« C’est comme les marionnettes du ventriloque qui se libérant de leur maître, le trompent, sabotent ses plans, le persécutent. Le marionnettiste contrôle sa marionnette mais aussi se fait contrôler par elle. »
1Pour discuter un concept en psychanalyse, il faut le situer dans son rapport avec la métapsychologie, comme je l’ai déjà fait dans des travaux antérieurs avec le concept d’inconscient (Levy, 2011) et récemment avec celui de symbolisation (Levy, 2013). Je propose de décrire l’évolution du concept de relations d’objet en psychanalyse, particulièrement dans l’école anglaise, à partir de Freud, et dans le chemin Klein-Bion-Winnicott-Meltzer. La construction de la notion d’objet interne en psychanalyse dans son lien avec les différents types de relation d’objet sera détaillée.
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3Nous pouvons trouver différentes acceptions de l’objet dans l’œuvre de Freud : l’objet de la perception et de la connaissance, l’objet de la pulsion, l’objet du narcissisme et l’objet dans son rapport à l’identification. Nous pouvons affirmer que pour Freud l’objet s’approche de plus en plus du monde interne. Il « migre » vers l’intérieur. L’objet de la perception va devenir objet de la pulsion dans Les Trois Essais (1905). En 1914, dans « Pour introduire le narcissisme », la libido aura le moi comme objet et celui-ci deviendra interne. Mais le plus grand saut se trouve dans « Deuil et Mélancolie » (1915) quand Freud décrit l’édification d’un objet à l’intérieur du sujet. On doit reconnaître au génie de Freud la description, dans « Deuil et mélancolie », du processus par lequel le sujet, confronté à la perte de l’objet libidinal, va le remplacer par une identification. Plus tard, dans « Le Moi et le Ça » (1923), Freud développe l’idée que ce processus n’est pas propre à la mélancolie mais à tous les liens libidinaux perdus. À partir du processus de deuil, il montre le trajet du retrait des investissements libidinaux de l’objet perdu et sa lente introjection et assimilation par le moi qui change à mesure du processus. Baranger souligne que c’est dans « Deuil et Mélancolie » que Freud introduit le concept d’objet introjecté et de sa fonction structurante pour le moi.
4L’article de 1915 montre, pour la première fois, la description d’une relation d’objet intériorisée. Freud explique qu’une partie du moi va s’identifier à l’objet perdu, tandis que l’autre partie va attaquer ce même objet devenu interne, utilisant les mêmes accusations qui auront pu être portées auparavant contre l’objet extérieur. Voici donc la naissance de la théorie des relations d’objets internes. Dans cette description Freud va au-delà du modèle pulsionnel qui décrivait l’objet comme but de la pulsion, ou comme étant introjecté pour constituer une structure de personnalité, le surmoi. Ce modèle devait décrire minutieusement l’économie, la topique, la génétique et la dynamique des processus pulsionnels intrapsychiques et de leurs investissements objectaux. Nous pensons qu’une extension de la métapsychologie a été nécessaire pour appréhender et décrire la complexité de l’inclusion de l’objet, de l’autre, dans la constitution psychique du sujet.
5A. Green (2002) souligne que la pensée clinique de Freud prend en compte l’intrapsychique du patient, seule susceptible d’être considérée. Parmi les changements postfreudiens, cet auteur reprend la critique de la théorie des pulsions qui a pu omettre le rôle de l’objet ou de la relation d’objet, de l’Autre, du sujet (intersubjectivité).
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7La métapsychologie freudienne a étudié l’inconscient à partir des quatre dimensions métapsychologiques classiques : génétique, dynamique, topique et économique. Freud a créé deux modèles : la première et la deuxième topique.
