Salomon Resnik, Biographie de l’inconscient, Editions Dunod, 2006, 216 pages, 22 €
1Salomon Resnik nous avait déjà habitué à de grands livres dont j’ai parlé dans notre revue Carnet Psy à chaque parution : Personne et psychose lors de sa réédition en 1999 par les éditions du Hublot, Espace mental lors de sa sortie chez Erès en 1994 et plus récemment, Temps des glaciations, paru en 1999. Là, il vient à nouveau de publier un ouvrage au nom prometteur : Biographie de l’inconscient. Pour lui, l’inconscient est une personne (on se souvient de ses variations brillantes sur la notion de personne dans son ouvrage sur le délire de Cotard), et plutôt que de l’étudier d’une façon académique, il va nous en proposer une histoire vivante telle qu’il sait si bien le faire en l’éclairant de nombreux récits cliniques.
2Dans ce livre, il va revenir sur quelque chose qui habite en permanence ses recherches : “on ne voit pas tout ce que l’on regarde”. Et avant de retracer l’histoire “naturelle” et culturelle de l’inconscient, il insiste et décortique pour nous ce qu’il appelle la “visibilité de l’inconscient”, reprise d’un article traduit de l’italien (par Maria Squillante), qui reprend dans l’histoire les différents aspects du problème. Et si Resnik s’intéresse depuis fort longtemps au corps et à l’image du corps dans leurs rapports avec la psychose, il va en approfondir et en préciser encore l’étude pour se centrer sur la question du regard et du voir. Partant de l’enseignement de Merleau-Ponty sur “le visible et l’invisible”, il plonge dans l’Antiquité et la philosophie pour en cerner les origines. Traversant successivement les ombres de Dante, les avatars oedipiens de “l’au-delà de l’œil”, les spectacles de l’hystérie, le bestiaire invisible d’Aldrovandi et de très nombreuses autres occurrences, il nous donne à penser autrement la manière dont le sujet voit et regarde le monde, en espérant avoir aidé le lecteur à “entrer en contact avec ses propres tendances poétiques, à découvrir sans le prévoir mécaniquement, ce qui, de manière imprévue, acquiert une forme visuelle dans notre paysage intérieur et dans celui qui l’entoure”. Il reprend alors l’ Esquisse d’une psychologie scientifique et montre comment Freud tente courageusement d’intégrer les deux voies de l’âme et du corps, et de rendre visible ce qui se cache dans l’abîme de l’inconscient depuis ses origines. Tel Freud, Salomon Resnik met en récit toute une vie à la recherche du temps perdu toujours retrouvé : “cet essai, d’une certaine manière surréaliste, sur la visibilité de ce qui gît sous les voiles obscurs, introduit l’inévitable transgression de tout itinéraire labyrinthique. Entre les lumières et les ombres de la matière, la volonté de voir est le trait d’union de mes rendez-vous avec les masques invisibles du quotidien, c’est-à-dire avec les différentes manières de les dévoiler”. Nous voilà dès lors préparés à écouter Resnik nous conter la biographie de l’inconscient à travers les âges. Les recherches autour de cette notion sont évoquées et rassemblées, et nous introduisent à son étude selon la méthode abductive. Elles s’inspirent en effet d’une multitude de travaux qui ont servi à Salomon Resnik dans la rédaction de son article pour l’Encyclopédie Einaudi et qu’il reprend remarquablement.
3On y retrouve les grands noms qui ont marqué de leur empreinte le chemin menant Freud à formuler sa première topique,-Ics, Cs et Pcs-, d’une façon révolutionnaire. Aujourd’hui, d’autres travaux visent à “actualiser” le nouvel inconscient en partant des neurosciences. C’est ainsi que l’ouvrage de Lionel Naccache sur Freud, qu’il qualifie de Christophe Colomb des neurosciences, propose une nouvelle voie pour ces questions en redéfinissant l’inconscient cognitif. Déjà Marcel Gauchet avait rassemblé les éléments formant l’inconscient cérébral. Mais l’art et l’intelligence que Resnik met à retracer l’inconscient freudien montre qu’il s’agit de concepts épistémologiques différents. Reprenant les idées qui ont présidé à son émergence progressive au cours des avancées de la pensée, il revisite le mythe de la caverne à la recherche de “l’éidolon qui représente l’empreinte obscure de l’inconscient substanciel”. Sont tour à tour cités et étudiés, Leibniz, Maine de Biran, Descartes et Kant, Schopenhauer, Nietzsche et Von Hartmann, et chacune de ces rencontres prend une consistance inattendue dans la perspective de travaux préparatoires à la maïeutique freudienne. Puis Freud fait naître l’inconscient de telle manière qu’il devient la pierre angulaire de la psychanalyse. Et à partir de cette intuition qu’il vérifie au cours de son œuvre, le fondateur va découvrir progressivement les lois et les contenus de l’inconscient selon une démarche méthodique qui l’amènera à plusieurs reprises à remettre sur le métier des éléments de sa métapsychologie qu’il juge dépassés et non pertinents.
4Mais Resnik ne s’en tient pas là, il nous fait parcourir d’autres géographies conceptuelles moins connues en France, telles que l’œuvre malheureusement non encore traduite de Matte Blanco. Ce dernier reformule la notion d’inconscient en termes logico-mathématiques comme expression de l’interaction entre deux principes logiques, le principe de généralisation et le principe de symétrie, pour en arriver à un Inconscient en forme de “structure abstraite bilogique”, qui correspond à des zones d’entrelacements entre les deux principes à l’œuvre chez chacun de nous. Plus près de nous, Lacan est également étudié par Resnik dans les articulations entre inconscient et langage. Mais sa formation kleinienne très solide et en même temps créative permet à Resnik de nous éclairer sur l’Inconscient comme monde interne, à partir des très nombreux travaux de Melanie Klein et des post-klei-niens auxquels il a lui-même participé activement, jusques et y compris dans la pratique des groupes à la lumière de la psychanalyse. Suivent quelques considérations sur l’art et l’anthropologie, dont on sait que Resnik, immensément cultivé en la matière, est friand, et qui mettent en perspective les rapports entre inconscient et culture.
5Puis un chapitre intitulé L’inconscient et ses masques vient nous aider à comprendre les relations entre inconscient et corporéité, entre son être et sa manière d’apparaître. Il va ainsi nous “représenter” l’inconscient en donnant matière à une conception trop souvent abstraite. Le but avoué de Resnik est de délivrer une image vivante, clinique et créative de son travail sur l’inconscient dans la pratique psychanalytique. Il nous invite ainsi “à utiliser notre monde fantasmatique et notre intuition dans la forêt de l’Inconscient, ces forêts que le poète parcourt, dans lesquelles il se laisse perdre, lorsqu’il découvre ses métaphores et les rend visibles”.
6Suivent deux chapitres très émouvants écrits par Salomon Resnik autour et en hommage à son ami W.R. Bion. Le premier, Psychose et multiplicité, aborde la question de la pluridimensionnalité de l’inconscient dans la perspective de Bion ; il montre à quel point ces deux auteurs, Bion et Resnik, sont à la fois proches et en dialogue sans qu’aucun d’eux n’aliène sa pensée propre. Les potentialités créatrices chez ces deux figures mythiques de la psychanalyse apparaissent ici clairement, mais également dans le dernier chapitre de ce livre, Visibilité à travers un vitrail. Les échanges qui y sont relatés sont l’exemple à mes yeux de la co-construction d’un commentaire éclairé sur la psychopathologie et les univers sublimatoires, ici de Hérédia. On sait combien Bion était passionné par la question de la pensée, et comment il a mis sa propre pensée en lien avec celle des autres au service de cette quête. Le livre de Salomon Resnik sur l’inconscient répond à plusieurs de ces interrogations et continue un dialogue entrepris par l’auteur avec Bion et avec beaucoup d’autres personnes rencontrées qui donnent une idée de la richesse humaine de son monde interne. Pour toutes ces expériences intersubjectives et pour toutes les réflexions qu’elles lui ont apportées, la Biographie de l’inconscient de Salomon Resnik est un magnifique livre à lire avec méditation.
7Pr Pierre Delion
8Pédopsychiatre
Lille
André Burguiere, L’ École des Annales., Une histoire intellectuelle., Editions Odile Jacob, 2006, 366 pages, 29 €
9L’interlocuteur privilégié du psychanalyste, au sein des sciences humaines, serait-il l’historien ? Freud, parlant de la constitution des souvenirs sur l’enfance par rétrojection des idéaux et des désirs actuels, a une formulation exprimant à la fois le caractère imaginaire de cette construction et sa nécessaire déconstruction : “Comme le fait le véritable historien qui tâche d’envisager le passé à la lumière du présent” (L’Homme aux rats, 1914). L’historien contemporain sait qu’il doit tenir compte des points de vue présents auxquels il participe lorsqu’il étudie le passé, plus, il sait aussi qu’il doit chercher à se représenter ce passé du point de vue des protagonistes d’alors. Un tel relativisme est scientifique. En 1895, Freud n’évoquait-il pas une “quantité mouvante” (L’esquisse) pour se dégager d’un modèle physique trop mécaniste?
