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Article de revue

Sens opposé des mots primitifs et jeu associatif

Pages 105 à 120

Notes

  • [1]
    Le rêve lui-même est analysé aux pages 271, 274-275 et 299 de L'interprétation des rêves ; la référence aux propositions d'Abel se trouve page 274, note 2 (traduction de Meyerson, Puf).
  • [2]
    E. Benveniste, « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », initialement publié dans La psychanalyse (1956), I, et repris dans Problèmes de linguistique générale, I, p. 75-87, Gallimard, 1966.

1 SI UN SIGNIFIANT NE POUVAIT EXPRIMER UN SIGNIFIÉ et son contraire, l'inconscient y perdrait une forme de trace en discours. Si un signifiant ne pouvait masquer un signifiant en exprimant son contraire (et donc dissocier un signifié de son contraire), le discours y perdrait une forme de refoulement. Dans cette perspective, pour qu'un signifiant fasse symptôme, il lui faut rester soumis à une loi qui dissocie les sens opposés. Pourtant il faut aussi qu'il conserve la magie primitive de les convoquer ensemble. Comment peut-il en aller ainsi ?

2 La solution pour Freud repose sur les considérations linguistiques de Karl Abel. Elles veulent que la fonction tierce qu'exerce la langue ne soit pas de fondation mais se trouve établie à l'issue d'une évolution. Le langage, à ses débuts, relève du processus primaire et ne connaît aucune forme de négation : ni celle qui marque le refus et permet d'opposer le « bon » que l'on garde au « mauvais » que l'on rejette, ni celle qui inscrit le constat d'absence, le « il n'y a pas de X », et qui marque que ce que je désire (et qui est à l'intérieur) n'est cependant pas avéré à l'extérieur. Puis le langage se secondarise et les mots se chargent de l'usage que nous leur connaissons. Ainsi pour Abel, égyptologue à l'origine, le hiéroglyphe correspondant à « lumière » signifie tout autant « ombre » que « lumière ». À ce titre, pour Freud, il dispose d'un pouvoir comparable au symbole visuel dans le rêve. Dans son analyse du rêve « À travers les fleurs », Freud fait d'ailleurs explicitement référence au travail d'Abel [1]. Commentant la signification d'« une sorte de branche d'arbre couverte de fleurs rouges ramifiées et épanouies » que la patiente tient en main, il conclut son commentaire en soulignant que « la même branche en fleurs représente donc l'innocence et aussi le contraire ». Le rameau fleuri qui apparaît à la dormeuse est symbole visuel de « pureté » et d'« impureté ».

3 Pour Freud, il existe ainsi un premier temps de l'humanité où le langage sert de trame symbolique au système primaire qui anime le préconscient. À ce premier stade fait suite un second, qui permet alors de dire en des mots différents le pur et l'impur. Mais il faut attendre les progrès de la civilisation pour voir le mot se conformer aux exigences du processus secondaire et respecter le principe du tiers exclu (« aut... aut ») au terme duquel le signifié d'un mot ne peut être tout ensemble une chose et son contraire. Pour essentielle qu'elle soit à la saisie du langage d'un point de vue psychanalytique, que vaut cette hypothèse sur les mots primitifs et la genèse qu'elle implique ?

4 Repartons des faits. Le développement hypothétique du langage en deux temps (d'abord les mots primitifs, ensuite les mots secondarisés) a-t-il une quelconque réalité dans l'histoire des langues ? Et tout d'abord, oui ou non y a-t-il des mots primitifs dans les langues à un moment donné de leur évolution ? Dans son article « Du sens opposé des mots originaires », Freud reprend plusieurs exemples d'Abel. Il commente notamment le terme latin altus qui peut signifier en effet, selon les contextes, « profond » ou « élevé ». Ici, le français « profond » offre un double sens équivalent à celui du mot latin. Dans un énoncé tel que « la rivière est profonde », l'adjectif désigne l'éloignement vers le bas. Mais, dans une expression telle que « Hosannah au plus profond des cieux », « au plus profond » devient l'équivalent de « au plus haut » (des cieux). Altus et « profond » fournissent donc tous deux une conjonction de sens opposés.

