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Article de revue

Notes de lectures

Pages 10 à 18

English version

Monique Selz, La pudeur, un lieu de liberté, Editions Buchet et Chastel, 2003

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1Il n’est pas sans intérêt de reprendre certains concepts de la psychologie du sens commun et de les entendre à l’aide des pratiques et des connaissances de la psychanalyse. C’est à cet exercice que nous convie Monique Selz à propos de la pudeur. La question de la honte est dans l’air du temps, comme le démontrent plusieurs colloques et conférences récents, en particulier la Conférence des Psychanalystes de Langue Française de Mai dernier. Mais la pudeur n’est pas la honte, et si la langue commune a pris soin de marquer la différence c’est que leurs domaines ne se recouvrent pas. C’est ce que Monique Selz souligne d’emblée en scrutant le répertoire lexical de nos cultures européennes.

2Elle nous montre aussi d’emblée pourquoi elle voit là un sujet d’actualité dont elle nous propose d’abord une lecture sociopolitique. Notre société contemporaine serait “foncièrement impudique”. Il faudrait voir là un effet aussi bien d’une moralité qui tend à confondre hypocrisie et pudeur, libération sexuelle et culte de l’exhibition, que de la société de consommation et des séductions médiatiques. L’ouvrage comporte une fine analyse de ce qui, en définitive, nous aurait fait basculer d’une morale du désir à une morale de la jouissance.

3Monique Selz reprend donc l’histoire de la pudeur pour souligner qu’il s’agit moins d’un problème éthique que d’une fonction de survie du sujet au regard des séductions et des contraintes du social. Elle propose ensuite une lecture philosophique, ce qui lui permet d’affiner ce que représente cette exigence de pudeur dans la relation à l’autre, et en particulier dans la relation d’amour. Ceci la conduit progressivement à élargir le champ de la pudeur et à y voir le lieu de l’intime, à la fois assurant la rencontre et la protection de l’intimité. Cette fonction de protection se retrouve dans la dimension du droit, en fonction en particulier des nouvelles lois que l’auteur examine avec soin. Protéger l’intimité du sujet, oui mais faut-il pour autant tout réglementer ? Les données anthropologiques montrent à la fois l’universalité du fait et les différences culturelles, démontrant que ce critère d’humanisation est au fondement même de toute culture.

4Toute cette première partie, richement documentée, est empreinte de la pensée psychanalytique, mais dans un second développement Monique Selz étudie plus spécifiquement la place de la honte dans les pratiques de la psychanalyse, la psychopathologie et l’étude du développement. De ces vues cliniques, je retiendrai tout particulièrement ce qui concerne les limites du tout-dire et aussi celles du tout-entendre. Respecter, voire développer, le sens de l’intime, la réserve de la pudeur, est ici très fortement proposé comme une exigence de la pratique. Bien entendu, l’auteur n’oublie pas l’importante question du prétendu lien entre la pudeur et le féminin.

5Dans une dernière partie, Monique Selz nous propose une lecture biblique, où l’on retrouve l’ambiguïté du face à face, à la fois accès à et retenue de, que l’auteur articule dans un rapport entre la voix et le langage ; rapport qu’elle illustre à propos de certains éléments du rite du Kippour.

6Bref, un essai qui sollicite notre curiosité pour l’originalité du sujet et l’étendue des domaines explorés. L’auteur nous invite avec beaucoup de force à prendre la mesure de cette impudeur contemporaine et illustre bien la place de la psychanalyse dans cette réparation de l’intime.

7Pr Daniel Widlöcher

8Président de l’API

Marie-christine laznik, L’impensable désir. Féminité et sexualité au prisme de la ménopause, Editions Denoël, 2003

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9On a dit que les fils de Freud étaient fatigués, mais, comme on va le voir, c’était compter sans les filles. Marie-Christine Laznik nous avait déjà apporté avec son premier livre Vers la parole. Trois enfants autistes en psychanalyse paru en 1995, une très importante contribution, à un moment et dans un domaine dans lesquels les auteurs actuels ne se risquent plus beaucoup.

