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Article de revue

« On ne doit pas forcément chercher à comprendre ce trait tout de suite

Fragments d'une correspondance

Pages 199 à 220

Notes

  • [*]
    S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, XIe leçon, OCF/P, XIV, p. 177.
  • [1]
    S. Freud, OCF/P, XII, p. 111
  • [2]
    S. Freud, OCF/P, XIV.
  • [3]
    S. Freud, OCF/P, X.
  • [4]
    Idem, p. 125.
  • [5]
    D. Spence, The rhetorical voice of psychoanalysis, 1990, J. A. P. A., p. 338.
  • [6]
    S. Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Gallimard, 1998. Les citations qui suivent se trouvent respectivement p. 57, p. 310, p. 300, p. 303-304 et p. 304-305.
  • [7]
    E. E. Krapf (1932), « Le choix de la langue dans la psychanalyse », in Langues et courants sexuels, Annuel de l'A. P. F., 2010.
  • [8]
    E. Stengel (1939), On learning a new language, I. J. P., XX.
  • [9]
    E. Buxbaum, The role of a second language, 1949, Psychoan. Quart. XVIII.
  • [10]
    R. Greenson, The Mother tongue and the Mother, 1950, I. J. P., XXXI.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 112.
  • [12]
    J. Starobinski, Gallimard, 1971, citations respectivement p. 60 et 36.
  • [13]
    S. Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 176 et 177.
  • [14]
    S. Freud, op. cit., p. 151.
  • [15]
    Voir son débat durable avec Harold Blum au cours des années 2000.
  • [16]
    S. Freud, OCF/P, XX, p. 252.

1De Jean-Claude Rolland, le 2 avril 2012

2J'AI ÉTÉ SENSIBLE À TES RÉFLEXIONS quant au choix, par les Libres Cahiers pour la psychanalyse, du thème de la langue pour ce numéro. Tes propos ont joué pour moi comme un rappel à l'ordre : ils ont réactivé quelque chose que je me dis et ne me dis pas, à savoir qu'il y a une approche spécifiquement analytique du langage qui ne peut que s'émousser au contact des théories issues d'autres sciences humaines. Et cependant sur cette question précise, Freud, c'est pour moi une conviction, a jeté l'éponge, comme en témoigne cette citation extraite de « L'intérêt que présente la psychanalyse [1] » où il en appelle directement aux linguistes :

3

De fait, l'interprétation d'un rêve est totalement analogue au déchiffrement d'une ancienne écriture en image comme celle des hiéroglyphes égyptiens. Des éléments qui ne sont pas destinés à être interprétés ­ ou être lus ­ mais qui sont là comme des déterminatifs pour assurer la compréhension d'autres éléments. La plurivocité des divers éléments du rêve trouve son pendant dans ces anciens systèmes d'écriture, tout comme l'omission de diverses relations qui doivent être complétées à partir du contexte. Si une telle conception de la présentation dans le rêve n'a pas encore connu d'autres développements, cela tient à cette circonstance facilement compréhensible que font totalement défaut au psychanalyste ces points de vue et connaissances avec lesquels le linguiste aborderait un thème comme celui du rêve.

4Cette façon, de la part de Freud, de reconnaître l'incompétence de l'analyste dans ce domaine n'est pas juste. J'y vois une sorte d'effacement qui s'est imposé à lui un peu après l'écriture du Mot d'esprit qui a pourtant représenté un effort exemplaire dans cette direction, et j'en crois la cause dans le fait que « l'ami » Fliess avec qui il correspondait intensément pendant la rédaction de L'interprétation du rêve (ouvrage qui a précédé et inspiré Le mot d'esprit) n'était pas favorable à cette recherche. Il nous faut reprendre le flambeau. C'est un des buts de ce numéro.

5***

6De Laurence Apfelbaum, le 22 avril

7Cette citation est impressionnante, je te l'accorde bien volontiers : un appel aux linguistes en bonne et due forme ! C'est pourquoi notre référence à deux textes simultanément pour ce numéro me paraît importante : d'une part la première partie des Leçons d'introduction à la psychanalyse[2] qui porte sur les opérations manquées, d'autre part « Du sens opposé des mots originaires [3] ». Je crois que ce double ancrage devrait permettre de faire ressortir les ambiguïtés des théories du langage chez Freud, cette boiterie sur deux pieds qui tantôt fait de la langue un matériel totalement circonstanciel (comme à propos des lapsus) et tantôt y inscrit la nature même de l'inconscient (comme dans les mots originaires).

8Car Freud, comme toujours, laisse traîner des fils épars : dans la citation que tu mentionnes, il est question d'un système d'écriture... pas exactement d'une langue. Mais si le rêve a une « langue », j'aurais plutôt l'opinion que c'est une langue de vipère : il y a un passage dans la septième conférence qui me réjouit toujours [4]. Après avoir analysé tous les regrets de la femme au théâtre qui aurait trouvé un mari cent fois meilleur pour son argent, Freud conclut :

9

Elle ne savait pas qu'elle tenait son mari en si piètre estime ; elle ne sait pas non plus pourquoi elle devrait le tenir en si piètre estime.

10Cela me rappelle ce qu'on dit souvent à propos d'une colère : mes mots ont dépassé ma pensée, comme si s'était introduite là une fracture entre la façon de parler/penser habituelle, adressée à l'autre, et le parler qui s'excite lui-même dans un plaisir sans égards, ou de l'écrire sans égards, comme ces injures écrites sur les murs dans les lieux publics, dont on se demande à qui elles s'adressent... ? Au mur ? Au mur des parents ? À l'objet sans discrimination ? À soi-même ?

11Que savent de plus que nous les linguistes sur la langue de vipère ?