5 À cette manière de voir s'oppose la réflexion de Benveniste [2]. Pour lui, il n'y a pas de mot primitif ni de sens opposés dans altus, pas plus que dans « profond ». Il y a seulement un effet de perspective. Altus et « profond » ne marquent qu'une chose : l'éloignement d'une cible par rapport à la personne de l'énonciateur. Cet éloignement peut être orienté vers le haut ou vers le bas, mais il importe peu. Dès lors, il n'y a plus de sens opposés. Il n'y a qu'un sens qui traduit l'éloignement sur un axe vertical. Selon le contexte d'emploi, le sens du mot se spécifie comme « profond » ou « élevé ». Il en va de même pour sacer, second exemple commenté par Freud. Certes, le mot signifie « sacré » et « tabou ». Mais ce ne sont pas des « sens opposés ». Le mot sacer, toujours selon Benveniste, qualifie simplement une chose ou un acte qui sort de la sphère de l'humain pour pénétrer celle de l'au-delà de l'humain, étant donnée la répartition des mondes qu'établissent les lois de la culture antique. Il importe peu que cette sortie soit pour le meilleur (« sacré ») ou pour le pire (« tabou »).

6 On pourrait ajouter d'autres exemples tirés du français banal. L'adjectif « farouche », par exemple, désigne aussi bien un être qui inspire la peur (comme ces « farouches soldats » que stigmatise notre hymne national) ou au contraire un être qui la subit (comme la biche « farouche » qui fuit à l'approche du chasseur). Ici l'orientation contraire des deux sens n'est plus spatiale. Elle se définit par rapport à l'orientation de l'action, et oppose agent à patient.

7 Reste que, dans ces exemples, il s'agit de sens inverses plutôt qu'opposés. Car dans aucun des couples relevés, on ne voit un sens s'opposer à l'autre comme l'affirmation s'oppose à la négation, ou comme « bon » s'oppose à « mauvais ». Est-ce à dire qu'une telle conjonction n'existe pas et qu'il n'est pas possible de trouver un mot qui dise à la fois l'honneur et l'indignité, le convenable et l'inconvenant, la pudeur et l'impudeur ?

8 Si une telle conjonction semble improbable au niveau du mot, en revanche elle est avérée au niveau de l'énoncé. C'est la conséquence d'une opération rhétorique banale : l'antiphrase. L'antiphrase permet d'exprimer un jugement par le recours à la formulation inverse. En soi une exclamation comme « C'est pudique ! » dénote une appréciation positive. Mais par antiphrase, elle prend la valeur opposée qui suppose au contraire que ce dont on parle manifeste un total manque de décence. Dès lors les mots de l'exclamation peuvent servir de signifiants à l'expression d'un éloge ou d'un blâme. C'est l'évidence de la situation d'emploi qui lève l'ambiguïté. Le parallèle avec la branche de cerisier, symbole de pureté et d'impureté, semble cette fois fondé. La rhétorique permet de construire des énoncés comparables aux images visuelles du rêve : ils peuvent dire un jugement et le jugement opposé.

9 Mais est-ce vraiment cela qui intéresse le psychanalyste ? Par la référence aux sens opposés, c'est une potentialité particulière au discours qui est désignée, précisément celle qui le rend associatif et vivant. Toute la question est évidemment de donner à cette potentialité l'espace nécessaire à son incarnation. Parfois la parole du patient dispose d'emblée de cette capacité de mise en jeu des sens opposés, et c'est tant mieux. Le travail n'y est pas nécessairement plus simple pour autant, mais il est foncièrement stimulant. Ce n'est cependant pas cette forme de parole qui va me retenir ici. Je vais au contraire me pencher sur la situation inverse : quand la parole du patient se donne pour aussi peu primitive que possible, qu'elle est secondarisée au point de ne sembler vouloir dire que ce qu'elle dit.

10 De manière générale, quand un être humain est confronté à un obstacle qui retarde la satisfaction d'un désir dont il est le siège, il est contraint d'y surseoir. Souvent, dans ces circonstances pénibles, il se met à parler. Mais il peut le faire de deux manières différentes. Soit il cherche à travailler intérieurement ce qu'il éprouve, à créer des liens entre ses représentations, à apaiser son mouvement interne et à promouvoir en décalé une relance de sa pensée. Il met alors en vibration les sens opposés des mots dont il retrouve le ressort primitif. Soit au contraire il s'adresse à l'autre pour lui demander de changer le monde. Dans un cas la parole accompagne le travail des pulsions en exprimant l'affect par la mise en jeu de représentations associées ; elle n'est pas orientée vers la satisfaction ; l'interlocuteur, d'ailleurs, n'est au mieux que le témoin d'un processus foncièrement adressé à soi-même. Dans l'autre au contraire, elle exprime clairement une demande à autrui et vise l'obtention d'une action spécifique de la part du « prochain secourable » (le Nebenmensch) ; elle n'est alors opérante que d'être transitive. Et quand le Nebenmensch fait la sourde oreille, elle a tôt fait de devenir compulsion à répéter. Or, comme on sait, en analyse c'est être Nebenmensch, justement, que faire la sourde oreille à cette parole-là.