8Dans la première topique, Freud considère que l’inconscient est constitué de représentations créées à partir de stimulations somatiques et de traces mnésiques d’expériences de satisfaction des besoins. C’est à partir de ces expériences primitives de satisfaction que va se former le désir sexuel. Le désir est donc, essentiellement, une motion psychique qui donnera sens à la recherche objectale et aux fantasmes inconscients. La force dynamique de la pulsion, transformée en désir, se lance à la recherche de l’objet originaire à jamais perdu. Ceci permet l’articulation entre le corporel et le psychique. Selon A. Green (1990,1993, 2000), dans la première topique, les stimulations somatiques arrivent à la psyché déjà comme représentantes psychiques de la pulsion. Ce qui signifie que l’inconscient est fait de représentations et l’objet est « objet de la pulsion ». Dans la deuxième topique, le ça est le réservoir des pulsions et des héritages phylogénétiques. Cet inconscient archaïque, primitif est pré-représentationnel. Le moi héberge les premières représentations inconscientes du ça. Dans les deux modèles, Freud cherche à comprendre et à démontrer les quatre dimensions métapsychologiques.
9Meltzer (1984) affirme que Klein et Bion ont étendu la métapsychologie freudienne. Nous sommes d’accord avec lui. Freud a défini les quatre dimensions métapsychologiques classiques de l’inconscient : génétique, dynamique, économique et topique. Klein a ajouté le point de vue géographique, sans lequel il est difficile aujourd’hui d’évaluer un phénomène psychique inconscient. Le modèle kleinien de la psyché va au-delà du sujet, avec la création révolutionnaire du concept d’identification projective. À travers le clivage et l’identification projective nous comprenons que l’inconscient du sujet peut habiter l’objet et vice-versa.
10Cette référence transforme la relation d’objet qui devient un élément fondamental dans l’organisation psychique. Il est vrai, comme le souligne Marucco (2003), que Freud avait déjà posé les bases de la compréhension verticale de la psyché dans son article sur le fétichisme (1927). Jusque-là, la psyché était vue par ses divisions horizontales créées par le mécanisme de la répression. Le clivage opère la division par la verticale. M. Klein enrichit les conséquences du mécanisme de clivage. L’inconscient de Klein est différent de celui de Freud, pas seulement dans la spatialité mais aussi dans son contenu. C’est cela qui importe dans notre étude du concept d’objet chez Klein qui produit sa pensée dans la deuxième topique freudienne, donc avec un Moi dont les mécanismes de défense dans le psychisme sont inconscients. L’inconscient kleinien s’organise selon des fantasmes inconscients qui s’expriment dans le monde interne à travers les imagos, les objets internes, vécus par le sujet comme des personnages presque réels.
11Bion et Meltzer ont élargi l’étude de la géographie des espaces psychiques. Ils ont explicité dans quelles situations ces espaces communiquent, et les conséquences sur la psychopathologie et sur le développement mental. Bion montre que le bébé utilise l’identification projective pour communiquer. Il projette ses angoisses à l’intérieur de sa mère. La mère les intègre à partir de sa capacité de rêverie et les transforme en éléments alpha, qui seront transformés et re-introjectés avec du sens. Comme l’auteur considère que seuls les éléments alpha peuvent être organisés et liés, nous pouvons considérer que ces premiers éléments transformés dans la psyché de la mère vont fonder l’inconscient du bébé. Pour Bion, les premiers éléments alpha sont les premières symbolisations fondatrices de l’inconscient. Cela présuppose la transformation d’un élément proto-mental en élément mental. Cette transformation a lieu à l’intérieur de la psyché de la mère. Bion décrit une nouvelle fonction de l’objet, un objet « nouveau », qui est un objet contenant avec une fonction transformative. Nous y reviendrons.
12Meltzer (1992) a proposé un changement dans la géographie des espaces psychiques à partir des détails de l’intérieur des objets externes et, surtout, de l’intérieur des objets internes. Il a étudié la façon dont on conçoit l’intérieur de la mère internalisée, ses « compartiments » et les conséquences pour le psychisme de l’intrusion dans les espaces de l’objet interne, via l’identification projective intrusive. Dans ce sens, il modifie la vision de la topique des espaces psychiques, il crée de nouvelles formes, de nouveaux modèles pour visualiser les objets internes et de nouveaux sites pour localiser les phénomènes psychiques, et ses répercussions sur la vision que le sujet aura du monde.
