1Ce texte est dédié “aux bébés et aux ados”, et aux mères/Homère. Pourquoi ? Eh bien, les deux premiers du fait de leur importance dans le thème de nos rencontres, et les dernières parce qu’Homère soi-même raconte dans l’Iliade la tristesse d’Achille après la bataille, que seule Thétis peut consoler en disant doucement à ce valeureux guerrier à l’adolescence triomphante : “mon bébé, pourquoi pleures-tu ?”, anticipant de trente siècles les liens mis en avant dans le colloque d’aujourd’hui. Alors quels sont les ponts que nous pouvons faire entre les bébés et les adolescents, et également entre ceux qui s’occupent des bébés et ceux qui accueillent des adolescents ? Les mêmes soignants peuvent-ils avoir des accointances avec les deux ? Et si oui, comment ? Pour éclairer mon point de vue, je vais tenter de centrer mon propos autour d’un aspect auquel j’accorde une grande importance dans ma pratique, aussi bien avec les bébés qu’avec les adolescents, celui que Spitz a étudié sous le nom de troisième organisateur dans le développement de l’enfant, le “non”, et qu’il décrit ainsi : “Le geste du secouement de tête négatif et le mot “non” sont les premiers symboles sémantiques à apparaître au cours de l’établissement du code de communication sémantique de l’enfant. (...) Par contraste (avec les mots globaux représentant un grand nombre de désirs et besoins), le secouement de tête négatif et le mot “non” représentent un concept : le concept de négation, de refus au sens étroit du terme”. En effet, ce moment est un carrefour important puisqu’il permet à l’enfant de montrer qu’il est en capacité d’intérioriser la première négation qui lui est proposée par le parent, et donc d’envisager qu’à toute chose qui existe pour lui, un phénomène auquel il va être très souvent confronté la lui soustrait, la transformant de fait en non-chose, attitude à partir de laquelle son système représentationnel déjà entré en action depuis longtemps, va franchir un nouveau cap, et lui fournir de quoi suppléer à cette “frustration” résultant du dérobement de la chose du besoin voire du désir, voulue ou enviée, selon le point de vue auquel on se place. Il s’agit donc précisément d’un point à partir duquel un après-coup est envisageable.
2Freud avait en son temps insisté sur l’importance de la négation dans la construction de la psyché : “l’opération de la fonction de jugement n’est rendue possible qu’avec la création du symbole de la négation qui a permis à la pensée un premier degré d’indépendance à l’égard des succès du refoulement et, par là, à l’égard de la contrainte du principe de plaisir”. Et si Green nous rappelle que chez le narcissique “la négation n’est pas seulement garantie de l’autonomie du Moi, elle est (…) ce qui permet d’avoir un axe autour duquel la consistance s’ordonne”, Marcelli a amplement développé les conséquences sur le devenir de la toute-puissance infantile de la non intériorisation des effets de l’autorité.
3Ce carrefour est donc aussi celui à partir duquel une autre solution que la seule loi du Talion va pouvoir s’envisager, et, notamment, comme y insiste Melanie Klein, grâce au franchissement oedipien et à l’instauration du refoulement originaire, puis du refoulement “ordinaire”, bifurquer vers les grandes solutions humaines que constituent les sublimations à partir des représentations, transcendées notamment par ce que Gérald Edelman nomme le “boot-strapping sémantique”. Pour quitter l’ “œil pour œil” et le “dent pour dent”, une des solutions consiste à laisser Narcisse barboter tranquillement avec Echo, et à rejoindre le monde des représentations et des symboles. Mais pour ce faire, ce monde interne qui va en résulter doit être à la fois souple et solide, perméable au monde et inscriptible pour ses représentations, car si l’inscription est nécessaire, le lieu où elle est conservée est difficile à protéger. D’ailleurs dans sa métaphore du “bloc magique”, Freud nous rappelle qu’il n’y a pas de surface d’inscription sans pare-excitations. Nous savons tous que chez l’adolescent, lorsqu’il visite son nouveau corps, à l’occasion du “pubertaire”, tel que le propose P. Gutton, cette question de l’image en général, et de l’image du corps en particulier, revient avec insistance, et peut fragiliser à nouveau le monde des représentations intériorisées pendant l’enfance. Or, à cette époque de sa vie, l’adolescent, pour conforter son narcissisme, a besoin d’une