11 Il y a ainsi des patients qui parlent à leur analyste pour leur adresser des demandes ou des questions. On dirait qu'ils n'ont pas compris qu'en analyse l'usage du langage obéit à des règles qui ne sont pas celles du quotidien mais celles du primitif et de la régrédience. Quand il en va ainsi, pour qu'une conjonction de sens opposés, une remise en vibration, trouve à s'organiser, au discours du patient il faut adjoindre l'écoute de l'analyste. Cette association du discours du patient et de l'écoute de l'analyste forme alors un « discours primitif » à deux voix. C'est ce discours à deux voix qui va me retenir. Je voudrais examiner la façon parfois étrange qu'il peut avoir de s'organiser. Mais auparavant il me faut revenir sur la qualité du discours du patient que j'ai appelée naguère compulsive.

12 ***

13 Quand la parole n'est pas associative, qu'elle n'est pas d'emblée ouverte au registre des mots primitifs, elle s'inscrit dans la compulsivité. Cette compulsivité peut toutefois prendre deux formes différentes. Il y a d'abord celle qui exprime une demande explicite : un patient en cours de séance s'adresse directement à l'analyste en lui formulant une question ou une injonction. Par l'intonation et le style, sa parole revêt l'aspect d'un banal moment de conversation quotidienne. Il semble exiger de l'analyste une réponse qui le fasse renoncer à son statut d'interprète. Ce type de parole compulsive constitue un mini-incident dans la séance. C'est ce que Jean-Luc Donnet a appelé « agir de parole ». La parole est destinée à obtenir quelque chose de l'analyste, dans une adresse à sa personne. C'est un agir, mais il passe par la parole. Si un patient exaspéré par le silence de son analyste lui dit « Mais vous pourriez tout de même dire ce que vous pensez de ce que je vous dis, non ? », il lui pose une question directe pour le faire parler, pour obtenir concrètement quelque chose de lui (ici, en l'occurrence, la réaffirmation de son statut d'objet primaire).

14 De même, de manière plus subtile, s'il émaille son récit d'un « Vous me suivez ? » ou d'un « D'accord ? » comme un enseignant soucieux d'être compris de son auditoire, il réclame aussi sans distance l'intérêt de celui qui l'écoute. Comme le souligne Christine Bouchard à laquelle je dois ce dernier exemple, ce type d'injonction proscrit toute possibilité de flottement dans l'écoute. C'est une façon d'empêcher l'analyste d'associer et de divaguer. Autant d'indices du fait que le patient quitte le mode de pensée associatif qui lui permettrait de se perdre dans ses mots, qu'il a le sentiment qu'il présente quelque chose à son analyste et que ce dernier doit lui répondre ou adopter une attitude particulière face à ce qu'il tente de dire. En somme, si l'on se réfère à l'opposition mise en place par André Green entre « transfert sur l'objet » et « transfert sur la parole », c'est la marque d'un transfert exclusif sur l'objet : le patient assigne à l'analyste une place transférentielle, et la relation se tend. L'intersubjectif prévaut et prévient l'inter-psychique. Le patient ne peut plus s'écouter parler ni entendre l'analyste qui l'écoute parler. Il s'adresse à l'autre, et seulement cela. La parole est décharge : le patient veut quelque chose et il accomplit un acte.

15 Toutefois, en procédant ainsi, l'agir de parole vient également inscrire une dimension de répétition qui contient de ce simple fait un grain de signifiance. Ce grain de signifiance, bien entendu, est à répéter et à perlaborer. Tout agir, comme l'on sait, est la réactualisation d'une scène déjà vécue. Elle peut se jouer alors en direct, mais elle peut également se jouer par retournement. En l'occurrence, en disant « D'accord ? » ou « Vous me suivez ? », c'est bien le cas : craignant de se voir embarqué par l'analyse et le transfert dans un jeu qu'il ne maîtrise plus et une parole qui le perd, le patient renverse la donne et devient l'adulte qui initie l'analyste-enfant à un jeu énigmatique et signifiant où ce dernier risque constamment l'égarement. L'agir de parole, comme tout agir, met au jour une signifiance qui ne s'était pas éteinte. Simplement, il est vrai qu'elle ne se dit plus en première topique, dans le dit, dans le contenu associatif. Elle se manifeste dans le dire, dans l'agir que constitue l'énonciation. Et toute la difficulté, évidemment, est de savoir comment intervenir, comment interpréter sans contre-agir.