10Là, elle récidive en ce qui concerne l’importance de sa contribution, mais elle fait encore plus fort dans le domaine des risques, puisqu’elle étudie -je pèse mes mots- un sujet qui jusqu’alors avait été dédaigné par la psychanalyse, sauf à retrouver quelques écrits, dont ceux de Sigmund Freud, de Hélène Deutsch, Françoise Dolto et quelques autres, étonnamment rares sur la question de la ménopause. Car c’est en fille de Freud, que, s’appuyant sur une expérience de consultations avec des gynéco-obstétriciens depuis de nombreuses années, elle aborde son livre avec l’étude argumentée du déni de la ménopause dans l’histoire en général et dans celle de la psychanalyse en particulier. Elle met en évidence que le concept de ménopause inaugure celui de vieillesse pour nos compagnes, et ce faisant, le premier se dissout puis se noie dans la deuxième.

11Pourtant aujourd’hui, entre l’âge moyen de la ménopause chez les femmes et celui de la mort, trente années “s’écoulent”, pendant lesquelles la question de la sexualité est restée et reste, jusqu’à ce que notre auteur s’en saisisse, un tabou quasi absolu. Et Freud, malgré les protestations violentes de certaines féministes, n’est pas celui qui a eu à cet égard le moins de courage intellectuel. Mais finalement tout se passe comme si le tabou sur la sexualité infantile propre aux temps viennois, et dont il est de bon ton de se gausser aujourd’hui, s’était déplacé sur cette période, le climatère, étymologiquement “période critique de la vie”, en rejouant avec ce déplacement, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la tragédie du silence imposé avec son corollaire de souffrance indicible pour les femmes. M.C. Laznik reprend la psychopathologie freudienne et lacanienne d’une façon renouvelée, c’est-à-dire sans donner l’impression de céder à “la langue” de bois, en l’articulant avec les éléments de sa clinique psychanalytique personnelle. En guise d’exemple, l’auteur reprend la très complexe démonstration par Lacan de la division constitutive de la femme, que ce grand psychanalyste écrivait en barrant le “La” de “La femme”, en la rendant translucide. Cette division, dit-elle, “est essentielle pour entendre quelque chose à la clinique de la ménopause. Un des malentendus les plus centraux de cette clinique réside là. Quand certaines femmes parlent des difficultés ou de la souffrance qu’elles éprouvent, elles se réfèrent essentiellement à la crise que traverse leur part féminine, que ce soit le maternel ou leur capacité de séduction. Très souvent, ces mêmes femmes sont, par ailleurs, des sujets qui réussissent extrêmement bien quant à ce qui concerne leur Idéal du Moi paternel. Ces sujets se trouvent parfois à l’apogée de leur carrière, en tant qu’être humain ça va très bien, ce qui ne les empêche pas de souffrir en tant que femme”.

12C’est ainsi qu’elle va revisiter le développement libidinal de la petite fille pour proposer des rapprochements intéressants, déjà envisagés par Hélène Deutsch et sa troisième et dernière reprise du complexe d’Œdipe, entre la constitution de son oedipe et cette période cruciale ouverte par la ménopause, “la crise du milieu de la vie”, le bébé comme équivalent phallique devenant impossible à partir de ce moment précis. Et non seulement Freud et Lacan vont venir à sa rescousse, mais également Simone de Beauvoir, cette femme “quasi-homme”, dont on peut se réjouir que le combat ait aussi fait des adeptes chez les psychanalystes. En effet, il faut se rappeler que l’auteur du Deuxième sexe a fréquenté le séminaire de Lacan et s’est intéressée au débat entre Jones et Freud sur la féminité. Et M.C. Laznik d’ajouter “que Simone de Beauvoir ait adopté la position freudienne dans ce débat sur la féminité a des conséquences toujours d’actualité sur le mouvement féministe français qui, dans sa majorité, ne suit pas les mouvements féministes anglo-saxons dans leur hargne contre Freud en particulier, et les hommes en général.” Une autre française vient apporter plus récemment un éclairage anthropologique sur cette question, Françoise Héritier. Dans son livre Masculin-féminin (1996), elle étudie à partir de “la femme de l’âge mur dans les sociétés traditionnelles” la différence des sexes comme butoir ultime de la pensée, celui sur lequel l’opposition conceptuelle essentielle entre identique et différent se fonde. C’est dans cette valence différentielle des sexes qu’elle voit un des fondements de la société.

