Notes
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[1]
Dans la traduction de S. Jankélévitch, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1968.
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[2]
« La découverte de l’objet », Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, pp. 164-166.
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[3]
« De l’imitation », Revue française de psychanalyse, 52, 1988, pp. 969-988.
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[4]
Avec des enfants aux contours identitaires très fragiles, comme le petit Charles, il me semble important de différencier ma propre personne des projections de l’enfant, afin de permettre à ce dernier de sentir l’usage qu’il peut faire de ma personne comme objet de transfert, et d’introduire une dimension tiercéisante qui contienne un peu l’angoisse persécutrice ou claustrophobique. D’où l’usage du terme un peu formel de « Mme Reignier », au lieu du « je ».
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[5]
« De quelques fonctions précoces du regard à travers l’observation directe et la clinique des états archaïques du psychisme », Enfance & Psy, n° 41, 2008/4, pp. 14-22.
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[6]
Ceci rejoindrait l’idée de Freud selon laquelle le corps, source d’excitation, est traité comme un objet externe.
1L’implicite des origines parcourt la réflexion de Freud sur l’objet, pour parfois devenir explicite : dans les Trois essais est longuement pesé l’apport érotique de la mère étayant le développement pulsionnel du nourrisson, fondement de la « redécouverte » de l’objet à la puberté. À cette inscription originaire de la présence du premier objet érotique répond, dans « Le Moi et le Ça », chapitre V, celle de son absence : le névrosé sujet à l’angoisse de mort retrouverait quelque chose « du premier état d’angoisse qu’éprouve l’enfant à la suite de sa séparation nostalgique d’avec la mère » [1].
2Nous voudrions évoquer ici des situations qui illustrent cette prescience de l’originaire qui caractérise les allers-retours réflexifs de Freud entre la vie psycho-sexuelle de l’adulte et la construction de l’enfant ; le mouvement permettant ces allers-retours serait rendu possible par la double hypothèse de la fixation-régression pour les configurations pathologiques, mais pas seulement ; la dynamique de l’après-coup pubertaire, implicite dans la théorie de la redécouverte de l’objet, intervient du fait du « travail préparatoire […] effectué depuis la prime enfance ». Les descriptions qu’en fait Freud valident l’apport libidinal et érotique inconscient, troublant mais indispensable, des soins maternels afin de doter le futur adulte d’un « besoin sexuel énergique » [2].
3Certains enfants n’ont pu bénéficier suffisamment de ce « long travail préparatoire » dans la relation à leur premier objet ; il s’agit d’enfants souffrant de pathologies graves, ayant altéré leur développement très tôt dans leur vie. On trouve souvent chez eux, sous des formes spécifiques et dramatiques, des inscriptions de l’absence de l’objet.
4Dans le travail avec ces enfants, certaines situations cruciales se sont présentées, qui m’ont paru être la réédition transférentielle de vécus catastrophiques de perte, survenus dans un temps d’avant l’accès au langage, d’avant que les traces mnésiques ne puissent se traduire en représentations verbales ; avant même, semble-t-il, que le moi de l’enfant soit parvenu à une différenciation suffisante d’avec son environnement ; autrement dit, avant que le corps de l’enfant ait pu se vivre comme suffisamment différencié du corps maternel. Comme si, pour ces enfants, perdre l’objet, c’était perdre de son corps.
5Leur actualisation dans la cure permet de réfléchir aux traumatismes survenus à ce point d’articulation aigu, et pourtant quasi impalpable, entre le dialogue pulsionnel avec l’objet et la construction de la représentation de soi du petit d’homme. Dans les situations de développement heureux, cette construction s’accompagne de l’investissement autoérotique du corps, dans le maillage non seulement des différentes zones érogènes, mais aussi des zones particulièrement investies par la pulsion d’emprise, ou bien dans son retournement en besoin de portage passif dans le contact avec l’objet, aux fins de calmer les angoisses corporelles liées à la néoténie du nourrisson : la peau, le dos, la main, les yeux.