16 Toutefois, à côté de cette parole transitive et injonctive, à côté de cette parole dépourvue de mots primitifs, à côté de cette parole qui s'adresse directement à l'objet, il y en a une autre qui n'est pas plus associative mais qui est différente de la précédente. Elle est tout aussi secondarisée. Mais elle n'est plus injonctive. Elle est seulement descriptive et factuelle. Elle se rapproche de ce que les psychosomaticiens nomment « parole opératoire ». Elle décrit impitoyablement un quotidien plat et sans plaisir, ou bien une situation névrotique qui se répète indéfiniment, avec peu, très peu, trop peu de variations. Pour l'analyste elle est synonyme d'ennui considérable, et de culpabilité, de sentiment d'inadéquation, d'impuissance et de mensonge.

17

Sa conversation était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d'émotion, de rire ou de rêverie.

18 Tel est le type de parole que je désigne par le terme de « compulsif ». Mais poursuivons la lecture du texte :

19

Charles n'avait jamais été curieux, disait-il, d'aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d'équitation qu'elle avait rencontré dans un roman. Un homme, au contraire, ne devait-il pas tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n'enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu'elle lui donnait. [...] Emma se répétait :
­ Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ?

20 Est compulsive une parole comme celle de Charles, du moins dans la qualification qu'en donne ici Emma Bovary. Mais le fait qu'elle soit ainsi jugée par Emma n'invite-t-il pas, justement, à opérer un renversement ? N'est-ce pas l'écoute d'Emma qui rend compulsive la parole de Charles ? N'est-ce pas finalement l'écoute de l'un qui rend compulsive la parole de l'autre ? Assurément, à écouter un patient comme Emma écoute Charles, on risque de ne pas lui donner les meilleures chances de retrouver le goût des mots primitifs. La notion même de parole compulsive et le parangon que j'en donne ici (une parole comme celle de Charles écoutée par Emma Bovary) invite à réinterroger l'impasse du processus dans son ensemble.

21 Se peut-il tout d'abord vraiment que la parole perde toute attache avec le primitif en nous ? Parfois, un récit parfaitement lisse et factuel peut être plutôt la marque d'un contre-investissement, la trace d'un accrochage au quotidien destiné à tenir éloigné un trop de rêverie. La surabondance envahissante de la fantasmatique peut aussi causer l'apparente pauvreté du discours. Ceux d'entre nous qui ont travaillé avec des patients adultes psychotiques connaissent ce genre de situation où soudain, au décours d'un discours parfaitement uni et banal sur la morosité et la grisaille du temps, un pan de délire émerge que l'on n'aurait jamais soupçonné. La parole quotidienne est alors l'indice d'un trop et non d'un trop-peu. Pour qu'une parole puisse lâcher l'arrimage du quotidien, il faut que l'intensité pulsionnelle qui met en jeu le processus psychique et la représentation fantasmatique, soit suffisamment tempérée, liée, et heureusement répartie.

22 Mais alors, comment laisser procéder la signifiance d'une parole compulsive qui revêt ainsi les traits de l'opératoire ? Comment le discours d'un patient qui ne fait que répéter le quotidien peut-il parvenir à se déployer ? Il me semble que tout repose sur le traitement de l'excitation transmise dans l'écoute de l'analyste.

23 ***

24 Marie est une femme de quarante ans environ qui est venue me trouver en raison de difficultés affectives diverses. Elle est d'origine tchèque. Très peu de temps après sa naissance, lorsqu'elle avait trois mois, ses parents se sont séparés. Elle n'a que peu de souvenirs de son père. Ce dernier s'est remarié, puis ne s'est plus occupé d'elle. Toute son enfance s'est passée entre sa mère et son frère. Lorsque la patiente avait huit ans, peu après 1968, tout le monde a émigré en France. La patiente, sa mère et son frère d'un côté, le père et sa nouvelle famille de l'autre. Malgré un lieu d'exil commun, les liens avec le père sont restés singulièrement lointains. Dans la famille, d'aucun côté, personne n'est jamais retourné en Tchéquie. Seule la patiente elle-même a récemment fait un voyage pour revoir les lieux de son enfance. Elle en a rapporté des photos, notamment de la maison natale.

