puisque la société qu’il avait créée a fait faillite du fait de sa mauvaise gestion et qu’il faut qu’il rembourse des dettes pendant de nombreuses années. Il cherche actuellement un travail et son inactivité lui pèse. Il incarne une figure paternelle fragile et insécurisante, ce que Madeleine perçoit aisément. Les premiers temps de la mise en place de la thérapie sont donc difficiles, voire improbables. Comme je perçois clairement la nécessité d’un espace psychique et matériel propre à Madeleine, je propose aux parents de voir en tant que consultant une collègue, Florence Mélèse, qui travaille avec moi au CMPP (voir article précédent). Malgré cela et au-delà du niveau intellectuel des parents, suffisamment bon pour comprendre ma proposition, la mère fera un dernier passage à l’acte en venant à la place de sa fille à un rendez-vous avec moi. Je la reçois quelques minutes pour tenter de lui verbaliser le passage à l’acte qu’elle effectue. Mais l’angoisse est à un tel niveau que je ne suis pas sûr qu’elle puisse m’entendre, aveuglée par la dimension passionnelle de la relation fusionnelle qu’elle entretient avec sa fille.
Transfert de travail
4L’accrochage avec ma collègue consultante sera difficile, mais en bonne clinicienne, elle saura composer avec cette famille compliquée et établir un transfert d’une constance suffisante pour maintenir un lien avec les deux parents. Cela me permet de travailler dans un minimum de sérénité à l’abri des mouvements pulsionnels et intrusifs de ses parents. Pour ma part, en ce début de partie difficile le transfert a du mal à se stabiliser. En effet, Madeleine répète ce qui l’agite et la traverse dans le cadre du transfert ainsi, elle a des absences, des retards à ses séances, mais lorsqu’elle vient, elle se montre ouverte et verbalise beaucoup. En deçà des plaintes concernant ses parents, se profile une angoisse bien particulière, celle de protéger son petit frère qui lui semble en danger, soumis et exposé aux disputes et violentes explications entre ses deux parents. Ainsi elle se met inconsciemment en position d’être la mère de son frère donc en rivalité avec sa mère ce qui transparaît à l’occasion d’un lapsus : parlant de sa mère, elle dit « ma sœur ». Interloquée, elle précise qu’elle n’a pas de sœur et qu’elle ne voit pas pourquoi elle a dit cela. Elle se rebelle contre moi, ce qui n’est pas dans ses habitudes, lorsque je me risque à lui souligner la portée de ce lapsus et son identification à sa mère. Comment pouvoir ressembler à cette femme insipide, conventionnelle et pleine de défauts.
Acting out ?
5Dans une première phase de la psychothérapie, elle tente précisément de déconstruire ses identifications, ce qu’elle fait partiellement, car elle a besoin de garder une image suffisamment bonne de sa mère en elle. Dans une deuxième phase du travail, elle aborde le contenu de ses débordements en matière de drogues, d’errance, de sexualité ou d’exploration des limites. Mais une question se pose à moi sur la position où elle me met dans le transfert, car elle a peu de retenue et d’inhibition quand elle évoque ses agirs ou passages à l’acte. Je pressens qu’ils ont toujours un destinataire : que ce soit sa mère indirectement, ou qu’elle me place en position paternelle dans un discours qui oscille entre exhibition et provocation. Donc la dimension de l’acting out se pose ici.
6Sa personnalité et son milieu culturel ne cadrent pas avec la crudité de ce qu’elle me relate, concernant ses consommations d’alcool ou de drogue ou sur ses pratiques sexuelles. D’autant qu’elle a parfaitement conscience que tous ses excès sont néfastes à sa santé et ses performances sportives, si essentielles pour elle. Elle semble dans une expérimentation de la vie et des sens, mais, dans le même temps, elle cherche dans le transfert à éprouver mes réactions face à la crudité du discours qu’elle tient. Elle verbalisera assez tardivement ce point en se demandant au fond ce que cela produirait comme réaction chez ses parents, s’ils savaient ce qu’elle évoque avec moi. Enfin, elle arrive à se confronter à sa propre dépression. En effet elle mesure au fil du temps, combien ses agissements sont destinés à ses parents et qu’elle ne s’y retrouve pas elle-même. Car parallèlement elle continue à laisser tomber et sa scolarité et ses cours particuliers d’entraînement.