12Et puis, dans cette citation, il y a aussi la question du « contexte » à remplir qu'évoque Freud. La narrativité s'en est massivement emparée dans le champ de la psychanalyse ; Spence [5], par exemple, dans une injonction à la « contextualisation », a poursuivi le rêve d'une sorte de glossaire, un index des mots clés avec un sens prévisible et spécifique pour chaque patient. Or, il me semble que ce que Freud désignait là au contraire était le terrain totalement imprévisible de l'association libre. Le parler sans savoir encore ce qu'on vise. C'est ce qui m'avait tant frappée dans la lecture des conférences que nous avons retenues pour ce numéro : la manière dont il se contente de suivre les renversements et déformations en acte dans les méprises, sans invoquer un lieu de discours sous-jacent déjà prêt (l'inconscient, qu'il ne mentionne pas en tant que tel avant la centième page, parce que, me semble-t-il, il le maintient à l'état d'hypothèse opérante mais non de corps constitué) ; et c'est ce qui lui permet de rétablir le mystère de ce qui se passe quand on dit le contraire de ce qu'on voulait dire, affaire d'une simplicité limpide car tout le monde comprend bien ce qu'on pense vraiment, mais qui reprend toute son opacité une fois qu'on est passé par tous les autres exemples de méprise qui appellent, eux, une interprétation. Et là, seule l'association poursuivie sans se satisfaire de l'évidence du sens permet de saisir l'importance du « fait psychique », c'est-à-dire de la visée accomplie.

13***

14De Jean-Claude Rolland, le 23 avril

15Je suis preneur de ce que tu avances et d'abord de la « langue de vipère », ce qui est vrai, et, en plus, drôle, et qui mériterait qu'on en poursuive la discussion : car qu'est-ce qu'une langue de vipère (si l'on s'extrait de considérations morales), quelles opérations sous-tendent cette « radicalisation » du langage ?

16C'est quand tu as rappelé la spécificité « psychanalytique » de la libre association que j'ai eu vraiment envie de ce dialogue avec toi. Je te suis complètement, j'en suis un adepte absolu. Mais il me semble que c'est un champ que la recherche a complètement intégré, exploré et que même si on peut toujours se perfectionner, la cartographie en est faite, on n'y trouvera plus de nouvelle Amérique. En revanche quand Freud aborde frontalement le problème du langage dans Le mot d'esprit ­ pourquoi n'avons-nous pas choisi cet ouvrage ? ­ il pose cette question qui va au-delà de la libre association : qu'est-ce qui fait le mot d'esprit ? Le contenu idéique ou la forme expressive ? L'idée latente, la tendance inconsciente ou le jeu avec les mots forçant son accès à la conscience ? C'est cela qui me tourmente, les deux termes de l'alternative doivent être pensés ensemble et ne le peuvent pas. Lacan, par exemple, file du côté de la structure de façon péremptoire sans comprendre que la dimension linguistique de ce travail de l'expression est très, très difficile à pénétrer. En ce qui concerne les linguistes, j'ai cherché de ce côté avec très vite le sentiment que je poursuivais le secret de l'atome chez les Wisigoths ou les Huns ! Les plus prestigieux d'entre eux sont illisibles pour quatre cinquièmes de leurs  uvres et ce qui résiste à l'illisibilité reste très abstrait. Un seul d'entre eux échapperait à cette réserve, c'est de Saussure (relu par Starobinski).

17Toujours dans Le mot d'esprit, Freud effleure un jeu avec les mots que le déroulement de l'association libre ne permet pas de discerner. Il s'agit de l'usage que le rêve et le mot d'esprit font du sens opposé des mots, qui permettrait les opérations du renversement en son contraire et, ajouterait-il, du refoulement, et permettrait aussi de comprendre (cela, il ne le dit pas explicitement) le secret du pouvoir de négation de la langue. Abel, à qui il recourt, fortifie son intuition (dans le domaine de la langue, l'administration de la preuve est problématique), mais en tant que linguiste il n'est pas au rendez-vous. Ceci confirme mon impression : ce n'est pas que les linguistes n'ont rien à dire, ils n'ont rien à nous dire.

18Je prélève dans mes notes les citations de Freud relatives à mon propos. Elles sont extraites du Mot d'esprit (dans l'édition Gallimard [6]) :

19

Ou bien c'est la pensée exprimée dans la phrase qui présente le caractère de ce qui est spirituel, ou bien l'esprit est attaché à l'expression de la pensée telle qu'on la trouve dans la phrase.

20Freud dissocie donc le contenu idéique de la langue qui l'exprime, comme on sépare la chair de sa peau.

21

Le mot d'esprit [...] se limite à un choix de cas dans lesquels le jeu avec les mots ou avec le non-sens peut quand même apparaître simultanément comme acceptable (plaisanterie) ou sensé (mot d'esprit) grâce au caractère multivoque des mots et à la diversité des relations existant sur le plan de la pensée. Rien ne sépare mieux le mot d'esprit de toutes les autres formations psychiques que cette double face, ce double langage, qui sont les siens.

22Le mot d'esprit aurait pu représenter pour Freud l'esprit même du mot, qui tiendrait à la fois de la langue et du psychique.

23

Une pensée préconsciente se trouve momentanément abandonnée à l'élaboration inconsciente et aussitôt après le résultat de celle-ci se trouve appréhendée par la perception consciente.

24Il évoque ici la fabrication du mot d'esprit dont les conditions sont très proches de ce qui se passe dans la fabrication du rêve : les mots de la pensée préconsciente subissent une transformation lors de leur passage dans l'inconscient.

25

On dit, il est vrai, qu'on « fait » un mot d'esprit, mais on sait qu'à cette occasion on a une conduite différente de celle qu'on a quand on porte un jugement, quand on fait une objection. Le mot d'esprit a, d'une façon tout à fait remarquable, le caractère d'une « idée qui vient » involontaire [...]. On ressent bien plutôt quelque chose d'indéfinissable, que je comparerais le plus volontiers à une absence, à une brusque mise au repos de la tension intellectuelle, et puis d'un seul coup le mot d'esprit est là, généralement en même temps que son habillement [...] ; l'allusion formée sous mon contrôle n'est jamais spirituelle ; l'allusion spirituelle apparaît sans que j'aie pu suivre ces stades préparatoires dans ma pensée.

