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L’AFRÉE : Association de Formation et de Recherche sur l’Enfant et son Environnement BP 64164 - 34092 Montpellier Cedex 5- France Tél.- Fax : 04 67 33 99 12
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1Sylvain Missonnier : Commençons par l’actualité avec le PLAN PERINATALITE 2005-2007 et la Circulaire du 4 Juillet 2005 publiée dans la foulée. Vous avez été une actrice tout à fait essentielle dans ce chantier. Pouvez-vous nous en rappeler les principaux enjeux et les poutres maîtresses ?
2Françoise Molenat : Le plan Périnatalité marque un tournant majeur au sein de la médecine périnatale, mais également au sein de la psychiatrie, sans que les praticiens du “psychisme” dans leur grande majorité n’en aient encore pris la mesure. Il vise à ré-introduire la subjectivité dans les pratiques de la naissance par une volonté politique assortie de moyens. Les termes de l’intitulé sont forts : humanité, proximité, qualité, sécurité-incluant la “sécurité émotionnelle”. Si les idées essentielles de mon rapport à la Direction des hôpitaux y ont été intégrées, il ne faut pas oublier que le Plan est né de la mission menée par un gynécologue-obstétricien, un pédiatre néonatalogiste, un épidémiologiste, qui ont repris à leur compte une vingtaine d’années d’efforts conjugués pour ré-introduire la dimension affective dans l’organisation des soins. Ce fut un moment fort d’entendre le ministre annoncer la mesure “phare” que constitue la mise en place de l’entretien du 1er trimestre de grossesse, assortie d’un budget significatif pour la création de postes de sages-femmes. Mesure simple à première vue, mais novatrice, au point que nombre de personnes dans diverses disciplines ou administrations, ne pouvaient l’imaginer que mené par un psychologue ou une assistante sociale. “Comment des sages-femmes pourraient-elles écouter les femmes enceintes ? Elles ne sont pas formées, pas capables…,” entendions-nous. Par ailleurs, des médecins de plus en plus nombreux, à qui est confiée désormais la responsabilité de la “sécurité émotionnelle” des femmes enceintes, comprennent que les progrès en médecine périnatale viendront dans ce champ-là et s’y impliquent eux-mêmes, malgré des conditions d’exercice peu favorables. Pour les équipes hospitalières, le diagnostic anténatal a amorcé le virage culturel : affronter les limites, rester ferme sans abandonner le couple, organiser la réflexion et la prise de décision collégiale avec une rigueur quasi chirurgicale, apprendre les règles de mobilisation du traumatisme, “utiliser” la présence du psychologue/psychiatre de manière pertinente pour eux-mêmes et pour leur patiente…
3Pour la psychiatrie également, le Plan Périnatalité marque un tournant, avec toute la prudence qu’exige une attitude de prévention dans ce domaine. Il ouvre la possibilité, par un dialogue précoce, de dégager la place de l’enfant, avant qu’il ne soit l’objet de projections parentales non ajustées à ses besoins propres mais alimentées par les collusions transgénérationnelles, quand les processus de dépendance et d’autonomie, de fiabilité ou d’abandon, de sécurité ou d’insécurité sont remis en chantier chez la femme enceinte, le futur père, de manière le plus souvent inconsciente. L’importance du soin corporel, les rencontres humaines neuves, dans le temps présent, grâce au suivi médical, créent une opportunité qui marque un changement anthropologique. L’occasion d’un nouage entre le corporel et l’émotionnel, quand la différenciation des places professionnelles suffisamment articulées -ce qu’on appelle l’esprit de réseau- offre une nouvelle configuration de liens, en écho à d’autres configurations où le sujet a pu être le siège d’enkystements non accessibles à la remémoration, me paraît une opportunité unique dans la trajectoire d’un être humain. Certes la fonction de holding n’est pas neuve. Par contre l’expérience subjective, pour la jeune mère, d’éprouver sa valeur au sein d’un faisceau d’échanges humains marqués par la sollicitude et la cohérence, organise une autre scène où peuvent se mobiliser et devenir lisibles les contextes relationnels précocissimes qui ont marqué son propre développement. Si l’on se réfère à la théorie de l’attachement, c’est l’occasion d’une transformation des “modèles internes opérants” grâce à un faisceau de rencontres significatives qui permettent, en cours de grossesse, des expériences relationnelles neuves, à la charnière du corporel et de l’émotionnel, sorte de “tourmente économique” susceptible d’enclencher un processus de changement.