10Lucien Febvre et Marc Bloch, à quelques années près, bouleversent l’épistémologie du 19ème siècle, lorsqu’ils mettent en évidence la causalité profonde, complexe, plurielle, parfois contradictoire, d’une histoire humaine approchée sous les angles novateurs des sciences économiques et sociales et de la psychologie. André Burguière, dans son beau livre, montre l’actualité de cette méthode que l’on aurait pu croire enterrée par les vagues successives de vues d’ensemble trop synthétiques (le marxisme, le structuralisme, puis les œuvres sans doute plus sensibles à l’esthétique du courant post 1968, en histoire celle de Michel Foucault). Febvre et Bloch n’avaient pas besoin de la psychanalyse pour élaborer la notion de mentalités, chez Febvre plutôt du côté de la sensibilité psychique du sujet individuel, chez Bloch plutôt du côté d’un inconscient collectif archaïque, ces deux niveaux étant complémentaires par la mise en série groupale des psychologies individuelles dans l’ “outillage mental” d’une époque. Doit-on regretter que les deux fondateurs de L’ Ecole des Annales utilisent peu les concepts de la psychologie collective selon Freud ? La réception trop rapide et déformée de la pensée de Freud dans les milieux intellectuels français jusque dans les années 1960, laissa champ ouvert à des découvertes parallèles de certaines de ses idées par d’autres. Les “mentalités” (Febvre) ne sont pas des représentations, par exemple, mais des systèmes complexes en équilibre instable et fragile entre civilisation et barbarie, celle-ci pouvant s’exprimer de façon sournoise à l’intérieur même des institutions civilisées, ce que l’étude des variations des mentalités éclaire. Même si manque à la “psychologie historique” et à l’ “anthropologie historique” (ce dernier terme est proposé par Burguière comme susceptible de résumer la modernité de l’apport de L’Ecole des Annales) la radi-calité de l’hypothèse de l’inconscient et de la théorie des pulsions -d’où l’impression que ces “mentalités” ne sont pas suffisamment rapportées à leurs soubassements primaires. Mais les historiens et les anthropologues auront beau jeu de rétorquer que l’oedipe freudien présenté comme universel correspond à une mentalité spécifique particulière ! Dialogue de sourds ? Un débat que j’ai eu avec André Burguière, en mars 2007, à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales m’a convaincu qu’un échange véritable était possible : le psychanalyste dans sa pratique est attentif aux singularités plus qu’à l’universel, il reprend certaines catégories de l’épistémologie contemporaine (la complexité, la subjectivation dans le multiple et l’inachèvement) compatibles avec la démarche freudienne (cf. à cet égard G. et S. Pragier, Repenser la psychanalyse avec les sciences, 2007). Comme le fait le véritable historien, refusant de laisser sa vue aveuglée par les idéologies, se décalant hors-récits pour s’ouvrir à des réécritures tout en s’imprégnant de l’air du temps, le psychanalyste acquiert une certaine distanciation, c’est-à-dire selon Ricœur une éthique.
11“A une métaphysique du temps… ils préfèrent une épistémologie de la construction de l’objet” par un “va-et-vient constant entre passé et présent… reconstruction progressive” écrit Burguière de la méthode des fondateurs de l’Ecole des Annales : le présent n’est pas auto-intelligibilité, il faut l’analyser pour non pas reconstituer mais reconstruire, et peut-être construire, le passé.
12Marc Bloch dit de la grande guerre qu’elle installa les individus dans des états limites, d’où lui vient sa conception de croyances partagées autant désintégratrices que structurantes (Ecrits de guerre, 1914-1918). On pense en le lisant au propos freudien des Actuelles sur la guerre et la mort et de Psychologie des masses… Les “formes inconscientes ou routinières de la vie mentale… incorporées à l’organisation et à l’institutionnalisation de la vie sociale” (Burguière), par exemple du primitivisme de rituels ancestraux dans Les rois thaumaturges (Bloch, 1924), définissent un inconscient social structural autant qu’une interaction complexe des psychologies individuelles, d’une façon qui anticipe le différend entre Lévi-Strauss et Mauss. Les “mentalités” selon Lucien Febvre relèvent plus des représentations, de l’histoire de l’âme humaine dont parlait Fustel de Coulanges. Pour lui, c’est dans l’unité d’un psychisme individuel que l’on pourra saisir au mieux l’univers mental d’une époque : ainsi dans Un destin, Martin Luther (1928, Febvre), la singularité du passage à la limite d’un seul éclaire la tendance générale de l’époque. Le problème de l’incroyance au XVIème siècle (Febvre, édition de 1962) montre qu’être incroyant à l’époque de Rabelais est impossible, ou, plutôt, que la question ne se pose pas dans ces termes. C’est toute la conception classique de la causalité qu’il faut abandonner (“ce grand drame de la relativité qui est venu ébranler toute l’édification des sciences… semblait remettre en question… l’idée ancienne de causalité”, Febvre, Combats pour l’histoire, 1953).
13Si l’historien peut circonscrire l’horizon intellectuel et affectif d’une époque par le truchement d’une personnalité exemplaire, c’est parce que ce sont les individus qui instituent les formes sociales par la pratique de leurs interrelations, où le désir vise certes une totalité, mais toujours complexe, en mouvement et inachevée voire contradictoire (cf. Les paysans du Languedoc, 1966, où Le Roy Ladurie fait l’hypothèse d’un système se développant grâce à des crises périlleuses). A l’opposé de “cet absolutisme de l’univers mental (qui) a contribué à dématérialiser la réalité historique” au profit d’une “conception métaphorique” qu’évoque Burguière avec un mélange d’admiration et d’irritation à propos de Foucault et de tous ceux qui réduisirent les positions de savoir à des processus de domination symbolique dans les années 1970. On connaît la suite : la relativisation des savoirs et la critique de la domination symbolique ont favorisé l’évolution contemporaine vers un déficit des consistances symboliques et l’idéologie d’une fin de l’histoire. Le retour vers l’imprécision de la notion de mentalité ouvre à nouveau la possibilité d’une auto-transformation par l’implication subjective des individus dans le social (le “surmoi culturel civilisé” dont parle Freud dans Malaise dans la culture, 1929). Le sens de l’évolution actuelle (modernisation et globalisation) échappe à l’entendement, sauf justement la force des émotions, intriquées à des représentations inquiètes, des acteurs, leurs “mentalités”. L’objet de la science historique est ici l’ “activité dans la passivité” (Marcel Gauchet) de sujets instituants avec plus de créativité qu’on ne le pense de nouvelles formes historiques dans l’actuel “horizon d’attente” (Burguière) qu’il ne faut pas confondre avec un “crépuscule de la raison historique”.
14François Richard
Professeur à l’Université Paris 7
Psychanalyste
Jean-Paul Matot, Christine Frisch-Desmarez et coll., Les premiers entretiens thérapeutiques avec l’enfant et sa famille., Préface de Maurice Berger Editions Dunod, 2007, 288 pages, 26 €
15Voilà un livre qui tombe à point nommé pour rappeler aux praticiens de la clinique infanto-juvenile combien les entretiens qui réunissent parents et enfants présentent une précieuse opportunité d’enclencher une dynamique aux effets potentiellement thérapeutiques et cela dès, et peut-être surtout lors, des premières rencontres.
16Cet ouvrage est le fruit d’un travail collectif d’un groupe constitué de pédopsychiatres, psychologues, orthophonistes et assistantes sociales qui exercent une activité clinique dans différents services de santé mentale, en hôpital général, en service de néo-natologie, en institutions thérapeutiques pour enfants ou encore en pratique libérale. L’approche des premiers entretiens qu’ils présentent avec beaucoup de conviction s’inspire de leur intérêt pour une épistémologie psychanalytique ouverte aux apports systémiques. Elle suppose du clinicien un véritable décentrement d’une attention portée pour l’essentiel au patient “désigné” comme sujet en souffrance ou fauteur de troubles, pour embrasser dans le même mouvement la dynamique et les interactions familiales. L’émergence du symptôme ayant mené à la consultation est en effet à entendre dans la perspective des auteurs comme traduisant un déséquilibre survenu tant dans l’organisation narcissique et développementale de l’enfant que dans celle de sa famille et sans que ces déséquilibres n’aient pu trouver leurs adaptions réciproques spontanément. L’évaluation de la situation clinique d’un jeune patient, de ses compétences particulières, de son fonctionnement psychique ne peut dès lors faire l’économie de l’observation et de l’analyse des interactions avec sa famille et des enjeux que sa problématique recouvre pour son entourage. L’intérêt de ce modèle est de démontrer comment la démarche diagnostique et d’analyse (aux sens les plus larges) et la démarche thérapeutique s’entrecroisent et se maillent dès les premiers contacts, sans se confondre toutefois.
17L’ouvrage se déploie en trois temps.