6Ce processus me semble reprendre le double pivot, pulsionnel et identificatoire, décrit par Freud pour la genèse de la seconde topique. Mais si la question de la pulsion reste inchangée, l’identification, en revanche, semble procéder, à l’orée de la vie psychique, principalement de la présence de l’objet, et non des mécanismes dérivés de l’absence ou du deuil. Ainsi, le moteur des identifications précoces requiert un certain quantum de processus fusionnels avec l’objet, qui mettent en route les imitations précoces étudiées par E. Gaddini [3] ; en outre, cette « relation primitive d’agrippement, l’accrochage adhésif à la mère » décrit par Esther Bick, comporte des mouvements d’adhésivité dont la vertu constructive doit être soutenue, même si, ultérieurement, les défenses par l’adhésivité tentent de pallier le défaut de contenance de l’objet, et entravent le développement psychique de certains enfants.
7Or si le processus d’installation de l’objet dans le moi en construction de l’enfant, rendu possible par les identifications précoces adhésives puis rapidement introjectives, s’est trouvé perturbé, la dépression de l’enfant trouve une traduction psychique, mais aussi corporelle, que la cure psychanalytique remet parfois ensuite à jour : les vécus de « casse », ou de disparition de certaines zones corporelles, les états d’amputation, rendent compte, dans la concrétude des traces corporelles pré-symboliques, de ce que Freud décrivait du processus mélancolique : « une blessure ouverte » qui entraîne chez le patient « un perte de son moi ».
8Je vais tenter d’illustrer cela par la clinique, en présentant des séquences de travail avec trois enfants que j’ai prénommés Charles, David et Aimée.
9Charles est un petit garçon psychotique qui démarre sa cure à l’âge de 5 ans. C’est un enfant si violent qu’il n’est accepté que quelques heures par semaine à l’école ; il s’exprime de manière rudimentaire, avec un phrasé explosif. Sa bouche est mal fermée, et souvent il bave, témoignant de nettes difficultés dans l’investissement de la cavité primitive. Par ailleurs, sa démarche, heurtée et incertaine, donne l’impression d’un enfant constamment bousculé de l’intérieur, vivant dans un corps méconnu de lui-même.
10La prise en charge thérapeutique, à deux séances par semaine, mettra longtemps avant de s’installer dans un régime tranquille, où Charles puisse être à l’abri des mouvements de persécution qui le saisissent à tout moment, aussi intenses que son investissement des séances et de son analyste. Après quelques mois, nous avons pu commencer à jouer. De nombreux jeux où le corps tient une place de premier ordre, à travers notamment les mouvements complexes de la thématique orale : les désirs incorporatifs avivent immédiatement des fantasmes d’engloutissement, d’empoisonnement, de destruction par l’autre sans qu’aucun tiers ne vienne protéger ou contenir l’omnipotence qui s’exprime alors. Dans ces jeux, je suis souvent son double, un enfant jouant pour lui, avec beaucoup d’affects et de mots, les ressentis implicites des scénarios qu’il ébauche. Ainsi fonctionne en aller-retour l’identification adhésive entre nous deux, avec cependant cet « écart » si important que Geneviève Haag a souligné entre le projeté de l’enfant, et ce qui lui est renvoyé : c’est le « pas tout à fait pareil », qui permet une transformation possible de l’excitation et crée l’écart par lequel le tiers advient.
11Un jour qu’il m’a crue absente, Charles me fait vivre ce qu’il a ressenti à m’attendre : il m’indique que je dois « tomber dans le trou noir de l’arc-en-ciel », et que, là, ma bouche est cassée ; de ce mouvement de désespoir complet, Charles peut offrir une figuration, mêlant lui-même et son objet de transfert : tout mon visage a été détruit, dans une sorte de scène primitive où le Père Noël a mangé mon front, mes yeux, mon sourire, il a même « mangé décembre ».