26Cette transformation des mots dans l'inconscient est aussi « automatique » au sens où elle est commandée par des impératifs ne relevant pas de l'instance du moi ou de l'activité cognitive.

27

Rapportons à présent les caractères du mot d'esprit qui peuvent être rapportés à sa formation dans l'inconscient. Il y a d'abord la concision qui est une de ses marques sinon obligées du moins extrêmement caractéristiques [...]. À présent, elle nous apparaît comme un signe de l'élaboration inconsciente que la pensée du mot d'esprit a subie [...]. En effet, celui qui lui correspond dans le domaine du rêve, à savoir la condensation, nous ne pouvons le mettre en rapport avec aucun autre facteur que la localisation dans l'inconscient [...]. On doit s'attendre à ce que, dans le processus de condensation, quelques-uns des éléments qui y sont soumis se trouvent perdus, tandis que d'autres, qui prennent en charge l'énergie d'investissement de ceux-ci, se renforcent du fait de la condensation ou se trouvent à cause d'elle surpuissamment construits. La concision du mot d'esprit serait donc, comme celle du rêve, un nécessaire phénomène concomitant des condensations qui se produisent en chacun d'eux.

28La participation de l'inconscient, du processus primaire, à l'activité discursive est ici patente, la langue que cette inspiration infléchit sans violence lui doit ses traits les plus vifs, la concision par exemple.

29***

30De Laurence Apfelbaum, le 24 avril

31« Le contenu idéique ou la forme expressive ? L'idée latente, la tendance inconsciente ou le jeu avec les mots forçant son accès à la conscience ? »

32L'an passé, nous avions, Eduardo Vera Ocampo et moi, organisé un séminaire avec d'autres collègues bilingues (ou trilingues pour certains). L'enjeu qui a fini par se révéler fut de se défaire de la nostalgie/fierté de la « langue maternelle » : à partir du texte de Krapf [7] des années 1930 sur le polyglottisme dans la cure (et de Stengel [8] aussi), nous avions été voir des textes d'après-guerre (Buxbaum [9], Greenson [10]) et jusqu'aux années 1990, qui s'appuyaient massivement sur l'« hypothèse Sapir-Whorf » de l'indépendance des langues, hypothèse en vogue depuis les années 1930. Certains des auteurs que nous avons lus avaient formulé une véritable métapsychologie de la langue, l'infantile sexuel ou traumatique ne pouvant se dire que dans la langue maternelle où il avait eu lieu, tandis que la seconde langue apprise s'érigeait en langue du surmoi. Il va de soi qu'ils se sont aperçus, à l'épreuve clinique, que l'on pouvait aussi bien dire l'inverse, le surmoi imbibant de fond en comble la langue maternelle tandis que la langue apprise permettait au contraire d'échapper à son emprise, ou même que l'usage d'une langue étrangère pouvait avoir une fonction proche de la négation, c'est-à-dire autoriser une expression du refoulé du fait même qu'on semblait s'en défendre. De proche en proche (de « voisinages » en « transferts de langues »), nous sommes passés de l'indépendance des langues à l'indifférence des langues, le refoulement faisant feu de tout bois et traitant la langue, fût-elle « maternelle », comme du matériau à investir de manière opportuniste.

33Imagine la déception pour notre petite bande de multilingues : convaincus au départ de l'avantage d'appartenir à deux mondes et d'en être plus riches et plus aptes à l'analyse par une connaissance intime de la perte (celle de l'exil par excellence) et du lien étroit de la langue avec une sensorialité à nulle autre pareille (être des deux côtés de l'intraduisible...), voilà que nous nous heurtions à l'évidence que, devant les effets conjugués de la parole, des transferts et de l'interprétation, nous étions tout aussi châtrés que quiconque face au contenu idéique et la forme expressive simultanément, et que l'analyse rend toute langue « étrangère ». Certes, un seul mot « maternel » peut suffire à recréer tout un monde perdu, mais aussi bien le plus intime peut se dire dans une langue d'emprunt !

34***

35De Jean-Claude Rolland, le 27 avril

36Les différentes langues qui, selon la légende, seraient issues de la malédiction du dieu de Babel et visaient à confondre et diviser les hommes ne sont pas si différentes que ça et ce dieu n'est ni si méchant ni si puissant qu'il le croit. Elles parlent d'une même voix face aux pressions de l'inconscient, ce qui voudrait dire qu'elles ont en commun une seule manière de traiter ou de se laisser traiter par l'inconscient. C'est cette manière que je voudrais comprendre car c'est cela que nous tentons d'écouter quand les patients nous parlent, nous intéressant moins à ce que leur parole dit qu'à ce qu'elle opère, c'est-à-dire à la façon dont cette parole porte les opérations du refoulement ou du retour du refoulé. J'incline (avec Freud) à penser cette fonction de la parole comme émanant d'une matrice où le psychique et la langue se confondraient.

37C'est une pensée qui me tourmente, elle s'impose à moi depuis l'écoute analytique et cependant je ne parviens pas à me l'approprier. Cette structure ne serait ni rigide ni immuable, mais s'organiserait selon les représentations inconscientes et les forces pulsionnelles auxquelles elle a à faire ; de la même façon que l'« expression névrotique » varie selon les forces auxquelles elle s'ordonne. Par exemple, dans « L'intérêt que présente la psychanalyse », Freud écrit ceci [11] :

38

Parmi les conditions psychologiques modifiées qui caractérisent et départagent chacune des formes de névrose, il se trouve aussi des modifications constantes de l'expression donnée à des motions animiques inconscientes. Alors que la langue des gestes de l'hystérie coïncide dans l'ensemble avec la langue d'image du rêve, il se trouve pour la langue de pensée de la névrose de contrainte et de la paraphrénie des formations idiomatiques particulières. Ce qu'une hystérique présente par le vomissement se manifestera chez le malade de contrainte par de pénibles mesures de protection contre l'infection et donnera lieu chez le paraphrène à la plainte ou au soupçon qu'on l'empoisonne. Ce qui trouve ici une expression si diversifiée est le souhait refoulé dans l'inconscient d'être engrossé, ou plutôt la défense contre ce même souhait de la personne malade.