13Même s’il n’a pas été cité par Meltzer, Winnicott (1951) a aussi participé au déploiement de la géographie des espaces psychiques. Il a établi l’importance des phénomènes inconscients, pas seulement du sujet et de l’objet, mais aussi de ce qui se passe entre eux, dans l’espace intermédiaire.
14Bion, comme le dit Meltzer (1984), a ajouté une autre dimension métapsychologique, l’épistémologique. Pour comprendre un phénomène psychique il va falloir prendre en compte sa dynamique, sa genèse, son économie, sa topique, sa géographie et aussi sa place par rapport à la place que lui attribuent les autres connaissances en se demandant : que vient-il montrer ? Apporte-t-il des connaissances nouvelles ? Les falsifie-t-il ? Détruit-il ce qui avait été établi ?
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16M. Klein (1930-1932) a conceptualisé que le bébé, dès le début de son développement, est poussé par ses pulsions, surtout celle de mort, et par les défenses contre elles, et construit des imagos qui reflètent ses expériences. Dans un premier temps nous parlons d’imagos, et non de représentations ou d’objets. Cela va donner son concept d’objet interne avec toute sa gamme de variations, de la position schizo-paranoïde à la position dépressive, avec les caractéristiques des relations d’objet de chaque état psychique. Quand Klein parle d’imagos et d’objets internes, nous pensons à une construction symbolique qui va au-delà de la représentation du registre mnésique de l’objet de satisfaction et de l’expérience de satisfaction en soi. On a toute la complexité de l’expérience psychique vécue. L’imago sera le résultat de la pulsion sous-jacente prédominante, de la défense contre cette pulsion et de l’affect qui lui est associé. Contrairement à Freud, Klein admet que les symbolisations du monde interne contiennent les affects correspondants. L’imago, dans sa forme symbolique, contient l’affect associé à l’expérience.
17Pour Baranger (1981) l’image et imago n’ont pas la même référence. L’image appartient au monde des représentations, contrairement à l’imago. Les représentations sont des éléments passifs, des marques mnésiques, des souvenirs. Les objets sont des entités vivantes, avec une existence propre. Par exemple, les objets internes accusent, apaisent, confortent, exigent, prohibent, déterminent (Baranger, 1980). Par ailleurs, les vécus primitifs s’organisent autour de l’expérience physique et corporelle. Le caractère de ces « citoyens » du monde interne sera aussi une certaine « corporalité ». Ils seront ressentis par l’enfant comme des entités intérieures qui vont agir entre elles. Ces objets internes auront des caractéristiques sadiques, amoureuses, gratifiantes, frustrées, cannibaliques, etc. Ils « sont vécus comme s’ils savaient et allaient être affectés par les sentiments et les pensées du sujet » (Heimann, 1943).
18L’existence de l’objet interne de Klein est déduite par la convergence de plusieurs aspects du matériel observé. Celui-ci est dans le croisement de multiples fantasmes inconscients. Ainsi, le même objet (persécuteur, par exemple) va pouvoir dévorer, uriner, remplir d’excréments, contrôler, et va apparaître dans différentes fantaisies de relations d’objet, sous des angles relativement divers.
19Dans les écrits kleiniens, que l’on soit d’accord ou non, le sentiment d’angoisse – si important dans ses travaux et issu de l’action de la pulsion de mort – sera compris comme « le sentiment de quelqu’un en relation avec un autre », qu’il soit interne ou externe. Le sujet vit donc dans un monde de relations objectales imaginaires ou réelles. Ces relations sont marquées par la pulsion en action à ce moment-là et selon le niveau d’intégration du moi.