18La première partie, Le cadre de l’entretien s’ouvre avec la définition du champ d’intervention et du mandat comme fondement éthique de toute pratique sociale et a fortiori d’une démarche clinique respectueuse du sujet. L’analyse de la demande ne devient pertinente que si elle est replacée dans le cadre du travail du clinicien en rapport avec son mandat et ses objectifs d’intervention. Les chapitres suivants développent les perspectives de l’itinéraire de la demande, de la position du clinicien, des objectifs de l’entretien. Les auteurs accordent beaucoup d’attention aux éléments signifiants qui précèdent le premier contact entre un clinicien et un enfant et sa famille : du côté des familles consultantes l’itinéraire de la demande exprime et détermine tout un ensemble de représentations relatives à la démarche de consultation et aux professionnels qu’ils vont rencontrer mais aussi au positionnement de la famille dans son environnement social. La position du clinicien prédétermine ses représentations de sa fonction thérapeutique avant même qu’une famille donnée ne s’adresse à lui. Elle inclut son appartenance institutionnelle, son itinéraire personnel et professionnel, sa formation théorique et clinique. Enfin, les objectifs de l’entretien sont envisagés selon trois axes, celui d’un travail de recadrage et de déconfusionnement des positions et attentes des uns et des autres, celui de l’offre d’une fonction contenante permettant une élaboration éventuelle des contenus, et enfin celui de l’équilibrage entre étayage objectal et blessure narcissique inhérente pour une famille à la démarche même de la consultation.
19La deuxième partie traite des Instruments cliniques dont dispose le clinicien dans sa démarche diagnostique et thérapeutique. L’anamnèse est envisagée ici dans la dimension relationnelle de la rencontre comme moyen favorisant l’expression de la dimension inconsciente contenue dans les interactions parents-enfants. D’autre part et simultanément, l’entretien familial, l’observation de l’enfant suivie le cas échéant de l’entretien avec l’enfant, se voient élargir leurs fonctions classiques d’analyse sémiologique par l’attention portée par le clinicien à ses vécus contre-transférentiels accueillis comme témoins privilégiés de l’émergence des niveaux inconscients. Enfin la place, les objectifs et les modalités des bilans psychologiques, logopédiques et psychomoteurs sont envisagés d’un point de vue dynamique dans le processus des consultations thérapeutiques. On voit donc que l’investigation du monde interne de l’enfant ainsi que les évaluations de ses compétences propres, loin d’être sacrifiées à une approche prônant le “tout familial”, sont au contraire pratiquées, lorsqu’elles apparaissent indiquées, simultanément au déroulement des premiers entretiens familiaux. Ces mesures sont alors développées de manière processuelle, c’est-à-dire intégrées dans un raisonnement clinique et dans les capacités d’acceptation des parents. La technique des tests est ici mise au service de l’art des entretiens.
20La troisième partie, la construction de l’espace thérapeutique explicite les concepts théoriques qui sous-tendent la pratique des auteurs en matière de consultations thérapeutiques. Elle met en perspective d’une part, l’exploration des gradients de différenciation des espaces individuels et familiaux, et d’autre part, l’importance centrale accordée à la constitution d’un espace de soins associant la restauration d’une transitionnalité et, en même temps, d’une fonction tierce.
21Le grand mérite des auteurs est de parvenir à faire sentir au lecteur que la cohérence de leur approche, résumée ici de manière trop synthétique, trouve son origine au plus près de leur clinique. De nombreuses vignettes illustrent leurs propos et on doit à leur honnêteté qu’elles ne dissimulent pas les difficultés possibles de leur entreprise. Une telle approche complexifie certainement en effet la tâche du clinicien surtout si il est plus familier d’un principe de division du travail entre, par exemple, assistant social chargé de l’anamnèse, psychologue effectuant le bilan intellectuel et projectif et psychiatre supposé en faire la synthèse. Au découpage des premiers entretiens selon une conception linéaire où les symptômes renvoient à un diagnostic et le diagnostic à une prescription de traitement s’oppose ici une démarche de type circulaire, participative, mobilisant le clinicien à s’engager dans l’entretien tout en restant à l’écoute de ce que peut lui apprendre les résonances émotionnelles suscitées en lui par la rencontre avec la dynamique familiale. On touche là à ce qui est rapporté par les auteurs comme “l’espace thérapeutique interne du clinicien”. Ce concept est développé dans les derniers chapitres du livre qui décrivent le riche dispositif de formation proposé pour en soutenir la construction. Il repose sur quatre piliers : séminaires de lecture et de théorie ; jeux de rôles, supervisions d’entretiens familiaux et stages cliniques. On peut remarquer ici qu’un tel abord des premières rencontres avec les familles ne va non plus pas de soi pour les parents, qui ne s’attendent pas nécessairement à se retrouver au cœur du processus de l’entretien, sollicités à donner accès à leurs vécus et leurs histoires avec les effets de déstabilisation ou de culpabilisation que cela peut engendrer. Les auteurs n’éludent pas ces difficultés. Néanmoins, ils parviennent à nous convaincre du grand intérêt potentiel de leur approche, chacun dans son style et compte tenu des différences de leurs pratiques, de leurs mandats et des contextes institutionnels où ils exercent.
22La force du livre repose certainement dans sa tentative de formalisation d’une pratique au cœur de la clinique de très nombreux praticiens sans qu’elle ait été à ma connaissance théorisée jusqu’ici de manière aussi complète. Les premiers entretiens familiaux sont de fait un pivot essentiel de la pratique en psychopathologie de l’enfant et de l’ adolescent. Dans la préface qu’il consacre au livre, Maurice Berger souligne qu’à moins d’avoir été soi-même dans cette situation, il est difficile d’imaginer le mélange d’inquiétude et d’espoir que génère le plus souvent chez les parents et leur enfant le fait d’entrer dans le bureau d’un psychothérapeute. Il poursuit : “C’est de la manière dont cette inquiétude va être non seulement accueillie mais surtout transformée pour chaque membre de la famille en un questionnement non persécutant sur ses sentiments que va dépendre en grande partie la suite du travail thérapeutique”. Gageons que sa lecture fournira aux praticiens intéressés de précieux éléments pour y parvenir.
Christophe du Bled
Psychologue, psychanalyste
Annie Franck, Beautés et transfert, Editions Hermann Psychanalyse, 2007, 104 pages, 16 €
23“La beauté (…) inaugure et (…) révèle une étendue jusquelà inconnue (…), conquise dans l’instant sur les étendues arides et effroyables d’un chaos (…), d’une destruction interne qui n’avait jamais pu trouver forme auparavant.” (p. 75). Annie Franck rend ici hommage à une notion délicate à aborder tant elle suscite la méfiance de certains analystes. Si Meltzer osa le premier en parler, l’auteure de Beautés et transfert fait un pas de plus en allant jusqu’à ériger la beauté en levier du travail analytique : le résultat est un livre d’une finesse analytique rare et d’un enseignement précieux.
24La beauté est la source de ce qui m’anime, confie l’auteure. D’abord étonné par cette affirmation, le lecteur se laissera bercer par cette surprise et finira par s’approprier le propos. Et dès les premières lignes, il comprendra que son évasion littéraire le transportera loin de la douceâtre joliesse et de la pétrifiante perfection.
25L’essentiel du propos est annoncé par cette formule liminaire et puissante, empruntée en partie à André Malraux : “Je cherche la région cruciale de l’âme où la beauté s’oppose à l’effroi. Où elle s’en détache, s’en arrache.” Quelle est cette étrange et déconcertante beauté qu’Annie Franck nous invite à éprouver ? Surgie de l’effroi, elle est décrite par l’auteure comme la fossoyeuse de l’informe auquel elle est originairement liée. Mouvement de création d’un espace qui saisit l’analyste et l’analysant, elle est ce qui les transporte dans un ailleurs et les arrache à la compulsion de répétition. Promesse d’un horizon nouveau où le “Je” pourra advenir et se réécrire en son origine, elle est cette brodeuse qui tisse les fils d’une pulsionnalité fragile, en tentant de redonner une forme aux affects nés de la pulsion là où le lien qui les unissait s’était défait. La beauté, selon Annie Franck, s’origine d’un trou qu’elle transmue, d’un bord (au sens qu’en donne Lacan) qu’elle accroche, mais elle naît et n’est véritablement qu’au moment où elle s’arrache de ce chaos qui lui a donné vie. Or, ce sont ces moments d’arrachement fragiles et éphémères qu’Annie Franck cherche à saisir sans les enfermer dans un discours théorique qui ne contribuerait qu’à les faire s’échapper. Jalonné de références artistiques et littéraires qui nourrissent sa pensée et l’étayent dans sa quête, ce livre accomplit la gageure de nous faire partager de bout en bout l’émerveillement d’une analyste.
26C’est peut-être l’art, dit Annie Franck, qui a su saisir le mieux cet instant précis et sublime où surgit la vie. Instant sublime ou pour le dire autrement, instant au cœur du processus de sublimation qui, dans son mouvement même, transforme un danger de mort, d’anéantissement du Je, en moment d’émotion, au sein duquel le sujet se modèle un espace de création subjective. Et c’est par la voie d’un certain mode de transfert, installé par la beauté et porté par elle, que se produit cette mutation.
27La fine lectrice de Freud qu’est Annie Franck ne manque pas de nous rappeler qu’au cœur de la notion de sublimation figure une caractéristique trop souvent oubliée, bien que soulignée par Pontalis : c’est sur l’instant même de l’éveil d’une pulsion partielle qu’agit la sublimation en transmuant la jouissance menacée de devenir déluge des sens en un désir littoralisé par la pulsion de vie. Ce rappel en évoque un autre : la beauté porte toujours en elle les traces du débordement de l’origine auquel est confronté le petit d’homme, et qui toujours, menace de se métamorphoser en effroi s’il ne trouve pas un bord où s’appuyer pour se transformer.