25 Dans l'ensemble, Marie est extrêmement régulière dans ses séances, dans ses paiements, dans sa manière d'être. Cette régularité un peu trop marquée est parfois heureusement perturbée par un humour décapant, teinté aussi d'une vraie tendresse. Mais lorsqu'elle expose par le menu des faits quotidiens, il se produit dans ma pensée un silence de l'associativité qui fait obstacle à toute mise en représentation. Sa parole fait de moi un interlocuteur comme un autre. Cette qualité défensive de son discours a d'ailleurs fait l'objet d'une élaboration de sa part, et il lui arrive aujourd'hui de sentir quand cette tonalité particulière fait retour.

26 À la séance que je souhaite évoquer, c'est cette manière de dire qui prévaut. Il est question d'un repas de famille à l'occasion de l'anniversaire des vingt ans de sa nièce. Elle a fait un cadeau à celle-ci et se plaint que la jeune femme ne lui ait dit à aucun moment ce qu'elle en pensait. C'est un agacement d'autant plus fort que la nièce a pu dire à d'autres qu'elle était très contente de ce présent. Tandis que Marie parle, je me sens un peu mis à l'écart. Et puis, tout à coup, la patiente revient à l'attitude de sa nièce et à l'ambiance du déjeuner : « Le déjeuner était bon et agréable. Mais c'est curieux, ma nièce ne me voit pas. »

27 Pourquoi est-ce qu'à ce moment là quelque chose en moi décroche de l'attention prêtée au récit quotidien et embraye sur autre chose ? Pourquoi est-ce que le mot prend une valeur de contraire ? Comme si Marie pensait que sa nièce ne voyait qu'elle. Sans doute pour faire pièce à la sensation que j'ai moi-même. Dans l'après-coup, je m'aviserai que Marie me traite comme sa nièce a pu la traiter. Elle me raconte les choses mais sans me voir. Dans l'instant, je le ressens, je ne me le verbalise pas. C'est par une association avec une situation inversée que je prends la mesure du malaise contre-transférentiel dont je suis le siège : je me prends en effet à penser non sans culpabilité qu'il m'est arrivé une fois, au cours de cette longue analyse, d'oublier une séance que Marie m'avait demandé de déplacer. J'avais accepté le déplacement, du moins aurais-je pu le penser, n'était l'agir contre-transférentiel qui me l'avait fait oublier. À l'époque, ma culpabilité avait été quelque peu renforcée du fait que Marie n'avait rien manifesté ni rien dit qui aurait permis d'en reparler. J'avais attendu. En vain. Et soudain, aujourd'hui, cette absence me revient, là, tout à trac. Je pense ensuite à un passage de Virgile qui décrit la descente d'Énée aux Enfers. Au cours de ce séjour chez Pluton, il rencontre le fantôme de son père Anchise, déjà mort. Et quand il tente de l'étreindre, ses bras traversent l'ombre d'Anchise pour se croiser sur sa poitrine. Je me souviens alors que j'ai traduit naguère ce fragment de texte avec mon fils qui préparait son bac. Ni l'un ni l'autre n'avions rien dit. Mais nous savions l'un et l'autre de quoi il s'agissait alors entre nous. Puis, faisant retour à la séance, je me dis alors que ce souvenir littéraire a sans doute quelque chose à voir avec la culpabilité liée au retour du souvenir de mon absence et de mon manquement (je fais défaut, comme le père de Marie lui a fait défaut, je suis un père fantomatique). Je me souviens aussi que la mère de la patiente a perdu une fille avant la naissance de Marie. Tout cela passe assez vite dans mon esprit. Le récit du déjeuner se poursuit, sur le même mode un peu lissé. Et je dis alors brusquement : « Quand elle ne vous voit pas, votre nièce vous traite comme si vous étiez morte, comme une s ur aînée. Elle vous renvoie dans l'ombre ». Sur quoi la patiente enchaîne : « Ça me rappelle que ma nièce aussi a perdu une s ur entre elle et son frère et qu'on m'a toujours dit qu'avant et après la mort de cette s ur, elle avait complètement changé de caractère. Avant elle était plutôt gaie et facile, après elle est devenue distante. » Sur quoi j'enchaîne en disant à mon tour que moi aussi, comme sa nièce, il m'est arrivé de ne pas la voir. Que je peux même disparaître comme la fois où j'avais été absent au rendez-vous qu'elle m'avait demandé de déplacer.