Un événement extérieur va l’amener à se resituer subjectivement dans son sabordage organisé. Il lui est proposé une série de compétitions en province dans des lieux prestigieux avec un rôle de premier plan. Elle se trouve devant un choix subjectif délicat : où est son désir propre ? Doit-elle tout mettre en œuvre pour faire échouer ce projet ou doit-elle se mettre à s’entraîner intensivement pour saisir cette opportunité unique qui s’offre à elle ? Elle va trouver un compromis en acceptant l’offre et en exigeant contrairement à ce que ses parents lui demandent, de vivre seule en province, le temps des compétitions.
Rêve
7Bien sûr elle me demande mon avis et bien évidemment je ne lui réponds pas la renvoyant à son désir propre. Peu de temps après elle rêve d’une sportive célèbre de sa discipline qui est inscrite à une compétition qui, déclarant forfait lui demande de la remplacer. Elle prend le départ, et elle se trouve face à la foule sans pouvoir bouger. Alors la sportive qu’elle remplace la gifle en lui disant qu’elle est insupportable, et un personnage masculin qui est à ses côtés se détourne d’elle comme dégoûté. Elle se réveille alors angoissée. Elle associe sur la présence de cette championne qu’elle admire beaucoup, mais ce qui la gêne c’est que la mère la cite souvent en référence comme la seule sportive véritable. Elle met la barre très haute ! Cette association, la championne/sa mère est suffisamment proche pour que je lui souligne cela.
8Elle se souvient de la dernière gifle de sa mère assez récente, occasionnée par le fait qu’elle ne soit pas allée à des cours particuliers d’entraînement qui valaient très chers. Elle se dit qu’il s’agit sans doute de sa mère car elle lui dit souvent qu’elle est insupportable. Je répète en scandant le mot insu-portable. Comme elle le répète à son tour, dubitative, j’interviens en disant : « que portez-vous à votre insu ? » Elle rit : « ah oui, insu-portable… Je pensais que vous parliez de mon téléphone portable… » Elle associe sur sa mère et ce qu’elle a appris récemment de sa « folle jeunesse » qu’elle avait jusque-là soigneusement caché et tu. En particulier de son adolescence aux nombreuses turbulences. Elle a vécu en communauté, essayé différentes drogues et a traversé une longue phase anorexique. Ce passé sulfureux avait été soigneusement dissimulé à Madeleine, et elle tentait de l’interroger par ses nombreux passages à l’acte. Ainsi au travers de cette interprétation signifiante, elle s’autorise à s’extraire de son impasse adolescente, et tenter de se frayer un passage singulier qui lui corresponde sans qu’elle soit prise dans l’engrenage des différents symptômes exprimés sur le plan intrapsychique comme sur le plan comportemental (alimentaire, oppositionnels, toxicomaniaque ou délinquant).
9Ce tournant de la cure l’autorise à aller dans deux directions subjectives. La première est qu’elle veut absolument en savoir plus sur le passé de sa mère qui a du mal à « lâcher », se sentant prise au piège, ayant à révéler ce qu’elle gardait jalousement comme une honte de son passé et qu’elle voulait bien sûr épargner à ses enfants, craignant la répétition de ce passé tumultueux. Cela entraînera un conflit assez important avec sa mère qui aura une incidence sur le cours de la psychothérapie. L’autre direction prise par Madeleine ne se fait pas attendre. Un nouveau personnage se dessine sur sa carte du tendre. Cette fois, loin des expérimentations sexuelles, elle éprouve un attachement amoureux qu’elle n’avait pas connu jusque-là. Ce jeune homme a de nombreuses qualités qu’elle vante à longueur de séances. Elle ressent une attirance sur tous les plans, l’admire sous toutes ses facettes, il est beau, intelligent, fin, cultivé, mélomane, rien à voir avec ses partenaires précédents. J’assiste parallèlement à la levée de différents symptômes, et surtout à un arrêt quasi contemporain de sa rencontre amoureuse, de tous ses passages à l’acte.
L’arrêt brutal de la thérapie
10Est-ce qu’elle a été guérie par l’amour ? C’est une possibilité, en suivant l’adage de Freud qui dit que la psychanalyse permet de guérir par l’amour, mais il parlait ici du transfert. Moi aussi. Je pense qu’elle a pu faire cette rencontre et y être prête. S’adonner aux délices et aux tourments d’une relation amoureuse intense voire passionnelle, parce qu’elle était passée préalablement par l’épreuve du transfert et du fait que je puisse supporter les aléas de son discours aussi bien dans ses errances subjectives que dans la crudité de son discours sans avoir à juger ou prendre parti. Tout adolescent (et tout adulte) aspire à rencontrer l’amour :
- d’une part dans la réalité, mais où il sera forcément déçu et,
- d’autre part celui du transfert au travers duquel l’analyste pourra entendre les soubassements inconscients de ses symptômes et le renvoyer à sa vérité de sujet.