28Cet instant fulgurant où la sensation prend corps suscite parfois chez l’analyste une résonance “merveilleuse”. Deux conditions priment au surgissement de cette expérience et à son partage : l’adresse à un Autre et la possibilité retrouvée d’un arrachement à la solitude néantisante. Dans cet espace de résonance où la parole a recouvré son pouvoir de liaison à soi-même et aux autres, d’expression d’un état intérieur dont le patient parvient à en dire quelque chose, la beauté se mêle alors au transfert. Et ce dernier, qui n’est autre qu’un transport, un mouvement de réactualisation d’une tension portée par une urgence vitale, ouvre un horizon inconnu qui dégage le sujet de son engluement répétitif et de son enfermement intime. Dans cet instant critique, l’histoire du sujet et le transgénérationnel se téléscopent, aussi bien chez l’analysant que chez l’analyste et les précipite au bord d’un gouffre d’où la parole les extirpe, tissant autour d’eux la toile d’une naissance réactualisée, d’une origine régénérée. Ainsi nous raconte-t-elle, lorsqu’au sortir du chaos, Lucien, l’un de ses patients, prononça ses premiers mots : “c’était un moment de mort”, un Je se mit à exister, capable de poser des mots sur un vécu jusque-là inéprouvable ; en cet instant magique, la lumière fut. Oui, Annie Franck ose les mots de passion, d’émotion, d’émerveillement pour qualifier sa présence à elle dans le transfert, l’intensité de ses ressentis, la qualité de son être en résonance. Elle les ose parce qu’elle sait qu’ils sont ses meilleurs alliés, ses outils les plus vrais. Mais aussi parce qu’elle en connaît les dangers, et le risque qu’elle encourt à jouer avec la flamme de la beauté lorsqu’elle vire au bleu de la fascination consumante, fusionnante.
29L’espace du transfert se superpose à celui de la beauté en ceci qu’il délimite une aire où les mots résonnent de l’un à l’autre et hors de laquelle la parole n’est plus ouverture libératrice mais injonction monstrueuse. Telles sont les limites à l’exercice de l’interprétation, selon l’auteure : lorsque l’analyste se met à penser à la place de l’autre au lieu d’entrer en résonance avec la pensée de l’analysant, il n’est plus de dimension analytique possible. Plus de dimension car plus d’espace mais un trou, à nouveau, qui menace d’engloutir une fois de plus le Je, comme autrefois.
30Annie Franck compare le transfert à la barque du nocher de l’enfer, Charon. Cette métaphore est là pour nous rappeler une fois encore le lien ténu qu’entretiennent les mots “transfert” et “transport” mais aussi ces concepts trop souvent opposés de “transfert” et “contre-transfert”. Et dans une parenthèse qui n’en est pas une, elle revient sur cette notion de “transfert/ -contre-transfert” pour la déconstruire. Dans l’alliage transférentiel, matériau brut de la barque analytique, transfert et contre-transfert se fondent sans qu’il soit possible, sinon artificiellement, de les en distinguer ; mais sans pour autant qu’ils se mutualisent. La réalité du transfert est autre qu’un découpage pour les besoins du concept : elle est l’expérience d’un tissage commun des transferts dans une précipitation, un télescopage des temps du sujet davantage qu’une réactualisation du temps passé.
31Ce livre se parcourt comme l’œuvre d’un orfèvre tant il recèle de mille détails, et requiert de l’attention, de la minutie, pour que se produise l’enchantement. Il vient à nous rappeler que c’est à deux que se traverse le Styx analytique, et que partis des rives du néant, l’analyste et l’analysant entretiennent ensemble l’espoir d’arriver à cette terre nouvelle, bordée de vie.
32Il est une invitation à un partage d’expériences, mais aussi d’émotions, de lectures et d’instants d’analyse. De ce voyage au cœur de l’intimité d’une pratique, on ne ressort pas indemne mais transformé, mu par une énergie nouvelle et un vibrant désir de rencontrer à notre tour ces instants merveilleux de résonance et ce lieu de l’âme qui fait “vibrer l’espace (…) autour des mots”. Et peut-être vous donnera-t-il également envie de découvrir ou redécouvrir les artistes auquel il rend un vibrant hommage, de Rothko à Roy, de Rilke à Semprun en passant par Maldiney.
Johanna Lasry
Psychologue clinicienne
Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines., Ce que nous apprend l’anthropologie., Editions Albin Michel, 2007, 293 pages, 20 €
33Il ne suffit pas pour un ethnologue, dit ironiquement Maurice Godelier, de se faire accepter par un petit groupe de personnes qui vont devenir ses “informateurs” et de tenir avec elles pendant quelques mois des conversations à bâtons rompus autour d’un feu. Ainsi l’objet même de ce livre est-il de comprendre qu’on ne naît pas ethnologue mais qu’on le devient… et qu’on peut le rester quand bien même le terrain du chercheur ne se situe plus en terres lointaines. Dans ce nouveau livre, plus personnel que les précédents, Maurice Godelier brosse avec une exceptionnelle clairvoyance le monde contemporain dans lequel l’anthropologue du 21ème siècle lui-même en l’occurrence-continue d’exercer son métier ; monde postmoderne, post-marxiste, post-structuraliste.
34Dans une magistrale introduction (63 pages !) qui explicite parfaitement le titre, Godelier explique la voie de la “déconstruction-reconstruction” dans laquelle il s’est engagé depuis toutes ces années et dont l’ouvrage reprend avec clarté les résultats obtenus. Tout au long de ce livre, notre iconoclaste aligne tranquillement la mort de quelques vérités anthropologiques instituées réputées éternelles et qui furent célébrées pendant des décennies comme des évidences scientifiques : sont ici revisitées les quatre thèses de ses précédents ouvrages que les aficionados de Godelier connaissent bien (“Il est des choses que l’on donne, d’autres que l’on vend et d’autres qu’il ne faut ni vendre ni donner mais garder pour les transmettre ; nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ou la parenté ; il faut toujours plus qu’un homme et une femme pour faire un enfant ; la sexualité humaine est fondamentalement a-sociale”). L’auteur en profite pour parachever quelques règlements de compte intellectuels avec Claude Lévi-Strauss, son ancien patron. Par exemple, dans Le cru et le Cuit publié en 1964, Lévi-Strauss écrivait : “Nous ne prétendons pas montrer comment les hommes se pensent dans le mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et à leur insu”, montrant ainsi qu’il y a, pour lui, disparition du sujet. Ce postulat, critiqué par Godelier, montre la distance qu’avait pris Lévi-Strauss vis-à-vis de la psychanalyse et, à l’inverse, le rapprochement de Godelier qui écrit des lignes sur l’observation dite “participante” que ne démentirait pas un psychanalyste : la première chose qu’apprend un ethnologue, c’est, dit-il, qu’il doit travailler sur lui-même et “décentrer son Moi intellectuel des autres Moi qui font ce qu’il est”.
35On peut cependant regretter que Godelier ne puisse à cette occasion s’empêcher de jeter un coup de patte à Lévi-Strauss, lui reprochant par exemple d’avoir vu en Marcel Mauss (dans sa fameuse préface à l’Essai sur le don) seulement le précurseur du structuralisme, c’est-à-dire de lui même… Il faut dire que depuis fort longtemps tout oppose ces deux géants de l’anthropologie française. Outre leurs divergences de fond, bien que couvert d’honneurs (dont la médaille d’or du CNRS), Godelier a peu apprécié de ne pas avoir été nommé à la chaire d’anthropologie sociale du Collège de France, occupée de 1959 à 1982 par Lévi-Strauss, et auquel Françoise Héritier a succédé, créant sa propre chaire d’études comparées des sociétés africaines. Pendant qu’il était, lui, sur son terrain en Nouvelle Guinée, loin de la scène intellectuelle parisienne… Quant à la psychanalyse, au coin d’une page, l’auteur raconte comment, en rentrant de ses années de terrain, il s’est plongé dans l’œuvre de Freud dont, plus tard, il est devenu un expert reconnu du milieu psy (il a par exemple été récemment invité par la British Psychoanalytic Association à célébrer le 150ème anniversaire de la naissance de Freud à Londres et y donna une conférence remarquée Freud et l’anthropologie : inspiration ou prétexte ?). Il est, de fait, un des rares anthropologues de sa génération à avoir fait l’effort de dialoguer avec les psychanalystes sans jamais prétendre se transformer en eux (il a souvent échangé avec André Green ainsi qu’avec le regretté Jacques Hassoun avec lequel il a écrit Meurtre du père. Sacrifice de la sexualité. Approches anthropologiques et psychanalytiques).