13Nous voyons alors sur ce fond culturel resurgir chez M.C. Laznik la question de l’articulation entre ménopause et image du corps. Citant Michelle Lachowsky, une de ses amies gynécologues, elle nous permet d’approcher ce qui fait l’enjeu de cette période charnière en termes identitaires : “la ménopause est la perte du rythme qui signe l’appartenance au genre féminin, perte de la fécondité qui signe l’appartenance à la lignée des mères (…) laissant une femme sans papiers, sans ce passeport qui était sa jeunesse, avec ses corollaires, beauté et minceur”. Le stade du miroir est repris à la lumière de cette nouvelle phase de la vie libidinale et M.C. Laznik nous montre avec force comment, d’une certaine manière, il s’agit là d’une déconstruction de ce qui a servi à “La femme”, et comment dans certains cas cliniques, cette déconstruction peut aboutir à des “déréalisations”. Pourrait-on d’ailleurs lire certaines décompensations de la ménopause avec l’éclairage “en miroir” de la psychopathologie des décompensations puerpérales ?

14Quoiqu’il en soit, les mythes de la sorcière de Blanche-Neige ou de Cruella sont repris sous l’angle de cette “perte” d’image dans le miroir du temps qui passe. Mais quand on est confronté à cette clinique de la déconstruction de l’image du corps, celui qui est en position d’en accueillir la souffrance se pose inévitablement la question de savoir comment l’endiguer, la compenser, la retarder. Et M.C. Laznik a de très belles pages sur une des fonctions essentielles à laquelle peut s’élever le gynécologue dans cette mauvaise passe. De même, d’un autre point de vue, pour le conjoint ou le compagnon de cette âme en détresse annoncée.

15Mais là ne s’arrête pas le déroulement de la pensée psychopathologique de l’auteur. Décidée à en découdre avec ses prédécesseurs qui avaient maintenu la lumière du sexuel sous le boisseau de la ménopause, elle reprend, pour les révéler, les nombreuses et insuffisantes versions de l’histoire de la malheureuse mère d’Œdipe, la reine Jocaste, épouse de Laïos. Faisant preuve d’érudition, M.C. Laznik va chercher chez tous ceux qui en ont écrit quelque chose, soit directement par exégèse, soit indirectement par la voie romanesque, quels peuvent bien être les ressorts de la destinée pulsionnelle de la reine antique. “Dans le troisième temps de l’Œdipe, Deutsch faisait l’hypothèse que les fantasmes incestueux étaient maintenant adressés au fils adulte ou à quelque substitut. La crainte face à de tels fantasmes peut rendre compte de cette désaffection paradoxale pour le désir sexuel. Je l’ai nommée “complexe de Jocaste”. Le terme “complexe” vient non seulement faire écho au complexe d’Œdipe, proposé par Freud, mais indique la présence d’une structure souple qui peut venir agencer, dans différentes configurations, certains invariants.”

16Ce faisant, M.C. Laznik a défini les conditions d’un nouveau laboratoire d’étude pour les conditions qui président au maintien du désir entre un homme et une femme. De plus la clinique de la ménopause permet de revisiter la notion même de féminité, les conditions de sa constitution. “Cette clinique fonctionne comme un prisme dans lequel l’identité féminine viendrait se diffracter dans ses différentes composantes, nous permettant ainsi de les considérer séparément.” Pour toutes ces raisons, je crois que nous avons l’illustration de ce que la pensée freudienne peut produire de meilleur dans son souci de répondre par des hypothèses métapsychologiques et des dispositifs d’écoute pertinents, non seulement à la question de l’épistémologie psychopathologique, mais aussi à celle de la souffrance psychique, fût-ce celle des femmes en train de vivre cette crise de la ménopause. Marie-Christine Laznik aura puissamment contribué à re-psychiser et ré-historialiser un des aspects trop oublié de la réalité vitale de la femme.