sorte de nouveau “troisième organisateur” de son psychisme allant-devenant adolescent, le “non aux parents”, qui, dans un bon nombre de cas aujourd’hui, se manifeste sous le masque de la haine ordinaire, de la violence contre les autres ou contre soi plus ou moins affichée, ou même dans certains cas de la vengeance, dont tout le monde sait à quelle température on la déguste. Or, à mon sens, comme pour l’enfant qui se laisse “apprendre la sublimation” par son environnement proche, l’adolescent doit repasser par ces choses élémentaires, cachées en lui depuis la fondation du monde (R. Girard), souvent à son insu, et qui peuvent aller jusqu’à la découverte de ses capacités, non seulement bien sûr, de ne pas assouvir une vengeance retaliatrice, mais même encore plus, de pardonner à son agresseur, dans une sorte de transcendance de la réparation. Pour cela, nous allons voir, un certain nombre de conditions sont intéressantes, voire nécessaires, et précisément l’intériorisation du “non”…même dans l’après-coup tel que Freud en parle. En effet, “les expériences, les impressions et les traces mnésiques” vécues par le bébé et le jeune enfant peuvent être remaniées ultérieurement grâce à une nouvelle grille de lecture de ces expériences, “et se voir conférer, en même temps qu’un nouveau sens, une efficacité psychique” plus ou moins grande. Il me semble que cela peut s’appliquer au “non” et au concept de négativité qu’il inaugure.
4Nous pouvons donc avancer que si l’apparition du “non” chez le bébé, comme première imitation et identification aux parents interdicteurs-et-protecteurs, ouvre la voie aux futurs concepts de limitation et de sublimation, en dégageant un espace psychique pour la fabrique des représentations, son absence, son retard ou sa difficulté d’apparition, indépendamment de toute pathologie de type autistique, peut condamner ce bébé à rester, pour supporter et accepter la dureté du principe de réalité, dans un type de réponse en surface, en miroir, quasi-réflexe. Dans de tels cas, il est possible que l’adolescence soit à nouveau le temps du réveil et de l’actualisation de ce troisième organisateur, sous une forme plus théâtralisée que chez le bébé de dix-huit mois, rejouant d’une façon plus rigide et/ou paroxysmale ce que Spitz décrivait comme la première locution geste/mot, le premier syntagme action/parole, “le secouement de tête négatif et le mot “non”, justifiant le titre de ce colloque, “le corps et le cri”. Bien que la pathologie nous montre tous les jours la force entropique de ce risque évolutif, il est utile de conserver en soi l’hypothèse d’une bifurcation possible, notamment par l’effet d’un travail psychothérapeutique, vers un autre destin pulsionnel, la sublimation. Mais pour y parvenir, que ce soit chez le bébé ou chez l’adolescent, le préalable de la négation est incontournable.
Voici d’abord un fragment d’observations de bébés selon la méthode d’Esther Bick pour montrer comment le bébé intériorise les interdits parentaux et finit par dire “non” luimême quelques mois plus tard. Puis suivront des extraits d’une observation thérapeutique qui permet de voir comment le bébé peut être en difficulté pour intérioriser ces interdits dans le cadre des interactions avec ses parents. Enfin, je vous soumettrai l’histoire de Bobby, tirée du roman de Selby Junior, qui dépasse l’envie de vengeance qui l’habite pour assumer le pardon vis-à-vis de son agresseur, à la suite d’une vraie rencontre.
Histoire de Jessy
5Voici maintenant l’histoire de Jessy, un petit garçon qui arrive dans une famille dans laquelle les cinq premiers enfants ont été retirés pour des raisons de carence affective et sociale.
6Mme C. a donc six enfants, et elle vient de mettre au monde le septième en Juin 2000. L’observation de Jessy par Marie-Christine Péan, infirmière psychiatrique formée dans le premier groupe de formation à Angers, a commencé en Avril 1999.
7Les quatre premiers enfants d’un premier compagnon ont été placés à chaque fois dès la sortie de la maternité. Pour Jason, le cinquième enfant, conçu avec son deuxième compagnon, la maman avait commencé à demander de l’aide auprès des services de la Protection Maternelle Infantile. Mais la demande s’estompe, d’autant que ce deuxième compagnon se révèle très violent, et que la PMI est amenée à effectuer un signalement auprès des services ad hoc. Jason sera placé au bout de quelques semaines de vie avec ses parents.