36Un des grands intérêts de ce livre réside aussi dans les notes de bas de page, les marges, les commentaires, respirations ou fausses digressions. Ainsi, pour illustrer l’idée que l’objet des sciences sociales est de comprendre et d’expliquer comment fonctionnent nos sociétés, Godelier, faisant fi du cloisonnement habituel en France entre histoire, sciences politiques, philosophie etc., propose un éclairage passionnant des attentats du 11 septembre 2001 à partir de la double question : pourquoi des Saoudiens (15 des 19 des terroristes étaient saoudiens), sujets de l’Etat du Moyen-Orient le plus étroitement lié aux Etats-Unis ? Et pourquoi des wahhabistes, doctrine religieuse de ce royaume allié des Américains ? Suivent quinze pages de commentaires érudits et éclairants… Tout ce livre tend vers l’idée centrale que ce qui confère une identité sociale globale aux individus comme aux groupes, ce sont les rapports politico-religieux au sein desquels les individus et les groupes se trouvent placés et qu’ils doivent reproduire et transformer. C’est pour cela qu’à ses yeux les changements dans les rapports de pouvoir entre les sexes doivent intervenir à plusieurs niveaux de la vie sociale et pas seulement dans la famille.
37En fin d’ouvrage, dans une magnifique éloge des sciences sociales, Godelier délivre un message fort, visionnaire, qui tout à la fois introduit son œuvre et la résume : “Les humains, à la différence des autres espèces sociales, ne vivent pas seulement en société : ils produisent de la société pour vivre. C’est cela qui les distingue des deux espèces de primates qui descendent avec l’homme du même ancêtre commun, et avec lesquels les humains partagent 98% de leur patrimoine génétique, les chimpanzés et le bonobos”. Jamais en effet, ajoute-t-il, ceux ci ne sont parvenus à modifier leurs façons de vivre en société, à transformer leurs rapports sociaux. Or c’est précisément ce que les humains ont la capacité de faire : ils produisent pour un groupe humain une histoire différente, un avenir différent ; bref ils font l’histoire. Tant Confucius qu’Aristote et, que plus tard, Marx et Freud en prennent ainsi pour leur grade, Godelier défendant avec une grande cohérence la théorie que la famille et la parenté ne sont pas les fondements de la Cité ou de l’Etat, pas plus que les rapports économiques ne façonnent l’architecture d’une société. Quel chemin pour un ancien marxiste !
Geneviève Delaisi de Parseval
Psychanalyste
René Roussillon (sous la direction de.) avec Catherine Chabert, Alain Ferrant, Albert Ciccone, Nicolas Georgieff, Pascal Roman., Manuel de Psychanalyse et de psychopathologie clinique générale., Editions Elsevier Masson, 2007, 702 pages, 39 €
38En France, les manuels de psychopathologie sont-ils une spécialité lyonnaise au même titre que les quenelles ou le tablier de sapeur ? Plus sérieusement, après le Manuel de Jean Bergeret qui a fait autorité dans ce domaine depuis 1963, René Roussillon, Alain Ferrant et d’autres universitaires de Lyon II proposent aujourd’hui une version contemporaine des troubles psychiques.
39Le mérite principal de ce traité de presque 700 pages est de montrer, en partant de la métapsychologie freudienne, que les troubles psychiques sont porteurs de sens, et que “le symptôme est une trace d’histoire”. On pourrait dire que les névrosés et les psychotiques souffrent comme le dirait Freud de “réminiscences” (cf. Freud, Etudes sur l’hystérie, 1885). Les ordinateurs ont certes beaucoup de mémoire mais ils n’ont pas de souvenirs, à la différence des hommes qui gardent “une trace de tous les moments significatifs, de ce qui a été important et a contribué à notre construction”. Les scories non mémorisables de ce passé, les traumatismes non intégrables constitueront les piliers souterrains au fond de l’infantile sexuel, et du pulsionnel freudien des futures éventuelles manifestations pathologiques du sujet.
40Ainsi la première partie de l’ouvrage expo-se-t-elle les conceptions classiques de la construction et de l’évolution de la personnalité en synthétisant les conceptions freudiennes et ses descendants, sans négliger les recherches récentes. Les neurosciences rejoignent souvent l’approche analytique comme les schémas de l’attachement mère-bébé déjà discutés par John Bowlby dans les années soixante en Angleterre. Le pathologique peut nous éclairer, voire dévoiler le développement normal, mais la connaissance des différentes avancées de cette évolution reste la toile de fond, les fils de chaîne et de trame qui permettent de donner du sens aux manifestations psychopathologiques aigües et chroniques qu’Alain Ferrant et Albert Ciccone développent dans la deuxième partie de l’ouvrage.
41“La psychopathologie peut être définie comme une approche visant à une compréhension raisonnée de la souffrance psychique”. Nous sommes ici bien loin des classifications mécaniques et non réflexives qui permettent aux “soignants” de faire l’économie de la rude tâche qui consiste à penser et à s’interroger sans trêve ! Pour ces auteurs, il importe avant tout de fréquenter suffisamment dans la durée le patient et de prendre en compte les réactions contre transférentielles qu’il suscite chez nous… Après avoir rappelé le modèle structural de Jean Bergeret, ils en critiquent la rigidité et l’immuabilité qui ne permettraient pas d’envisager la transformation possible par exemple du patient psychotique qui ne pourrait pas se névrotiser et réciproquement. Il semble plus juste d’avancer que dans chaque personne cohabitent des parties psychotiques et névrotiques susceptibles de s’actualiser en fonction du vécu relationnel du sujet et d’éventuels traumatismes rencontrés. Alain Ferrant préfère parler de “pôles d’organisation” du psychisme qui seront névrotiques, psychotiques et “narcissique-identitaires” comme on parle de pôles d’action ou de polarité ce qui implique la notion d’attraction.
42Après avoir rattaché les différentes formes de névroses (névrose de transfert et névroses actuelles) aux deux conceptions freudiennes de l’angoisse, en 1915, elle est produite par le refoulement et en 1926, c’est elle qui provoque le refoulement ; l’auteur en montre la signification symbolique qui dit aussi “ce qui ne s’est pas produit au bon moment et au bon endroit”. De même, insiste-t-il sur la nécessité avec les névroses d’angoisse post-traumatique (accidents, catastrophes naturelles) d’assurer un soin psychologique plus tard à moyen et long terme, à la différence de ce que prônent les adeptes du S.S.P.T. qui interviennent sur le champ (cellules de crise).
43Dans les psychoses où il s’est produit “un défaut de symbolisation primaire” (Roussillon, 1999), le sujet ne peut plus distinguer ses perceptions des représentations qu’il fabrique d’où les hallucinations et le délire qui sont, selon Freud, des “tentatives de guérison”. Mais il insistera aussi sur la nécessité de repérer le noyau de réalité qui est à l’origine de ses manifestations pathologiques. Classiquement, le traitement des psychoses repose avant tout sur la prise de neuroleptiques, alors qu’une recherche américaine récente montre cependant en comparant les résultats obtenus dans deux hôpitaux où l’un d’entre eux ne prescrivait que des psychotropes et l’autre y associait aide sociale et psychothérapie démontrent la supériorité incontestable de cette approche (62 % de “guérison”, contre 45 % dans la première institution. Comme l’a écrit J.-J. Ritz “un clinicien, c’est quelqu’un qui trempe les malades dans l’humain plutôt que dans l’ haldol”.
44L’absence des séparations et des deuils nécessaires à la subjectivation est centrale dans ces pathologies, y compris celles que Bergeret a dénommé “états limites”. Faut-il rappeler qu’aliéné signifie étranger à soi-même, voire accepté par l’autre ? D’où l’importance de la médiation du thérapeute pour renforcer l’in-dividuation en fournissant l’étayage qui a fait défaut ou qui n’a pas pu être intégré. Les neurosciences auxquelles un chapitre est consacré, propose évidemment un mode différent de compréhension des psychopathologies. Il s’agit de traduire les phénomènes névrotiques et psychotiques en “processus élémentaire”. La théorie de l’action en particulier est sollicitée.
45La deuxième partie traite de l’utilisation des méthodes projectives dans le diagnostic des états pathologiques. Selon moi, elle mériterait de constituer un ouvrage à part.
46En conclusion, loin de sacrifier à la mode réductrice du D.S.M. et autres C.I.M., ce livre renoue avec la longue tradition humaniste qui prend sa source dans l’île de Cos plus de cinq siècles avant J.C., avec le premier à proposer une nosographie : Hippocrate. Pour le père de la médecine et de la psychopathologie, il n’y a pas de maladies dont l’origine serait externe, mais des malades qui doivent être entendus de manière holistique, ce qui inclut leur environnement. Je ne saurai trop conseiller cet ouvrage aux étudiants avancés et aux cliniciens avertis pour qui il pourrait constituer non pas une bible mais un vade mecum indispensable.
47Jean-Pierre Chartier
48Psychanalyste
Directeur de Psycho-Prat
NDLR : Lors de la parution en juillet 2007 du Manuel, nous avons publié dans le numéro 119 un entretien avec René Roussillon pour présenter les enjeux et les objectifs de ce Manuel.