17Pierre Delion
Psychiatre, Psychanalyste
Lille

luc roegiers, La grossesse incertaine, De la décision médicale au lien prénatal, Editions PUF, 2003

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18Ce livre parle des fœtus des petits d’homme, de ces mammifères un peu particuliers que Ferenczi appelait “endoparasites aquatiques” (in Thalassa, 1924). Il y est aussi question du ventre qui les abrite et les nourrit pendant le temps de la grossesse, ventre qui, sous nos latitudes, est en général celui de la mère qui prend soin du nouveauné et fera de lui son enfant. Bien des livres savants ont raconté cette fabuleuse histoire. Cet ouvrage donne cependant à tirer un nouveau “fil rouge”(du nom de la célèbre collection qui l’accueille). Car l’auteur, Luc Roegiers, est un pédo-psychiatre original et plutôt créatif, inspiré à la fois par la psychanalyse, l’humanisme européen et le pragmatisme anglo-saxon (de l’intérêt d’être belge, au carrefour de nombreux courants ?). “Petit-cousin”, entre autres, du psychanalyste Daniel Stern, du psychiatre et éthicien Boszormenyi-Nagy, du pédiatre T. Berry Brazelton, du philosophe Martin Buber ; et on voit vite qu’il a digéré tout ce qui se fait et se lit sur le devenir-parent depuis des décades.

19Psychiatre de liaison dans un service hospitalier très en pointe sur les questions de maternité à Bruxelles, il est aussi enseignant en éthique médicale au Centre de bioéthique de l’Université de Louvain la Neuve. Le point de départ de sa réflexion repose sur la prise de conscience d’un contexte assez impressionnant, pas si anodin au fond. Nos moeurs reproductives ont, presque en totalité, pris une tournure résolument médicale qu’on peut juger à l’aune de la contraception, des consultations pour infertilité (15% des couples concernés à un moment ou à l’autre de leur vie), des conceptions par fécondation in vitro ou par ICSI, des interruptions volontaires de la grossesse (dans 25% des conceptions), du diagnostic prénatal (avec interruption médicale de la grossesse dans la moitié des cas), du fort taux de césariennes (20% des accouchements), sans compter le fait qu’un bébé sur dix commence sa vie dans un service de néonatologie…

20Et la liste pourrait s’allonger si, d’ici une ou deux décennies, nous étions (d’aventure) tous amenés à procréer par fécondation in vitro avec diagnostic préimplantoire à la clé ! Mais loin de la réserve frileuse de nombre de ses confrères face à ce qu’il propose d’appeler les nouveaux rituels de la grossesse, Roegiers va à la rencontre des couples concernés afin de les aider à se réapproprier leur enfantement (“leur naissance”, écrit-il dans un joli lapsus) et leur permettre de “surimprimer” leurs valeurs propres à ces rituels. Il est peut-être en ce sens un des premiers auteurs francophones à interroger véritablement ces nouvelles pratiques de la médecine de la reproduction du double point de vue de la métapsychologie et de l’éthique. Bernard Golse, dans la préface, résume bien la position difficile du “psy-éthicien” : son rôle est de privilégier l’éthique du sujet (celle du bébé et de ses futurs parents), en tâchant de cantonner l’éthique du savoir à “une enveloppe contenante des interventions médicales” seulement. Plus facile à écrire qu’à faire…

21De la “panne de procréation” à la “grossesse à rixe” (expression d’une patiente qui, par ce mot-valise, condense un des enjeux majeurs de l’éthique contemporaine du devenir mère : la notion de risque ainsi que les conflits d’intérêt entre elle et son fœtus), on suit Roegiers dans son rôle d’interface entre les parents et l’équipe obstétricale, accompagnant les “travaux d’Hercule” du devenir mère. Le lecteur (trice) qui voudrait s’informer (ou se faire peur …) aura une idée précise des “choix de Sophie” parfois dramatiques de certaines de ces grossesses “à rixe” en lisant les récits qui émaillent l’ouvrage, véritables tranches de vie contées ici. Inspiré par Ricœur, Roegiers apporte à la réflexion pluridisciplinaire la dimension narrative de l’histoire de ces bébés potentiels, recueillie au cours d’entretiens avec les parents. Ce qui le conduit, au passage, à réfléchir plus avant sur la place du foetus, ce surdoué qui exerce désormais une fascination comparable à celle d’un extra-terrestre. Et notre psychiatre d’épingler au passage quelques théories post-doltoïennes qui, pour certaines, idéalisent la vie fœtale (par exemple Jean-Marie Delassus dans Le génie du fœtus), pour d’autres, surfent sur la vague d’un désir foetal désincarné (par exemple Nina Canault dans Le désir de naître). Points de vue qui amènent certains à partir avec leurs patients à la recherche de traces trau-matiques de vécus prénataux ou encore à tenter une renaissance (rebirth) centrée sur le passage du paradis aquatique utérin à celui de la terre décidément trop ferme…
Le fin mot de l’histoire a été décodé par Freud : étant donnée la néoténie du nourrisson humain (seul de tous les mammifères, le petit d’homme nait en effet en état de prématurité), on comprend que la grossesse puisse être une aventure à risque et le nouveau-né, dès la naissance, dans une situation de dépendance totale, vitale, vis à vis de l’adulte qui prend soin de lui. La médecine de la reproduction du XXIè siècle, toute armée qu’elle soit de techniques ultrasophistiquées, essaie vainement de faire aussi bien que la vache, la jument, l’ânesse… ou le kangourou. Mais tous ces mammifères sont, eux, programmés par l’espèce pour naître à terme, donc autonomes d’emblée. Ce n’est pas le cas des petits d’homme.
Geneviève Delaisi de Parseval

