Couverture de LCP_098

Article de revue

Notes de lectures

Pages 10 à 16

Michel Tort, Fin du dogme paternel, Aubier, 2005, 490 pages, 24 €

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1C’est un pavé (490 pages). Mais c’est aussi un pavé dans la mare aux canards des sciences humaines françaises, l’auteur tirant à feu nourri et non sans parfois une justesse et un à propos confondants sur tous ceux (psy de tout poil, anthropologues, sociologues etc.) qui ont eu le malheur ou la bonne idée de s’exprimer sur la “question du père” depuis une quarantaine d’années. Le tout n’est au demeurant nullement indigeste et s’avère même parfois carrément désopilant, Michel Tort sachant manier l’ironie, voire le persiflage, comme nul autre. Parions qu’il ne va pas se faire que des amis parmi ceux qui vont se voir ainsi épinglés. D’après notre comptabilité, trois ou quatre auteurs tout au plus obtiennent “la moyenne” au terme de cette notation féroce, la décence nous interdisant de citer ici les appréciations sur les uns et les autres ; les professeurs au Collège de France, au cours de cette descente en flammes, côtoyant, dans la naïveté, l’ignorance ou l’erreur des psys célèbres et les plus distingués représentants de l’establishment scientifique (on se régalera ici ou là de savoureux bêtisiers...).

2Evoquons donc plutôt les auteurs morts. En commençant par le grand responsable de l’affaire ici traitée : Jacques Lacan soi-même que l’auteur a visiblement bien connu, tant l’homme que l’œuvre. Au point qu’on ne peut parfois s’empêcher d’interpréter comme une forme de dépit amoureux ou d’amour déçu les violentes diatribes de Tort à l’égard de son ex-mentor (?). Mais ce sont clairement les psychanalystes dans leur ensemble qui ont une lourde responsabilité dans le discours monolithique sur le dogme du “père séparateur”, Lacan étant seulement celui qui, après Freud, a le plus et le plus loin porté le flambeau. Il est donc intéressant que ce soit un analyste, lui même ancien adorateur de Lacan, qui fasse ce magistral examen critique des constructions analytiques sur le père. Revenons un instant sur le titre de l’ouvrage : le dogme est un point de doctrine établi comme une vérité fondamentale et qu’on n’a donc pas à discuter ni à contester (tels sont par exemple les dogmes d’une religion qu’on croit aveuglement) ; par extension, le dogme est une opinion posée comme une certitude et qui est, par définition même, anhistorique. Or -et ce n’est pas un hasard comme le montre excellemment Tort- il se trouve que là gît la caractéristique exacte du dogme paternel, nerf de la guerre de la psychanalyse, mais en même temps peut-être son talon d’Achille.

3Ce que Tort nomme le “dogme paternel” en psychanalyse consiste à voir dans la confrontation à la figure du père l’unique “solution” à la résolution du complexe d’Œdipe, comme une sorte de passage obligé, garant du fonctionnement “normal” d’un sujet. A la suite de Freud, Lacan et les écoles lacaniennes sont, de fait, à l’origine d’un courant analytique qui a repris et gauchi le schéma œdipien d’une manière qu’on pourrait résumer ainsi : il serait établi une fois pour toutes, et quel que soit le contexte, qu’après une prévalence initiale de la mère comme objet d’amour, il devrait advenir chez tout sujet humain un passage nécessaire à la prévalence du père par le biais d’une opération de séparation d’avec la mère. L’enfant ne pourrait ainsi se dégager de la toute-puissance maternelle que par la médiation du père via ce fameux “tiers séparateur”. On retrouve ici la formule presque magique de forclusion du nom du père, prêt-à-penser dont notre société a passablement usé et abusé depuis quelques décennies, que ce soit à propos des enfants de mères célibataires ou des “jeunes-de-banlieue” chez lesquels l’absence de père expliquerait tout ou presque de leur devenir.