8C’est pour le sixième enfant, avec un troisième compagnon, que la démarche va devenir effective auprès de notre équipe soignante. Les consultations commencent pendant la grossesse. Les observations vont commencer après la naissance de Jessy, à l’âge de trois mois et six jours. A l’occasion de la septième grossesse, la maman va demander à ne plus avoir d’enfants ultérieurement. Le nouveau couple est stable, mais vit dans des conditions très précaires. Les visites des cinq premiers enfants ont lieu d’une façon assez régulière, toute la fratrie réunie ensemble.
9En Juillet 1998, lors de la première consultation, Mme C. déclare à mon collègue le Dr Didier Petit, psychiatre d’enfants, qu’elle est très en difficulté avec les bébés :
10“Ma difficulté, c’est de ne pas arriver à leur parler et à jouer avec eux ; c’est ridicule de parler avec un bébé ; je leur parle comme à un adulte, on me le reproche ; j’aidais ma mère à s’occuper de mes frères et sœurs, à les garder, alors que j’avais envie de faire autre chose, à quinze ans, c’était assez dur ; je veux m’en sortir, pour pouvoir jouer avec eux et leur parler ; le bébé lui, il répond pas, il parle pas, il est vide ; je me sens ridicule à parler toute seule ; faut dire que j’ai peur de sortir dehors, j’ai peur des menaces du père du cinquième, il m’avait mis un couteau sous la gorge ; les parents et les beaux-parents, ils disaient que j’étais pas capable.”
11Le Docteur Petit et Marie-Christine Péan reçoivent un couple en très grande difficulté, et qui met en doute l’avenir. La maman sent que cette grossesse est différente des précédentes, mais elle y projette aussi ses inquiétudes personnelles et celles exprimées par sa mère. Elle reproche à son nouveau compagnon d’être trop influençable, perméable, de toujours dire “oui” à ce qu’elle décide, et par exemple, d’avoir aussitôt donné son accord pour la proposition d’une observation de leur bébé à domicile. Le papa lui, est père pour la première fois, et se demande comment il va arriver à s’en débrouiller. Il est donc décidé que Marie-Christine revoit le père pour s’assurer que son acceptation de la proposition thérapeutique n’est pas le fruit d’un malentendu. Lors de cette rencontre, le futur papa parlera de la fragilité de sa compagne, et montrera qu’il a bien compris en quoi cette proposition pouvait les aider à élever leur enfant. Ils confirmeront au cours d’une consultation commune leur demande de cette visite à domicile hebdomadaire.
12La consultation de Novembre 1998 montrera, par le récit de la dernière échographie, comment la future maman tente d’exclure les émotions que son compagnon exprime un peu béatement à l’échographiste, en disant : “oh, il a une bonne bouille” ; elle lui répondra sèchement : “il a une tête normale, point à la ligne”. Puis, constatant qu’il bouge et se cache, elle ajoute : “le bébé en a marre, il est bien énervé”. Lors de cette consultation, la maman a un aspect assez renfermé, tandis que le papa regarde les deux soignants qui les reçoivent avec une grande attention ; il est honteux lorsqu’elle le traite d’incapable devant eux, ce qui l’amène à répondre “si, si, je suis capable d’être père, même si c’est difficile”. Il évoque son envie d’être porté dans le ventre d’une mère.
13Voici quelques extraits des observations thérapeutiques qui vont nous montrer comment cette question du “non” et des interdits peut se jouer dans ce contexte.
1417ème observation thérapeutique Lundi 13 septembre 1999 (10h30 – 11h30) Mr C., Mme C., Jessy (8 mois et 7 jours)
15Jessy est tenu assis à califourchon sur le genou droit de son papa, il se penche un peu pour toucher la table de ses mains et a des mouvements comme pour taper le téléphone sur cette surface, mais il se trouve un peu trop loin et un peu trop de biais. Mr C. le tient plutôt orienté vers l’extérieur du cercle que nous formons autour de la table. Il le ceinture de la main droite et en même temps de cette même main touche et parfois, tient le portable. Mme C. éternue et Jessy sursaute puis il regarde d’où vient ce bruit. A plusieurs reprises, Jessy lève l’objet qu’il tient dans sa main droite jusqu’au-dessus de sa tête tout en me regardant. Mr C. traduit ce geste comme pouvant être agressif, il dit : “Là, c’est pour me donner un coup… Quand il veut cogner, il fait comme ça, il lève le bras.”