39On est bien d'accord que le mot « langue » est utilisé ici de façon métaphorique. La langue du symptôme ne saurait être assimilée à « la langue que nous parlons ». Mais si elle était proche de ce que nous écoutons dans la cure, l'équivalent d'une matrice structurale qui « fait » une langue, qui ne serait accessible qu'aux seuls analystes, et qu'à eux seuls ils ne peuvent explorer ?

40Cette langue est certainement proche de la libido, réservons cette question. Il me semble qu'elle a partie étroitement liée à l'objet. La parole dans la cure invoque l'objet, elle est appel autant qu'adresse, et dans le même temps et sur une autre ligne d'onde elle cherche à l'identifier pour autant que sa figure a été abolie par les forces de la répression liées à l'interdit de l'inceste. L'écoute et l'interprétation jouent un rôle essentiel dans ce processus-là de la parole. Ferdinand de Saussure a passé les dernières années de sa vie à vérifier l'hypothèse suivante : les écrits les plus primitifs étaient des prières ou des incantations aux morts (aimés) et n'obéissaient qu'au principe de l'allitération consistant à répéter inlassablement le nom du dieu ou du mort, comme tel ou par anagramme, ou même en disséminant clandestinement les lettres composant ce nom dans d'autres mots. Cette invocation visait d'abord à faire apparaître l'aimé, c'était un « geste d'adoration ». Avec ce nom ­ qui n'est pas un mot ordinaire ­ on a quelque chose d'intermédiaire entre la lettre et l'objet, entre le linguistique et le psychique.

41Saussure n'a pas publié lui-même ses recherches, c'est Starobinski qui a dépouillé les quelque trente cahiers qu'il a laissés et a résumé sa pensée dans un livre intitulé Les mots sous les mots[12]. Voici quelques unes des notes que j'en ai prises :

42

Dans l'idée religieuse une invocation, une prière, un hymne n'avaient d'effet qu'à condition de mêler les syllabes du nom divin au texte.
Le poète se livrait et avait pour ordinaire métier de se livrer à l'analyse phonique des mots (peut-on dire ça du rêve ou de l'homme d'esprit ?) ; c'est cette science de la forme vocale des mots qui faisait la supériorité du kavis des hindous.

43À ce niveau où jouent les mots et les lettres dans le rapport de la langue à l'inconscient, la signification sur laquelle s'appuient la plupart du temps nos interprétations pourrait perdre de son importance au profit d'autres constituants du langage (sonorité, musique, etc.). Ceci était la conclusion de Saussure :

44

Considérer le sens comme un produit, le produit véritable de la mise en  uvre combinatoire, et non comme une donnée préalable ne varietur.

45Starobinski n'est pas dupe de l'étroitesse de la fragilité de cette hypothèse ; il écrit :

46

La marge est étroite entre le choix qui isole un fait et le choix qui construit le fait [...]. Saussure a décidé de lire la poésie en linguiste et en phonéticien. Économiste, il y eût déchiffré des systèmes d'échange ; psychanalyste, un réseau de symboles de l'inconscient. On ne trouve que ce qu'on a cherché.

47Mais voilà un autre dilemme contenu dans notre thème de la langue dans la psychanalyse : où est sa performance ? Dans la lettre ou dans la signification ?

48***

49De Laurence Apfelbaum, le 28 avril

50Les maudites langues « parlent d'une même voix face aux pressions de l'inconscient, ce qui voudrait dire qu'elles ont en commun une seule manière de se laisser traiter par l'inconscient ». Ce qui signifierait logiquement qu'il n'y a pas de langue inconsciente spécifique (donnée préalable ne varietur pour reprendre le terme) prête à infiltrer tout espace laissé par les hésitations des langues communes et conscientes. Cela ne se passe donc pas par insertion d'éléments étrangers mais par jeux combinatoires et de formes, par une « transformation des mots de la pensée préconsciente lors de leur passage dans l'inconscient », disais-tu l'autre fois. Passage que tu désignes ici comme « pression ».

51Mais à quel niveau s'exercent les pressions ? Deux questions me viennent à l'esprit : d'abord, que désigne-t-on par les « pensées latentes » ­ supposées refoulées ­ du rêve et dont Freud dit qu'elles en sont le matériel ? Quelle importance ont-elles ? Ensuite, dans la même ligne, qu'en est-il des restes diurnes et autres éléments indifférents ­ donc par définition non refoulés ­ qui servent de points d'accroche pour les effets de condensation et de déplacement qui seraient les marques des pressions ?