guy laval, Bourreaux ordinaires., Editions PUF, 2003

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22Bourreaux ordinaires, par ses raisonnements à plusieurs vitesses, par le rythme d’argumentation parfois accéléré parfois posé, résiste à une lecture hâtive. Pour Guy Laval, la dimension du social en psychanalyse s’imposerait à tout analyste, soit dans sa pratique, soit dans ses lectures ou ses écrits. L’auteur passe des textes classiques de Freud, renvoyant essentiellement au social, à d’autres dans lesquels ce thème simplement s’immisce, concluant qu’au fond, tous en sont empreints, jusqu’à la fameuse phrase : “là où était du ça, du moi doit advenir”; travail civilisateur dans la langue accompli par la thérapie analytique et comparé à “l’asséchage du Zuydersee”. Et du coup cette phrase qui pour moi évoquait la démarche de Freud lui-même comme chercheur et comme écrivain, invoquant le travail individuel du langage dans la cure analytique, prend une autre dimension, “le modèle même de la Kulturarbeit, le travail de civilisation”. Et G. Laval explique : “ …à juste titre car il n’a pas pu être que l’aboutissement d’une collaboration pensée (en italiques dans le texte) de millions d’êtres humains, c’est-à-dire du social par excellence, en même temps qu’un progrès de la vie de l’esprit.”

23Dans le premier chapitre, Homo analytiens, homme du politique, G. Laval développe ce couple conceptuel intéressant, dont l’homo economiens devient celui qui est coupé de sa part sociale : “Telle n’est pas la position de Freud qui d’emblée situe le petit homme comme être relationnel ; on peut dire plus : certains concepts comme celui de pulsion de mort, et ceci semble paradoxal pour une notion aussi individuelle qu’est la notion de pulsion, ne peuvent être compris en dehors d’un contexte social”.

24Nouvelle surprise, moins littéraire celle-ci. On sait bien que la pulsion de mort est un concept controversé de la théorie freudienne. On sait aussi que si on l’adopte, on ne peut pas lui donner un contenu, comme par exemple celui de l’agressivité. On sait que Freud le pense d’abord comme mort de l’individu et secondairement, mort d’autrui. Finalement on sait qu’elle est liée au démoniaque, à la compulsion de répétition. Ces éléments ont été soulevés par J. Laplanche dans le Symposium de Marseille de 1984.

25Ainsi, G. Laval reprend la définition du social dans l’œuvre freudienne : “La part sociale de Freud c’est la part sociale de chacun d’entre nous, êtres humains, ne pouvant vivre qu’au contact d’autres êtres humains, dans des sociétés structurées. En ce sens, cette part est composante de la structuration psychique de chaque individu et c’est cette part là qui est part essentielle dans la construction de la théorie analytique, aussi essentielle que ce qui concerne le plus individuel dans cette théorie”. Ici on se sent proche, dans la constitution de ce travail de la culture, de la constitution du symbolique de chaque individu ; symbolique dans lequel il y a aussi le pré-langage, les signifiants formels comme D. Anzieu aimait les nommer.