4Mais comment offrir aux futurs parents cet “environnement humain marqué de respect mutuel dans une complémentarité signifiante des places professionnelles” ? A côté de l’entretien du premier trimestre, la circulaire développe deux autres mesures qui nous intéressent. D’une part, la promotion des formations “en réseau”, réunissant l’ensemble des acteurs autour de la clinique, sans quoi il est vain d’espérer une harmonisation des contextes professionnels autour de la naissance. L’exercice consiste à analyser l’articulation des places professionnelles, l’engagement humain de chacun, les effets sur la construction des liens familiaux, à la lumière des enjeux transgénérationnels qui n’auront pas forcément à être décryptés, mais dont on sait combien ils se rejouent dans le présent à l’insu des acteurs de la naissance, et que le sujet lui-même pourra dans l’après-coup re-visiter. Dans cet effort de décryptage, les modalités de transmission interprofessionnelle apparaissent comme le véritable “tissu conjonctif ” du réseau humain. La manière dont un soignant propose la rencontre avec un psychologue ou psychiatre (à quel moment, sur quels arguments, dans quel type de lien ?…) fait l’objet d’une recherche passionnante. Ces formations “en réseau” constituent un véritable laboratoire d’études du lien humain et en particulier des processus de triangulation et leurs effets sur le psychisme des parents, puis sur le développement de l’enfant.
5Deuxième mesure : rendre obligatoire, et lisible par l’ensemble des partenaires, la collaboration entre le champ médical et le champ “psy”, si possible dans un minimum de consensus entre psychologues, pédopsychiatres, psychiatres d’adultes… nous en sommes loin. La mission DHOS (Direction de l’Hospitalisation et de l’Organisation des Soins) nous avait permis de recueillir de la part de gynécologues-obstriciens, de pédiatres, de véritables traumatismes, échecs de collaboration dont ils ressentaient une sorte de culpabilité, n’ayant pas les moyens conceptuels ou ne s’autorisant pas à démêler ce qui venait de l’autre – le psy. Comment faire l’effort, dans notre discipline, de nous représenter la lisibilité de nos modes d’exercice pour les familles, pour les équipes ? Dans le rapport aux soignants, comment se rapprocher sans se confondre, et ouvrir un espace consensuel pour penser l’humain ? Comment ne pas laisser à nu l’engagement de professionnels confrontés à des charges émotionnelles très fortes ? N’oublions pas que les mères et les pères les plus en souffrance n’iraient pas consulter un psychothérapeute, et que la prévention passe forcément par la chaleur de l’accueil et les capacités relationnelles des professionnels de la naissance, à condition de ne pas les laisser seuls.
6L’intérêt actuel pour les neurosciences et particulièrement la mémoire y donne encore plus de valeur : depuis le début de mon implication en périnatalité, presque trente ans, le constat quotidien d’une mobilisation psychique surprenante, dans des conditions précises de proximité soignante et d’articulation interprofessionnelle, n’en finit pas de m’émerveiller. Mais les conditions de cette mobilisation psychique, puis de sa lecture, nous obligent à rationaliser nos conditions d’exercice – au fond, à dégager progressivement un cadre que la culture psychanalytique classique ne suffit pas à définir. Nombre d’expériences douloureuses de collaboration sont venues de ce malentendu sur le cadre, quand le psychothérapeute arrive bardé de ses propres références sans tenir compte de cette nouvelle réalité : le triangle sujet/soignant/psy, le corps, le temps présent.