Patrick Clervoy, Le syndrome de Lazare., Traumatisme psychique et destinée., Editions Albin Michel, 2007, 279 pages, 18 €
49Chaque jour qui passe apporte son lot d’événements dramatiques largement relayés par les medias : accidents d’avion, attentats, massacres, assassinats, catastrophes, prises d’otages. Que deviennent ceux qui ont vécu ces drames ou qui ont été directement ou indirectement confrontés à des scènes d’horreur ? Le Pr Patrick Clervoy, chef du service de psychiatrie de l’hôpital d’instruction des armées de Toulon, parle à leur sujet de syndrome de Lazare. “Ces avatars que subissent les personnes traumatisées, c’est-à-dire l’ensemble des modifications de leur existence qui suivent l’événement traumatique, je les appellerai le “syndrome de Lazare”. Pourquoi Lazare ? Ce personnage biblique, raconte l’auteur, est ressuscité par Jésus, à la demande de sa sœur qui intercède pour lui. Lazare qui avait été enterré et pleuré par sa famille se réveille et sort de son tombeau, encore entravé par ses bandelettes funéraires. Il s’ensuivra pour lui une profonde perturbation de son identité et de ses relations sociales. Ayant bénéficié d’un miracle, il en est devenu le symbole. Il dérange l’ordre établi, menace les institutions. Il devient une curiosité. La foule afflue pour le voir, sa vie en est bouleversée, il ne peut plus vivre dans son village. Il intègre les disciples de Jésus. Le Lazare d’avant le miracle, probablement un homme installé avec son métier au sein de son village n’existe plus. Il n’est plus regardé de la même manière et ne voit plus le monde de la même façon non plus. “Le Lazare d’après le miracle est devenu un phénomène de foire, un monstre au sens étymologique. Il n’exerce plus sa profession. Il est menacé par les autorités sans en comprendre la raison pour des faits survenus en dehors de sa volonté. Sédentaire, il est devenu nomade. D’un mode de vie réglé, il est passé à un rythme de vie chaotique et incertain.”
50Ainsi le syndrome de Lazare désigne, pour P. Clervoy, “un ensemble de manifestations qui opèrent un dérèglement relationnel prolongé entre une personne qui a traversé une épreuve traumatique et son environnement social, familial et professionnel.” S’appuyant sur des descriptions cliniques très riches de traumatisés, il donne à comprendre ce qui se passe pour ces victimes et comment il leur est difficile de reprendre le cours de leur vie après le traumatisme. Il pioche également ses cas dans l’histoire proche. Exemple Lawrence d’Arabie dont il essaye d’expliquer l’acharnement contre luimême qui le conduira à la mort. Dans son autobiographie, en effet, Lawrence, qui a eu une enfance difficile avec une mère peu aimante et qui le battait, raconte en termes voilés que, capturé par des soldats turcs, il est flagellé et violé. “Avant cet événement poursuit l’auteur, Lawrence était un jeune homme anticonformiste et mystificateur qui aimait l’aventure et les défis. Après cet épisode, il n’a plus été la proie que de la réminiscence traumatique. “Rarement, ajoute-t-il, a été aussi explicite le lien entre héroïsme et traumatisme, rarement une trajectoire a été aussi linéaire entre le traumatisme et la désolation, se terminant -mais pouvait-il en être autrement- par la mort du héros.” Les descriptions cliniques rapportées dans ce livre, variées et vivantes, sont tout à fait passionnantes. Le thème de la reconstruction est également développé par l’auteur. Celle-ci passe par l’écoute, la reconnaissance du traumatisme, parfois sa commémoration. En mobilisant leurs ressources psychiques et affectives et à condition d’être, pour certains, aidés par une psychothérapie à réinscrire l’événement traumatique dans leur histoire personnelle, ces patients peuvent dépasser l’événement et même le transcender par la création artistique. En témoignent les œuvres d’Art Spiegelmann, de Zoran Music ou de Jorge Semprun.
51La lecture de cet ouvrage conduit à regarder différemment les patients qui racontent un traumatisme, quel qu’il soit. Mission accomplie donc pour l’auteur. Néanmoins, une question se pose : pourquoi certaines personnes qui ont vécu des traumatismes ne présentent pas de symptomatologie handicapante ? Quant à la différence entre le syndrome de stress post-traumatique (PTSD des Américains) et le syndrome de Lazare, elle mériterait une explication plus claire.
52Danielle Torchin
Psychiatre
Evelyne Ridnik et coll., Parlons Psy, Editions L’Archipel, 2007, 425 pages, 22 €
53La production des livres psy, censés répondre à l angoisse contemporaine, est impressionnante. Les “psy” jouent aujourd’hui le rôle évident d’accompagnateurs de la souffrance humaine, mais aussi de conseillers de vie, voire de “moralistes”. Beau -coup se récrieraient du dernier épithète, mais il détient néanmoins un soupçon de vérité. Il vient de sortir, Parlons psy, un ouvrage recensant les nombreuses questions posées par des personnes en souffrance sur un site Internet spécialisé ou par téléphone à des professionnels (le plus souvent psychanalystes) tout ce qu’il y a de plus sérieux. Ces interrogations concernent les mille tonalités du mal être (relation, famille, couple), mais aussi les diverses approches d’un savoir faire relationnel, ou éducation-nel (que faire avec la chambre mal rangée du cher petit ?), autrefois gérées avec la boite à outils des traditions et des religions, mais aussi avec le bon sens de chacun… L’époque est ainsi faite d’un certain manque de confiance dans ce bon sens commun. Les “psy” sollicités se “défendent” bien en renvoyant, le plus souvent finement, les interrogateurs aux questions plus profondes de leur histoire personnelle soulevées par leurs demandes angoissées. C’est dire que la demande d’étayage est aujourd’hui immense.
54Ce livre montre, s’il est besoin, que les “psy” sont aujourd’hui bien nécessaires, même s’ils sont un peu trop envahissants, comme le fut naguère Dolto se mêlant parfois des détails de l’éducation de nos chers bambins, rien n’échappant à son regard maternel au laser. Nos “psy” d’aujourd’hui sont plus modestes. Ils exhortent même à la patience et au courage, et étayent nos vies brinquebalantes. Comme l’écrit Paul Fuks, un des auteurs de Parlons Psy, à une endeuillée : “Acceptez d’être submergée. On croit que ça n’en finit pas : c’est faux, ça finit toujours. On croit qu’on ne supportera pas : c’est faux, on supporte toujours. Et, un jour, on s’aperçoit que le goût de la vie est revenu.”
55Compatissons donc avec les “psy” qui nous donnent courage, dans nos souffrances contemporaines, nos grandes souffrances individuelles. Très, très individuelles…
56Jacques Arènes
57Psychanalyste
Ian Brockington, Eileithya’s Mischief, The organic Psychoses of Pregnancy Parturition and the Puerperium, Eyry Press
58Cet épais ouvrage de plus de 320 pages constitue une somme de connaissances et d’accumulation de documents sur un sujet qui peut aujourd’hui sembler historique et relégué au domaine de la paléon-to-psychiatrie. Il n’en est rien ! “Il est dédié aux mères d’Afrique, d’Asie, d’Amérique centrale et du sud, ainsi que du Moyen-Orient qui souffrent toujours de ces maladies oubliées. Il nous appartient donc de ne pas être ignorant ! L’auteur met en exergue deux citations, en français, qui illustrent parfaitement le retour à la méthode clinique à laquelle il reste toujours fidèle. “Si pendant la vie, on a diagnostiqué un accès de manie, après l’autopsie, l’erreur de diagnostic devra disparaître, et on n’hésitera pas à reconnaître qu’on a eu affaire… à une lésion organique du cerveau ; des faits de ce genre se retrouvent en assez grand nombre dans les auteurs, et n’ont pas été éliminés aussi soigneusement qu’ils doivent l’être.” L.V. Marcé (1858), Traité de la Folie des Femmes Enceintes, des Nouvelles accouchées et des Nourrices, p. 218-219 (ré-édité en 2002 chez L’Harmattan). “Les accidents mentaux, qui peuvent être observés après l’accouchement, doivent être rigoureusement sériés, si on veut les étudier utilement.” M. Paul Bar, dans la discussion de l’article de Piqué (1904), Bulletin de la Société d’Obstétrique de Paris 8, 69.
59Les avancées de la recherche médicale, les bonds considérables de l’antibiothérapie et de la psychopharmacologie ont considérablement transformé la clinique en général et celle des psychoses, en particulier celles organiques de la grossesse et de la puerpé-ralité. Il en résulte que les maladies infectieuses et l’éclampsie sont beaucoup moins fréquentes dans nos sociétés. Il est vrai que notre formation en psychopathologie dynamique, la sensibilité au conflit intra-psychique, la réflexion psychanalytique qui nous permet de mieux appréhender notre domaine, risqueraient de nous faire oublier qu’il existe encore : le syndrome de Wernicke-Korsakoff, l’épilepsie, l’hypo-pituitarisme, les troubles cérébro-vascu-laires… qui peuvent coexister avec des conflits familiaux ! C’est dire que conflit intra-psychique et psychoses organiques peuvent parfaitement se conjoindre.