4Pour tout un courant analytique, en outre, cette séparation par le père serait la condition sine qua non de l’identification sexuée du sujet en même temps qu’elle l’inscrirait dans l’ordre des générations. On reconnaît la vulgate “legendrienne” reprise à l’envi par nombre de juristes et de sociologues (ils s’expriment notamment dans la revue Esprit), penseurs bien-pensants dont Michel Tort se gausse avec ironie. La question de l’ordre symbolique constitue une pomme de discorde majeure entre différents courants analytiques. Tort dénonce à juste titre le travers d’une certaine psychanalyse : prêter au symbolique, abusivement amalgamé avec une mythique fonction paternelle, les caractères d’un ordre qui serait universel et qui échapperait à toute mise en perspective historique. Or -et sa démonstration est sur ce point particulièrement documentée- pas plus le symbolique que le Droit (qui en est une des expressions occidentales privilégiée) n’échappent à l’histoire. C’est une erreur -ou une énorme naïveté- que de se laisser duper par le parfum d’éternité attribué au Droit ou à un so called “ordre symbolique”. Dans sa diatribe contre la rhétorique qui mixe sans réflexion psychanalyse et droit, Tort cite avec à-propos un excellent texte du juriste Denys de Béchillon qui dénonce ce mélange comme la rencontre de la “science du droit comme prêche” et de la “psychanalyse comme morale”. Il est, de fait, patent que depuis la décennie soixante en France l’évolution de la société, au niveau législatif notamment, a conduit à réfléchir sur l’ordre symbolique du modèle patriarcal pour y déceler non un ordre des choses, immuable par nature, mais un ordre social historiquement constitué.

5La troisième partie du livre intitulée Les avatars de la solution paternelle fournit de nombreux exemples de la collusion entre le maniement de ce fameux ordre symbolique et le désir désespéré de certains “spécialistes” qui rêvent de maintenir des formes historiquement dépassées de la famille, fantasmes conduisant en particulier à vouer aux gémonies toutes les nouvelles formes de parentalité. Tort montre que si l’on semble bien assister actuellement à la fin d’un monde, celui d’un ordre patriarcal fondamentalement autoritaire et inégalitaire dans lequel la famille ordonnait la société sur un mode hiérarchique (la femme était subordonnée au mari et les enfants au père), ce n’est peut-être pas la fin du monde ! Même si certains s’en désolent, y voyant même la mort de la civilisation… N’est-il pas temps, dit-il, de cesser de broder de manière nostalgique sur le déclin du père et la faillite de la fonction paternelle ? On lira sur ce point quelques pages fort instructives de la collusion entre la psychanalyse et les media, notamment manifeste dans les propos apocalyptiques tenus par certains analystes sur l’homoparentalité. Pour l’auteur -et on ne peut que lui donner acte de ce jugement- la majorité des interventions des analystes sur ces questions n’ont rien de psychanalytique: elles ne sont que le reflet des idéologies et des fantasmes de leurs auteurs. D’autant que ce même courant analytique se garde bien d’interroger la position du sujet dans des figures contemporaines de la parentalité pour le moins artificielles, telles certains dispositifs juridiques et médicaux actuels liés aux procréations médicalement ou socialement assistées, comme le dogme de l’anonymat des donneurs de gamètes et le traitement par la loi de l’accouchement “sous x”, situations dans lesquelles le symbolique est plutôt malmené (c’est un euphémisme…). Ces méthodes semblent cependant trouver grâce aux yeux des spécialistes en question dans la seule mesure où elles contribuent à maintenir une norme -celle du couple hétérosexuel à l’ancienne- et où elles visent à imiter le naturel, même si c’est au prix d’une distorsion, voire d’un pervertissement du fonctionnement psychique des différents sujets concernés.

6Un livre ambitieux, on le voit : rien moins que de jeter les bases d’une histoire positive de la paternité. On regrette cependant que Michel Tort n’ait pas consacré un chapitre entier à expliciter sa position personnelle sur la fin du “dogme paternel”. Non qu’elle soit obscure ou mal exprimée, mais on déplore son émiettement tout au long de ces quatre cent quatre-vingt-dix pages. La question reste en suspens en particulier du devenir de la triangulation œdipienne. Comment la redéfinir précisément après une telle relativisation historique ?