20À chaque position correspond un ensemble d’objets caractéristiques et les fantasmes qui l’accompagnent. Dans la position schizo-paranoïde nous trouvons des pulsions agressives et un état du moi fragmenté et dominé par de processus de clivage et d’identification projective. Nous pouvons décrire au moins cinq objets : bon, mauvais, idéalisé, persécuteur et la présence physique de la mère.
21Le bon et le mauvais sein sont les deux objets polarisés qui vont synthétiser les expériences de bien-être et de gratification d’un côté, et leur inverse. Dans des situations de frustration intense, soumis à l’angoisse, le bébé va utiliser des défenses massives et augmenter le clivage, l’objet va passer de mauvais à persécuteur et de bon à idéalisé. (Baranger, 1981).
22Le cinquième objet de la position schizo-paranoïde est la présence de la mère, avec des caractéristiques différentes, car elle est déduite par l’observation directe des bébés et non par l’expérience analytique. Klein affirme que la relation avec la mère comme une personne existe dès le début de la vie, avant que le bébé puisse l’apercevoir comme une personne entière. Le bébé la reconnaît et lui offre une place privilégiée dans son monde de perceptions naissantes. Ce cinquième objet, selon Baranger, sera le prototype de l’objet entier, qui intègre les objets partiels.
23Dans la position dépressive, nous trouvons plutôt des processus intégrés, sous l’hégémonie d’Éros. Évidemment, la qualité et le mode de relation d’objet seront modifiés, avec la diminution des processus projectifs et la prévalence des processus d’introjection. Grâce au processus de réparation, la construction interne d’une image plus intégrée de l’objet attaqué et maintenant réparé est assurée.
24Il existe la possibilité que le sujet n’arrive pas à supporter l’angoisse dépressive et ait recours à des défenses maniaques. Dans ce cas, l’objet contrôlé, humilié, torturé et sous-valorisé sera amputé de tous ses aspects aimés et admirés. L’objet total est à nouveau « morcelé », mais d’une façon spéciale.
25Il y a aussi la possibilité de stagner dans la position dépressive, ce qui entraîne des liens et des objets caractéristiques. Le sujet perçoit l’objet complet et entier et ressent de l’ambivalence à son égard. Mais il ne peut pas faire vraiment la distinction entre ce qu’il ressent devant la personne et ce que la personne est en dehors de lui-même. Cette adéquation et discrimination pourront exister une fois que la position dépressive sera dépassée, comme le montre la théorie kleinienne classique.
26Afin de tenir compte des angoisses dépressives, Klein décrit une nouvelle forme de clivage de l’objet dans la position dépressive. Pour l’auteur, le moi divise l’objet en deux, d’une part un objet vivant et humain et d’autre part un objet détruit et en danger. Sans se distordre, comme dans la position schizo-paranoïde, ni s’appauvrir, le moi, par identification projective, attribue à l’objet vivant les caractéristiques vitales de force et résistance. Cet objet « hypervivant » qui console le moi coupable et appauvri est le corrélatif d’un autre objet : le « mort vivant », irrémédiablement endommagé et source de culpabilité sans fin, d’accusations et de plaintes constantes (Baranger, 1981). C’est l’objet sous-jacent aux tableaux de dépression, qui ne peut pas mourir complètement ni récupérer son énergie vitale. Pour résumer, nous avons vu qu’il y a les objets de la position schizo-paranoïde : partiels, clivés munis des caractéristiques déjà décrites ; les objets de la régression partielle, quand la position dépressive ne peut pas être dépassée : objet confus et objet dans la relation maniaque ; les objets caractéristiques d’une stagnation dans la position dépressive : « hyper vivant » et « mort vivant ». Finalement, nous trouvons l’objet total dans les relations objectales totales et matures.