7Sylvain Missonnier : Il y a une phrase que j’aimerais citer dans la Circulaire qui me semble être aussi percutante que vertigineuse : “bien souvent les désordres familiaux n’ont eu d’égal que le désordre des actions menées dans le champ médical, social, psychiatrique”. Vous mettez là sur un pied d’égalité et dans une sorte de stéréophonie, ce qui peut se passer tant du côté des professionnels que du côté des familles. C’est comme si ce beau monde marchait de concert.
8Françoise Molenat : Chaque professionnel avait la sensation d’être logique et cohérent, mais par rapport à ses impératifs institutionnels, ou à son idée personnelle de sa mission, sans représentation aucune de la place de l’autre. Dans ce domaine, notre monde “psy” n’a rien à envier quant à la méconnaissance la place des autres. Il n’est pas facile d’entrer dans le champ de l’autre sans armes.
9Le vertige nous saisit en effet dès que nous tentons de nous mettre à la place des parents. Qu’ont-ils rencontré autour d’eux -je pense aux plus vulnérables, objets de multiples interventions ? La grossesse et la naissance ont pu être l’occasion de confirmer leur peu de valeur, leur sentiment d’incompétence, d’impuissance et le stress qui en découle, avec son cortège de dépression ou de troubles du comportement. Les parents se sont retrouvés au cœur d’incohérences, de substitutions de place ou de rivalités, d’annulations réciproques à la faveur des silences ou conflits interprofessionnels. Ils n’en ont pas toujours conscience, dans une confusion de leur propre malaise avec les défaillances de l’environnement – répétition parfois de ce qui s’est vécu dans le passé au sein de leur propre famille. Pour paraphraser Winnicott, ils ont alors besoin d’être accompagnés dans une reprise de ces antécédents, suffisamment longtemps pour admettre ces défaillances et réaliser qu’ils n’en sont pas la cause. Mais cette reprise ne passe pas seulement par la parole, elle exige de nouvelles expériences relationnelles fiables, répétées jusqu’au réaménagement du traumatisme.
10Le plus difficile dans cette histoire vient de la méconnaissance par les acteurs eux-mêmes des effets de leurs pratiques. Chacun a fait comme il a pu, souvent très bien, dans une impossibilité de se représenter l’ensemble, tant dans la synchronie que dans la diachronie.
11A l’inverse -et voilà la petite révolution culturelle à opérer- la médicalisation de la naissance (à ne pas confondre avec la seule technique instrumentale) offre aux familles un environnement humain d’autant plus complexe que la situation est délicate : annonce d’une anomalie foetale, problèmes d’addiction, grossesses à haut risque… Les soignants sensibilisés aux enjeux affectifs et à l’ébranlement des identités peuvent désormais assurer une qualité de présence, ancrée sur les protocoles médicaux, et qui en soi exerce une fonction re-narcissisante. N’étant pas pris eux-mêmes dans l’histoire transgénérationnelle, ils interviennent en témoins avertis, tiers neutres mais concernés du fait de la culture acquise. Le souci de se relier aux autres acteurs dans un ajustement précis à la situation médicale mais aussi émotionnelle, offre soudain à ces parents blessés une enveloppe humaine qui a deux fonctions essentielles : recueillir et contenir les éclats du désordre intérieur chez la femme, le couple d’une part, offrir un cadre de lecture structuré qui à son tour sert de révélateur pour le parent à ce qui ne s’est pas vécu à l’identique dans le passé. Nous saisissons, dans cette clinique périnatale, des moments de révélation - je dirais même d’éclosion psychique dans un processus de déliaison favorisé par la sensation d’exister autrement dans une certaine qualité de rencontres inter-humaines. “Vous travaillez ensemble… vous prenez du temps pour parler de nous… la sage-femme qui nous a accueillis était bien au courant de ce que nous vivions…”. Ce qui est touché là plonge loin dans les fondations de l’être. C’est la manière dont ils ont été eux-mêmes portés dans des contextes émotionnels restés souvent dans le non-dit, qui se trouve remise en branle au travers de sensations et d’émotions neuves. La différenciation des places professionnelles leur permet de retrouver une lisibilité dans leur propre histoire qui leur échappait. Par exemple, la sensation d’être protégée par l’équipe soignante dans un moment d’angoisse majeure peut réveiller les expériences de “non-protection”. Des femmes décrivent après-coup la sensation quasi-physique de deux parts en elle qui se rejoignent soudain, à la faveur d’une liaison entre deux professionnels dans un moment significatif.