7Les dernières lignes de l’ouvrage sont représentatives de la position d’ouverture de l’auteur : “La place est libre, dans la société, pour d’autres cours de la parentalité, dans lesquels une autre version de la psychanalyse a déjà pris de longue date sa place, à partir de son expérience pratique et non du recyclage du Père de la religion. “N’est-ce pas en effet la clinique, apanage des analystes, qui, mieux que nombre de considérations théoriques, est susceptible de faire évoluer la société sur ces questions ?

8Geneviève Delaisi de Parseval
Psychanalyste

Pierre Jacob, L’intentionnalité, Problèmes de philosophie de l’esprit, Editions O. Jacob, 2004, 299 pages, 25,90 €

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9Quelle est la nature de l’esprit ? Qu’est ce que penser ? Qu’est ce que la pensée ? En quoi consiste le fait d’être conscient ? La pensée a-t-elle une nature ? Qu’y a-t-il de commun entre une douleur, une expérience olfactive, un remords, une intention et la croyance que 2+2=4 ? C’est sur ces questions inaugurales que s’ouvre le livre de Pierre Jacob qui, quelques années après son Pourquoi les choses ont elles un sens ? (1997), poursuit sa passionnante exploration de l’esprit. Son espace épistémologique est bien celui de la philosophie contemporaine mais sa tonicité didactique, sa vivacité métaphorique et son souci du lecteur font vibrer son texte de résonances toutes platoniciennes : c’est à un stimulant dialogue qu’il nous convie autour de la notion clef d’intentionnalité.

10Dans toutes les cultures, chaque être humain se conçoit lui-même et conçoit les autres comme un être conscient. Selon cette psychologie naïve, consubstantielle à la cognition et condition sine qua non de la culture naissante d’Homo sapiens, l’humain considère que ses actions et celles d’autrui sont le résultat de ses buts, intentions, désirs et croyances. “Quarante ans de psychologie cognitive ont montré que, lorsqu’il vient au monde, le bébé humain n’est pas une “table rase”. S’il n’était pas prédisposé par l’évolution à s’attribuer à lui-même et aux autres des intentions, des désirs et des croyances, par quel miracle pédagogique pourrait-on lui inculquer les contenu des concepts exprimés par des mots ?”

11Naître humain, c’est donc adhérer à cette psychologie naïve. Face à l’état de fait de cette adhésivité, l’acuité de la philosophie de l’esprit propose un magistral contre-pied et une salutaire mise en cause : en souscrivant à cette psychologie naïve, “un être humain croit qu’à la différence d’un être inanimé il pense et il est conscient. Parce qu’il se croit conscient, il se croit libre. Mais en réalité, il n’est pas plus libre de se croire libre.” Car, simultanément descriptive (elle explique et prédit) et normative (elle énonce ce qui doit être, les droits, non ce qui est), cette psychologie naïve est finalement “vague et limitée”. C’est bien pourquoi, depuis les Grecs, la philosophie de l’esprit - tout en restant profondément enracinée dans cette psychologie naïve- s’est donnée pour tâche réflexive d’en éclairer le contenu en “disciplinant” ses concepts constitutifs.

12Sur ce chantier de la clarification de la psychologie (et de la physique) naïves, Descartes a joué un rôle pivot. Il a imposé à la structure de l’esprit un ordre rationaliste en la limitant strictement à la raison. Ce réductionnisme lui a permis d’expurger la philosophie de l’esprit des préoccupations morales de la psychologie naïve mais l’a exposé aux contestations de l’empirisme classique. Le combat entre empirisme (Locke, Berkeley, Hume, Mill, Russell) et rationalisme (Malebranche, Spinoza, Leibniz, Kant) a longuement occupé l’arène épistémologique.