16Mme C. qui ne dit pas grand chose depuis tout à l’heure, fait un signe de tête qui indique l’espace derrière nous et dit : “Bientôt, on va avoir enfin la télé… Ils doivent venir mettre une antenne… On verra bien si ça passe parce qu’ ici, ils ont mis des gros blocs d’ardoise et y’a plus rien qui passe !” Il me semble que je surveille aussi le téléphone pour qu’il ne tombe pas, c’est assez agaçant. La tétine est sur la table et Mme C. la tire vers elle. J’ai vu la chenille sur le transat, je dis à Jessy qui gesticule de plus en plus avec le portable : “Le téléphone est à maman et papa, la tétine et la chenille, c’est à Jessy…”. Jessy s’est arrêté, il écoute et me regarde bien dans les yeux. Mme C. du coup veut lui enlever le téléphone des mains sans dire un mot. Cela a pour effet de le faire grogner en montrant manifestement qu’il n’est pas d’accord en tous les cas avec la manière (?). Elle dit : “Il veut pas Monsieur. Dès qu’on lui refuse quelque chose, il fait comme ça ! … NON !” Et elle retire l’objet. Mr C. se penche et amène la chenille devant Jessy. Jessy attrape la chenille et l’amène à sa droite au-dessus du vide, il la laisse tomber. Tout un jeu s’installe autour de cette chenille qui est ramassée et que Jessy renvoie sur le sol. Il regarde l’objet qu’il tient dans sa main, puis l’amène à sa droite, la lâche et regarde où elle est sur le sol. Cela provoque quelques sautillements et quelques soupirs en même temps qu’il nous regarde à plusieurs reprises. Cette fois, il touche le mur avec sa chenille, sur sa droite, car Mr C. en ramassant l’objet s’est complètement éloigné de la table. Comme précédemment il se penche, regarde sa main droite lâcher la peluche puis regarde où elle est en fermant complètement son poing gauche. Une nouvelle fois la peluche est ramassée et Mr C. s’approche de la table avec son bébé. Mme C. prend la chenille des mains de Jessy en faisant mine de la garder pour elle. Jessy qui la voit sourire lui rend son sourire alors qu’elle lui redonne la peluche. (…)
17Jessy tente toujours de toucher le dessous de plat. C’est un objet lourd, fait de bois encadrant un grand carreau de faïence. Ses petites mains glissent et gratte la forme florale qui est dessus. Mme C. le laisse un peu se glisser vers l’avant et constate qu’il a replié sa jambe gauche pour s’en servir comme support afin de mieux pivoter de la position assise à la position encore embryonnaire du quatre-pattes. Elle dit : “Ca, c’est la première fois qu’il fait ça, il a jamais fait ça, c’est la première fois !” Mr C. confirme cette observation avec laquelle il est d’accord : “Oui, c’est la première fois !”
18Maintenant, dans son mouvement de retirer Jessy de son intérêt pour l’objet, Mme C. le soulève par l’arrière et l’amène vers elle en bascule. La petite jambe de Jessy reste un peu coincée sous lui et c’est Mr C. toujours attentif qui la libère rapidement. Elle touche le cou et la joue gauche du bébé avec son nez et sa bouche et cela fait sourire puis rire Jessy qui émet de nombreux sons toujours dans des consonances de “a”.
