Couverture de LCPP_028

Article de revue

Singularité de la transmission

Pages 53 à 64

Notes

  • [1]
    D. W. Winnicott (1948), « La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression », De la pédiatrie à la psychanalyse (articles et conférences 1935-1963), Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1978, p. 60.
  • [2]
    Ibid., pp. 59-65.
  • [3]
    Ibid., p. 59.
  • [4]
    Ibid., p. 60.
  • [5]
    N. Oury, J.-Y. Tanet, M. Villand, Inquiétudes des amours enfantines, Puf, Le Fil Rouge, 2012.
  • [6]
    On peut aussi évoquer ici l'équivalence pénis enfant fèces.
  • [7]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 61.
  • [8]
    S. Freud (1916), « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique », OCP/F, XV, Puf, p. 13-40.
  • [9]
    Le poème est adressé à son beau-frère. J.-P. Lehmann, Comprendre Winnicott, Armand Colin, 2009, p. 132.
  • [10]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 61.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Les yeux de l'âme, Gallimard, 2010, p. 222-223.
  • [12]
    S. Freud, Le moi et le ça, OCP/F, XVI, Puf, note 1, p. 293.
  • [13]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 64.
  • [14]
    M. Schneider, « Glenn Gould, piano solo », NRP, N° 36, automne 1987, Gallimard, p. 21-60.
  • [15]
    M. Schneider, Glenn Gould, piano solo, L'un et l'autre, Gallimard, 1989, p. 76-77.
  • [16]
    Ibid., p. 86-87.
À mes débuts, j'ai vu un jour, un petit garçon venir tout seul à l'hôpital et me dire : S'il te plaît, Docteur, maman a mal à « mon » estomac, ce qui attira mon attention sur le rôle que peut jouer la mère.

1 D  W. WINNICOTT devenu psychanalyste réinterroge sa lecture . des symptômes somatiques rencontrés pendant ses vingt-cinq ans de pratique pédiatrique [1]. Les symptômes somatiques de l'enfant deviennent alors l'expression de la maladie dépressive de la mère. Le garçon du S'il te plaît, Docteur, maman a mal à « mon » estomac ne connaît pas l'origine de ses troubles, il met Winnicott sur la piste parce qu'il a perçu l'impact de la détresse maternelle sur sa personne propre. Comme il ne peut pas discerner « seul » les raisons de ses souffrances ­ et Winnicott pédiatre peut-être non plus ­ il vient demander de l'aide à un tiers, à l'hôpital pour enfants.

2 Toute sa vie, D. W. Winnicott s'est attaché à approfondir la théorisation de la position dépressive, son élaboration dite normale dans le développement de l'enfant, ses conséquences psychopathologiques face aux aléas rencontrés en chemin et son destin transférentiel. Dans sa conférence du 7 janvier 1948, « La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression [2] », il reprend la notion de position dépressive et démontre l'existence de deux types de réparation. L'une serait l'issue naturelle de l'élaboration de la position dépressive : pour réparer, l'enfant doit pouvoir supporter son sentiment de culpabilité, conséquence de ses motions agressives et destructrices envers les imagos parentales. Dans ce cas de figure, la mère subit les attaques destructrices sans se livrer à des représailles sur son bébé. L'autre est « une fausse réparation, c'est-à-dire une réparation qui n'est pas spécifiquement apparentée à la culpabilité du malade » [3], elle ne vise pas le bon objet avec les bons moyens, elle s'attache à faire face aux processus défensifs mis en  uvre contre l'humeur dépressive des objets parentaux et à la culpabilité associée. L'enfant s'accorde aux motions inconscientes du psychisme de l'adulte et passe à côté de l'élaboration de sa position dépressive.