12Ainsi, le cadre médical nous a offert un cadre de lecture unique des processus de communication enfant/parents/environnement.
13Sylvain Missonnier : Est-ce que vous pourriez clarifier l’aspect de la collaboration indirecte pour que les cliniciens qui n’ont pas les coutumes qui sont les nôtres entendent bien cette idée que vous considérez comme essentielle : la priorité, c’est de restaurer les professionnels-non psy comme eux aussi concernés par les aspects relationnels, affectifs. Systématiquement, les sous-traiter aux psy est une amputation véritable de l’identité du soignant, et une source de désordre qui va avoir des conséquences sur la famille et chacun de ses membres.
14Françoise Molenat : C’est une question centrale et délicate. Récemment encore, lors d’une formation interdisciplinaire, un psychologue a mal supporté d’entendre l’engagement musclé d’un obstétricien qui, derrière un décalage émotionnel lors d’une échographie, pressentait le poids d’un passé traumatique, ce qui l’a amené à “percer l’abcès” puis à nous adresser le couple - couple qui n’aurait jamais envisagé de parler à un psychothérapeute lors de cette grossesse à très haut risque. Tous les ingrédients étaient là pour fabriquer un trouble de la communication avec l’enfant à naître. Sans l’intuition de ce médecin expérimenté, personne n’aurait deviné, derrière une façade lisse une histoire transgénérationnelle particulièrement traumatogène.
15Si ce médecin peut s’avancer dans ce registre, sans risquer l’intrusion, ou la confusion de rôles, c’est au travers de l’expérience acquise qu’il n’est pas seul. Le travail indirect, c’est une qualité de présence suffisamment régulière et fiable, une disponibilité, pour qu’un soignant s’autorise à soulever le couvercle, défricher le contexte émotionnel actuel et explorer l’intérêt d’une éventuelle orientation, en restant présent le temps suffisant pour que le sujet ne se sente pas lâché. Dans cette longue phrase, chaque mot est essentiel. Dans nombre de cas, la fonction contenante d’une présence psychologique suffit à assurer la qualité de présence des soignants et leur sécurité. Lorsque l’indication d’une consultation psychologique vient à se poser dans un deuxième temps, nous gagnons en pertinence, en efficacité, en légèreté d’intervention. Et là, nous nous retrouvons beaucoup plus à l’aise dans notre identité de thérapeute, loin d’un vague “soutien psychologique”.
16L’idée que les formes actuelles de souffrance psychique renvoient à la précocité des processus d’attachement et doivent être abordées au travers d’expériences de liens neufs, la mise en mots devenant possible et non dangereuse dans un deuxième temps – cette idée se répand vite actuellement dans le monde médical et plus lentement dans le monde “psy”.
17Sylvain Missonnier : Voilà un pont rêvé avec l’entretien précoce de la grossesse que vous avez tant défendu. Pouvez-vous nous raconter comment cette conviction vous est venue et comment vous la défendez aujourd’hui ?