13L’objectif du présent livre n’est pas de retracer les affres de cette controverse princeps. “Son but est de faire comprendre comment, après un long travail de nettoyage conceptuel, les philosophes du langage et de l’esprit ont acquis la conviction que, pour répondre aux questions soulevées par la psychologie naïve, il convient d’examiner une énigme préalable : l’énigme de la représentation.” C’est bien tout l’intérêt d’évoquer cet ouvrage dans une revue où nombreux sont les lecteurs freudiens : la question de l’intentionnalité est celle de la représentation. De fait, le terme d’intentionnalité est un faux ami car il ne signifie pas “volontairement” comme les mots français du langage courant dérivés d’intention. L’expression “avoir l’intentionnalité” a été introduite en philosophie à la fin du XIXème siècle par le philosophe autrichien Franz Brentano pour signifier “représenter”. Dérivé du latin médiéval intentio (tension) lui-même issu de tendere (tendre), le concept d’intentionnalité métaphorise P. Jacob, c’est “l’action par laquelle un archer tend la corde de son arc en direction d’une cible”. En des termes plus classiques, la “thèse de Brentano” se formule ainsi : l’esprit est tendu vers un objet ; toute représentation mentale est représentation de quelque chose ; tous les phénomènes psychologiques, et seulement ceux-ci, possèdent cette “intentionnalité”. Brentano avec son magistral Psychologie d’un point de vue empirique (1874) a érigé l’intentionnalité en signature du mental. La liste des étudiants de Brentano est impressionnante : Husserl, Mazaryk (philosophe et premier président de la République tchécoslovaque), Von Ehrenfels, Stumpf, le psychologue de la Gestalt, et… Freud, le père de la psychanalyse !

14De cet héritage brentanien polymorphe, deux courants philosophiques essentiels du XXème siècle sont nés : la tradition phénoménologique inaugurée par Husserl et la tradition analytique de Frege, Russell et Moore. L’archer P. Jacob ne nous propose pas un panorama historique de cette double filière. C’est à des séances d’entraînement sur des cibles réelles autrement plus impliquantes et réellement philosophiques que le lecteur est convié pour s’y initier.

15Après un prélude cartésien matriciel (chapitre 1), dans la deuxième partie du livre (chapitre 2, 3, 4, 5), l’énigme proposée au lecteur, arc en main, est la suivante : un archer peut-il viser une cible si celle-ci est irréelle ou inatteignable ? Si l’objet représenté par une pensée n’existe pas (Mme Bovary, une licorne, une scène visuelle dessinée par Escher…), l’intentionnalité est-elle une relation authentique ? Pour répondre, s’affrontent une ontologie “libérale” accueillant des objets impossibles (Meinong, Mally) et une ontologie refusant ce “gaspillage” au profit de la parcimonie exigée par le refus des objets concrets possibles mais inexistants et a fortiori des objets impossibles (Russel, Quine).

16Dans la troisième partie du livre (chapitre 6 à 10), c’est la “thèse de Brentano” qui est elle-même visée, inquiétée : un seul exemple d’un phénomène physique non mental illustrant l’intentionnalité suffirait à contredire cette option. Ou encore, comme l’ont soutenu Husserl et Sartre, n’est ce pas en amont la conscience qui est conscience de quelque chose plutôt que la représentation ? Toute la philosophie analytique de la seconde moitié du XXèmesiècle se polarise sur ces deux interrogations. Les réponses à ces deux questions gouvernent l’actuelle philosophie contemporaine de l’esprit.