3 « Un véritable centre de traitement de l'hypocondrie des mères » [4], ainsi Winnicott dénomme-t-il le Paddington Green Hospital où il a pratiqué la pédiatrie. Son attention a été attirée par les consultations où des mères accompagnaient leurs enfants souffrant de troubles de l'humeur ou de symptômes hypocondriaques. À ce point précis de sa conférence, délicatement, il rappelle qu'il existe une frontière minime entre une mère détentrice d'un degré d'hypocondrie souple, capable de déceler chez son enfant où il souffre, et celui plus serré d'une femme déprimée, laquelle accorde « trop d'attention » aux manifestations psychiques et corporelles. L'enfant devient l'organe hypocondriaque de la mère : elle parle d'elle à travers lui. Quand une mère se plaint, s'inquiète « excessivement », le pédiatre éprouve parfois des difficultés à discerner qu'elle exprime par là son propre désarroi psychique et s'il ne l'entend pas, cela revient à la « rabrouer », à sous-estimer sa souffrance.

4 Faut-il vraiment différencier hypocondrie « souple » et identification ? Un point commun évident les relie : le prolongement du narcissisme parental dans l'enfant décrit par Freud dans « Pour introduire le narcissisme » et stigmatisé sous l'expression His majesty the baby. L'enfant hérite, s'identifie malgré lui [5] et doit faire face au mode de rapport au monde de ses parents, à leurs identifications inconscientes à leurs propres objets d'amour et parfois prendre en compte leur humeur dépressive. Dans ce même texte, Freud souligne comment l'hypocondriaque retire intérêt et libido des objets du monde extérieur et concentre les deux sur l'organe qui l'occupe. N'est-ce-pas la description de la mère déprimée selon Winnicott : elle désinvestit le monde extérieur excepté son enfant [6] ?

5 Le petit d'homme est soumis à une tâche impossible à remplir :

6

Ils doivent (les enfants) d'abord faire face à l'humeur maternelle : s'ils y parviennent, ils n'auront fait que créer une atmosphère dans laquelle ils seront en mesure de démarrer leur propre vie[7]...

7 Winnicott rappelle combien le destin enfantin obéit à une double dépendance incontournable entre la désaide infantile (Hilflosigkeit) et le lien aux objets d'amour. Le mot « humeur » est suffisamment vaste et vague pour recouvrir tout le grand nuancier des dispositions de l'âme humaine. L'enfant doit créer son propre chemin face à la tristesse de l'adulte, cela peut prendre l'allure de symptômes hypocondriaques chez le tout-petit, et à l'adolescence cette fausse réparation se retrouve sous la forme d'échecs scolaires chez des jeunes par ailleurs doués pour les études. Leur succès a en quelque sorte été absorbé par la nécessité de réparer l'un ou l'autre parent, voire les deux. Comme l'adolescent est trop dépendant affectivement, il doit échouer afin d'établir son identité. Tels ces jeunes qui, du jour au lendemain, après un premier prix de Conservatoire, cessent de jouer de leur instrument, ou ceux qui interrompent de manière inexpliquée un cursus d'études ou de compétitions sportives. Ces ruptures ont le mérite de créer du conflit et d'attirer l'attention. Le bruit du pulsionnel vient remanier la position dépressive à cette époque de la vie où tout peut se rejouer.

8 Pour « Ceux qui échouent devant le succès » [8], Freud attribue la responsabilité de tomber malade aux forces attachées à la conscience de culpabilité issue du complexe d'dipe. Le moi tolère un souhait  dipien inoffensif aussi longtemps que celui-ci reste au stade de fantaisie et semble éloigné de son accomplissement ; il se défend âprement si le souhait se rapproche de l'accomplissement et menace de devenir réalité : par exemple, prendre la place de la mère auprès d'un substitut paternel.¬