18Françoise Molenat : Quand l’idée a été lancée en 1997 je crois, dans un groupe de travail au Ministère, lancée d’ailleurs par un obstétricien de renom, également porte-parole des sages-femmes, j’ai trouvé l’idée géniale. Depuis elle m’a plus lâchée. Pourquoi ? Certes la clinique périnatale que nous venons de décrire est fascinante par son efficacité, porteuse de grands espoirs, mais les conditions qui la permettent exigent une très grande rigueur et nous n’avons pas toutes les clés de cette rigueur, dont les ingrédients renvoient à des registres multiples que nous ne maîtrisons pas entièrement : contexte de collaboration, formation du psy, formation et maturité des équipes, culture de réseau, équipement pour la continuité des soins, bref des moyens qualitatifs et quantitatifs (je mets le qualitatif en premier). L’idée qu’un professionnel de la grossesse ouvre le dialogue dans le positif d’une naissance à venir, et non à partir de facteurs de risque sociaux ou psychologiques, quelle opportunité pour la future mère ! Toute la prévention de la dépression est là, mais aussi de certaines complications obstétrico-pédiatriques correlées aux facteurs de stress, le déroulement de l’accouchement… bref c’est tout le processus du “devenir mère et père” qui peut s’en trouver redressé. L’on sait qu’une fois le bébé présent, les malaises maternels se chargent vite de culpabilité et le repli sur soi menace, faisant le lit de ce qui déboulera dans nos consultations pédopsychiatriques, tard, très tard, nous confrontant à notre tour à une relative impuissance mais surtout à l’impasse du sur-booking, maladie chronique de la pédopsychiatrie.
19Depuis le lancement de l’idée, presque dix années ont passé, les résistances des uns et des autres ont freiné la mise en place, qui s’organise de manière structurée depuis le dernier Plan. Les idées ont circulé. Les médecins sont intéressés et mal à l’aise. Récemment un ami obstétricien me confiait : “c’est le constat de notre échec… Quand je vois ma salle d’attente pleine, et qu’il me sera impossible de parler longuement avec l’une ou l’autre de ces patientes qui en aurait besoin, c’est une douleur terrible… Je suis convaincu que c’est essentiel et je n’y arrive pas”. Son témoignage m’a aidée à penser autrement l’entretien du 1er trimestre, pas seulement comme une aide aux futurs parents (ce qui est la moindre des choses dans un systèmes de soins), mais comme une aide pour l’ensemble des professionnels et que ce soit dit aux femmes : “nous avons besoin de vous entendre pour ajuster notre suivi au plus près de ce que vous éprouvez, tout en gardant nos repères techniques”. L’entetien devient alors le pivot essentiel de l’activation d’un réseau personnalisé autour des familles qui le nécessitent. Certes des moyens supplémentaires sont mis là -mais pour un gain considérable en efficacité.
20Un premier gain, fabuleux, vient déjà de l’opportunité offerte à la femme enceinte 1. qu’elle peut s’exprimer sans être jugée, 2. qu’elle se sent déjà en plus grande sécurité, 3. que l’on tient compte de ce qu’elle dit, 4. qu’on se transmet les éléments utiles pour une meilleure cohésion, 5. donc et enfin que le système s’adapte à ce qu’elle ressent et confie. Résultat : un éprouvé parfois tout à fait neuf de maîtrise sur son environnement, au moment où elle va mettre au monde un enfant, le rencontrer, construire de nouveaux liens familiaux, quand on sait la fréquence de l’anxiété et du sentiment d’incompétence - lit de la dépression du postpartum. Existe-t-il un meilleur modèle éducatif pour qu’à son tour elle permette à son enfant d’exprimer ses émotions, d’éprouver qu’il est entendu et que l’environnement s’adapte à ses besoins, vers une autonomie suffisante ?
21Dans les débats récents sur les objectifs et le contenu, qui ont débouché sur les recommandations de l’HAS (Haute Autorité de Santé), il est devenu évident qu’avant de “dépister les facteurs de risque”, il fallait expliquer aux futures mères le fonctionnement complexe du système de soins. C’est-à-dire travailler sur le lien entre le sujet et son environnement dans le présent, avant d’explorer son rapport avec le passé – au cas où se pressent une histoire douloureuse. En s’intéressant au présent dans sa matérialité, les portes s’ouvrent vers la dimension vécue, en écho certes avec l’histoire affective, mais sans qu’il soit utile de s’y précipiter.