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28Même si Bion s’est inspiré de Klein, il s’est aussi positionné en rupture avec la théorie kleinienne. Par exemple, Klein a toujours souligné l’importance du rôle de la mère, mais elle considérait que la relation mère-bébé avait un pôle émanant du bébé. En proviennent les projections qui donneront la couleur aux relations primaires. Bion décrit la relation contenant/contenu d’une façon beaucoup plus dynamique avec des flèches dans les deux directions. Il fera la même chose avec la position schizo-paranoïde et dépressive. Il ne la voit pas comme diachronique mais comme des états psychiques synchroniques, qui vont alterner pour permettre le développement psychique.
29Bion est catégorique : l’expérience émotionnelle ne peut pas exister en dehors d’une relation. Il décrit avec génie la relation entre le bébé et la mère, soulignant la communication primitive entre eux. La capacité de contenance et de rêverie de la mère accueille les états émotionnels du bébé et les transforme en énoncés ou en gestes signifiants. Le bébé utilise l’identification projective pour communiquer à sa mère une émotion brute et, normalement, reçoit en retour cette émotion transformée. Bion va élever le K (connaissance), où A veut connaître B, presque au statut d’une motion pulsionnelle, dans la mesure où il sera une force motrice d’expansion de la psyché. Pour Freud la force motrice de la croissance était la libido ; pour Klein, le sadisme ; pour Bion, le lien libidinal et le lien agressif, subordonnés au lien K : il y aura croissance seulement si l’amour et la haine trouvent du sens avec le lien K.
30Pour Bion la relation contenant/contenu entre la mère et le bébé est introjectée par le bébé de telle façon que l’appareil s’installe chez lui comme faisant partie de l’appareil de la fonction alpha. L’ensemble contenant/contenu forme la base de l’appareil qui est aux sources de l’expérience. Ainsi l’appareil à penser est créé par les pensées et le développement des pensées. L’apprentissage dépend des capacités d’intégration et de flexibilité de l’appareil. De cette façon, on crée un état psychique pour que l’individu retienne ses connaissances et ses expériences en même temps qu’il se prépare à reconstruire les expériences passées à partir d’expériences nouvelles.
31La relation d’objet primaire pour Bion implique le développement de la capacité de penser mais aussi l’introjection et la création d’un objet contenant, transformant, dans son monde interne. Pour Klein, la relation d’objet faisait partie de la théorie des pulsions et de ses destins, activée par le sadisme et modifiée par la libido ; pour Bion, la relation d’objet a pour but la communication entre les états psychiques ainsi que la représentation et la mise en sens de ces états.
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33Nous pourrons dire que si Bion a théorisé la naissance du « penseur », Winnicott s’est occupé de « l’être ». La mère, avec sa préoccupation primaire, donne au bébé le « holding », le « handling » et la « présentation de l’objet ». Elle donnera au bébé l’illusion de sa capacité à créer l’objet qui est essentielle au début de sa vie. La mère suffisamment bonne offre au bébé le sentiment de continuité, le protège des intrusions du « non-je », de la cruauté des besoins, et permet le passage à l’état d’intégration. J’aimerais souligner que, dans la théorie de Winnicott (1964), l’expérience d’être est aussi dépendante de l’état de la mère.
34Dans cette théorie, le bébé ressent du désir et la bonne mère lui offre l’objet de désir au bon moment. Ce faisant, elle réalise l’omnipotence du bébé et lui donne sens, permettant le développement de son vrai self. C’est la force et la présence de la mère qui feront exister le self du bébé. Une mère trop centrée sur son propre désir va mettre son geste à la place du geste du bébé qui, pour survivre, va devoir se soumettre. C’est là que le « faux self » se forme. De ce point de vue, la base de la symbolisation réside dans la capacité de la mère à faire apparaître l’objet : le bébé fait quelque chose, un geste et l’objet apparaît. C’est cette « chose » qui sera le précurseur du symbole. Si la mère n’est pas suffisamment bonne, le bébé fait cette « chose » mais l’objet n’apparaît pas. Quand l’enfant fait une « chose » et l’objet apparaît, cela donne un sens au geste du bébé, c’est l’interaction qui donne sens. Le geste spontané et l’idée personnelle viennent du vrai self, qui est le seul à pouvoir créer et à être considéré comme réel. En d’autres termes, nous pouvons dire que le bébé peut reconnaître son propre désir dans la mesure où la présence de la mère le reconnaît aussi.