60L’intérêt du travail encyclopédique de Ian Brockington réside également dans l’histoire de la clinique de chaque cadre nosologique. Cela nous change de l’impérialisme de l’épi-démiologie et de la statistique qui semblent avoir de nos jours supplantés la clinique. W.A. Lishman, dans sa préface, qualifie ce travail de “tour de force académique”. C’est vrai qu’on y apprend beaucoup de choses de cet amoncellement de connaissance. C’est ainsi que l’auteur nous rappelle que la cho-rée de Sydenham se manifeste par des changements du caractère, un état dépressif, des manifestations du syndrome de Gilles de la Tourette, des hallucinations hypnagogiques, voir des états d’arrièration et psychoses aiguës. Les complications des infections à streptocoque se révèlent en particulier par les associations : chorée-psychose, rhumatisme articulaire aigu et psychose en l’absence de chorée. Celle-ci est présente la plupart du temps dès la grossesse, après un avortement, plus rarement le début se fait après l’accouchement. L’évolution et le pronostic sont très variés, en fonction de sa survenue, avant la fin de la grossesse ou dès que l’utérus est vide. Les antibiotiques ont quasiment éliminé la chorée gravidique. Chorée et psychose peuvent se compliquer de Lupus Erythémateux et du syndrome phospholipi-dique. Les troubles neurologiques en rapport avec la grossesse et le puerperium sont connus depuis le XIXème siècle pour ce qui concerne la neuropathie périphérique, l’en-céphalopathie de Wernicke et la psychose de Korsakoff. Celle-ci qui se manifeste aussi par des vomissements incoercibles, s’accompagne d’avortement et de mort in utérus ; l’accouchement de l’enfant en améliore le pronostic. Enfin divers troubles de la mémoire ou délirants l’accompagnent.
61L’épilepsie peut commencer chez la femme enceinte, ou s’aggraver tout au long du partum. Plus rarement, une psychose épileptique aiguë peut débuter durant le travail ou même après l’accouchement. L’anesthésie épidurale peut parfois donner lieu à un hématome sous dural. La thrombose veineuse cérébrale est connue depuis le XVIIIème siècle comme une complication puerpérale. Cette affection se voit encore, davantage en Inde qu’en Europe ou aux Etats-Unis. La psychose précéderait l’apparition des symptômes neurologiques.
62L’infection demeure un risque majeur chez la femme durant le puerperium qu’il s’agisse de l’utérus ou du sein. La pratique d’une obstétrique aseptique, sans risques, ne l’a pas entièrement éliminée. Le délire sceptique a été la première forme de psychose puerpérale décrite. Les traitements bactéricides et bactériostatiques, en ont grandement changé l’évolution. On finirait pas oublier que le délire infectieux a été la cause historique majeure des psychoses puepérales ! N’a-t-on, pas pour autant exagéré son importance ? En effet, ce n’est qu’au XIXème -XXème siècle que le diagnostic différentiel avec la manie s’est précisé, en particulier grâce aux descriptions des psychoses symp-tomatiques de Chaslin et Bonhöffer. A début précoce, dès la première semaine, infection et délire sont liés. Le contrôle de l’infection améliore toutefois le pronostic. Certaines psychoses peuvent toutefois se prolonger.
63L’infection demeure une cause commune de morbidité dans les pays à taux de naissance élevé, où existe encore des infections endémiques et où l’obstétrique demeure archaïque. L’éclampsie en rapport avec des anomalies placentaires favorise des lésions vasculaires cérébrales, micro et macroscopiques. C’est une cause commune de perte de connaissance à l’accouchement. Connue dès 1614, on considère que 5% des éclamp-sies se compliquent de psychose. Elle a été bien décrite par les auteurs français et allemands. Elle peut débuter durant la grossesse, mais se développe surtout après l’accouchement. L’amnésie de la maladie et la naissance sont fréquentes. La psychose semble un effet du processus toxémique.
64C’est le 3ème chapitre de la psychopathologie de l’enfantement qui reste pour nous aujourd’hui le plus parlant, du fait également de son importance médico-légale inchangée. C’est ainsi que la naissance peut être feinte, fausse, niée, dissimulée, incomplète ; et même survenir après un décès ! Il convient de rappeler que deux auteurs français ont initialement publié sur ce thème : Calmeil L.F., “De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire depuis la renaissance des Sciences en Europe jusqu’au XIXème siècle” (Baillière p.30-35) et Tardieu, “Grossesses fausses, tardives et simulées” dans les Annales d’Hygiène et également (1845, 34 : 428-451) et (1846, 35, 83-98).
65Il s’agit d’une question médico-légale difficile chez des femmes accusées de néonaticide, quand la naissance est déniée ou dissimulée. Divers signes cliniques sont alors recherchés : mamelons pigmentés, écoulement de lait ou de colostrum, col utérin béant, lochies, paroi abdominale distendue et flasque. Enfin, sont déjà cités certains cas de naissance par césarienne postmortem. Notons que même le travail peut être feint- comme dans le Syndrome de Munchausen ! Parfois on est frappé, chez certaines femmes par l’impression de négligence de l’accouchement qui peut être indolore, inconscient, délirant ; à la faveur d’un état de stupeur, catatonie, somnolence ou état comateux en particulier. Ailleurs, ce sont des affects pathologiques de rage, de panique, de désespoir, voire de suicide qui dominent.
66La psychopathologie du début de la grossesse est intéressante : caractérisée par l’épuisement, le délire, la stupeur ou la paresse et l’état de choc. La punition : “tu enfanteras dans la douleur” reste très présente dans l’histoire de l’accouchement, au point de parler d’ordalie de la naissance. En effet, la terreur des douleurs de couches la range dans les tortures les plus sévères qui soient. Dès 1775, Mesmer développe le magnétisme animal. Ce n’est qu’en 1845 que l’hypnotisme est introduit en chirurgie. Son usage en obstétrique remonte à 1860, par Lafontaine à Genève. Bien que la découverte des anes-thésiques aient considérablement réduit ces craintes, l’accouchement demeure une expérience stressante, surtout la première fois du fait de la violence des douleurs, et surtout l’impression d’une mort imminente et solitaire.
67Comme le décrivent Monique Bydlowsky et Raoul Duval, il s’agit véritablement d’un syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Aujourd’hui, avec la juridicisation de la médecine, c’est surtout dans les pays développés que se développent des plaintes quérulentes ! Il convient de souligner une mention particulière pour l’accouchement clandestin, après grossesse dissimulée, sans assistance de mère, d’amies ou de professionnels. L’atmosphère est cauchemardesque : pas seulement la honte et l’humiliation ; mais surtout une terreur de la dénonciation, une crainte du meurtre d’honneur, contribuent au désespoir. Ces situations existent également en Europe et aux Etats-Unis. Bien qu’il n’y ait pas de statistiques précises à ce sujet, on peut aisément en inférer les conséquences psychopathologiques : épuisement, état de choc, délire et stupeur habituelles dans ce cas.
68Au terme de cette brève revue qui ne rend pas entièrement compte, du travail de titan de Ian Brochkington, nous devons lui être redevables d’avoir, réhabilitant l’observation, la description clinique du cas et la monographie enrichit le sujet par une colossale revue de la littérature, à l’heure où ce sont plutôt les explorations sophistiquées qui envahissent la médecine (imagerie médicale, dosage endocrinien, génétique moléculaire) sans parler des courbes épidémiolo-giques et études de cohortes. Il a consacré pas moins de 4000 heures de travail pour localiser, lire, collecter, archiver la littérature spécialisée ! Ce monument, au-delà de son intérêt historique, est utile surtout pour ceux qui travaillent dans l’humanitaire, dans des conditions difficiles tant sur le plan de l’hygiène que des moyens.
Abram Coen
Psychiatre honoraire des Hôpitaux
Psychanalyste
Colloque
Enfants d’ailleurs, vivre les différences. 70 ème colloque de la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent. 1er et 2 juin 2007, Paris
69Le soixante-dixième colloque de la Société de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent qui a eu lieu début juin était intitulé Enfants d’ailleurs, vivre les différences. Ambiguïté du titre d’ailleurs car il ne s’agissait pas de ne parler que des migrants mais de l’étrangeté, d’être différent, y compris même d’une génération à l’autre. D’ailleurs, venaient aussi des intervenants de Suède, USA, Turquie, Israël… et j’en oublie. Mme Versini, “défenseure” des enfants, ouvrit le colloque en rappelant ses diverses missions (droits de l’enfant, réception des réclamations, interventions, respect du statut de l’handicapé). Jacques Constant, organisateur, nous rappelle le concept de santé mentale et joue sur les mots avec son humour habituel. “Qu’est ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir un enfant pareil”. Or, justement, il n’est pas pareil, mais alors qu’est-ce qu’un enfant et plus encore un enfant normal ? – quelle est en effet la définition de l’enfance, la représentation collective de l’idée de ce qu’est un enfant. La société a changé de par l’allongement de la durée de vie, la liberté sexuelle, le nouveau statut des femmes : il y a aussi une inversion du lien de parentalité : l’arrivée de l’enfant institue la famille et non l’inverse. Nous pourrons nous interroger sur les conditions faites aux enfants dans notre monde occidental : les modes de garde, la précocité des choix sont bien une maltrai-tance quotidienne ordinaire ! Nous y adaptons-nous ? Et nos enfants s’y adaptent ils ?