22Ce premier lien de confiance marqué de sollicitude simple et de rigueur scientifique (les récents acquis des neurosciences nous y aident), permettent d’enclencher une deuxième étape : “pensez-vous utile que j’appelle votre médecin traitant, votre gynécologue ?…etc”. C’est la possibilité offerte de visualiser une “manière d’être ensemble” autour de la future mère, du couple, au moment où elle-même s’interroge : “qui je suis dans le regard de l’autre au moment où je deviens mère, comment mon enfant va me regarder ?”. Respect des places, complémentarité et acceptation des limites mutuelles : tous processus qui ont pu défaillir dans une trajectoire troublée.
23Sylvain Missonnier : On entend : “ce sont de belles intentions, mais jamais les moyens humains suffisants ne seront obtenus pour que les sages-femmes et les médecins généralistes passent le temps nécessaire pour mener un entretien de la sorte, et surtout en tirent les conséquences chemin faisant”. Quelle est votre réaction par rapport à ce scepticisme à l’égard de la faisabilité de ce projet ?
24Françoise Molenat : Pour la dimension humaine de la naissance et l’intérêt d’une meilleure prévention, un accord de fond existait tant que l’on restait dans l’aléatoire. Au moment où une volonté politique met un minimum de moyens et que des références s’élaborent (référentiel de formation, cellules de pilotage, recommandations…), ce qui surgit est le manque de moyens. Tant que les professionnels dans leur ensemble n’auront pas éprouvé ce qu’apporte l’entretien, en diminuant la pathologie organique, en améliorant la compliance des femmes au suivi, en favorisant le travail en réseau et l’ajustement des moyens, en évitant le gaspillage d’énergie -énorme actuellement- cette crainte flottera. Par contre -et je partage l’inquiétude- le chantier n’est pas balisé. La culture de réseau naît à peine, les collaborations nécessaires sont loin d’être acquises, et notre discipline est fortement interpellée. Je viens d’apprendre que dans un CHU, une psychologue avait été embauchée pour mener l’entretien, car les sages-femmes n’ont pas le temps. C’est un contresens. Que signifie pour une femme enceinte de voir une psychologue parce qu’elle attend un bébé ? Quel appauvrissement pour notre discipline galvaudée, pour les soignants, pour les familles…
25Nous retrouvons la question du travail indirect et les acteurs de la naissance sont inquiets : qui va nous aider à nous repérer dans les cas difficiles ? Il faut affirmer haut et fort que la sage-femme, le médecin occupent une place unique sur le plan relationnel, mais qu’ils ont besoin de “penser leur pratique” pour tenir dans les situations difficiles. L’expérience à Montpellier de Corinne Chanal, sage-femme qui accueille les femmes enceintes toxicomanes, nous a beaucoup appris dans ce domaine. Elle a transformé la situation médicale, sociale et psychologique, dégagé des règles de travail transmissibles à d’autres équipes et pour d’autres problématiques, mais elle dispose de deux heures par semaine de reprise avec un pédopsychiatre afin – comme elle dit – de continuer à penser. Le budget minime qui permet en période périnatale de véritables “greffes relationnelles” apporte un gain d’énergie et de moyens considérables pour l’avenir. L’apport du travail dit “en réseau”, qu’il faut désigner comme une culture plus qu’une organisation certes nécessaire, n’a pu encore être évalué. Sur le plan psychique, il est considérable. L’idée de “guides de bonnes pratiques” dans le domaine de l’accompagnement pointe, elle heurte violemment les tenants de notre discipline. En effet il est difficile de dessiner les points de repère d’un nouveau cadre de travail, une autre culture, qui ne deviennent des recettes. Mais n’oublions pas que la transmission de concepts psychanalytiques en l’état de notre champ vers le monde médical ou social a fait bien des dégâts. Je crois possible désormais d’élaborer une pratique interdisciplinaire qui respecte les places et les références de chaque champ, et même de chaque courant de pensée à l’intérieur de notre propre champ.