35Dans ce processus de constitution du sujet, Winnicott propose « l’objet transitionnel ». Cet objet est analogique : il est et n’est pas l’objet réel. Le fait d’être ou de paraître être l’objet permet à l’enfant de tolérer l’absence de l’objet. Et le non-être permet la représentation. Pour Winnicott (1951) c’est l’origine de la symbolisation. L’objet transitionnel est créé entre le monde interne et le monde externe, entre le moi et le non-moi. L’enfant sait que l’objet transitionnel est et n’est pas son objet de désir. Pour que l’illusion ait lieu il faut que, d’une certaine façon, elle puisse s’éloigner de la réalité.
36Bion et Winnicott font référence à des processus originaires, que sont le sentiment de continuité et la capacité de penser et rêver. Nous sommes devant deux processus différents mais parallèles comme les hélices hélicoïdales de l’ADN. Qui précède qui ? D’abord le sujet et puis le penseur/rêveur ? Peut-être, mais cette position diachronique n’est pas nécessaire. Il serait plus intéressant d’imaginer deux processus complexes qui se développent en même temps : cela nous permettra d’appliquer ce modèle à la pratique analytique et d’élargir nos possibilités de penser sur ce qui se passe entre le patient et l’analyste pendant une séance. « Je pense, donc j’existe » serait-il en opposition à « j’existe, donc je pense ? » Il paraît important de garder les deux maximes comme vraies. Les relations d’objet qui fondent l’être humain sont en effet impliquées dans la création et le développement de la capacité à vivre.
37Les travaux de Bion et Winnicott marquent un pas de plus par rapport à Melanie Klein. L’accent sera moins mis sur les pulsions, surtout les pulsions destructrices, que sur le dynamisme de la relation mère/bébé. Comme nous l’avons déjà montré, Bion cherche à comprendre la naissance du « penseur/rêveur », et Winnicott la naissance de « l’être ». Les deux s’inspirent de la relation mère/bébé et donnent de l’importance à l’objet qui exercera les fonctions indispensables au développement d’une personnalité en bonne santé. Ces développements théoriques auront des répercussions sur la technique analytique et seront la base du modèle analytique intersubjectif ou transformatif (Levine, 2012). Ce modèle prend en considération non seulement l’intrapsychique du patient (modèle de Freud), la relation d’objet (modèle Kleinien) mais aussi les échanges entre contenus et fonctions psychiques entre sujet et objet ainsi que l’élargissement de la psyché qui vient de là (modèle Bion et Winnicott enrichi par Baranger, 1961).
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39Nous avons écrit que Meltzer a initialement étudié les « compartiments » de la mère interne et les conséquences des identifications projectives intrusives sur ces « compartiments ». Dans son livre L’appréhension de la beauté (1988), il émet des hypothèses qui pourraient révolutionner quelques concepts de Klein. Citons ses idées principales pour ne pas perdre la beauté esthétique et poétique de sa pensée ; Meltzer prône la centralité du conflit esthétique dans le développement humain et dans la pensée créative :
« La mère dévouée montre à son beau bébé un objet complexe très intéressant, autant du côté sensoriel que infra-sensoriel. Sa beauté externe est concentrée dans les seins et le visage, les mamelons et les yeux et elle bombarde le bébé avec une expérience émotionnelle d’une qualité passionnelle, ce qui permet au bébé de voire la beauté de ces objets. Mais le bébé méconnaît le comportement de sa mère, le sein qui apparaît et disparaît, la lumière de ses yeux, son visage dans lequel les émotions passent comme l’ombre de nuages sur le paysage. […] La mère lui est énigmatique. […] Même dans les moments de plus grande satisfaction, le mamelon dans la bouche, le message de la mère est double […] le bébé n’arrive pas à distinguer si la mère est Béatrice ou sa Belle Dame Sans Merci. Le conflit esthétique est cela et peut être énoncé plus précisément par rapport à l’impact esthétique de l’extérieur de la mère belle, disponible aux sens, et de l’énigmatique intérieur qui doit être construit par l’imagination créative. »