26Ce chapitre propose des moments forts qui concernent une analyse méthodologique freudienne de la société ainsi que la méthodologie elle-même : le surmoi mis hors circuit par l’idéal, l’analyse de l’individu en foule, la névrose en tant que refus de la Kulturarbeit. Certes, on doit s’habituer dans la lecture de ce texte à une certaine mécanisation des concepts freudiens : narcissisme, surmoi, Idéal, etc., sont élevés à “l’état” de concept dont on se demande qui en fait l’étalonnage, après des décennies de travaux et articles, et des générations d’analystes d’écoles différentes. Mais ces chapitres qui sont parfois à lire comme des lettres envoyées à des amis, ne s’arrêtent pas là. J’ai été sensible au chapitre III, De la science ou de la croyance : le travail de la décroyance. Voici quelques lignes introductives : “… Après les lucides et courageux articles de Freud (notamment L’avenir d’une illusion), la tendance (dans le domaine psychanalytique) fût plutôt à réintroduire des doses de sentiments ou des concepts religieux dans la psychanalyse elle-même, ou à s’afficher publiquement comme croyant, (…), à croire à la psychanalyse sur un mode religieux, à la pratiquer comme un rituel, voire même à instituer un dogme avec ses gardiens du temple.” Le thème de la croyance n’est pas seulement important dans le sens qu’implique la position de Freud sur la religion, mais aussi dans le sens de la sacralisation de la théorie analytique. G. Laval, du chapitre III au IV produit un mouvement critique autour du concept de croyance ; celle-ci finit par modifier l’appareil psychique et, par là, la théorisation analytique elle-même s’en trouve modifiée.

27Cette collection du P.U.F. s’appelle Epîtres et justement on est touché par la familiarité de la chose écrite, familiarité évoquant les lettres de Cicéron ; nouvelle caractéristique du familier marquant la proximité parfois désarmante. “La psychanalyse est fille de la démocratie dont la disparition signerait sa fin. Les dramatiques exemples du nazisme, du stalinisme et des dictatures sud-Américaines, montrent que la société ne répond plus à l’équilibre indispensable pour la liberté de production psychique.”

28Le dernier Métapsychologie du meurtre totalitaire étudie les conséquences du génocide et les transformations se produisant dans l’esprit d’honnêtes citoyens, devenant des assassins. La notion d’appareil psychique dans ce chapitre est réifiée de telle sorte que l’on oublie qu’elle est un modèle, ou comme Freud disait, une fiction. Fiction parfois physique, parfois biologique, l’appareil psychique n’est qu’un ensemble de métaphores constituant la métapsychologie. Cette épître Bourreaux Ordinaires, tient à la fois de la missive pleine de sagesse de l’auteur ancien, de la dédicace à un ami, ou du vers philosophique d’Horace.

29Luis Moix

30Psychiatre, psychanalyste
Paris

Jean-michel hirt, Les infidèles, S’aimer soi-même comme un étranger, Editions Grasset, 2003

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31Ce livre de Jean-Michel Hirt est le dernier volet d’un triptyque que composent aussi Vestiges de Dieu et Le Miroir du Prophète.

32L’ensemble du parcours de cet auteur a sa logique et son intérêt. Le travail que l’auteur poursuit depuis de longues années fait valoir ici, au travers d’une série de portraits, une méditation sur l’Altérité. L’Altérité n’est pas le dissemblable ou le différent. Elle serait plus à entendre, au-delà de toute figure figée de l’étranger, comme le site de l’étranger. Je reprends là une expression de P. Fédida. Se laisser interroger par l’autre, en profondeur, suppose une disponibilité certaine. L’attitude psychique qui donne la mesure de cette épreuve de l’étranger est celle d’un éveil, c’est-à-dire aussi d’un accueil à l’événement. Les Infidèles : le titre est provocateur, nécessairement. Nous lirions mal Hirt en faisant de cette provocation, un accident, un luxe ou une parade. Car ce dont il nous parle n’est rien de moins que de la vie psychique telle qu’elle se transmet d’une génération à une autre, et telle qu’elle accepte la rencontre avec le nouveau. On saisit alors l’entrecroisement de ces deux axes : l’invention dans la déformation de l’héritage et la saisie d’un soi “inédit” dans la rencontre avec un étranger radical. Un tel entrecroisement concerne la vie psychique, ici ou ailleurs, mais il est bien, sur un autre plan, au cœur des grandes scènes de la révélation, il est bien au principe même du monothéisme. Une double infidélité certes, mais à quoi ? Car être “infidèle” pourrait se réduire à un slogan, aussi épris de maîtrise et de volonté d’appropriation d’un signe de l’humain, et aucun pas décisif n’aura été même esquissé.