70Marie-Rose Moro reprend la dialectique entre “l’infantile” qui n’a rien à voir avec le “puéril”, nuance proposée par Devereux. Le travail sur les différences ne va pas de soi, il peut même être violent. Citons les enfants issus de la migration ou les enfants de la guerre, obligés d’intégrer un monde différent de celui de leurs parents. Marie-Rose Moro reprend les étapes du bébé, à l’enfant d’âge scolaire et enfin l’adolescent. Elle nous parle du désir d’enfants mais ne peut-on aussi évoquer le désir de l’enfant d’avoir justement cette mère là ! Plus tard, lors de l’entrée dans les apprentissages, l’enfant migrant entre réellement dans un monde différent de celui de sa famille. Parfois, et plus que dans la moyenne, existe un “mutisme extra-familial” : l’enfant suspend sa parole pour mieux se construire.
71Cécile Rousseau, venue de Montréal, prescrit pour ces familles un double apprentissage : à la mère le français, aux enfants leur langue maternelle. Ce métissage permet une réorganisation du lien et une élaboration de la différence. Enfin, à l’adolescence, se posera de façon cruciale la question de la filiation et des appartenances, d’où un lent travail d’élaboration du métissage car la différence ici n’est pas que représentation mais réalité. Colette Chiland nous entraîne ensuite, plus en tant qu’historienne que psychanalyste d’enfants vers les relations entre racisme et éducation : les races n’existent pas en fait, ce sont des groupes socioculturels.
72Axel Kahn nous apporte son point de vue de scientifique : en fait, son discours sera plutôt philosophique et humaniste : “un être ne peut être seul”. Pour devenir un sujet, le contact au sein d’une société humaine dans un échange avec un autre est une nécessité absolue. “Je suis ce que je suis grâce à un autre, pour qui j’ai joué le même rôle”. Le mépris, ajoute-t-il, est la première source humaine de violence. Appliquer ceci à la relation parents-enfants est difficile, d’autant qu’on a peine à s’avouer le négatif possible. L’enfant est pourtant une des seules alternatives pour le parent d’exorciser la mort car le soma est mortel, la lignée germinale immortelle. L’échange humanisant est une évidence, si l’enfant ne se reconnaît pas dans le regard de ses parents, une violence inouïe le submerge. Mais, qu’en est-il pour l’autisme où c’est l’enfant qui ne réfléchit plus le regard parental ? A. Kahn rappelle que cette maladie est multi-factorielle, héritable, mais très peu héréditaire comme le démontrent les études de jumeaux. Quelle peut être la dérive face à cet enfant différent ? Objectivation et rejet. Hypertrophie de la projection des parents dans le reflet altéré de cet amour, pour un enfant qui a cessé d’avoir ce pouvoir réfléchissant envers eux. Mais il n’existe pas d’humanité univoque et malgré les chemins tortueux et violents, le sujet, même autiste, peut advenir.
73Un atelier très riche suivra, à propos des mères traumatisées en exil, une relecture du conte du petit chaperon rouge, comme étape initiatique, rite de passage entre enfance, et état adulte, monde parental, monde d’arrivée. Enfin, le parcours de mères migrantes ayant un enfant autiste : l’étranger l’est alors à un double niveau : migration et pathologie : à nous de respecter une autre représentation possible : le recours au traditionnel n’empêche pas le travail en pédopsychiatrie. Les consultations d’ethnopsychiatrie permettent alors des ponts d’alliance.
74Maurice Godelier, dans son bel exposé “l’altérité des autres n’est jamais absolue”, nous entraîne dans un beau voyage d’anthropologue. L’altérité se doit d’être relative. On doit différencier le moi intime, social et cognitif. Il nous parlera surtout du moi social, rappelant les différents systèmes de parenté, où doit être défini ce qu’est la descendance, qui est autre que la filiation, même si parfois confondues. La terminologie même de la parenté varie, de même que le problème des alliances (mariage entre soi, d’autres que soi ou leur combinaison). Les relations entre parenté et famille ne sont nulle part les fondements de société : ce qui fonde cette dernière sont les relations politiques et religieuses englobant la parenté.
75Cécile Rousseau nous relate les “conséquences du contexte international sur la santé mentale des enfants”. Il ne s’agit en aucun cas d’un exposé théorique, mais d’une recherche sur le terrain engagée au sein d’une société multi-ethnique de Montréal. La proximité géographique de la guerre est aggravante mais il a existé aussi une psychopathologie renforcée du fait de la médiatisation : regarder en boucle la chute des tours du 11 septembre : était-ce la même scène, sa répétition en elle-même traumatique ? On se heurte souvent à l’hé-térogénéïté du sens à donner à l’intérieur d’une société multi-ethnique. Les résultats de l’enquête à propos de la vision du terrorisme au Pakistan, et chez les émigrés pakistanais de Montréal sont inattendus : aucun des sujets restés au Pakistan ne mettait en cause Al Qaeda, mais se représentait une conspiration des américains eux-mêmes. En revanche, les émigrés du même pays, moins éduqués que ceux restés au pays, réprimaient leur colère qui aurait fait dire qu’ils auraient pu être violents : la colère du migrant ne peut s’exprimer. Une étude dans les écoles souligne la place des enfants pris entre les représentations familiales et le désir d’insertion, obligés donc à une double empathie pour survivre. En tout cas, l’enquête démontrait la capacité de position ambivalente des enfants, donc leur force à ne pas nier leur culture ni celle du pays hôte, mais aussi leur quête de sens.
76La table ronde du lendemain à propos des troubles des conduites représenta une mise au point sans réfuter les recherches mais en critiquant avec fermeté le tout “génétique” et ses conséquences thérapeutiques. David Cohen nous décrit un modèle épigénétique probabiliste des troubles des conduites et des troubles externalisés de l’enfant et de l’adolescent, en soulignant ainsi leurs dimensions cliniques et psychologiques pertinentes. Il nous donne l’exemple de l’alcool, venu de l’extérieur mais dont le métabolisme peut varier selon des critères internes de la même façon pour l’alcoolisme foetal. La maltraitance est un autre facteur, graduant le risque génétique.
77Daniel Marcelli reprend le flambeau de la lutte contre une représentation unidimen-sionnelle des troubles des conduites. L’épidémie des troubles des conduites n’est-elle pas liée qu’au fait qu’on les compte ? Pourquoi y en aurait-il le double aux USA quand on compare les chiffres avec ceux de notre vieille Europe ? Autrefois, les thérapeutes pensaient que les troubles des conduites dépendaient de l’éducation. Daniel Marcelli en revient à une génétique de l’assertivité : désormais, il est recommandé de demander son avis, ses choix aux enfants. Or, le “non” des parents a une fonction structurante oubliée ; et ce non n’a pas toujours besoin d’être expliqué. Or, c’est justement le “non” de l’opposition de l’enfant qui est prôné dans notre société. Les troubles seraient-ils alors la conséquence d’une expressivité débordante ? Daniel Marcelli termine son exposé polémique sur la vision des traitements psychotropes dans les troubles des conduites plus mercantiles que thérapeutiques mais les modèles décrits par D. Cohen et D. Marcelli ne sont pas incompatibles mais complémentaires, sans oublier en fait que cette entité nosogra-phique est en fait le plus souvent à la frontière de la normalité. On ne pourrait passer sous silence, comme Françoise Moggio, que 7 millions d’enfants aux USA sont sous psychotropes ! D’où l’intérêt de poursuivre ici nos recherches cliniques et thérapeutiques sur un autre mode.
Jean-Yves Hayez conclut cette table ronde en replaçant ces troubles dans le cadre de la famille et de ses systèmes de vie. Encourager les parents à la cohérence, la fermeté, la persévérance, renforce le lien de qualité avec les enfants, sans oublier de réinstaurer la justice, la place de chacun au sein de cette même famille, elle-même cellule souvent trop isolée dans notre société occidentale.
78L’exposé de clôture d’Albert Memmi, sans doute plus de 85 ans, fut léger et profond et plein d’un humour grave. Le brillant philosophe dont la langue maternelle est l’arabe, enseigna d’abord au lycée Carnot de Tunis. Il rappelle ses travaux sur les relations, sur le colonisé et le colon, puis du décolonisé et l’ex-colonisateur. L’altérité, pour A. Memmi, est source de bonheur constant, y compris avec l’autre sexe. Il prône le duo et suggère de ne pas trop médicaliser la dépendance. Il en vient à la relation parents enfants sans en oublier la part de négatif : l’inquiétante étrangeté qui peut aussi être exquise. Existent dépendance et dominance. Dans dépendance, il y a le besoin mais aussi le désir d’autrui. Plutôt que racisme, A. Memmi aurait aimé faire accepter le terme d’hétérophobie : refus agressif d’autrui. Mais, il ne faudrait, pas non plus dénier que nous ne sommes pas pareils, la différence des sexes peut donner un sentiment d’étran-geté, mais elle est aussi la vie, de même la langue. A. Memmi nous raconte la richesse du bilinguisme mais aussi ses écueils : tout n’est pas transférable d’une langue dans une autre, de même, l’art, la religion. Pourquoi aimerions-nous plus la musique que les mathématiques, car l’harmonie existe pour les deux. En fait, l’essentiel serait de se poser la question. A. Memmi nous ramène sur terre en nommant deux phénomènes historiques “énormes” :
- la libération des femmes,
- le statut des groupes où l’on a à concilier désormais le singulier et l’universel, donc la mondialisation.
Blanche Massari
Pédopsychiatre