12Cette séance, bouleversante pour moi, m’a portée à me figurer les vécus de chute catastrophique de Charles, plongeant ses yeux dans le regard arc-en-ciel de sa mère : le regard mort comme un trou noir d’une mère aux prises avec ses deuils. L’activité orale probablement engagée dans ce face-à-face de la mère et de l’enfant perd tout l’apport érotique décrit par Freud ; elle laisse le champ à la persécution, à la pulsion de mort, et elle conduit, dans le cas de Charles comme dans celui du petit John décrit par Frances Tustin, à la destruction de la zone érogène : la bouche est cassée.
13Le mouvement transférentiel m’a semblé apporter là une trace mnésique suffisamment précieuse et singulière pour que je la reprenne, quelques jours plus tard, alors qu’il montre son chagrin à l’idée de se séparer de sa baby-sitter pour les vacances. Je lui avais alors dit : « Cela me rappelle ton chagrin de la dernière fois : tu m’attendais, et tu étais triste, et tu as pensé tomber dans le trou noir de l’arc-en-ciel ». « Oui, dit-il, je suis amoureux de toi ». Il se glisse sous la table, et ordonne : « Tu me cherches ».
14Je demande où il se trouve : « Dans la bouche du vampire ». Je m’inquiète, le cherche, exige de le voir. Lui, jouant le vampire, me gronde brutalement : « Tais-toi, espèce de grosse tétine » ; il s’ensuit un échange, où j’insiste en disant que « Charles a encore besoin de la tétine des séances, mais peut-être qu’il a encore peur que s’il prend Mme Reignier [4] comme une tétine, alors Mme Reignier devienne dans son ventre un vampire qui voudrait le tuer de l’intérieur ? »
15Cela permet à Charles de reprendre son récit ; il me dit : « Tu es le capitaine Crochet, et tu veux tuer Charles ».
16Je propose : « Charles avait attendu Mme Reignier, mais elle n’était pas là ; ses yeux arcs-en-ciel étaient morts ; alors Charles tombait dans le trou noir de l’arc-en-ciel et le capitaine Crochet arrivait ? »
17— « Oui, c’est ça ».
18Je commence, voix dramatique : « Je suis le Capitaine Crochet, je suis méchant, je veux faire du mal à Charles ».
19— « Oui, tu veux casser sa bouche. »
20— « Oui, Charles en tombant dans le trou noir de l’arc-en-ciel, il a perdu sa colère, et moi, Capitaine Crochet, je suis la colère de Charles, et je reviens faire mal. »
21Le jeu se poursuit, où lui, Peter Pan, casse la bouche du Capitaine Crochet, puis lui rend, puis se la fait casser, et ainsi de suite, au point que je formule que les uns et les autres ont vraiment besoin les uns des autres…
22Cinq semaines plus tard, il dessine des lettres et me demande de dire ce que je vois. Brusquement, il se lève, et m’entoure de ses bras : « Je t’aime, Mme Reignier ». Il se recule, me regarde, et me dit, gravement : « Merci, Mme Reignier, merci pour les séances. »
23Il me semble que ce mouvement témoigne du sentiment de pouvoir à présent introjecter des contenus symboliques, en étant mieux dégagés des angoisses orales qui le laissaient dans les affres de l’incorporation, du vide et de la persécution.
24C’est dans cette période qu’il quitte enfin toutes les tétines qui l’accompagnaient, le soir, pour s’endormir.