19Le jeu provoque très rapidement une excitation importante pour Jessy mais surtout pour sa maman qui rit maintenant d’une manière un peu nerveuse cherchant toujours à s’appuyer sur mon regard que je garde volontairement sur Jessy qui s’y accroche chaque fois qu’il le peut. Mme C. cherchant mes yeux semble me montrer quelque chose. (Je n’arrive pas à déterminer ce qui se passe là autour du regard). C’est comme si elle cherchait cet appui à chaque mouvement de bascule qu’elle inflige à son fils. Il y a trop d’excitation, elle sourit mais d’un sourire très crispé. Elle répète maintes fois la même chose, dents serrées comme si elle jouait : “T’arrêtes ! C’est trop lourd. T’entends, t’arrêtes ! …” Cela prend de l’ampleur et dans les gestes et dans le ton. Jessy est débordé, il commence à pleurer. Elle le remet assis sur la table, il tente d’agripper ce qui se trouve là. Comme il gratte de nouveau le dessous de plat, Mr C. le soulève devant Jessy en bredouillant : “Trop lourd, pas de prise, mains trop petites…”. Mme C. retourne le bébé vers elle, il agite ses bras proches du visage de sa mère qui rapidement l’éloigne et le rabroue en disant : “Tu donnes des claques ? J’veux pas de ça moi !” Mr C. ajoute : “ça, il donne des claques !”… Le briquet et les cigarettes sont plutôt proches de moi, Jessy se penche, toujours tenu par Mme C., et atteint le briquet qu’il agrippe. Elle lui arrache rapidement des mains, il se met à gémir puis rapidement à pleurer. Elle le bascule vers elle, le maintient demi-allongé, le ceinturant de son bras gauche. S’en suit alors une répétition en crescendo des interdits : “Non ! Tu l’auras pas le briquet… Ca tu peux faire tout ce que tu voudras, ça m’est égal… Toutes les colères si tu veux… ça m’est égal… Te mettre en colère ? Si tu veux mais ça tu l’auras pas… Sûrement pas ! J’m’en fiche…” Jessy se débat un peu comme pour se redresser mais maintenu de cette manière, il ne peut que rester ainsi… Mme C. rapproche maintenant les deux jambes du ventre du bébé et le garde ainsi rassemblé sur son bras gauche. Il continue de grogner de plus en plus mais toujours sans aucune larme. Mme C. qui le regarde dit : “ça va t’as même pas une larme ! Tu peux chialer… Faut avoir des larmes !” Elle monte de plus en plus : “Y’a pas de raison, j’ai jamais cédé à ton frère… J’vois pas pourquoi faudrait te céder à toi… J’l’ai pas fait à ton frère, c’est pareil…” Jessy me semble devenir une cible importante. Mr C. semble démuni, il se met à nouveau à émettre des sons sans paroles en montrant ses mains à Jessy. Je crois qu’il aimerait que Mme C. lui donne le bébé. C’est un moment plutôt difficile…
2043ème observation thérapeutique lundi 10 avril 2000 (10h40 – 11h35) Mr C., Mme C., Jessy 15 mois et 4 jours
21Jessy est revenu dans la pièce et vient chercher dans la caisse la mitraillette plastique colorée, il la tient à deux mains devant lui comme d’autres fois en faisant des sons soufflés nul doute qu’on lui a montré comment on peut se servir de ce genre d’objet… Puis il s’approche du convecteur. Sa maman qui le voit demande à Mr C. de l’éteindre. Il dit qu’il l’avait allumé ce matin parce que c’était un frigo dans la pièce… Jessy tape l’objet plutôt dans un mouvement de râper/frotter contre la partie verticale haute ajourée du convecteur. Cela fait pas mal de bruit et Mr C. dit : “Oh la musique !” Il fait ses mouvements sur différents endroits, sa chaise, par terre… Il semble entendre et rechercher des sons différents. Il lâche ensuite l’objet et commence à s’intéresser au placard buffet. Mr C. dit tout de suite qu’il ne va pas le laisser tout sortir. Jessy essaie d’ouvrir et Mr C. pose sa main sur les deux petites poignées pour en empêcher l’accès à son fils. Jessy n’est pas content, il commence à grogner. Mr C. semble réfléchir… Il y a un échange entre les deux parents qui parlent de l’endroit où peut se trouver le tendeur. Mr C. va le chercher dans la chambre et pendant ce temps le bébé ouvre une des portes et a le temps de sortir un petit pack de blédina. Sa maman qui le voit lui dit : “Ah oui, ça c’est à toi, alors ça va !” Mr C. revient aussi vite que possible, il prend le pack des mains de son fils et concocte une fermeture au tendeur sur les poignées du buffet. Jessy se met à crier d’abord assez doucement puis de plus en plus aigu en fermant les yeux. Mr C. retourne vers la chambre et ramène une sucette qu’il met dans la bouche de Jessy qui se calme ainsi instantanément. (…)
22Pendant ce temps Jessy est allé un peu plus loin dans la chambre. Il en a ramené une chaussure puis une chaussette qu’il essaie de mettre dans la chaussure. Il abandonne cette idée et retourne un peu plus loin. Comme nous ne le voyons plus, Mr C. va le chercher et le ramène parmi nous. Il met la planche maintenant pour lui empêcher le passage.