9 ***

10 Reste à préciser par quelles voies certaines identifications aux rejetons inconscients non élaborés d'une mère déprimée peuvent entrer dans ce réservoir pathologique dénommé par Winnicott « hypocondrie des mères » ; leurs expressions symptomatiques trouveraient deux issues, la maladie somatique chez l'enfant et les formations névrotiques chez l'adulte. Sa théorisation de la clinique transférentielle irait dans ce sens, il ne manque jamais d'en rendre compte quand il évoque son travail d'analyste ou de consultant. Ses recherches s'orientent sur les réactions psychiques de l'enfant face à l'humeur du parent déprimé, une voie possible se met au service de l'évitement de ses sentiments de haine vis-à-vis de l'objet. Aussi dans la dynamique transférentielle, il écoute attentivement chez son patient l'émergence de la culpabilité : l'analyste doit distinguer quelles parts de culpabilité reviennent aux parents ou à l'enfant. Sinon l'analyse échouera en raison même de son succès ; d'ailleurs il exhorte à la prudence devant la réussite « trop » précoce de ces cures où l'analyste se substitue dans le transfert au parent déprimé, alors qu'à une phase plus tardive, le psychanalyste ­ qui n'est pas déprimé ­ incarne un parent « sans mémoire, ni désir ». Il laisse le patient évoluer comme il l'entend et trouver dans le setting de la cure un bénéfice réel. Dans ce premier temps, l'avancement dans la cure n'est pas le résultat des interprétations. Il faut attendre avec patience le moment où le patient accepte ses motions agressives, élabore sa propre culpabilité et répare l'objet. Ce cas de figure se rencontre fréquemment dans les traitements d'adolescents ou de jeunes adultes pris dans un lien de soumission passif à un de leur parent. Ce qui les conduit à consulter est souvent un état dépressif déclenché par l'émoi des premières amours de cette époque de la vie ; un conflit de loyauté envers l'instance parentale vient bousculer les relations affectives empreintes d'une trop forte dépendance. Dans ces psychothérapies, une première étape pour l'adolescent est de se différencier avant de poursuivre vers un remaniement plus profond de ses investissements mettant à jour les motions agressives.

11 Une mère m'est adressée par le psychanalyste qui suit sa fille aînée, Léa. Cette jeune femme se plaint de la réserve extrême de cette dernière et de son incapacité à dire ce qu'elle pense. Tout le début de sa psychothérapie a été occupé par des plaintes récurrentes au sujet de Léa, enfant éveillée, intolérante à la frustration, incapable de rester seule et créatrice de conflits. Quelques mois après le début de sa cure, elle évoque une fois encore les cauchemars de Léa, ils empiètent sur la vie du couple car, terrorisée, elle veut alors dormir dans le lit parental et elle s'y impose ! Cela lui rappelle les angoisses de son enfance mais, elle, personne n'était là pour la rassurer. Dans cette même séance, elle associe sur trois souvenirs datant de la même époque, l'année de ses treize ans : elle prend seule la décision de ne plus prêter attention à sa peur du noir ; sa grand-mère lui explique la longue absence de sa mère hospitalisée pour une dépression l'année de ses deux ans et elle s'interroge sur cette disparition restée sans mots. Afin d'accomplir un stage en entreprise, un frère aîné, toujours cité par les parents comme un exemple de réussite, revient pour quelques mois habiter au domicile de la famille. Il se montre méprisant et dénigrant avec elle et elle subit passivement le sadisme fraternel.

12 Lors de cette séance, elle réalise la résurgence de ses propres symptômes chez sa fille et retrouve les traces enfouies de ses peurs, elle leur confère une histoire et des mots : la longue absence inexpliquée de la mère due à sa dépression, et le mépris du frère venu renforcer son sentiment de petitesse. Sa décision à treize ans de ne plus se laisser envahir par ses angoisses montre le recours à une instance surmoïque qui lui permet de ne plus être au contact de sa souffrance psychique et de ses craintes d'abandon. Ont émergé sur la scène du transfert ses motions de haine envers les instances parentales. Aussi, après avoir décidé d'arrêter sa cure dans un mouvement d'évitement, elle pourra élaborer sa capacité de s'opposer et d'exposer son point de vue. Elle ne se plaindra plus, ou elle se plaindra différemment de sa fille ; elle parle maintenant du lieu de ses propres conflits psychiques.¬

13 ***

14 En 1964, Winnicott, alors âgé de soixante-sept ans, évoque avec émotion la dépression de sa mère Élisabeth dans le poème « The Tree », « L'arbre [9] » :