25L’histoire de David : il s’agit d’un enfant beaucoup mieux construit, très intelligent, mais qui a probablement été très abandonné ; ses deux parents étaient déprimés lors de leur séparation, qui a eu lieu dans le deuxième semestre de sa vie. L’intégration à l’école maternelle est devenue problématique à partir de la moyenne section ; là encore, c’est sa violence, et son incapacité à tenir assis à sa table de travail, qui ont conduit à aménager sa scolarité et à organiser des soins. David est un petit garçon très angoissé, dès les premières rencontres lorsqu’il a 4 ans, mais il refuse toute mise en mots sur ses angoisses, contrairement à Charles pour lequel j’avais fait office de conteneur et de révélateur de ses vécus agonistiques. Dès qu’il s’agit de parler des éléments d’angoisse qu’il apporte, David me fait taire, généralement avec les armes de l’analité : « Tais-toi, Culotte ! Merde ! etc. » Chez David, la terreur de la mort est très présente, dès le début du processus thérapeutique, mais est tenue à distance dans des représentations d’objets tous marqués du sceau de l’analité destructrice : météorites, planètes cacas… c’est sans aucun plaisir que David déploie, sur plusieurs mois, une thématique évoquant que, sans conteste pour lui, le caca peut détruire.
26Le processus d’intrication se poursuivant au fil des séances, David traverse alors une phase d’excitation érotique durant laquelle il prend plaisir à montrer ses fesses aux garçons de sa classe, et où il recherche le contact corporel avec eux, au grand dam de l’institution, qui s’en inquiète. Je pense qu’il est en train de tenter de se réapproprier l’investissement du bas de son corps et de sa zone érogène phallique et anale, mais dans un besoin de contact adhésif hélas inapproprié à l’âge qu’il a ; par ailleurs des clivages restent très puissants, qui maintiennent l’angoisse à un niveau difficilement soutenable pour lui.
27Après deux ans de traitement, il arrive un jour, visiblement déprimé. Des enfants l’ont traité de « chéri du cul ». Et quelques semaines après, il raconte qu’on lui a fait un croche-pied, qu’il est tombé « comme une météorite » dans la cour de récréation.
28Puis il fait une cocotte, et me fait jouer avec lui : Je suis… « une crotte »… « un portable qui pète », etc.
29Je réagis en prenant acte de la mélancolie projetée : « Je n’ai pas le choix, alors, de toute façon je serai toujours une personne nulle, comme une crotte… » Puis j’enchaîne : « en même temps, si je suis une crotte, personne d’autre ne veut de moi, et tu peux garder pour toi tout seul ta crotte, Reignier ». Il rit gaiement, et, un peu plus tard, s’assure que je suis bien vaccinée contre la grippe, pour ne pas tomber malade.
30Cependant, des vacances arrivent et, avec elles, une perspective de départ en classe de découverte qui terrifie David. Il fait avant ce départ un cauchemar : il est piqué par une guêpe, et il a alors un trou au milieu de la main. Il me raconte l’horreur et l’effroi devant ce trou, qui « ne saigne même pas ». Interrogé sur ses restes diurnes, il rapporte qu’à l’école il s’est battu, avec ceux qui le traitent de « chéri du cul ». Mes associations, à ce moment-là, portent sur une hallucination négative, le trou, dans une main qui pourrait ici représenter une fonction de sphincter ; en même temps, la guêpe m’évoque un objet combiné parental venu l’attaquer.
31Je n’ai pas beaucoup de possibilité d’interpréter ce rêve, mais le contenu résonne comme l’indice d’un vécu d’amputation d’un organe très engagé dans le lien à l’objet : une main trouée ne peut plus retenir l’objet qui se dérobe ; et les restes diurnes suggèrent que la maîtrise anale est peut-être engagée dans cette affaire.
32Au retour de ses vacances, tout s’est bien passé ; ses capacités de supporter la séparation sont bien meilleures que ce qu’il imagine. Cependant, lorsqu’à la période de vacances suivantes, il revient de colonie, il me dit : « Je vais te dire un secret, mon papa, quand il était petit, il était gros ». On en parle. Lui-même se trouve gros. « Qu’est-ce que tu trouves gros chez toi ? », demandai-je :
33— « Mon ventre ; regarde ; je me déteste quand je regarde mon ventre. »
34— « Tu n’aimes pas ton ventre, parce que tu l’imagines rempli de caca, peut-être. »
35— « Oui, je suis constipé. C’est vrai, je suis constipé ! »
36— « C’est comme si tu n’arrivais pas à te servir de tes fesses et de ton trou des fesses pour faire sortir ton caca de ton ventre ? »
37Lui, anxieux : « Berk, arrête, c’est dégoûtant ! » Il s’agite.