Le passage adolescent
11Le franchissement du passage adolescent s’effectue le plus régulièrement sans encombre particulier. Mais dans d’autres circonstances, ce sont les adolescents que nous voyons dans notre pratique, il arrive que ce passage se transforme en impasse, qui s’exprime dans une diversité symptomatique qui est à lire à un double voire triple niveau. D’abord sur le plan psychopathologique, pour nous repérer dans cette clinique souvent délicate à saisir. Ensuite sur le plan de la singularité de l’histoire personnelle d’un sujet à l’âge adolescent, en reliant son histoire à celle de ses ascendants et en particulier celle de ses parents. Puis, en dernier lieu sur le plan transférentiel, une première évaluation de « l’accrochage » transférentiel possible qui donne une indication au clinicien sur les possibilités d’effectuer un passage avec cet adolescent que nous avons en face de nous.
12Avec une particularité chez l’adolescent que j’ai déjà signalé par ailleurs (La Folie adolescente : Psychanalyse d’un âge en crise. Ed. Denoël, 2004). Il a besoin dans un temps préliminaire d’éprouver la dimension humaine de l’analyste qui est face à lui, au-delà de sa posture et de son assise d’analyste. Ainsi s’il rencontre de l’humain dans ces premières rencontres, il pourra entamer un processus de transfert qui passe obligatoirement par l’idéalisation, c’est ce qui s’intitule en d’autres termes la mise en place du sujet supposé savoir. Ce n’est ainsi qu’au travers de cette supposition du savoir de l’analyste et de la qualité de la solidité du transfert que l’impasse va pouvoir se transformer en passage. Vous avez dû l’entendre au fil de mon exposé, j’entends plus passage symbolique que passage dans la réalité sociale ou sociologique de l’adolescent, même si les conséquences du travail de la cure psychanalytique avec les adolescents ont bien évidemment des effets sur son positionnement face à l’amour et à la mort sans oublier le plan de sa réalité relationnelle et sociale.
Tout ceci est bien sûr un idéal de ce que pourrait être le but vers lequel chaque psychanalyste d’adolescent peut tendre. Mais avec Madeleine, il en a été différemment. L’interruption de la cure s’est faite brutalement et sans élaboration de sa part, et sans que je puisse repérer de mon côté les prémisses d’un décrochage transférentiel. Florence Mélèse a écrit plus haut ce qui s’est déroulé ensuite après l’arrêt des séances. A-telle agi une demande maternelle inconsciente ou en avait-elle assez de ce travail qui lui apportait moins cet espace de parole et d’interrogation sur soi ? Elle avait un tour, ses symptômes avaient partiellement rétrocédés.
Transmission du symbolique ?
13La passion du symbolique, passion du père, est caractéristique des problématiques adolescentes. Au regard de la clinique avec les adolescents, le débat sur la perte des repères paternels me semble mal posé. Nous voyons des sujets qui ont une appétence particulièrement vive pour le père, ou le symbolique, qu’il se situe dans la personne de leur père réel ou ailleurs… La transmission du symbolique permet que s’effectue la succession des générations et confirme la dépendance structurale à l’autre. À partir de cette donnée spécifiquement humaine, au travers des interdits universels de l’inceste et du meurtre, la dépendance à l’autre dans l’amour va faire que les adolescents, génération après génération, reprennent le flambeau et assurent à leur tour l’avenir de l’humanité. Pour condenser mon propos, je dirais que la psychanalyse permet à l’adolescent de prendre du champ avec l’immédiateté, ainsi qu’avec les exigences pulsionnelles, ou en d’autres termes une acceptation progressive des coordonnées personnelles de sa castration. « Il n’y a pas d’amour heureux » disait le poète. Existe-t-il une adolescence heureuse ? Mon expérience de clinicien aurait tendance à dire non. Mais pour autant notre fonction et notre rôle, en tant qu’analyste est de permettre à ces adolescents en souffrance dans une impasse subjective difficile à vivre, est de les amener à trouver ce passage pour enfin prendre une place de sujet qui leur appartienne vraiment.