1La subjectivation a l’intérêt et l’avantage de se présenter comme un processus et non pas comme une structure finie, tels l’identité, le sujet ou le Moi. Elle s’érige contre toute chosification d’une entité psychique qui serait fermée sur elle-même. La subjectivité n’est pas formée d’emblée, elle ne peut pas s’auto-originer, ses origines lui sont extérieures. Le processus de subjectivation retrace le surgissement du sujet et de la subjectivité personnelle à partir du non-encore-sujet. Il s’agit d’un processus asymptotique, qui permet de ne pas se référer à un sujet idéal, achevé, aux limites définies une fois pour toutes.
2L’espace psychique ne se compose pas d’une entité seule, unique et homogène. Il est peuplé des bribes, fragments, segments, fractions. Au fond, paradoxalement, l’individu est multiple. Le processus de subjectivation tente de rendre collectif et groupal cet espace psychique constitué par des particules hétérogènes. En opposition avec la subjectivation, les processus comme le déni, la projection, le refoulement, le clivage ou la forclusion, entretiennent la désunion et l’isolement des fragments élémentaires du psychisme.
3En raison de l’hétérogénéité, incertitudes et multiplicités constitutives de l’être psychique, la subjectivation se présente nécessairement comme un processus hasardeux, à l’issue imprévisible, ligne de crête jamais complètement stabilisée ni acquise, sans cesse remise en question, et en danger permanent de désubjectivation ou d’impossibilité. L’abondance actuelle de références à la subjectivation s’explique par les nombreuses issues pathologiques qui guettent chacune des composantes de ce processus.
4Il me paraît intéressant de rapprocher le processus de subjectivation à ce que Winnicott (1960) appelle le vrai self et, tout particulièrement, au processus de personnalisation qui le rend possible. Le self ne se présente pas comme une instance topique aux frontières bien définies. Plutôt qu’à un lieu ou à une structure, il serait à assimiler à une manière d’être, ou plus simplement à l’être. Le self est ce que l’individu est psychiquement, un être humain, vivant avec sa subjectivité propre et singulière. La référence au self suppose un état, un étant, un mouvement, un processus, un devenir, un advenir, mais pas forcément une structure immuable et répétitive. Pour Winnicott (1960), le vrai self, qui apporte le sentiment d’être et d’exister, représente la partie la plus vivante, personnelle, authentique et particulière d’un être humain. Le self serait proche d’un sentiment, d’une intensité, d’une sensation, d’une intériorité, constitutifs de cette partie tout à fait spécifique, individuelle, réelle de chaque être humain, et qui confère une sorte d’identité psychique unique ne pouvant être cédée à personne.
5Dans Adolescence et folie, Cahn (1991) propose une définition exhaustive du processus de subjectivation. Il la présente comme la : “…Préservation, existence, activité qui permettent à l’individu de se sentir réel, de faire des expériences qui lui sont propres, en prise immédiate avec ses sentiments, ses désirs, ses haines, ses conflits, ainsi étayés à travers un corps en contact direct et actif avec la réalité extérieure, reconnue comme telle et intégrée dans le vécu ici et maintenant, lui-même inscrit dans une continuité s’articulant avec le passé et se projetant dans l’avenir” (p.130). Or, le sentiment d’être réel et de faire des expériences en prise avec ses propres sentiments, en lien avec le corps propre et la réalité extérieure, ainsi qu’avec le passé, le présent et le projet d’avenir, caractéristiques de la sensation de continuité propre à la subjectivation rappellent également le vrai self.
6Le vrai self n’est pas inné, défini et terminé, seule la possibilité qu’il advienne l’est, d’où la correspondance avec la subjectivation. A l’origine, le self est une trace embryonnaire en attente du moment favorable pour s’épanouir. Sur ce point, j’exprimerais quelques réserves à propos de la présentation du faux self par Winnicott. Il me semble que derrière le faux self, il n’y a pas dissimulé un self plus vrai, prêt à sortir, mais, surtout la menace de cesser d’exister. Sous les traits du faux self se trouve plutôt un self insuffisamment développé qui serait incapable d’exister par lui-même. L’expérience avec les tout jeunes enfants nous montre que la vulnérabilité propre au self naissant constitue sa difficulté majeure pour être vrai. Si le vrai self est caché, il est caché en tant que potentialité non encore accomplie.
7Le self se fonde sur un moi corporel, capable d’héberger et de rendre possibles les expériences pulsionnelles. Il les ressent comme faisant partie de lui et non pas de son environnement. Pour Winnicott, la personnalisation implique l’établissement des liens entre le soma et le corps. “J’ai adopté le terme de “personnalisation”, écrit-il, comme une sorte de forme positive de “dépersonnalisation”(…) Des significations variées ont été attribuées au mot dépersonnalisation, mais dans l’ensemble elles impliquent que l’enfant ou le patient perd le contact de son corps ou des fonctions corporelles” (Winnicott, 1971a, p. 37). Par la personnalisation, la psyché cherche, au contraire, à habiter le corps et ses fonctions.
8Il n’est pas étonnant que ces dernières années, le processus de subjectivation intéresse des psychanalystes spécialisés dans la clinique d’adolescents. Gutton (1996) définit le processus adolescent comme le travail exigé à la psyché pour intégrer dans un corps d’adulte les nouveautés pubertaires. Rémy, jeune homme de 13 ans en thérapie, parle de ses récentes vacances. Il a fait du rafting, qu’il décrit comme la périlleuse descente d’un torrent, à la fois au dehors et au plus près du dedans de son corps. A ce moment de la thérapie, accepter cette expérience bouleversante revenait à accepter sa pulsionnalité pubertaire naissante, elle aussi périlleuse et incertaine. Son self adolescent pouvait se fonder sur cette expérience corporelle. Forme de subjectivation où la découverte de nouvelles sensations lui apportait des assises à ses fantasmes infantiles.
9Winnicott (1971b) dégage l’importance de l’expérience personnelle d’exister à partir de la rencontre entre l’objet subjectivement ressenti et sa perception objective, où prévaut l’illusion temporaire d’une indifférenciation entre le dehors et le dedans et entre le rêve et la réalité. Coïncidence heureuse qui apporte le sentiment subjectif d’exister et en même temps crée une zone de non différenciation dans le sujet. Le jeune enfant éprouve un sentiment de prolongement de sa personne dans le corps de l’autre, qui lui apporte une sensation de lien avec sa propre existence. Le processus de subjectivation comporte aussi ce travail de conquête et d’appropriation de ces expériences extérieures et à la limite du soi. Il cherche ainsi à assimiler ce qui resterait en dehors d’une expérience personnelle. Dans l’expérience adolescente, le corps prend le relais du lien entre le self et son environnement. En effet, comme pour les objets du monde extérieur, il convient qu’il puisse éprouver ses sensations corporelles comme étant à la fois créées et trouvées.
Toutefois, la subjectivation ne s’effectue pas seulement par acquis, conquêtes et assimilations, mais aussi, par des détachements et des différenciations. Les difficultés de personnalisation apparaissent lorsque l’être psychique se trouve menacé et, simultanément à ces processus de détachements, nécessaires à la subjectivation, sont exclues des parties de l’expérience personnelle. Se forment ainsi des personnalité “comme si” ou en faux self ou d’autres dominées par l’inanité, la vacuité et la superficialité, privées de contact avec le monde extérieur et avec des parties personnelles du monde interne. Des modalités propres à la difficulté de la subjectivation se rencontrent aussi dans les troubles narcissiques-identitaires, où la personne se retrouve exilée d’elle-même, effacée et en perte du sens de soi.