38— « C’est comme si, en partant en vacances, en quittant Mme Reignier, maman et papa, tu avais perdu ton »… il finit ma phrase : « trou du cul ».
39— « Oui, c’est comme si pendant les vacances, pendant que tu étais tout seul, maman, papa, Mme Reignier avaient gardé ton derrière, qu’on l’avait gardé avec le nôtre ».
40— « Arrête, bah, c’est dégoûtant ! » Il est vraiment angoissé, mais c’est une des premières fois où il ne cherche pas à couvrir le bruit de ma voix devant des contenus inquiétants pour lui.
41— « Oui, c’est vrai le caca c’est un peu dégoûtant, mais peut-être pendant les vacances tu t’es senti comme un bébé tout arraché, décollé des genoux de papa, maman, et Mme Reignier, et qui aurait laissé là le reste de son corps. »
42Il me demande : « Tu aurais pas un truc pour faire du relief, à mettre sous ma feuille ? donne-moi une pièce de monnaie de ton porte-monnaie. » Ce que je lui refuse, et qu’il redemandera. Alors je dis : « Tu sais, David, cela peut te paraître bizarre, mais j’ai l’impression que la pièce de monnaie ça pourrait être comme un caca, et mon porte-monnaie comme mon trou du cul à moi, et que tu aimerais que je te les donne. »
43— « Oui, mais c’était pour faire quelque chose de joli. »
44Quoi qu’il en soit, David peut faire quelque chose de mon refus : en fouillant dans ses poches, à lui, il sort de petits animaux qui peuvent se déplier, et joue : « Regarde, un combat de bébés dragons. » Et l’on finit la séance en commentant le plaisir de se pousser et de se rentrer dedans.
45La thérapie de David suggère combien la problématique de la séparation et de la maîtrise de l’objet partiel anal peuvent être confondues avec celle du corps propre. C’est progressivement que l’hypothèse m’est venue que le manque d’ancrage de cette zone, perdue dans les catastrophes des premiers temps de la vie de David entravait la récupération de sa pulsionnalité phallique et anale. C’est à travers l’évolution de notre lien, et tous les jeux complexes autour de la destruction, puis la rétention de son analyste comme un contenu interne que, peu à peu, me semble-?t-il, quelque chose s’est dessiné de ce côté-là. Par la suite David a moins eu besoin du regard gémellaire de ses camarades le confortant dans son intégrité corporelle, ou d’un collage peau à peau avec eux, pour se sentir un petit garçon entier et plein de vitalité, de la tête aux pieds.
46Un dernier moment clinique : ici, c’est un agir de ma part qui porte la représentation corporelle du manque et y répond, d’une façon que je n’ai pas pu me formuler clairement, sur l’instant. Aimée est une fillette post-autiste de 8 ans que je reçois depuis une année ; ses problèmes ont été décelés lorsqu’elle est entrée à la maternelle, où elle passait la plupart de son temps allongée par terre, sans tonus. À cette époque, cette grande fille a une allure bien particulière ; elle marche le buste toujours en avant, comme si elle allait tomber et que sa colonne manquait de force pour la hisser à la verticale ; elle a les bras ballants le long du corps, et lorsque je prends contact avec elle, ses yeux et son visage décrivent lentement une grande boucle périphérique qui évite mon regard. Peut-être comme une compensation à ce manque de tonus dorsal, Aimée souffre depuis toujours d’une encoprésie de rétention ; le serrage autour du bâton fécal remédie peut-être au sentiment de faiblesse de son axe ; lorsqu’elle est en séance et qu’elle ressent le besoin d’aller aux toilettes, elle s’appuie d’abord psychiquement sur moi pour se décider à s’y rendre, en me demandant si c’est mieux pour elle. Ses difficultés se sont récemment améliorées, mais les séparations d’avec le milieu familial réveillent toujours ce symptôme.