17Le psychopathologue y sera particulièrement attentif à la reprise des philosophes analytiques de la notion brentanienne d’ “objets intentionnels”. Leur conception linguistique de l’intentionnalité consiste à résister et à régler son compte à ce que P. Jacob nomme “la tentation métaphysique de la réification” (réifier = chosifier). Strawson (1959) envisage en termes logiques la possibilité de créatures qui ne découperaient pas leur environnement en objets ou en individus physiques, mais qui n’en seraient pas moins sensibles à la présence de substances (liquides ou solides) et de propriétés ou de traits (couleur, forme, texture, odeur, dangerosité…) qui sont pour un adulte humain l’apanage des objets. Pour Quine (1960), le nouveau-né humain serait une telle créature encore étrangère au processus culturel de réification inhérent aux appareils syntaxiques et sémantiques des langues naturelles. Dans ce cadre, la quantification et la pronominalisation sont précisément selon Quine les conditions de la psy chogenèse de la réification.

18En disséquant la tendance métaphysique à la réification de la psychogenèse, P. Jacob aiguise la curiosité des cliniciens de l’enfance. Cette tendance se découpe en trois composantes : la tendance à découper le monde en individus (physiques ou non) distincts selon les modalités d’une physique naïve (Baillargeon, 1995) ; l’attribution aux objets physiques d’une essence ou d’une nature intrinsèque sous-jacente (leurs qualités premières : minéral, végétal, animal, humain) ; l’attribution aux objets non physiques d’une essence ou d’une nature intrinsèque. Deux catégories fondamentales émergent de cette triple tendance : les objets physiques concrets existants dans l’espace et le temps ; les objets abstraits existants hors l’espace et le temps.

19Les spécialistes des troubles précoces graves du développement et notamment de l’autisme trouveront dans ces pages de précieuses pistes pour envisager des dysfonctionnements dès ces premiers carrefours de la réification, véritable portail social et culturel. En synergie avec les études de la psychologie développementale s’inspirant de ces vues philosophiques, une véritable voie psychopathologique de la réification s’ouvre. Les passerelles avec la clinique s’imposeront aussi facilement avec les distinctions de Searle (1983) entre croyance, désir et intention. Quand l’esprit forme une croyance, il s’ajuste au monde. A contrario “un désir et une intention sont comme des ordres : ils ont une direction d’ajustement au monde vers l’esprit en ce sens qu’ils représentent un état de choses non réalisé que l’action contribuera à transformer en fait. Lorsqu’il forme un désir ou une intention, l’esprit ne s’ajuste pas au monde. Un désir et une intention ont pour fonction non pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être. Les désirs et les intentions représentent non pas des faits, mais des états de choses non réalisés, possibles ou impossibles.”

20Mais on peut désirer n’importe quoi et n’importe qui (même l’impossible et des buts opposés) alors que mes intentions ne peuvent avoir pour contenu que mes actions au présent, au futur et ne peuvent pas être contradictoires. De quoi broder une belle sémiologie discriminante entre intention et désir !

21In fine, peut-on naturaliser l’intentionnalité ? Naturaliser signifie ici : expliquer l’existence de l’intentionnalité en s’astreignant à n’employer dans l’explication que des concepts reconnus par les spécialistes des sciences de la nature et en ayant l’ambition de la comprendre en la réduisant à des constituants eux-mêmes dépourvus d’intentionnalité. Autrement dit, l’expliquer à partir de ce qu’elle n’est pas.

22Première victime de cet idéal scientifique de la naturalisation : la psychologie ! Elle ne peut manifestement exister et produire des explications scientifiques qu’en maintenant l’intentionnalité, c’est à dire en ayant pour postulat l’attribution aux agents humains de représentations mentales. La psychologie naïve, affirme Fodor (1987), est l’horizon indépassable de la psychologie scientifique. Pour concilier le réalisme intentionnel et le physicalisme, Fodor défend l’idée qu’il faut accéder à plus fondamental que l’intentionnalité qui n’est pas une caractéristique irréductible du monde. Cette naturalisation est un véritable programme de recherche contemporain où deux options théoriques s’affirment : l’approche de la sémantique informationnelle (Dretske, 1981) et celle de la téléosémantique (Millikan, 1984).