33L’éloge de l’infidélité ne doit pas nous faire oublier que le sujet parlant ne peut pas - sauf à se momifier dans un idéal funèbre – être strictement fidèle à quoi que ce soit d’établi une fois pour toute, et ce pour une raison qui est de structure. Le langage ne vit que par le pouvoir qu’il a de toujours représenter au-delà de l’ordre des représentations. C’est bien la raison pour laquelle la parole donnée force cette indétermination du langage. Le sujet ne sera jamais épinglé par un seul dogme, par un seul signifiant. On voit donc que la fidélité réduite à la répétition est bien un puissant credo idéologique qui vient oblitérer la saisie de ce que chaque identité, individuelle ou collective, a de fragile et d’inachevé, c’est-à-dire d’ouvert.

34“Être infidèle à soi-même pour ne pas détruire l’étranger en soi et hors soi ” écrit Hirt. Et nous revoilà revenu, mais c’est une retrouvaille, à la dimension de la reconnaissance de la différence et de la pensée du sexuel. Ou, plus exactement à saisir que c’est notre incapacité à penser en termes de totalisation et d’achèvement le sexuel et la mort qui incite la pensée au déplacement et à l’amour de la différence. Une extrême fidélité au dogme révèlerait en ce point qu’elle vaut pour un slogan de retour, sinon à l’indifférencié, du moins à ce que Freud nommait le “ moi-plaisir purifié ”. Cette fidélité n’est pas fidélité à la parole donnée, mais aliénation aux prescriptions immobilisantes du Surmoi : jouir du commerce du même au même. Cette fidélité aliénée vocifère mais il se cache dans ce vacarme qu’elle est mutique dépourvue de parole pleine. Prôner alors l’infidélité, en reconnaître son travail dans le psychisme signe le respect pour la dimension psychique du vivant, cette dimension à la fois essentielle et fragile et souvent mise à mal.

35Les spéculations toutes métapsychologiques que j’avance jusqu’ici ne sont pas sans prolongements politiques. La fidélité au dogme, au texte clos, à la terre éternelle, à l’Origine, ou même à la “ race ”, voilà bien des slogans que notre modernité a remis au goût du jour, massacres ou ségrégations à l’appui. Lorsque s’évanouit la dimension politique qui est d’instituer aussi la pensée de l’écart et du différent, une zone psychique, nommée transitionnelle, est tout à fait menacée.

36Sans se jeter tête en avant dans des dissertations sur le politique, au demeurant assez dégoulinantes ici ou là sous la plume des pessimistes de la post-modernité, Hirt suit son sillon. Il traque, à travers les récits visionnaires des trois monothéismes les stratégies du déplacement et de l’absence, laissent penser que la condition ouverte et inachevée du vivant-parlant (son seul vrai pouvoir) a été pensée et voulue par les auteurs de ces récits et par leurs plus intelligents et inspirés exégètes. L’auteur, enfin, a brossé le portrait et laissé place à ces quelques autres qui, selon lui, ont fait de “ l’infidélité de la pensée ” un choix, un dessein, un destin. : Sigmund Freud, pionnier, Wladimir Granoff, des écrivains et des auteurs marqués par le désir de l’étranger tels Victor Segalen, Thomas Edward Lawrence, Louis Massignon et Simone Weil. Une fois ce beau livre refermé j’ai eu envie de relire quelques autres psychanalystes qui avaient travaillé sur l’étranger et la crise de la représentation, dont Philippe Lévy, Michel Guibal, Alice Cherki et Radmila Zigouris.

37Olivier Douville
Maitre de Conférences
Université Paris X Nanterre

Daniel Marcelli, L’enfant, chef de famille. L’autorité de l’infantile., Editions Albin-Michel, 2003

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38L’éducation de l’enfant, tâche réputée impossible pour Freud au siècle dernier, devient un art de plus en plus difficile. Ce fait social incline l’auteur, pédopsychiatre et universitaire, à interroger l’essence du lien d’autorité. Il tire de sa vaste expérience clinique le constat d’un renversement de valeurs que constitue “l’autorité de l’infantile”. Celle-ci consiste en un déploiement de l’épanouissement de l’individualité de l’enfant au détriment du lien familial et social, fondement de “l’humanisation de l’homme”.