47Je retrouve Aimée à l’issue de notre première séparation pour des grandes vacances, et après une séparation de deux jours d’avec ses parents : elle a été chez ses grands parents. En ce jour de retrouvailles, elle se sent très mal, physiquement : elle « n’arrive pas à faire popo » depuis plusieurs jours, endolorie, et ne sait que faire d’elle-même. Elle essaie de jouer, mais rien n’y fait : elle finit par dire qu’elle ne peut plus rester dans la séance ; et c’est la première fois que je la trouve dans cet état-là ; Aimée est très attachée à ses séances, trop rares et trop courtes pour elles (je suis d’accord là-dessus, hélas). Je lui propose alors de s’allonger sur le divan, pour essayer de percevoir ce qu’elle ressent, et de m’en parler, dans une position plus confortable que le fauteuil. Survient alors un grand changement dans ses sensations : elle est émerveillée du contact avec le divan, c’est, dit-elle, « comme si il y avait quelqu’un qui me faisait du bien à mes fesses, qui m’enlevait ce qui fait mal ». Elle insiste beaucoup, cherchant à formuler ce qu’elle ressent d’une présence physique derrière elle. Le soulagement est tellement immédiat et important que j’en suis stupéfiée, me demandant quelle est la participation hystérique à un tel retournement.
48Je serais néanmoins tentée de résumer les choses ainsi : les angoisses de séparation vécues par Aimée s’étaient traduites pour elle par un desétayage qui réactivait des sensations de perte, non tant d’un objet externe différencié d’elle, que d’une zone d’arrière-plan méconnue d’elle ; et elle retrouve cette dernière au moment où on lui offre un appui concret et adéquat ; tant qu’elle n’a pas éprouvé ces retrouvailles, le vide créé laisse la place à une persécution douloureuse figurée par les douleurs de la constipation. L’appui-dos offert à Aimée à travers le divan (appui qui assume l’équilibrage de tout son corps, en position allongée) a été éprouvé par elle comme l’équivalent d’être prise dans mes bras, portée de manière à ressentir vraiment un arrière-plan mettant fin aux angoisses d’écoulement et de perte de soi, par derrière, aussi bien qu’à la persécution. Ceci ne peut se comprendre sans la participation indispensable du regard que je porte sur elle, à ce moment-là, assise dans un fauteuil proche du divan.
49Je ne pense pas que, en l’absence d’interprétation de ma part, une telle expérience puisse être correctrice ; cependant, elle a apporté à Aimée un soulagement venu probablement enrichir d’une nuance de plus sa dépendance transférentielle et sa capacité à s’appuyer sur la dimension d’étayage psychique de notre relation. Depuis, elle est revenue ponctuellement, sur le divan.
50Que se passe-t-il dans les moments cliniques que j’ai présentés ? Dans l’hic et nunc de la séance des vécus de perte et de persécution situés dans le corps surgissent, à l’état de traces mnésiques peu symbolisées : chez Charles, dans sa bouche, chez Aimée, dans l’arrière-plan du dos et du bas du dos ; chez David, les choses sont mieux symbolisées et c’est le cauchemar qui raconte le trou créé par l’absence de l’objet.
51Deux courants poussent à la réédition transférentielle de tels vécus : la douleur ressentie dans les éprouvés de séparation, et la compulsion de répétition, qui, dans les jeux préalables, a fourni de nombreux indices, aiguillant le contre-transfert vers cette écoute spécifique. Or, la compulsion de répétition n’est pas la moindre des aides, dans le travail avec l’enfant ; lorsqu’elle agit, elle est le témoin précieux de la force des vécus de détresse.