15

Mother below is weeping
weeping
>weeping
Thus I knew her
Once, stretched out her lap
As now on dead tree
I learned to make her smile
To stem her tears
To undo her guilt
To cure her inward death
To enliven her was my living
Mère en dessous pleure
pleure
pleure
Ainsi l'ai-je connue
>Autrefois allongé sur ses genoux,
Comme maintenant sur l'arbre mort
>J'ai appris à la faire sourire
À endiguer ses larmes
À réparer sa culpabilité
À soigner sa mort intérieure.
La rendre vivante était ma vie

16 Selon J.-P. Lehmann, toute sa vie Winnicott accomplira « la tâche impossible d'être l'enfant réparateur de la mère » : cette énigme posée à l'enfant par une figure parentale mélancolique a-t-elle servi de source à sa créativité clinique et théorique ?

17 Par exemple, Winnicott s'est intéressé aux comportements un peu trop exubérants en réponse à l'humeur maternelle.

18

La mère trouve dans son enfant la vivacité et la couleur qui l'aideront à lutter contre sa torpeur et sa grisaille intérieures.

19 Cette phrase [10] ouvre vers une autre écoute des situations où les enfants sont étiquetés comme agités, voire présentant une certaine forme d'hyperactivité. À lire l'auteur avec attention, dans toutes ces situations, l'origine est la dépression maternelle ; pour la soigner, pour la réparer, l'enfant met de côté la constitution de son être propre et ses aspirations naturelles : pour distraire la mère il fait le clown, pour détourner son attention de sa tristesse, il parle beaucoup... Nous sommes en 1948, une telle affirmation met l'accent sur l'enfant malade de sa mère.

20 En 2013, nous serions davantage nuancés pour la raison suivante : la mère ou les parents ont souvent été accusés injustement d'être responsables de la maladie psychique de leurs enfants, par une confusion et un raccourci abusifs entre réalité psychique et réalité externe. Tout un courant de la psychanalyse contemporaine a révélé l'importance de l'attachement mélancolique comme une issue possible de l'identification à l'objet dans le processus de deuil. Entendre l'agitation de l'enfant comme réponse à l'état dépressif latent d'un de ses parents participe de ce mouvement de la psychanalyse qui met au travail la métapsychologie freudienne et tient compte des apports de D. W. Winnicott. Trop s'animer revient à s'identifier non pas au parent réel ou à l'objet, mais à investir ou contre-investir la défense organisée par le parent contre sa dépression latente et méconnue. Mais ce parent réel est le porteur in vivo de toutes les caractéristiques du père ou de la mère  dipiens. Pour advenir comme sujet, l'enfant est constamment tiraillé d'une part entre ses identifications à ses parents et à leurs propres projections conscientes et inconscientes ; d'autre part, sous l'emprise de ses identifications narcissiques et de son complexe d'dipe, il est possédé par ses propres mouvements pulsionnels et passionnels.

21 On a pu souligner la tendance anthropomorphique et enfantine à personnifier l'instance interne issue des identifications à la personne externe qui a procuré au sujet les soins du temps de l'Hilflosigkeit. Elle peut être réduite à une simple fonction maternelle auquel le moi s'identifierait pour assurer lui-même cette fonction vitale. Cette instance suscite une sensualité, de l'amour, et elle peut aussi longtemps figurer au sein du moi, y être incarnée comme un autre :

22

Fonction et personne se doublent, peuvent et doivent se recouvrir, telle est la mission esthétique de l'esprit. Mais elles peuvent et doivent se dissocier, telle est la tâche scientifique [11]...

23 Cette tendance à la personnification, du fait des identifications croisées, va dans le sens opposé du moi qui cherche justement à se différencier. Cela explicite la possession hypocondriaque de l'enfant par la mère : il l'aime en tant que personne externe et celle-ci est incarnée « toute autre » en lui par le jeu des identifications.