23Soulignons dans cette perspective un point d’accord récent sur l’intentionnalité de la part de deux monstres sacrés : le linguiste Chomsky (2000) et le philosophe Putnam (1988). Pour eux, le concept d’intentionnalité appartient au répertoire de la philosophie de l’esprit ou de l’analyse conceptuelle des phénomènes mentaux et non pas au répertoire d’une discipline scientifique. Selon eux, ce concept ne sera jamais réduit à des concepts scientifiques. Enfin, “parce qu’ils ne pourront jamais se débarrasser du cadre conceptuel de la psychologie naïve, les philosophes de l’esprit n’auront jamais l’option de renoncer à employer le concept d’intentionnalité dans l’analyse conceptuel le des phénomènes mentaux.”

24Les théories scientifiques de la physique de la chimie et de la biologie ont réussi à dépasser les limites de la physique naïve. Les sciences cognitives réussiront-elles à leur tour à surmonter les limites de la psychologie naïve, s’interroge alors P. Jacob. Le réalisme intentionnel (Fodor, Dretske, Millikan) répond “oui” à condition de s’amputer de l’intentionnalité. L’irréalisme intentionnel (Churchland, Davidson, Dennett) considère que la psychologie en particulier et les sciences cognitives en général ne peuvent accomplir leur mission scientifique qu’en maintenant cette intentionnalité.

25Toutefois, les sciences cognitives de ces quarante dernières années laissent entrevoir une réconciliation. Une réconciliation dans la tension dialectique bien sûr ! D’une part, l’intentionnalité cède du terrain aux mécanismes purement computationnels. D’autre part, “l’étude scientifique des mécanismes impliqués dans les interactions sociales humaines ne pourra peut-être jamais se dispenser du concept d’intentionnalité”, conjecture P. Jacob.

26Au final, les spécialistes de la relation apprécieront à sa juste valeur cette résistance à la naturalisation de la psychologie naïve des interactions sociales : c’est avec elles que l’intentionnalité à sa racine la plus profonde et sa meilleure alliée épistémologique. C’est dans “l’intelligence machiavellienne” (Byrne et Whiten, 1988), fruit de l’évolution liée à la complexification croissante des relations sociales, que les humains puisent leur irréductible attachement à l’intentionnalité. Paradoxe ultime : “La psychologie naïve est le noyau de l’intelligence machiavellienne” ! Au bout du compte, est-ce la philosophie de l’esprit qui se joue de la psychologie naïve ou bien plutôt, depuis Platon et Aristote, le contraire ?

27Quoi qu’il en soit, à l’issue de cette lecture revigorante, le clinicien des représentations ne devrait pas être trop chagrin d’être exclu de cet idéal des sciences naturelles. Le deuil de l’unité de la psychologie est certes désormais bien engagé ! Mais l’immense mérite de l’ouvrage de P. Jacob est d’en bien clarifier les profonds soubassements épistémologiques : les sciences cognitives (et une part de la psychologie qui s’y rattache) briguent au fond le statut de science naturelle ; la psychologie clinique est et ne peut rester qu’une science humaine. Le concept brentanien d’intentionnalité est en réel danger avec les premières ; il devrait être florissant avec la seconde car il est son essence même.
Reste au psychanalyste, une part de choix inexplorée ici : l’intentionnalité inconsciente -sans doute redoutablement naïve- du Prince de Machiavel !
Sylvain Missonnier
Maître de Conférences
Université Paris X

Marie-Rose Moro, Isidoro Moro-Gomez et coll., Avicenne l’andalouse, Devenir thérapeute en situation transculturelle, Editions La pensée sauvage, 2004, 285pages, 18 €

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28Ce livre, au titre un peu mystérieux, n’est pas un manuel. Il est plutôt un ensemble d’histoires : celle de l’hôpital d’Avicenne à Bobigny, celle de la consultation d’ethnopsychiatrie, commencée par Tobie Nathan et continuée par Marie Rose Moro, celle aussi de chacun des thérapeutes qui animent ce lieu vivant qu’est la consultation de psychiatrie transculturelle, celle enfin de quelques uns des patients, migrants qui ont pu y trouver un dénouement à leurs conflits. C’est un ouvrage de tissage avec comme fils colorés des voix d’hommes et de femmes et comme trame forte l’exil.