52Car, à mon tour, j'use de quelques citations troublantes tirées de la onzième des Leçons d'introduction à la psychanalyse, celle sur le travail de rêve [13] :

53

Il n'arrive jamais que le rêve manifeste soit plus riche quant à ses références et à son contenu que le rêve latent. La condensation se produit du fait : 1) que certains éléments latents sont tout simplement omis ; 2) que, parmi de nombreux complexes du rêve latent, seule une bribe passe dans le rêve manifeste ; 3) que des éléments latents qui ont quelque chose de commun sont rassemblés pour le rêve manifeste, fondus en une unité.
Mais voici ce qui est singulier dans le travail de rêve : le matériel qui est à la disposition du travail de rêve, ce sont des pensées, pensées dont certaines peuvent être choquantes et inacceptables, mais qui sont formées et exprimées correctement. Ces pensées sont translatées par le travail de rêve dans une autre forme, et il est remarquable et incompréhensible de voir que lors de cette traduction, de ce transfert, comme dans une autre écriture ou une autre langue, les moyens de fusion et de combinaison trouvent à s'appliquer. Une traduction cherche pourtant d'ordinaire à respecter les différenciations données dans le texte et à tenir justement séparées les unes des autres les similitudes. Le travail de rêve s'efforce, tout au contraire, de condenser deux pensées distinctes en choisissant, un peu comme le trait d'esprit, un mot plurivoque dans lequel les deux pensées peuvent se rencontrer. On ne doit pas forcément chercher à comprendre ce trait tout de suite, mais il peut cependant devenir significatif pour la conception du travail de rêve.
Bien que la condensation rende le rêve opaque, on n'a pourtant pas l'impression qu'elle soit un effet de la censure du rêve. On serait plutôt tenté de la ramener à des facteurs mécaniques ou économiques ; mais la censure y trouve en tout cas son compte.

54Le rêve aurait donc pour matériel des pensées latentes parfaitement formées et exprimées, aux références plus complexes et nombreuses que le rêve manifeste. Mais il y a un os : le statut même de pensée latente devient problématique car il n'y a rien là, à proprement parler, de forcément inconscient dans la mesure où cela peut être parfaitement exprimé. La notion même de pensée latente devient tout à coup aussi épineuse que celle de « sentiment inconscient de culpabilité ». Or, la notion d'un texte latent qui nécessite traduction, de langue à langue, pousse, lui, vers l'idée d'une langue inconsciente alors même que les pensées latentes, elles, sont formulables dans la langue vernaculaire commune. Ces pensées certes n'étaient pas au-devant de la scène manifeste, n'en sont pas moins des pensées, c'est-à-dire qu'elles ont pu être pensées fugitivement, ou même clairement ­ par exemple sous une forme plaintive ou offensive qui leur a valu d'avoir été écartées parce que non dicibles (ce qui n'a rien à voir avec l'ineffable ou l'informe), peut-être parce que personne ne pouvait les entendre sans porter un jugement défavorable sur la mesquinerie, la trivialité, ou la vulgarité qu'elles trahissaient ? Personne, sauf l'analyste une fois trouvé comme celui qui accepte de ne pas préjuger de la qualité de la personne à travers ses pensées et de ne pas en tirer des conséquences ­ je pense toujours à la femme au théâtre, avec ses calculs sur le prix des places et la valeur des maris. Prises en ce sens, les pensées latentes ne constituent pas le refoulé et n'ont pas forcément subi de transformation en tant que telles. Quel est alors leur rôle dans le travail du rêve ? Peut-être ne sont-elles que des maillons intermédiaires, des défenses cachées de seconde ligne, qui résistent encore à ce fameux « passage par l'inconscient » que tu évoques. Car Freud va plus loin : « Il n'est pas sûr que la condensation ait quoi que ce soit à voir avec la censure » ; et il serait plutôt tenté de la ramener à des facteurs mécaniques ou économiques. Le passage par la traduction n'impliquerait donc pas en tant que telle la notion de refoulement si l'on considère que la langue, par sa richesse propre, sémantique et stylistique, offre des façons plus concises et plus condensées de rassembler des faisceaux de pensée qui risquent d'être très fastidieux lorsqu'on les déplie (comme un trait d'esprit tombe à l'eau s'il est explicité).

55Je sais bien, en procédant ainsi j'opère une réduction caricaturale : on pourrait croire que je fais fi du refoulé et de sa poussée vers le haut qui vient troubler notre parole. Mais c'est pour dire aussi l'attraction que peuvent opérer sur le refoulé les mécanismes propres de la langue (ce que je disais en commençant cette discussion des mots qui dépassent la pensée, qu'elle soit latente ou pas).

56Il m'arrive à ma grande surprise de passer beaucoup de temps avec mes patients sur leurs rêves (« On ne doit pas forcément chercher à comprendre ce trait [d'esprit] tout de suite »), parce que souvent ce qui se dévoile après nombre d'associations comme « pensée latente » est précisément le point où commence le travail de l'interprétation (ou pour revenir à la patiente au théâtre, cela devient vraiment mystérieux au moment où l'on commence à se demander ce que signifie cette piètre idée qu'elle découvre de son mari). Pour autant que l'on veuille parler de « langue analytique », il me semble qu'elle ne repose pas forcément sur des mécanismes particuliers de condensation, mais en grande partie sur la convention de considérer l'ensemble de la parole en séance comme constituant du « fait psychique ». C'est pourquoi un mot plat peut se faire remarquer non pas par son incongruité ou son ambiguïté mais tout simplement parce qu'il est utilisé deux fois dans une séance, à un grand intervalle, à propos de choses « sans rapport » et dans des contextes où il paraît parfaitement adapté. Mais c'est parce qu'il revient qu'il ouvre une brèche, comme s'il était un marqueur d'activité inconsciente (au point que je me demande s'il n'y aurait pas là une règle sous-jacente à notre écoute : de n'intervenir que lorsque « quelque chose » s'est manifesté deux fois dans le discours manifeste).