Jessy trépigne. Il se met debout le long de la planche et montre son mécontentement en émettant à nouveau des cris très aigus. Pour cela il ferme encore les yeux et c’est comme s’il était lui-même dans le désagrément de ces sons stridents… Son papa enjambe la planche et va lui chercher une seconde sucette qu’il lui met directement en bouche, ce qui calme aussitôt Jessy.
Dans cette histoire clinique, nous voyons que le petit garçon est “pris” dans des interactions variables, dont il ne sait jamais vraiment quelle en sera la tonalité d’une façon continue. Même si le papa joue un rôle plutôt apaisant, et finalement maternel auxiliaire, Jessy est souvent apaisé par des réponses dont la part psychique reste assez précaire. Ses capacités de construction de ses liens d’attachement et d’intériorisation de la réalité des frustrations en seront inévitablement touchées, mais la poursuite de l’observation thérapeutique a permis à cette famille de parcourir un bout de chemin ensemble.
Histoire de Bobby
23Mais si le “non” est nécessaire à la restauration d’une relation entre les hommes, il n’est pas suffisant pour en arriver à la sublimation. Herbert Selby Junior, dans son très intéressant roman Le saule, montre comment son héros peut y atteindre au prix d’un très long travail d’humanisation dans lequel “le pardon” peut se révéler comme une des formes les plus civilisées de la sublimation.
24Ce roman vient témoigner de ce jugement prononcé par Freud dans son analyse de la Gradiva de Jensen, et qui se révèle encore une fois extrêmement utile dans nos réflexions psychopathologiques : “les écrivains sont de précieux alliés et il faut placer bien haut leur témoignage car ils connaissent d’ordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse d’école n’a pas encore la moindre idée. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matière de psychologie, parce qu’ils puisent là à des sources que nous n’avons pas encore explorées pour la science”.
25Bobby est un adolescent noir d’à peine quatorze ans qui vit avec sa mère, ses frères et ses sœurs dans un taudis du South Bronx infesté par les rats. Maria, sa petite amie, est une jeune fille d’origine hispanique. Mais leur amour ne peut durer : ainsi en ont décidé les membres d’une bande qui les attaquent sauvagement. Défigurée par un jet d’acide sulfurique, Maria doit être hospitalisée. Bobby, lui, après avoir été poignardé sauvagement et laissé pour mort sur le trottoir, est recueilli par un clochard mystérieux, Moishé, qui entreprend de le soigner. Le saule est le récit de cette guérison, lente et hasardeuse. Car les blessures dont souffre Bobby sont surtout intérieures, comme celles de Moishé. En effet, Moishé a été fait prisonnier avec des Juifs lors d’une rafle en Allemagne, alors qu’il s’appelait Werner Schultz. On apprendra au fur et à mesure que cet internement en camp de concentration est dû à une dénonciation criminelle du concurrent direct, Klaus, de cet artisan sans histoire, marié à Gertrude et père de Karl-Heinz. Et que Moishé est le nom que Werner a reçu dans le camp pour avoir sauvé un Juif au péril de sa vie. Un personnage important vient hanter les cauchemars du vieil homme, celui de Sol, un ami qui lui a permis de transformer la haine qui l’habitait en permanence en pardon, ouvrant du même coup la voie à une sublimation fondamentale de la loi du Talion, elle-même progrès sur le meurtre pur et simple. Non pas un pardon spectaculaire que l’on regrette comme un effort, mais un pardon intériorisé après lequel rien n’est plus comme avant. On peut dire que cette histoire est une variation sur le thème du dépassement de la violence et de la vengeance.