24 L'approche freudienne du sentiment de culpabilité inconscient est résolument métapsychologique et convoque les instances psychiques telles que l'Idéal du moi. Freud [12] élabore la part de culpabilité empruntée au parent et celle propre à l'enfant en étudiant le sentiment de culpabilité, concept auquel il adjoint l'adjectif « inconscient » ; son approche théorique et clinique est clairement tournée du côté des processus mélancoliques.

25

On dispose d'une chance particulière d'exercer une influence quand ce sentiment de culpabilité ics est un sentiment emprunté, c'est-à-dire le résultat de l'identification avec une autre personne qui fut jadis l'objet d'un investissement érotique. Une telle prise en charge du sentiment de culpabilité est souvent le reste unique, difficilement reconnaissable, de la relation d'amour abandonnée. La similitude avec le processus mélancolique présent dans la mélancolie est impossible à méconnaître. Peut-on mettre à découvert cet ancien investissement d'objet derrière le sentiment de culpabilité ics, alors la tâche thérapeutique est souvent brillamment résolue, sans quoi l'issue de l'effort thérapeutique n'est en aucune façon assurée. Mettre à découvert cet ancien investissement dépend de ce que la personne de l'analyste permette ou non qu'elle soit mise par le malade à la place de son idéal du moi, ce à quoi est liée la tentation de jouer, à l'égard du malade un rôle du prophète, du sauveur d'âme, du messie.

26 Et Freud de préciser que l'analyse doit « procurer au moi du malade la liberté de se décider pour ceci ou cela ». L'approche freudienne est prise dans une dimension où est considéré le devenir de l'objet, investi érotiquement puis abandonné. Deux formes de culpabilité lui sont attachées, celle propre à l'enfant, et celle d'emprunt ­ reprise à l'objet ­, elles se rejoignent dans la constitution de l'idéal du moi.

27 Se retrouve chez Freud la même attention décrite par Winnicott à laisser se développer le transfert sur la personne propre de l'analyste. Chez Freud, les mouvements transférentiels dans la cure suivent deux voies qui peuvent se recouvrir : l'analyste incarne soit le parent de l'idéal du moi, soit le parent  dipien. Pour Winnicott, la question de l'adresse transférentielle se situe davantage du coté de la question de la différenciation et de l'adresse à la personne propre de l'analyste :

28

Si je veux absolument être objectif en présence des idées que mes malades se font de leur « monde intérieur » et des forces ou objets bons ou mauvais qui s'y affrontent, il me faut être capable de discerner ce qui est élaboré pour moi de ce qui est véritablement propre au malade [13].

29 Pour Winnicott, le transfert se ferait pour une bonne part sur sa personne propre, transfert qu'il déjoue, mais il ne semble pas entendre le niveau  dipien de l'adresse. Dans son poème, la mère n'est pas représentée sous les traits de la passion amoureuse, il essaye d'effacer la tristesse de son visage ­ J'ai appris à la faire sourire ­ pour retrouver l'esquisse d'une joie, signe d'une tentative de réparation réussie, dans un mouvement d'urgence vitale à soigner.¬

30 ***

31 Ce sentiment se retrouve dans l'exemple de l'enfant venu seul pour consultation où le désespoir sourd, « S'il te plaît, Docteur, maman a mal à "mon" estomac. Une notion d'immédiateté est présente, la mère est comme vivante en lui, la demande d'aide est pressante. Winnicott possédait cette capacité à régresser à ce niveau d'écoute si particulier, voisin du degré d'hypocondrie souple prêté aux mères. Winnicott y excellait. Sa fulgurance interprétative et le succès des consultations thérapeutiques, avec ou sans squiggle, en témoignent. Il est impossible de "copier" Winnicott dans son art de l'interprétation. »

32 Il n'est pas non plus réalisable de jouer du piano exactement comme Glenn Gould, même si cet artiste fascine et l'énigme de la créativité de son jeu reste entière :

33

Pour les pianistes, le piano n'est pas un instrument dont se servirait leur corps, il est leur corps, et peut-être certains ont-ils besoin de celui-là pour en avoir un.

34 Glenn Gould [14] était hypocondriaque et phobique, le corps de l'autre ne pouvait lui apporter que blessure ou maladie, sa phobie du toucher ne peut-être séparée de son jeu au piano.