41La mère est considérée comme un objet esthétique qui stimule l’imagination créative, et donc la symbolisation. La centralisation du conflit esthétique, promu par la mère en tant qu’objet esthétique, et mis dans le début du développement, a des implications révolutionnaires pour la théorie de Klein et de Bion. Elle détermine que la pensée créative, l’effort pour donner une représentation symbolique à l’expérience émotionnelle primitive, vient de la présence de l’objet et non pas de son absence, comme disent Bion et Klein. D’ailleurs, en ce qui concerne Klein, Meltzer pense qu’il est erroné de considérer que c’est seulement dans la souffrance et dans le drame de la perte de l’objet dans la position dépressive, chronologiquement plus tard dans le développement, que l’objet sera recréé. Pour lui, la formulation implique une structure linéaire de possession et perte. C’est dans l’expérience en soi, guidé par la présence/absence et par l’oscillation du psychisme entre les positions schizo-paranoïde et dépressive, que la pensée créative sera stimulée. Il souligne l’apport de Bion qui intègre la notion d’expériences synchroniques de désintégration/intégration. Mais diffère de Bion en ce qui concerne l’importance de l’absence de l’objet pour le développement de la pensée.
42Meltzer émet l’hypothèse d’une inversion fondamentale. Le point de départ du développement serait l’impact esthétique de l’objet sur le bébé qui a accès à la position dépressive dans un premier temps puis, pour se défendre du conflit, le bébé va utiliser les mécanismes schizo-paranoïdes. Je le cite :
« Si l’impact esthétique est ce que reçoit le bébé avec sa mère dévouée dans sa sortie vers le monde extérieur, alors le conflit esthétique et la position dépressive sont au début du développement, tandis que la position schizo-paranoïde apparaît dans un deuxième temps, le bébé ferme ses portes perceptuelles car il y a trop de lumière comme au-devant d’un soleil qui se lève ».
44Nous pouvons être d’accord ou non avec cette hypothèse mais elle nous aide à réfléchir à la complexité de la formation de l’esprit humain. Pour être fidèles à l’héritage de la pensée scientifique de nos ancêtres il faut peut-être accepter que le potentiel créatif s’exerce sur nous afin que notre compréhension soit élargie.
45Des différences existent entre Meltzer et Bion, la pensée est stimulée en l’absence ou la présence de l’objet, mais il y a aussi des points communs. Pour les deux, l’excès d’identification projective est préjudiciable à la symbolisation. Bion affirme que trop d’identification projective met en péril la pensée. Meltzer nous montre l’importance d’une identification projective qui ne soit pas intrusive, pour que l’intérieur de l’objet soit respecté dans son intimité. Cette condition doit être respectée pour que la pensée spéculative et l’imagination soient stimulées par la construction de l’image interne de l’objet. S’il y a trop d’intrusions, comme décrites dans le « Claustrum » (1992), des équations symboliques vont apparaître en lieu et place de la pensée créative, car le fantasme d’intrusion massive de l’objet est si intense que la sensation de vivre dans son intérieur conditionne sa vision du monde.
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47Les avancées théoriques des auteurs évoqués ont eu des impacts sur la technique analytique. Nous sommes passés du modèle pulsionnel à celui des relations d’objet et plus tard à un troisième modèle, celui de l’intersubjectivité. L’intérêt est porté sur l’intrapsychique du patient, sur la relation d’objet mais aussi sur les échanges de contenus et fonctions psychiques entre le sujet et l’objet et l’élargissement du psychisme qui en découle.