52Paradoxalement pourtant, la répétition du traumatisme ne semble pouvoir se déployer que si elle s’inscrit dans le cadre d’une relation très libidinalisée, vivifiante pour l’enfant. Le jeu est souvent essentiel, impliquant la participation soutenue de l’analyste ; comme si la quantité de libido en circulation dans la relation thérapeutique devait fournir un contrepoint nécessaire pour lutter contre les effets de désintrication impliqués dans le retour de ce traumatisme ; les enfants peuvent supporter de s’entendre parler de cela, ou de l’éprouver même, parce qu’une partie de leur psychisme a pu fermement s’accrocher à la vitalité de leur thérapeute. Le mouvement de désobjectalisation est ainsi repris et contenu dans un contexte libidinalisé où le thérapeute apporte à l’enfant les capacités de liaison permettant probablement la progression des éprouvés archaïques vers des états d’affects et de représentation subjectivables.
53Il me semble cependant impossible d’imposer comme une généralité ces aspects de mon contre-transfert ; aussi, je me permets de parler de celui-ci en mon nom seul. En particulier, je pense qu’il ne se déploierait pas sans un arrière-plan de convictions sur les catastrophes dépressives vécues par ces enfants ; ces convictions ont pour moi la valeur d’un mythe, portant à la fois sur les origines du psychisme de l’enfant. Elles s’articulent à la fois sur les théories de la genèse du moi corporel décrit par Esther Bick, Didier Anzieu et Geneviève Haag, mais ne peuvent se dispenser d’une compréhension à travers les concepts de désobjectalisation décrit par André Green et d’hallucination négative.
54Ainsi pourrait-on élaborer la reconstruction suivante : dans ces états de détresse aigus où l’enfant n’a pas pu atteindre l’objet externe, la ou les zones corporelles impliquées sont ressenties par l’enfant comme perdues dans le vide, emportées avec le mouvement pulsionnel qui n’a rencontré que l’absence de réponse de l’objet, au lieu de le « toucher ».
55Pour comprendre cela, il faut bien sûr s’appuyer sur une représentation de l’échange pulsionnel du bébé avec sa mère qui soit médiatisé, quelle que soit la zone corporelle en jeu, par le regard, porteur des affects et de la capacité de rêverie maternelle, auquel s’ajoute bien souvent la mélodie vocale. Geneviève Haag insiste sur les dimensions multiples du regard, qui participent de manière essentielle à l’investissement du sensorium et de la musculature du nourrisson : dimension de rassemblement tonique autour des élans de la pulsionnalité orale, dimension de constitution des premières enveloppes, à la fois tactile, d’abord adhésive, puis rapidement pénétrante et enveloppante, et enfin, dimension verticalisante permettant l’intégration de l’axe vertébral [5].
56On peut ainsi supposer que l’enfant dans de telles circonstances a été contraint, et ce fut une manœuvre de survie, de se cliver des forces pulsionnelles agissant en lui, de se retirer en lui afin de ne plus avoir à éprouver l’attraction précipitante vers le vide de l’absence d’objet, ou vers un objet par trop inadéquat. Une telle configuration de désobjectalisation, si c’est bien de cela qu’il s’agit, implique alors la mise en place d’une hallucination négative de la source corporelle de la pulsion, qui est traitée comme un non-objet, afin de disparaître [6]. Autrement dit, dans la pathologie évoquée ici, la désobjectalisation porte sur la partie du corps atteinte dans le lien à l’objet ; mais, de ce fait, est réalisée une identification à l’absence de l’objet.