29L’enjeu de ce livre n’est pas de vulgariser une technique de soin, certes complexe et exigeante, mais de transmettre à tous les curieux, professionnels ou non, ce que la clinique auprès des personnes migrantes nous apprend, de mettre au grand jour la réalité de l’exil, ce qu’elle a de difficile mais aussi de fécond. Avec comme questions en filigrane : en quoi ces histoires nous bousculent-elles, en quoi nous apprennent-elles les voies possibles vers l’acceptation de la différence sans craindre de renoncer à l’universel ? Comment le détour par l’intimité et la singularité ne nous aveugle-t-il pas, mais participe de la vie, la vraie, celle qui anime les projets et les idées ?

30L’enjeu de ce livre est aussi de participer aux réflexions sur notre modernité pour que les identités futures puissent vivre ensemble, sans qu’elles aient à gommer ou à renoncer à quelque chose de précieux d’elles mêmes. Laissons nous aller à l’écoute de ces récits, ils peuvent changer notre regard sur les autres, ces migrants qui sont la France de demain.

31Marie Rose Moro, enfant de migrants, nous livre quelques clés de son parcours ambitieux et de ses engagements : d’abord le récit aux accents rocailleux et émouvants de son père venu de la Castille. On pourrait dire que Isodoro Moro Gomez ne parle pas seulement pour lui seul, mais pour tous les pères, ces héros silencieux qui ont tant espéré dans la migration et dont on a oublié le formidable courage. Ensuite, le sien, petite fille qui se jette dans la vie avec détermination et curiosité. Il faut dire qu’elle est armée d’un désir bien antérieur à elle-même, étant la descendante d’une Carlota excentrique, et qu’elle ne baisse pas les yeux devant les rencontres, mêmes les plus extraordinaires, ne doute pas devant les dilemnes et ne s’épuise pas dans ses révoltes. Chaque récit est unique, celui des thérapeutes comme celui des patients, même si la migration (d’un lieu à un autre, ou intérieure) est leur élément commun. On y découvre comment la transformation s’est faite sans appauvrir, même si c’est douloureux, comment la rencontre fait surgir le désir, comment l’alchimie du métissage s’opère par le passage d’une langue à l’autre, d’une idée à l’autre, d’un monde à l’autre. Il ne s’agit pas dans le soin transculturel de ramener chacun à son origine en une réduction simpliste, ou d’exiger des choix, mais de conforter l’autre dans ses attaches, grâce à l’apprentissage du décentrage pour le thérapeute, et de faire de l’altérité un tremplin vers la création et l’avenir. Car le passage comporte des risques parfois vitaux, entrave à la transmission et à la filiation, et peut donc précipiter dans le non-sens.

32Le livre se conclut audacieusement en une hypothèse. L’idée est simple et optimiste : si j’accepte que l’autre m’enrichisse de sa différence, nous serons mieux ensemble. Le soin transculturel serait alors le paradigme d’un lien social où le don, l’échange qui admet le métissage, la reconnaissance qui ne préjuge pas de l’autre, est un enrichissement mutuel. Les autres, les migrants ne sont plus alors ceux qui menacent mon intégrité. Et pour permettre que leurs enfants trouvent leur place, j’admets qu’ils aient eux aussi une histoire singulière certes, mais qui en dit long sur l’humanité. Ainsi Avicenne, hôpital de la banlieue parisienne nous envoie un message plein d’avenir surtout dans notre époque frileuse, tentée par le repli. Ainsi Avicenne, personnage à portée universelle, s’incarne ici dans une voix forte, métissée et généreuse, celle d’une femme, héritière d’Isidoro et de Lebovici : Avicenne l’andalouse…

33Claire Mestre

34Médecin, psychotérapeute
Bordeaux


Date de mise en ligne : 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/lcp.098.0010

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