28 Pour la première fois, elle peut alors me parler de ce qu'elle a imaginé de mon absence ce jour-là. Elle peut aussi me dire que, dans son analyse précédente (je suis le second analyste de Marie), il arrivait que sa psychanalyste s'endorme. Et qu'un jour, peu de temps avant d'arrêter, Marie avait pu lui en faire la remarque. La psychanalyste s'était alors écriée : « Enfin ! J'attendais que vous l'évoquiez ! » Nous avons pu alors aborder la manière qu'elle peut avoir de se servir du discours pour tenir l'autre à distance, pour l'endormir. La maltraitance à répétition dont Marie a fait les frais tant de la part de sa précédente analyste que de ma part ne me fait évidemment pas plaisir. Mais au-delà de cela, il s'agit aussi du retour de quelque chose d'infigurable : dans le regard de la mère, le deuil de cette s ur aînée qu'elle n'a pas connue.

29 Qu'est-ce qui m'a ainsi porté à associer, puis à parler ? Est-ce seulement la culpabilité d'avoir manqué une séance ? Il y a sans doute de cela. Mais au-delà, qu'est-ce qui dans les propos de Marie a relancé mon processus de pensée ? Quelque chose tient à leur forme. Quand Marie dit de sa nièce « Elle ne me voit pas », la formulation a en effet, à la réflexion, quelque chose de singulier. Il en irait tout autrement si elle avait dit par exemple : « elle ne me parle pas, elle ne s'adresse pas à moi », ou bien même « On aurait dit qu'elle ne me voyait pas ». Peut-être est-ce le recours au présent sans la caractérisation de la métaphore comme telle, sans une cheville du type « C'était comme si, on aurait dit que... » La présentation de la métaphore comme un constat de fait me frappe. C'est cela qui retentit et vient directement s'inscrire sur la scène du contre-transfert. C'est cela qui me fait penser que je ne la vois pas. Il y a dans les mots quelque chose qui fait que la représentation de chose tremble derrière la représentation de mot. Ou bien, si l'on veut, la représentation de mot se voit un peu traitée comme une représentation de chose. La formulation manque d'un écart qui marquerait la place qu'occupe le sujet par rapport au discours qu'il énonce. Et du coup la figure s'incarne, sans appel.

30 Ce que dit Marie me donne à ressentir le sentiment d'hallucination négative dont elle a été l'objet de la part de sa nièce, de la mienne, et de celle de sa mère. Sensation étrange que j'ai pu éprouver parfois au contact d'un enfant autiste, ou bien encore en croisant quelqu'un qui avait décidé de m'ignorer, pour ainsi dire, et qui au moment où je le croisais me faisait comme l'on dit « l' il de verre ». Sans doute est-ce ce sentiment (vécu par identification à la patiente) d'être nié dans son identité, le sentiment que l'autre voit une ombre à la place que l'on occupe soi-même, qui me fait me souvenir de cette traduction du passage de Virgile avec mon fils. Il fallait au moins ce poids de culture pour me redonner consistance. En tout cas, le point de départ dans le discours de Marie tient au fait que quelque chose est dit d'une impression, mais que c'est dit justement comme un fait : « Elle ne me voit pas. » C'est l'effacement du sujet d'énonciation dans l'expression d'un sentiment, d'un point de vue, d'une sensation, qui accroche mon écoute.

31 La fois suivante, Marie me téléphone à l'heure de sa séance pour me dire qu'elle sera très en retard. Elle arrive en effet cinq minutes avant la fin des trois quarts d'heure et me rapporte un rêve : « Là j'ai rêvé que ma planche à repasser devenait incandescente et se dressait. Elle mettait toute la pièce en chaleur. Il fallait tout défaire et mettre à nu la structure, qui devenait alors comme une cathédrale. Cela me rappelle quand j'ai des angoisses d'avoir laissé le fer ou une plaque chauffante allumée. » Au cours du récit, elle fait un geste de ses mains et les doigts se touchent. Ils miment tout ensemble une ogive et une prière. Comme j'annonce la fin de la séance et qu'elle est arrivée il y a très peu de temps, elle conclut : « Tout ceci est très lacanien, en somme ! » Elle vise la durée de la séance, derrière quoi j'entends évidemment une allusion à mon absence.

32 Ici, comme on voit, la parole compulsive fait place au resserrement signifiant dessiné par l'urgence, comme si la pulsion était tramée à l'accordéon du discours, tantôt étirée, à peine perceptible, tantôt au contraire ramassée et presque violente.