26Ceci dit, l’entretien précoce marque un déplacement à opérer, qui pèse sur le monde obstétrical déjà mis à mal pour de multiples raisons. Les économies se traduiront en partie dans un autre champ -social, psychiatrique-mais les professionnels de la naissance deviennent responsables de la “sécurité émotionnelle” : voilà encore un virage culturel qui nécessite un large débat interdisciplinaire.
27Sylvain Missonnier : Pouvez-vous repréciser les idées que vous défendez depuis longtemps sur la sécurité des soignants ? En quoi est-ce que pour être un professionnel “bon paratonnerre”, il faut être soi-même en sécurité et quelles conséquences cela a sur notre travail de psy ?
28Françoise Molenat : La sécurité du soignant, c’est une alchimie de facteurs multiples. La personnalité de chacun, importante, n’est pas l’élément central, et la réponse n’est pas la psychanalyse pour tous les soignants comme on a pu l’entendre autrefois. A ce propos, il existe au sein de notre petit monde psy un malentendu. J’entends encore de la part d’amis psychanalytes, et j’en fus martelée : “tu veux transformer les sages-femmes, les médecins, en psychothérapeutes”. Mais c’est le contraire ! Si nous n’avons pas le souci de les aider à construire leur sécurité intérieure pour qu’ils puissent veiller à celle des parents, et du nourrisson, ils n’auront d’autre moyen de s’impliquer qu’en nous singeant. On l’a constaté maintes fois. Que l’accompagnement humain s’inscrive dans une politique -une pensée collective- est essentiel : le dernier Plan périnatalité nous en offre enfin l’occasion. La reconnaissance de compétences remarquables restées marginalisées devient possible. Un ressort important se trouve aussi dans l’opportunité pour les soignants de transmettre leur expérience : arrêtons ces colloques psy/psy quand il s’agit de naissance, de bébé, et écoutons ceux qui inventent au lit de la femme, auprès du nourrisson, qui trouvent des ressorts fabuleux d’intuition, de créativité… Un autre élément essentiel de sécurité, plus clinique, c’est le retour d’information : organiser la transmission en amont et en aval de l’évolution de la famille. Il y a fort longtemps, une sage-femme m’a dit : “si l’on ne sait pas ce qui se passe après, on s’engage moins”. Ce retour permet de plus une évaluation de l’action menée.
29Enfin, bien sûr, multiplier les occasions de formation interdisciplinaire, c’est-à-dire une meilleure connaissance des acteurs, génératrice en soi d’une sécurité, et d’un intérêt dans le travail dont on devine les effets sur l’image de soi des parents vulnérables.
30Sylvain Missonnier : Vous parlez beaucoup de la dimension collective…
31Françoise Molenat : Pour la future mère, le père : “Qui je suis au sein d’un système qui relie des êtres humains parce que je vais mettre un enfant au monde ?”. Un numéro ? Un sujet ? Les modalités de liens au sein du collectif soignant peuvent générer des effets diamétralement opposés. Le souci de chaque intervenant de reprendre la place des autres, de comprendre les hiatus, de les mobiliser, au lieu de s’ignorer mutuellement, est d’une efficacité structurante qui nous étonne chaque fois. S’il existe des failles, la parole peut remettre de la continuité, car il s’agit justement de maintenir ou de rétablir chez le sujet souffrant un sentiment continu d’exister à travers les aléas de nos interventions.
32Penser sa propre place par rapport à celle des autres, et non plus par rapport à notre institution (l’idée de notre mission etc…), procure une sécurité et un soutien mutuel chez les professionnels dont on mesure à peine les effets bénéfiques sur la famille, mais aussi sur nous-mêmes. Nous sommes là dans du qualitatif, peu onéreux, mais qui nécessite un changement d’état d’esprit.