57Ce qui m'amène à ma seconde préoccupation qui tient au matériel « indifférent » dont le travail de rêve se saisit pour ses jeux combinatoires dans ce que tu appelles la langue analytique. Les restes diurnes seraient indifférents au sens où ils ne seraient pas chargés d'affect ni pris dans un désir pressant et se prêteraient donc à recevoir, par déplacement, des affects qui ne leur correspondent pas. Mais s'ils sont indifférents, pourquoi les a-t-on mémorisés, sinon parce qu'ils étaient déjà mitoyens d'un événement psychique ? Par exemple, une décapotable blanche aperçue dans la rue au moment même où l'on sortait avec son ami avec qui on venait de se réconcilier : une patiente signale ce fait « vrai » lorsqu'elle évoque un détail de son rêve où une vieille MG blanche était remisée dans un placard, détail qui venait clore un rêve plein de ruptures et de scènes qui la laissaient étrangement indifférente. Elle associe aussitôt sur le sentiment de la veille : le moment où elle a senti que quelque chose cédait en elle et qu'elle s'était dit qu'elle enterrait la hache de guerre. Il faisait froid mais il y avait un grand rayon de soleil, juste au moment où son ami et elle traversaient la rue devant une voiture dont on avait rabattu la capote. Qu'est-ce que ce reste diurne a d'indifférent ? Je veux dire, en quoi diffère-t-il d'une photo qu'on garde d'un lieu où l'on a passé des vacances, sur laquelle on ne voit rien de particulier et à laquelle on ne tient que par les souvenirs qui lui sont associés ? On retombe là sur la question de l'indifférence de l'objet dont tu as si bien traité par ailleurs ; la sexualité infantile met le feu à tout bois mais les objets s'inscrivent toujours dans une longue série dont ils portent toujours quelque chose en eux ; tout comme la langue maternelle, pourrait-on dire.

58Tout ça pour dire que le lien intrinsèque du travail de rêve et de la mémoire ­ et la continuité qui s'instaure à notre insu par les souvenirs diurnes indifférents ­ me paraît, là encore, une porte d'entrée dans la « langue » de l'analyse, convention presque mécanique qui mène aux pensées latentes et de fil en aiguille à la question de ce qui du passé et de la pulsion fait pression.

59***

60De Jean-Claude Rolland, le 30 avril

61Les pensées latentes : un bon point de départ pour notre sujet. Elles sont là avant le rêve, lui fournissent sa matière, et après le rêve, pas toutes, et la plupart du temps modifiées peu ou beaucoup ; on les retrouve comme associations. Ce sont des pensées ordinaires normalement « habillées de mots » (je suis frappé par la récurrence chez Freud de cette métaphore du vêtement pour désigner l'expression verbale des pensées), elles appartiennent au préconscient, c'est-à-dire qu'elles peuvent à tout moment redevenir conscientes ; mais quand leur contenu est trop tendancieux (cas de la femme et du piètre mari), elles peuvent être condamnées à être tues et c'est parfois un bénéfice du rêve de leur forcer l'accès à la parole.

62Je ne fais que reprendre la pensée de Freud. À ce sujet on dirait qu'une partie du secret de L'interprétation du rêve est dans Le mot d'esprit, et inversement. C'est dans ce dernier ouvrage qu'il explicite ce qui dans le premier reste flou : la pensée latente, pendant le processus du rêve, « tombe » dans l'inconscient où elle subit un traitement conséquent, sa structure est triturée de diverses façons ( uvre là une condensation mécanique que Jean-François Lyotard compare à un étendard que le vent plie, de sorte que les lettres qui y sont tissées s'agencent tout autrement), son contenu idéique est translaté dans une autre forme d'expression (dans un langage d'image) et, à la faveur de tout ça, des éléments inconscients (affects, représentations) viennent s'y connecter.

63C'est en pensant à la liaison d'éléments inconscients aux éléments conscients que la condensation accomplit que Freud lui accorde tant d'importance, plus encore qu'au déplacement. Pour lui, dans Le mot d'esprit, la condensation est, au-delà de ses bénéfices et de ses motifs, le signe qu'a eu lieu un travail de l'inconscient, un travail du processus primaire. Le moi n'y participe pas. Ceci est valable pour le rêve ; pour le mot d'esprit, Freud s'appuie sur l'anecdote américaine fameuse intitulée « Mais où est donc passé le rédempteur ? » Je la cite partiellement  [14] :

64

Deux hommes d'affaire peu scrupuleux ont réussi à acquérir des biens importants [...] et ils s'efforcent maintenant d'imposer leur présence à la bonne société [...]. Il leur semble indiqué de faire exécuter leur portrait par le peintre le plus réputé et le plus coûteux de la ville [...]. Lors d'une grande soirée on expose pour la première fois les précieuses toiles et les deux maîtres du lieu conduisent le critique d'art le plus influent de la ville jusqu'au mur du salon auquel les deux portraits sont accrochés l'un à côté de l'autre [...]. Le critique regarde longuement les peintures, puis hoche la tête comme s'il regrettait l'absence de quelque chose, et se contente de demander en désignant l'espace vide entre les deux toiles : « And where is the Saviour ? »

65Et Freud de conclure :

66

Ainsi donc le critique a voulu dire mais sans le pouvoir : « vous êtes une jolie paire de coquins ».

67Un tel processus de figuration indirect peut avoir lieu dans la cure : le patient se tait soudain et au terme de son silence l'idée latente du départ revient chargée d'une nouvelle polysémie. On en conclurait déjà ceci : toute avancée dans la cure ne s'y réduit pas mais passe par une transformation de la langue du sujet.

68Je suis d'accord sans réserve avec toi qu'idées latentes et restes diurnes ne sont retenus par le rêve que parce qu'ils sont déjà proches d'un événement inconscient. Diverses opérations de projection de formations inconscientes sur l'expérience perceptive doivent précéder ou initier la production du rêve. Ce que tu dis de la photo m'a fait penser à La chambre claire. Roland Barthes y évoque le concept de punctum : on retient, on est séduit par une photo parce qu'un détail invisible à l' il nu a provoqué en nous un émoi. Et c'est l'analyse de cet émoi qui va faire apparaître le détail (qui est un fait de mémoire). Le rêve est cet émoi face au reste diurne et l'analyse du rêve figure sa cause.