33 Voici une autre occurrence de ce que la parole compulsive a pu encore engendrer au cours du même traitement. Il y a peu, Marie a fait un voyage en Tchéquie. Elle est revenue avec des photos. Elle en a envoyé à son frère. Et aujourd'hui, elle me fait part du fait qu'elle est furieuse parce que son frère a renvoyé certaines de ces photos à des cousines elles aussi émigrées en France. Or, parmi ces photos, il y en a une de l'immeuble où se trouvait l'appartement de sa grand-mère maternelle. Et ces cousines, dit Marie avec humeur, n'ont rien à faire avec cet immeuble, elles sont des cousines du côté paternel. Il s'agit d'un bâtiment délabré, de style très soviétique, dit-elle encore. Lorsqu'elle me parle ainsi, cette fois, quelque chose se passe. Je vois une image. Je dis alors à Marie que je peux imaginer l'endroit dont elle parle, le bâtiment délabré. Il pourrait y avoir un petit terrain vague sur l'un des côtés, et un câble électrique pendant comme une liane. Elle me confirme qu'il y a bien en effet sur le côté de l'immeuble un terrain vague. Ceci me conduit alors à lui dire que, si je suis sensible ainsi à sa description et si par ailleurs elle est tellement furieuse contre son frère qui a envoyé la photo aux cousines, c'est qu'il y a quelque chose qui se manifeste derrière cela, quelque chose qui est actif, quelque chose qui a sollicité mon écoute et mes capacités de mise en représentation, sans que je puisse savoir de quoi il s'agit.

34 Elle se tait un long moment, puis elle finit par me dire, très émue, que l'appartement dans ce bâtiment photographié est celui où est morte sa s ur aînée. Et que c'est dans ce même appartement qu'elle a vu son père pour la première fois lorsqu'elle était âgée de six ans. Elle ne l'avait pas revu depuis l'âge de trois mois. Cette s ur est comme une enclave en elle à laquelle elle ne peut avoir accès. Elle la partage avec son frère (la s ur était aussi l'aînée de son frère). Elle et lui partagent cette lutte contre l'enclave de la s ur morte en eux. Quand le frère envoie les photos aux cousines, elle se sent trahie : il donne à d'autres cette image qui était pour elle son moyen pour maîtriser cette enclave de passivation forcée. À d'autres qui n'ont rien vécu de tout cela. Son récit établit encore un lien entre le décès de cette s ur et le départ de son père. Elle acquiesce à ces propositions que je formule, puis reste méditative toute la fin de la séance.

35 Voici une dernière occurrence du type d'échange que provoque la parole compulsive avec cette patiente. Marie arrive à sa séance, outrée. Dans la petite entreprise où elle travaille, un jeune informaticien qu'elle trouvait certes assez rustre et peu zélé (« un peu soviétique ») vient d'être licencié. Assurément, la décision était justifiée, ce n'est pas la question. Mais elle est frappée du fait qu'une fois qu'il a disparu, personne n'évoque plus son nom dans la firme. Comme s'il s'était effacé sans laisser de trace. Puis elle ajoute : « Vous allez me dire sans doute que c'est parce que cela me rappelle mon père. » Après ce moment d'insight, son discours repart dans la recherche méticuleuse du détail. Elle revient sur le fait que les membres de l'entreprise n'ont pas été informés des modifications résultant du départ de l'informaticien, etc. Je sens que même l'association qu'elle a eue par rapport à son histoire personnelle et l'ouverture qui en est résultée risque de se refermer. Et tout à coup je lui demande alors : « Et est-ce que vous rêvez ces temps-ci ? » Sans paraître le moins du monde surprise par cette manière de lui poser une question tout à trac, elle me fait part justement du fait qu'elle a eu un rêve dans lequel elle me voyait avec toute ma famille, mes parents, mes enfants, mes petits-enfants. Puis elle enchaîne sur sa nièce dont c'est l'anniversaire. Elle a appelé sa nièce pour lui souhaiter son anniversaire. La nièce était au restaurant avec son ami. La patiente s'est excusée de la déranger, mais la nièce a dit que son ami était tout à fait d'accord avec le fait qu'elle réponde au téléphone, que tout le monde de son côté à lui avait appelé. S'ensuit alors une évocation de cette famille-là, celle du promis, qui est nombreuse, avec des gens chaleureux et divers. « Une famille déployée, comme on en rêve », lui dis-je. Elle ne reprend pas l'allusion, passe à un commentaire général sur le fait que les gens de sa génération qui sont parents sont les deus ex machina de leurs enfants, même quand ces derniers ont leur vie propre, qu'ils les soutiennent en toute circonstance, comme une amie à elle a pu le faire, même à distance, pour sa fille qui est à l'étranger. Je souligne alors que peut-être ce qu'elle attend, elle, c'est aussi l'action d'un tel deus ex machina. Et que c'est peut-être cela qui l'encourage à rester auprès de sa mère. Elle s'approprie un temps l'idée, puis revient à la disparition soudaine des gens, à son caractère imprévisible. Il lui revient en mémoire un incident récent : elle est dans le métro, descend à sa station, se retourne, et lorsque les portes se referment, aperçoit une ancienne collègue. Elle l'appelle par son nom depuis le quai. La collègue la reconnaît, elles se regardent mais ne peuvent se parler, et le métro redémarre. Elle a d'ailleurs songé qu'elle pourrait ainsi me rencontrer dans la rue. Je dis qu'en effet ce serait possible, et que dans le rêve je constate qu'il y a quelqu'un dont elle n'a rien dit. Et elle ajoute alors : « Ah oui, votre femme ! comme si je n'arrivais pas à vous imaginer avec elle, d'ailleurs je n'ai jamais vu mon père et ma mère ensemble. » Lentement, quelque chose peut s'élaborer de la difficulté à penser la scène primitive. Mais cela ne peut se faire qu'en réponse à une question. Comme si cette question lui avait donné la permission de penser, justement, cette scène-là à la faveur du rêve dont jusque-là elle n'a rien dit.