33Sylvain Missonnier : Comment accélérer ce changement ? La circulaire préconise les outils de réflexion collective…
Françoise Molenat : Il s’agit des formations “en réseau”, c’est-à-dire l’organisation d’une analyse de situation avec l’ensemble des acteurs (c’est très difficile dans notre système de les réunir autour d’une table), devant un groupe de participants de toutes disciplines. Les pauses dans la présentation prospective permettent au groupe de réagir selon une méthode qui exige un animateur expérimenté : quelles hypothèses ? Quelle transmission ? Comment verriez-vous votre place et celles des autres ? etc… C’est une école de rigueur, issue d’une recherche prospective menée en 1994-96, qui a structuré notre approche clinique et nous a fourni une méthode pédagogique extrêmement féconde. Les professionnels s’écoutent, mesurent les écarts dans leurs représentations mutuelles, mesurent les effets des pratiques sur la dynamique familiale.
Se dégage ainsi un mode de pensée collectif qui n’écrase pas les différences mais au contraire les creuse et enrichit la pratique. D’ailleurs l’esprit de réseau exclut la complicité. Travailler en réseau, c’est creuser la différence et trouver les jonctions pertinentes : ainsi s’offre une enveloppe humaine diversifiée, souple, offrant le miroir d’une “manière d’être ensemble” qui favorise certaines liaisons dans le psychisme parental. Dans ce cadre, les modalités de transmission interprofessionnelle sont une question récurrente. Au fond il s’agit simplement d’habiter les liens entre les divers acteurs. Plus on se fait confiance, moins on a besoin de se transmettre des “informations”, mais beaucoup plus ce qui s’est partagé avec la famille, d’un intervenant à l’autre. On connaît l’effet redoutable d’une transmission de comportements ou de confidences dans le dos des sujets.
Sylvain Missonnier : Comment en êtes-vous venus, au sein de l’AFREE [*], à ce type de formation ?
Notre association, ancrée sur les deux services de pédopsychiatrie, en lien avec nos partenaires médicaux, a développé particulièrement l’action en périnatalité dès 1986 : premiers témoignages filmés de parents et de professionnels, première formation interdisciplinaire. Le Ministère nous a soutenus pour organiser une formation dite de “formateurs” à l’échelon national. Des équipes d’autres pays sont venus. Des programmes européens nous ont permis de valider l’expérience ailleurs.
La richesse des débats au sein des formations de formateurs était telle que nous avons démarré en 1990 la revue les Cahiers de l’AFREE, devenue Naissances [*], qui garde une trace de toute cette réflexion, et constitue au fil des années un trésor de témoignages, d’analyses minutieuses de cas cliniques, et de mise en forme de cette clinique “en réseau”. Mon engagement au sein de la Société Française de Médecine Périnatale, la collaboration avec le Ministère, donnent désormais une légitimité à cet effort dans les 3 domaines qui caractérisent l’AFREE [*]: clinique, formation, recherche. Nous continuons !
Pour télécharger :
• Circulaire DHOS/DGS/O2/6 C n° 2005-300 du 4 juillet 2005 relative à la promotion de la collaboration médico-psychologique en périnatalité : http:// www. sante. gouv. fr/ adm/ dagpb/ bo/ 2005/ 05-08/ a0080026. htm
• HAS. Recommandations pour la pratique clinique. Préparation à la naissance et à la parentalité. Novembre 2005 : http:// www. anaes. fr/ anaes/ anaesparametrage. nsf/ Page? ReadForm&Section= / anaes/ anaesparametrage. nsf/ accueilnouveautes? readform&Defaut= y&
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L’AFRÉE : Association de Formation et de Recherche sur l’Enfant et son Environnement BP 64164 - 34092 Montpellier Cedex 5- France Tél.- Fax : 04 67 33 99 12
http:// www. afree. asso. fr/