69Au sujet de la pensée latente telle qu'on la retrouve dévoilée après le récit du rêve : un effet de la condensation à laquelle le rêve l'a astreinte pourrait résider dans le détail ajouté inopinément au souvenir du reste diurne. Dans l'exemple que tu citais précédemment du reste diurne « indifférent » d'une décapotable blanche aperçue dans la rue, le travail de mémoire (qui est au c ur du rêve comme de la cure) a joint le souvenir (chargé d'affect et d'interdit) du placard où est cachée la MG blanche (qui pourrait laisser penser qu'on a à faire à un jouet d'enfant). Ton exemple m'a saisi, j'en ai cherché en vain d'autres issus de ma propre expérience, je suis sûr que j'en ai !

70Sommes-nous toujours sur le terrain de la langue ? J'ai un petit doute, je m'accroche à ceci : à cette étape (ou étage) du processus primaire où se fabrique le rêve ou le mot d'esprit ou, dans la cure, le mot nouveau, l'idée incidente, à cet étage où l'idée latente perd momentanément son appartenance à la langue vernaculaire, laquelle est mise sur le même plan que d'autres modes d'expression, à cet étage donc où instance psychique et système de la langue effacent leurs frontières.

71***

72De Laurence Apfelbaum, le 1er mai

73Avec le rêve, il se passe quelque chose que tu appelles la façon dont la pensée latente « tombe dans l'inconscient », c'est-à-dire est happée par la régression, dont la régression vers le visuel, avec tout l'enjeu de la condition essentielle qu'est la figurabilité. Mais là, me semble-t-il, on déborde de l'empire de la langue justement, à la différence de ce qui se passe dans le mot d'esprit. C'est bien pour ça que nous avons besoin de l'hypothèse de l'inconscient, avec ce qu'elle charrie de destruction du temps ordinaire, de précisions sur la mémoire et les traces ­ au même titre que dans l'expérience du transfert qui est toujours porteur d'hallucinations dont nous ne découvrons qu'une infime partie. Or, je ne sais pas si tout cela vaut de la même manière pour le mot d'esprit, ni vraiment non plus pour les méprises qui fonctionnent « mécaniquement », sans sortir nécessairement de la langue. C'est là je crois que se trouve l'insuffisance de l'interprétation telle qu'elle a été reproduite à satiété dans la vulgate lacanienne, comme si les ruses rhétoriques permettaient de faire l'économie de cette chute dans l'inconscient.

74Même type de problème (c'est-à-dire confinement dans la langue) du côté des modes d'interprétation pratiqués par les tenants des relations d'objet : la réduction du visuel du rêve à sa description, ramenant les images du rêve à des catégories conceptuelles (le sein, le pénis au mieux, le soi au pire) qui, bien que sur un mode plus élaboré, rejoignent les « symboliques ». Ou encore, les interprétations presque contractuelles promues par Fonagy [15], faisant fi de la question de la répétition et de la mémoire pour se focaliser sur le message adressé, et les habitudes du sujet quand il veut exprimer colère, haine ou amour, en tournant toujours autour du pot ou en inversant : il s'agit alors de traduire en réduisant le message à son contenu que les effets de langue et d'affect ont masqué.

75Je suis troublée par l'équation automatique établie entre processus primaires et inconscient. Il me semble que les processus primaires, du moins ceux de la condensation et du déplacement, métonymie et métaphore, sont sans cesse présents dans le maniement de la langue, sans nécessiter en tant que tels l'hypothèse de l'inconscient : ils appartiennent en quelque sorte à la langue. Et du coup, je ne dirais pas que « le moi n'y participe pas ». Freud l'a écrit à plusieurs reprises, le moi participe au rêve, ne serait-ce que pour lui permettre de franchir la censure.

76J'ai envie de psalmodier : la censure, la censure ! Ne pas oublier la censure ! Tout le mystère de l'inconscient est précisément dans cette nécessité qu'il y ait censure. À la lumière de ce que tu dis, il m'apparaît que c'est un parapet pour ne pas « tomber » dans l'inconscient. Mais quand commence-t-on à avoir peur de tomber ? Pour l'enfant haut comme trois pommes, qui tient à peine sur ses jambes, tomber sur son séant ressemble plutôt à une jubilation : « Aah Boum ». Et « Badaboum », reprend le parent. Et puis, que se passe-t-il pour que certains n'osent même plus tomber de sommeil, voire rêver, et deviennent des insomniaques hantés par des pensées qu'ils habillent de mots ?

77***

78De Jean-Claude Rolland, le 3 mai

79La censure, oui ! Mais il me semble qu'à la faveur de l'approfondissement de la doctrine et de l'expérience, révélant une masse inconsciente bien plus compacte et résistante qu'on ne l'imaginait au début de la découverte de la psychanalyse, ce barrage ouvre sur la possibilité d'un traitement de la chose inconsciente, d'une figuration indirecte de représentations violemment abolies qui ne pourraient en aucun cas faire l'objet d'un simple retour du refoulé. La censure est ainsi détournée d'un simple outil défensif en une condition permettant un rebond. C'est la même idée à l' uvre dans « Au-delà » quand Freud précise qu'il n'y a pas de tendance naturelle à l'évolution ou au perfectionnement, mais que la nécessité de déjouer le refoulement est à l'origine des acquisitions culturelles. Peut-être que je privilégie trop cet aspect de la censure, tu me fais douter de moi... Et c'est tant mieux !

80Je ne crois pas que le déplacement ou la condensation appartiennent en propre à la langue. La langue est bien le champ d'activité de ces opérations, mais celles-ci sont déterminées par la proximité de la langue avec l'inconscient. Quand la langue est au service de la science ou du droit, par exemple, elle fait en sorte que son rapport à l'inconscient soit aussi distendu que possible. Quand elle se veut « inspirée », comme dans la poésie ou la fiction romanesque ou la cure, elle se rapproche régressivement le plus possible de l'inconscient. Dans ce numéro sur la langue, c'est cette proximité que je voudrais approfondir. Parce que, d'accord, dans la cure on part de la langue vernaculaire, mais quand celle-ci, sous l'effet du transfert et de la régression, subit le traitement que l'on sait, quand elle est triturée dans sa matérialité même par les formations de l'inconscient, quand elle est mise sur le même pied qu'une expression en image, quelle langue est-elle devenue ? Dernier point : la langue comme tissage. J'ai usé et abusé moi-même de cette image. Mais c'est une métaphore, une représentation d'attente, peut-on encore longtemps s'en accommoder ?