36 Resterait évidemment à comprendre ce qui dans son récit, pour partie compulsif, a sollicité ma question. Il me semble cette fois que c'est le lien qu'elle a pu établir entre l'histoire de l'informaticien et son histoire personnelle, et le moment de refoulement qui l'a conduite à se détourner de ce lien. C'est son effort pour défaire un sens constitué et sa volonté de retour à l'anecdotique qui m'ont conduit à intervenir. C'est cela qui m'a donné l'idée que le discours masquait l'émergence d'une représentation associative. Je me suis en somme servi de la défense refoulante que constitue la parole compulsive comme d'un indice. Un indice que quelque chose par derrière ne demandait qu'à éclore sur la scène du discours mais qu'il fallait formuler la demande expresse d'une mise en association. Et c'est cela, je pense, qui a fait naître ma question. Ruth Menahem avait coutume de souligner le fait que parler est tout autant une façon de symboliser que de dissimuler sa part de folie. Jusqu'à plaquer, si besoin est, une secondarisation hâtive sur des processus archaïques dont la violence demeure intacte. En un sens, c'est à cela que j'ai vibré, même si le registre sollicité chez Marie est celui de la névrose et non celui que visent les propos de Ruth Menahem. La parole compulsive contient sa part de mots primitifs, et c'est cela que je souhaitais souligner.

37 ***

38 Sans méconnaître les limites de l'entreprise, j'ai toujours été attiré par l'idée de rapporter la matière d'une association ou d'un mouvement analytique (qu'il vienne du patient ou de l'analyste) à la lettre du texte échangé en séance. Parfois, le lien est d'évidence. Parfois au contraire, comme chez Marie, la minutie du discours semble en rendre la lecture impossible. Sauf si l'on s'avise des paradoxes qui régissent ce processus. Ici en effet, par son recours au détail lissé, le patient tente un rassemblement destiné à faire pièce à tout risque d'effritement provoqué dans le dit par l'émergence des rejetons de l'inconscient. Mais d'un autre côté, en vertu même de cette impuissance exhaustive, il convoque l'au-delà des mots dans l'écoute de l'autre, sollicitant alors les ressources primitives de la pensée de l'analyste. Ainsi, dans celle-ci s'étayent et se déploient les « sens opposés » du discours initial. Toutefois, pour qu'un tel mouvement puisse advenir, il faut que l'analyste ait pu renoncer à un discours qui disposerait explicitement de sa propre associativité. Et (ou ?) qu'il sache voir dans la violence paradoxale de ses mouvements contre-transférentiels l'indice de la vigueur de ces « sens opposés » dont le discours du patient demeurait porteur.


Date de mise en ligne : 06/06/2013

https://doi.org/10.3917/lcpp.027.0105

Notes

  • [1]
    Le rêve lui-même est analysé aux pages 271, 274-275 et 299 de L'interprétation des rêves ; la référence aux propositions d'Abel se trouve page 274, note 2 (traduction de Meyerson, Puf).
  • [2]
    E. Benveniste, « Remarques sur la fonction du langage dans la découverte freudienne », initialement publié dans La psychanalyse (1956), I, et repris dans Problèmes de linguistique générale, I, p. 75-87, Gallimard, 1966.

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