57Tout ce qui est décrit ci-dessus, impliquant à la fois des sensations corporelles concrètes portant à un degré pathologique les vécus de chute et de désorganisation du sensorium qui accompagnent la néoténie « normale » du nourrisson, et des mouvements de retrait et de désobjectalisation, s’entend, je le répète, dans un contexte où le fonctionnement psychique de l’enfant s’articule autour d’« objets-zones complémentaires » (Piera Aulagnier) dont la différenciation débordant l’étape de construction de la « cavité primitive » (Spitz) n’est pas achevée.
58Le parallèle de ce processus avec la mélancolie vaudrait d’être travaillé plus avant : en effet, dans la mélancolie, la désobjectalisation atteint le moi, détruit par le surmoi au point que le moi peut finir par faire l’objet d’une hallucination négative entraînant sa destruction. Dans les cas qui nous occupent, le drame s’est probablement joué avant la constitution du surmoi. Dans « Le Moi et le Ça », Freud évoque les « origines acoustiques » du surmoi, ces représentations verbales en liens avec des traces verbales, dans tous les cas inconscientes, dont « l’énergie de fixation » qui leur donne leur efficace se situe dans le ça. Encore faut-il, dans une telle hypothèse, que le langage soit investi, et qu’il y ait même eu un langage adressé à l’enfant.
59Pour conclure, la clinique du travail avec les enfants très malades nous confronte sans cesse, par-delà les avatars des défenses pathologiques qui font dériver le lien à l’objet vers la persécution, la confusion, ou le retrait, à la question de la carence, de l’inorganisé, du vide, ou du « non-né ». Cependant, le long processus de réintrication des mouvements pulsionnels, assuré dans la cure, s’apparente au « long travail préparatoire » décrit par Freud pour assurer une première cohésion pulsionnelle autour des noyaux du sexuel infantile ; de là, dans l’expérience de transfert, certains après-coups peuvent survenir d’un temps très archaïque où les premiers mouvements de la sexualité infantile étaient bien là, mais furent engloutis dans des catastrophes dépressives. Et, avec eux, les zones érogènes et les auto-érotismes dans leur valeur de satisfaction en lien fantasmé avec l’objet.
60Certains enfants peuvent offrir la figuration de ce désastre en montrant, à leur insu le plus souvent, l’amputation ressentie dans leur corps ; considérer les parties du corps perdues par l’enfant comme des objets internes permet de les aborder dans le transfert, et de permettre à l’enfant de les réintrojecter. Cela peut concerner des moments mutatifs de la cure, mais se déroule souvent mezzo voce, dans le décours du jeu et de l’échange analytique.
61Après avoir traversé ces moments, la relation fantasmée de l’enfant à son analyste peut alors, peu à peu, prendre une nouvelle tournure : la solitude, devenue tolérable, peut soutenir les représentations de scène primitive et la conflictualité œdipienne qui, présents depuis toujours, suscitaient auparavant le retour d’une détresse innommable : celle d’un objet, confondu avec soi, qui aurait disparu à tout jamais.
Notes
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[1]
Dans la traduction de S. Jankélévitch, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. « Petite bibliothèque Payot », 1968.
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[2]
« La découverte de l’objet », Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987, pp. 164-166.
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[3]
« De l’imitation », Revue française de psychanalyse, 52, 1988, pp. 969-988.
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[4]
Avec des enfants aux contours identitaires très fragiles, comme le petit Charles, il me semble important de différencier ma propre personne des projections de l’enfant, afin de permettre à ce dernier de sentir l’usage qu’il peut faire de ma personne comme objet de transfert, et d’introduire une dimension tiercéisante qui contienne un peu l’angoisse persécutrice ou claustrophobique. D’où l’usage du terme un peu formel de « Mme Reignier », au lieu du « je ».
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[5]
« De quelques fonctions précoces du regard à travers l’observation directe et la clinique des états archaïques du psychisme », Enfance & Psy, n° 41, 2008/4, pp. 14-22.
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[6]
Ceci rejoindrait l’idée de Freud selon laquelle le corps, source d’excitation, est traité comme un objet externe.