26Quand il sort du camp de concentration à la fin de la guerre 39-45, il immigre vers les Etats-Unis avec sa femme et son fils qu’il a retrouvés. Il va vivre quelques années heureuses avec eux, et le symbole de ce bonheur retrouvé est la promenade à Prospect Park, jusqu’au saule qui, comme son nom l’indique, pleure au bord du lac, et qui leur rappelle leur première rencontre là-bas, en Bavière, avant la guerre. Après quelques années, son fils va mourir au Viet-Nam et sa femme de désespoir. Lui, Werner Moishé va survivre en se retranchant dans un appartement caché au milieu des quartiers sinistrés du Bronx, et auquel on ne peut accéder que par des ouvertures dérobées.
27Aussi, lorsqu’un jour Moishé trouve dans les décombres de son quartier du Bronx un jeune adolescent qui a perdu beaucoup de sang par les nombreuses plaies qui lui ont été faites au cours de cette attaque à l’arme blanche perpétuée par Raul et sa bande pour venger l’audace de ce noir qui a osé tomber amoureux de Maria, et la naïveté de Maria, cette jeune blanche, qui a osé tomber amoureuse de Bobby, il le recueille dans son antre, le soigne comme un médecin humanitaire aurait pu le faire et finalement le sauve d’une mort certaine. Pendant quelques temps, Bobby ne survit que grâce à sa haine de ceux qui lui ont fait ça. Puis après avoir repris suffisamment de forces grâce aux bons soins, physique et psychique, de Moishé, il peut revoir son frère et apprendre de sa bouche que Maria est morte à l’hôpital, après quelques semaines de soins intensifs pour une brûlure à l’acide qui l’avait totalement défigurée. Désespérée devant son image dans le miroir et trop seule malgré une mère et une grand-mère aimantes, elle avait alors décidé de se jeter par la fenêtre de sa chambre du neuvième étage de l’hôpital. La douleur de Bobby est immense et son désir ardent de vengeance ne fait qu’empirer aussitôt. Moishé continue de l’aider, de l’aimer et peu à peu une sorte de “transfert” de compréhension se produit entre les deux personnages de ce huit clos. Malgré cela, Bobby sort à plusieurs reprises pour se venger progressivement de ses bourreaux, et va arriver à les intimider les uns après les autres, de façon à faire régner la terreur dans la vie de celui qui est le responsable de la mort de Maria. La vie continue de se dérouler avec ses échanges, la plupart du temps sans paroles, et en tout cas sans aucune morigénation. Puis un soir les conditions étant réunies pour l’heure de la vengeance, Bobby part en expédition punitive et alors qu’il a la mort de son persécuteur à portée de sa main, il lui suffirait de le lâcher pour qu’il tombe de l’immeuble sur le trottoir comme Maria, la magie de la transcendance a lieu et Bobby se détourne de cette funeste voie de la retaliation. Il rentre chez son initiateur Mush et partage avec lui cette victoire de l’humain sur la barbarie.
28Un tel roman a une valeur générale dans notre occident contemporain : il fait œuvre civilisatrice, il est une démonstration réussie de l’abolition de la peine de mort, il justifie l’importance des récits nombreux et détaillés sur les différentes expériences du nazisme, du fascisme, de la colonisation et des guerres dans la pédagogie actuelle que nous devons absolument restituer et transmettre à nos enfants pour qu’ils comprennent que les démons que l’homme contient en lui, ceux que Freud avaient identifié en repensant complètement son dualisme pulsionnel pour aboutir à la mise en évidence de la pulsion de mort qui vient en opposition avec la pulsion de vie. Mais si j’ai choisi ce texte comme référence de travail avec vous pour cette rencontre des praticiens des bébés et de ceux des adolescents, c’est parce que j’y ai lu une leçon très profonde d’articulations fonctionnelles entre les deux âges qui permet à cet adolescent vengeur de transformer sa haine incontournable en pardon, et cela essentiellement grâce à une rencontre. Il va vivre et même revivre une régression dans laquelle il repasse successivement par des étapes au cours desquelles son sauveur le soigne et le considère comme un bébé avec lequel on ne peut rentrer en contact que par le corps, à la fois le corps porteur et le corps en apparition pour reprendre les distinctions du phénoménologue Zutt qui sépare ainsi ce corps qui permet d’exister de celui qui fait signe à l’autre, quel que soit le niveau topique auquel il est “rendu”.