81***

82De Laurence Apfelbaum, le 8 mai

83Il y a un point, en fin de compte, sur lequel j'aimerais t'interroger : lorsque tu dis que les opérations de déplacement ou de condensation sont « déterminées par la proximité de la langue avec l'inconscient », ou lorsque tu poses la question, à propos de la langue vernaculaire de départ, une fois qu'elle aura été triturée dans sa matérialité : « quelle langue est-elle devenue ? », cela signifie-t-il pour toi que la langue (dont je suis bien d'accord qu'elle est la condition de notre connexion avec l'inconscient) deviendrait une « autre » langue ? (éventuellement plus « vraie » ?)

84***

85De Jean-Claude Rolland, le 9 mai

86Nos premières discussions se présentent comme un cycle qui arriverait à une conclusion provisoire dont tout ce que je peux dire est qu'elles ont changé mon rapport à la langue. Je me suis dit que nous devions partir d'un autre point, sachant bien sûr que le déterminisme de l'inconscient ne nous laisse pas un choix considérable !

87J'introduis ce point par une citation de Freud, extraite de l'Abrégé de psychanalyse[16] :

88

[...] Chez l'être humain vient s'ajouter une complication faisant que des processus internes dans le moi (ça) peuvent aussi acquérir la qualité de conscience. C'est là l' uvre de la fonction du langage, qui établit une liaison solide entre des contenus du moi et des restes mnésiques des perceptions visuelles, mais particulièrement acoustiques. Dès lors la périphérie perceptive de la couche corticale peut être excitée aussi de l'intérieur dans une bien plus large mesure, des processus internes, tels que les cours de représentation et les processus de pensée peuvent devenir conscients, et il est besoin d'un dispositif particulier qui différencie les deux possibilités, ce que l'on appelle l'examen de réalité.

89Cette fonction du langage qui établit des connexions entre événements internes et restes perceptifs du monde extérieur n'est pas la langue dont nous avons parlé jusque-là, cette langue communautaire dont le modèle est la langue vernaculaire. C'est une langue interne au sujet et qui sert avant tout à un usage psychique. C'est forcément celle-ci que nous privilégions dans notre pratique de l'analyse mais curieusement, à ma connaissance, elle n'a pas connu un développement théorique important. Nous en avons pris connaissance comme une formule catéchistique qui légitime la « cure de parole ». Or cela vaut la peine de l'étudier quant à ses opérations propres et quant à sa différence avec la langue commune. Sans doute, en parlant avec toi, je découvre que la langue n'est pas un phénomène unitaire et qu'on rassemble sous ce mot (sacré) des réalités différentes les unes des autres. De surcroît, cette proposition freudienne n'est pas parfaitement concordante avec d'autres représentations qu'il se fait du monde interne, du ça. Ainsi (extrait du même ouvrage) :

90

Le ça coupé du monde extérieur a son propre univers de perception. Il ressent avec une extraordinaire acuité certaines modifications à l'intérieur de lui-même, en particulier les variations de tension de ses pulsions, variations qui deviennent conscientes en tant qu'impressions de la série plaisir-déplaisir. Il est malaisé de déterminer par quelles voies et à l'aide de quels organes sensoriels terminaux ces perceptions se produisent, mais une chose semble certaine : les auto-perceptions ­ impressions cénesthésiques et impressions de plaisir déplaisir ­ régissent despotiquement le cours du phénomène à l'intérieur du ça. Le ça obéit à l'inexorable principe de plaisir. Mais il n'est pas le seul à agir de la sorte. L'activité des autres instances psychiques réussit semble-t-il à modifier mais non à supprimer le principe de plaisir et une question d'une importance théorique capitale n'a pas encore été résolue : quand et comment ce principe peut-il être surmonté ?

91Et encore :

92

Le système Pc est sensible à toute une diversité de qualités en provenance du monde extérieur, de l'intérieur il ne perçoit que les augmentations et diminutions de tensions se traduisant dans une seule gamme qualitative, l'échelle plaisir déplaisir.

93Comment articuler ces deux instances, les mots, le principe de plaisir ?

Notes

  • [*]
    S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, XIe leçon, OCF/P, XIV, p. 177.
  • [1]
    S. Freud, OCF/P, XII, p. 111
  • [2]
    S. Freud, OCF/P, XIV.
  • [3]
    S. Freud, OCF/P, X.
  • [4]
    Idem, p. 125.
  • [5]
    D. Spence, The rhetorical voice of psychoanalysis, 1990, J. A. P. A., p. 338.
  • [6]
    S. Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Gallimard, 1998. Les citations qui suivent se trouvent respectivement p. 57, p. 310, p. 300, p. 303-304 et p. 304-305.
  • [7]
    E. E. Krapf (1932), « Le choix de la langue dans la psychanalyse », in Langues et courants sexuels, Annuel de l'A. P. F., 2010.
  • [8]
    E. Stengel (1939), On learning a new language, I. J. P., XX.
  • [9]
    E. Buxbaum, The role of a second language, 1949, Psychoan. Quart. XVIII.
  • [10]
    R. Greenson, The Mother tongue and the Mother, 1950, I. J. P., XXXI.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 112.
  • [12]
    J. Starobinski, Gallimard, 1971, citations respectivement p. 60 et 36.
  • [13]
    S. Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 176 et 177.
  • [14]
    S. Freud, op. cit., p. 151.
  • [15]
    Voir son débat durable avec Harold Blum au cours des années 2000.
  • [16]
    S. Freud, OCF/P, XX, p. 252.
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