48Klein et Bion ont travaillé avec des enfants et des patients régressés (psychotiques et états limites) ce qui les a mis en contact avec les angoisses primitives et la problématique de la constitution de l’appareil psychique : comment dépasser les premières angoisses et quels seront les endommagements de l’appareil si l’on n’y arrive pas. Bion met l’accent sur le travail du contenant, plus que celui du contenu, surtout avec des patients qui attaquent leur propre appareil à penser ainsi que celui de l’analyste pour essayer d’échapper à la douleur psychique. Pour lui, l’analyste doit rêver et aider le patient à rêver ses expériences émotionnelles, les symboliser. Bion signale la possibilité du patient d’attaquer la création symbolique (le tiers qui réunit les deux dans le setting), l’interprétation, ce qui sera développé par plusieurs auteurs comme Ferro et Ogden.
49Green, préoccupé par les changements de la technique analytique, montre que l’analyse est née de l’expérience avec la névrose et donc à partir de la question de la pensée du désir. Or, il existe des formes plus rudimentaires de pensée et de désir. Dans « La folie privée » (1975), l’auteur décrit trois mouvements dans l’évolution de la théorie et de la technique analytique : 1) la réalité historique du patient : conflit, inconscient, représentations de désir, fixations, etc. 2) les relations d’objet : après la découverte de son importance, on a commencé à décrire les actions mutuelles entre sujet et objet. Mais le lien entre eux devient important quand Bion énonce que la nature de ce lien doit être étudié. 3) Le fonctionnement psychique du patient et son cadre. Il faut mettre l’accent sur le contenant à partir des concepts de Bion sur le cadre. Nous laissons de côté l’appareil psychique et nous nous intéressons au cadre dans lequel les relations d’objet se sont développées. Ferro (1995) parle d’« interprétations insaturées », et démontre l’importance d’apprendre à déchiffrer les expériences émotionnelles au sein du champ analytique.
50Plusieurs auteurs contemporains, dont Thomas Ogden (1996), insistent sur l’intérêt de comprendre ce qui arrive dans la séance à partir de l’interaction entre deux psychés en présence, celle du patient et celle de l’analyste. Le matériel du patient est le résultat des tensions qui existent chez lui, mais aussi de celles qui existent entre le patient et l’analyste. Pour Ogden, le sujet analytique est créé à partir de tensions dialectiques. Sa compréhension est dans la mesure de la possibilité d’articulation de différentes théories : le sujet freudien est constitué dans la dialectique entre l’inconscient et le conscient ; le sujet kleinien, dans la dialectique entre la position schizo-paranoïde et dépressive (désintégration/intégration) et entre l’oscillation introjection/identification projective ; le sujet winnicottien entre l’existence et la non-existence, entre le je et le tu, le sujet et l’objet. Ogden prend en compte toute la complexité de la psychanalyse actuelle. Il met en évidence la vision synchronique des théories de Klein, Bion et Winnicott, la persistance de l’enfant et de l’adulte, du psychotique et du névrotique, des processus primaires et secondaires, l’intégration et la désintégration, dans une oscillation et conflictualité permanentes. Le sujet s’organise entre les deux axes, synchronique et diachronique. Le hic et nunc de la séance analytique est pris dans une vision plus plastique et dynamique. La rencontre analytique devient une rencontre entre deux subjectivités qui forment une troisième, intersubjective, dans l’espace entre patient et analyste, ce qui veut dire, le troisième espace de l’expérience est entre le moi et le non-moi, entre la réalité et le fantasme. C’est dans cet espace que se créent les symboles et apparaît l’activité imaginaire. Par ailleurs, la psychanalyse contemporaine s’intéresse aussi aux failles de la construction du psychisme. Dans le modèle appelé « transformatif » de Levine, la psyché de l’analyste a un rôle déterminant pour la possibilité de symbolisation dans les expériences traumatiques non symbolisées. Les émotions restent à l’état brut dans le système proto-psychique, sans la possibilité d’être inscrites dans la trame symbolique sans l’aide analytique, comme nous l’avons vu dans un travail précédent (Levy, 2012).