29Puis une fois cette première “guérison” opérée, celle du corps blessé, la musculation lui permet de se remettre debout et de redevenir encore plus fort pour se venger. Puis enfin, il retrouve sa liberté et son autonomie, celle sans laquelle il ne peut choisir sa propre voie. Il quitte son protecteur guérisseur et lui dit adieu. Mais très vite, après avoir appris la terrible nouvelle qui concerne la mort tragique de Maria, effondré de rage et de colère, à peine en état de réaliser la tristesse qui l’accable, il se rend d’une façon quasi-automatique chez Moishé et, en lui racontant son histoire, reconnaît sa dette symbolique à cet homme ; de son plein gré, il va le retrouver pour recevoir de lui un enseignement implicite. Ce faisant se met en place une affiliation pour cet adolescent qui lui permet de déplacer les mécanismes premiers d’identification aux parents vers un support identificatoire qu’il a choisi et qui élargit le cercle familial. La manière dont Moishé va s’y prendre n’est pas calculée, elle résulte d’un très profond et ancien travail qu’il a dû effectuer sur lui-même, au cours de ses quelques mésaventures personnelles et familiales, et qui pourrait inspirer la réflexion des équipes qui accueillent les adolescents en souffrance. Nous sommes dans le pathei matos de Socrate, l’enseignement par l’épreuve, par le partage initiatique, dans lequel la dimension temporelle est incompressible, à la mesure du temps de l’élaboration psychique et de la perlaboration décrite par Freud.
30Mais ce qui en fait toute l’épaisseur me semble-t-il, c’est le fait que ce travail se fait à deux psychismes, comme le demande tout travail d’identification névrotique, par opposition aux formes développées dans les pathologies psychotiques qui peuvent se satisfaire d’identifications aux aspects minéraux et végétaux des vivants. Le désir de vengeance de Bobby va se confronter à ce que Moishé a fait du sien, lui qui avait pourtant bien des raisons de le mettre à exécution, comme l’on dit incidemment, victime d’une dénonciation criminelle l’envoyant en camp de concentration pendant la deuxième guerre mondiale.
Nous sommes là dans un univers d’identification dans lequel l’adolescent trouve chez Moishé du pareil mais aussi du pas pareil, et pouvant s’appuyer sur les dimensions de pareil qu’il a retrouvées au cours de sa guéri-son post traumatique, lorsqu’il était soigné comme un bébé, il peut maintenant accepter le pas pareil de l’histoire de son quasi-parent devenu ami, et en accepter les différences. Nous pourrions dire qu’il est en mesure d’en introjecter les structures fondamentales dans sa propre psyché, ouvrant ainsi la porte à d’autres solutions que la seule loi du Talion qui réglemente le domaine des vengeurs : œil pour œil, dent pour dent. Ici, nous avons vu et compris que si l’œil et la dent étaient ces parties chères qu’on leur avait prises, à Maria et à lui, il se retiendra de les reprendre à ses ennemis, comme Moishé s’était retenu de le faire à son dénonciateur en sortant du camp. Que fait donc Bobby en faisant cela ? Il accède à la sublimation, il devient un homme capable de générosité, comme celui auquel il a pu s’identifier. Sa sexualité sadique-anale quitte le seul territoire de l’exercice réflexe ostéo-tendineux-musculaire, œil pour œil se situe dans le domaine du réflexe archaïque, et accède à ce que Dolto nomme avec juste raison la castration anale : tu ne tueras point, tu ne te serviras pas de tes muscles volontaires, et pas seulement de tes muscles sphinctériens, pour jouir de la souffrance que tu pourrais infliger à un autre que toi ; tu feras appel à un autre qui, dans sa puissance d’hétérogénéité fondatrice, la tiercéité de Freud et de Peirce, le logophore, prendra du recul par rapport à la réalité de la situation dans laquelle tu te retrouves, pour dire la Loi des hommes et assumer avec toi ce qu’elle précise et contient dans le code pénal qui y est attenant. Suis ce chemin et tu arriveras peut-être à la castration symbolique : le cri plutôt que le corps, le pénal plutôt que le pénien, bref, le Pardon plutôt que le Talion. Sachons organiser nos dispositifs pour que, tenant compte des spécificités du bébé en développement avec d’autres, nous puissions en faire une occasion de rencontre avec l’adolescent et le bébé fragilisé qu’il porte en lui.