39Prenant appui à la fois sur les recherches en anthropologie et en psychologie du développement, D. Marcelli met en évidence le principe de “l’autorisation parentale” : le regard, partagé entre l’enfant et le parent, qui dit “non” pour fixer en le rassurant la limite de son exploration du monde. Chez l’enfant très jeune, cette autorisation est le garant de l’intériorisation du lien d’autorité. Dans nos sociétés, la primauté de l’affirmation de soi, comme but ultime de l’éducation, soutient la volonté de découverte mais renforce les inquiétudes et le sentiment de solitude de l’enfant. Celui-ci est contraint de trouver un substitut de protection dans le regard approbateur du groupe de pairs, avec tous les risques de dérive.

40L’augmentation de la violence à l’adolescence, établie par les études épidémiologiques, renvoie à l’effet désorganisateur d’un “libéralisme oedipien”, tendant à la symétrisation des rapports entre l’enfant et l’adulte. L’adolescent est ainsi laissé seul face à l’éprouvé de ses limites physiologiques. La réalisation de la sexualité devient un aspect essentiel de l’auto-fondation de soi par l’expérience. L’expression pulsionnelle de l’enfant est la promesse d’un devenir idéalisé, à condition de rencontrer le moins possible d’entraves. Les carences infantiles antérieures se verraient magiquement réparées par cette “logique assertive”, anticipatrice de son futur, qui devient la clé du développement de l’enfant.

41Le concept de puissance paternelle avait fondé historiquement l’autorité du père sur la soumission nécessaire aux impératifs sociaux. En son principe, elle venait tempérer la dépendance à l’objet maternel (étudiée par J. Bowlby). La transmission du sentiment de sécurité qui en résulte est mise à mal par les nouvelles trajectoires familiales. Les recompositions et autres avatars familiaux font l’objet d’un développement particulier dans un paragraphe de cet ouvrage. Auparavant, les adultes se reconnaissaient dans la fonction de parenté. Aujourd’hui, la “Parentalité” est faite et défaite par l’enfant qui accède de fait à la position de personne de droit.

42Paradoxalement, “l’enfant Roi”, produit d’une évolution culturelle et surtout économique dans les sociétés occidentales, s’éloigne d’un “état de nature” en affirmant la primauté de la loi de son désir. La promotion de sa satisfaction fait peu de cas de l’assentiment d’autrui, à l’instar d’un “idéal démocratique occidental” qui pousse à l’individualisme.

43D. Marcelli forge le concept d’une Instance assertive contraignant à la réalisation du désir. C’est une sorte de Moi grandiose déniant la place de l’autre. Produit d’un impératif éducatif parental, il vise à l’épanouissement du bébé en supprimant les contraintes. Le résultat en est une douleur de vivre qui engendre des conduites addictives plutôt que des symptômes névrotiques. La dépendance à autrui devient une pathologie en soi. Les désirs sont orientés vers la possession d’objets matériels au détriment des relations entre personnes. Entre sur-veillance et bien-veillance, il y a place pour une “bonne-veillance”, sollicitude témoignant de l’intérêt porté à la personne en contrepartie de relations de respect réciproque.

44Cet ouvrage se saisit de l’essentiel des connaissances acquises par les approches cognitivistes et l’observation scientifique du nourrisson pour apporter un éclairage sur une problématique souvent obscurcie par les querelles idéologiques. Il permettra de renouveler ainsi les angles d’analyse des acteurs, parents, pédagogues, éducateurs et thérapeutes, aux prises avec ces questions. Du père sévère au permissif, la question de la fonction paternelle, ouverte il y a un siècle par les travaux de Freud, semble s’être déplacée et complexifiée. Tout se passe comme si chaque évolution des connaissances, en modifiant les conditions d’existence, rendrait les tâches éducatives encore plus difficiles au lieu de les alléger. En prenant acte de ces évolutions psychologiques dans les rapports humains, cet essai sur l’autorité parentale contribuera au moins à éviter l’illusion d’un recours nostalgique aux “bonnes vieilles méthodes”. Il favorisera la prise de conscience des enjeux à moyen terme de nos modes d’éducation qui ne sont pas que des “modes” sans conséquence, puisqu’elles peuvent aboutir à des impasses sociétales coûteuses.

45Claude Savinaud

46Docteur en psychopathologie
Maître de conférences à l’I.P.S.A. Angers

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