35

[...] Cette maladie du corps, cet effroi, ont pu donner au musicien cette extrême sensibilité au mécanique, ce sens infime de l'articulation, ce raffinement de l'attaque qui furent les siens [15].

36 Après plusieurs fausses couches, Florence Gould donne naissance à son enfant à l'âge de quarante et un ans. Durant toute sa grossesse, elle fait entendre au futur bébé de la musique classique : elle veut qu'il devienne musicien. De l'âge de trois ans jusqu'à celui de onze ans, elle sera son unique professeur de piano. Glenn Gould apprend à reconnaître la musique par le truchement de la voix de sa mère, celle-ci chante une note, son fils étant à l'autre bout de la maison, il ne peut revenir près d'elle qu'après l'avoir reconnue et nommée ; la légende dit qu'il ne se serait jamais trompé ! L'enfant apprend à lire la musique avant d'apprendre à déchiffrer les mots.

37 Glenn Gould chantonnait en jouant, ce fredon couvrait parfois le son du piano lors des enregistrements. Plusieurs hypothèses ont tenté d'expliciter ce chantonnement : peut-être une tentative pour s'abstraire du commerce d'autrui ou bien une sorte d'auto-bercement. La théorie de Michel Schneider donne à ce fredon le statut de la conservation des liens à la mère de l'infans :

38

Toute note arrive précédée de son attente. Son ombre ne la suit pas mais la devance. C'est elle qui est l'écho de son écho. La musique toujours répète. En elle, l'apparition et la disparition semblent une même chose. Gould ne pouvait pas plus séparer la musique de sa propre voix qui la précède, l'accompagne, l'enserre (Florence Gould était professeur de chant), qu'on ne peut séparer la parole de la voix qui l'incarne [16].

39 Quelle belle illustration de la transmission du narcissisme maternel par le biais d'une corporéité réciproque ! L'attachement mélancolique à la mélodie de la voix paraît chez Gould exalter sa pugnacité dans la recherche d'un « toucher du piano le plus désincarné possible ». Son attrait de la solitude et son refus du sexué ou du sexuel dans la musique constituent des indices certains de sa maladie hypocondriaque. Le fredon ­ J'ai appris à la faire chanter ­ conserve l'attachement à l'objet  dipien et à « l'humeur maternelle ».¬

40 Nicole Oury

41 Psychanalyste, Lyon.


Date de mise en ligne : 17/03/2014

https://doi.org/10.3917/lcpp.028.0053

Notes

  • [1]
    D. W. Winnicott (1948), « La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression », De la pédiatrie à la psychanalyse (articles et conférences 1935-1963), Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1978, p. 60.
  • [2]
    Ibid., pp. 59-65.
  • [3]
    Ibid., p. 59.
  • [4]
    Ibid., p. 60.
  • [5]
    N. Oury, J.-Y. Tanet, M. Villand, Inquiétudes des amours enfantines, Puf, Le Fil Rouge, 2012.
  • [6]
    On peut aussi évoquer ici l'équivalence pénis enfant fèces.
  • [7]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 61.
  • [8]
    S. Freud (1916), « Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique », OCP/F, XV, Puf, p. 13-40.
  • [9]
    Le poème est adressé à son beau-frère. J.-P. Lehmann, Comprendre Winnicott, Armand Colin, 2009, p. 132.
  • [10]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 61.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Les yeux de l'âme, Gallimard, 2010, p. 222-223.
  • [12]
    S. Freud, Le moi et le ça, OCP/F, XVI, Puf, note 1, p. 293.
  • [13]
    D. W. Winnicott (1948), op. cit., p. 64.
  • [14]
    M. Schneider, « Glenn Gould, piano solo », NRP, N° 36, automne 1987, Gallimard, p. 21-60.
  • [15]
    M. Schneider, Glenn Gould, piano solo, L'un et l'autre, Gallimard, 1989, p. 76-77.
  • [16]
    Ibid., p. 86-87.

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