1 INVITÉ À PROPOSER UN TEXTE POUR LE PROCHAIN NUMÉRO DES Libres cahiers pour la psychanalyse même court m'a-t-on fait savoir et consacré à un des sujets les plus sévères, Au-delà du principe de plaisir, j'ai retenu le genre épistolaire qui me permet une certaine manière affirmative, voire un plaisir. Manière affirmative, sans doute, et peut-être même provocante diront certains, puisque prudent, Freud lui-même profère en 1920 « [...] que la troisième étape de la théorie des instincts, dans laquelle il s'engage, ne peut pas prétendre à la même certitude que les deux premières, c'est-à-dire l'élargissement de la notion de sexualité et la constatation du narcissisme ». On ne saurait mieux laisser entendre que l'édifice psychanalytique était exposé à se fragmenter en étapes, étapes parfois même contradictoires. Avant tout, la première, lourde de conséquences, a été l'abandon de la théorie de la séduction dans sa « réalité », en 1897. Abandon que Jean Laplanche a tenu pour un « cataclysme », idée que je partage sans réserve.
2 Après la reconnaissance et la théorisation, en 1914, du narcissisme comme étape, est venu ce moment essentiel, celui du rapport entre les deux topiques. Essentiel, tout comme l'a été l'abandon tragique de la théorie de la séduction. On est même en droit de se demander si, à cette occasion, le « monument » psychanalytique aurait pu se défaire, exploser. Très généralement, on considère que la deuxième topique est venue retenir l'attention en priorité, alors qu'à mon sens il est question de ce à quoi elle doit se soumettre pour être agrégée légitimement à la première, véritablement métapsychologique. C'est ainsi que du mode de fonctionnement de l'appareil psychique on est passé à un scénario, quasiment celui d'une pièce de théâtre. S'agit-il d'un développement naturel de la théorie, voire de la doctrine, ou bien celui d'un bouleversement radical ? On me permettra de soutenir qu'on est bien au-delà d'une évolution « naturelle » de la réflexion. Provocant, sans doute, j'avance que c'est presque une « autre science » qui se met en place. Une science davantage respectueuse d'un regard plus psychologique que métapsychologique. Il faut toutefois le reconnaître, nombre de notions, voire de concepts, portent encore la trace de l'audace première, tellement lourde ; audace ou prudence ? Mais, de l'esprit au travail, de sa « mécanique », n'est-on pas passé à l'exposé d'un drame, à celui d'une comédie faite de personnages (le moi, le ça, le surmoi), de personnages « hyper vivants », qui s'affrontent, s'aiment, se haïssent ? La provocation initiale s'en était tenu à ne révéler que le seul secret des modes de fonctionnement de l'esprit, et voilà qu'on en vient à parler de ses aventures. Je caricature, certes, puisque, même après Au-delà du principe de plaisir, je ménage une place aux notions, aux concepts nouveaux, secrets, immergés dans les profondeurs de l'esprit et toujours révolutionnaires ; je pense au déni, à la compulsion de répétition, à la forclusion ! On ne peut donc pas soutenir que Freud, dans sa réflexion, est passé d'une révolution à un sage « repli », mieux articulé avec ce qu'on nomme l'histoire.
3 Il a été dit que la guerre et les deuils ne pouvaient pas laisser indemne une pensée sévère, fût-ce celle de Freud. Eh bien non, puisque la gravité sombre des lendemains n'est pas venue entraver l'émergence de pensées neuves. Toutefois chez Freud lui-même, et on ne saurait le minimiser, la guerre et ses lendemains ont pu induire une évolution, au-delà ou en deçà du philosophique. Simplifions : avant 1914 il s'agit des traces de jeunesse, celles qui associent à un esprit inquiet la plus téméraire des constructions imaginées pour décrire le fonctionnement de l'esprit. Par la suite, on le sait, la place devenait disponible pour accueillir une pensée davantage philosophique. Audace d'un côté, provocante, prudence de l'autre, sage. Certes, je force les traits, mais c'est en vue de cerner plus spécifiquement la problématique identitaire proprement dite sur laquelle je vais revenir. Revenir, pour soutenir qu'avant de progresser dans l'acquisition d'une identité propre ou suffisante, il convenait de s'être déjà distingué de l'entité organique première.
4 Auparavant, un peu d'histoire. En 1999, déjà, je posais la nécessité préalable d'une « invention », celle d'un être intermédiaire que j'avais défini en tant qu'authentique jumeau. Jumeau que je qualifiais de paraphrénique qui n'était pas encore un objet transitionnel dans sa qualité réelle, mais un sujet transitionnel dont l'émergence décisive dépendait d'un adulte concrètement engagé. Ce dernier, rappelons-le au passage, peut parfaitement ignorer les implications proprement érotiques de son attitude. Décisif est donc le rôle de l'environnement, puisque ce dernier a le pouvoir de conduire la quantité vers la qualité en procurant du plaisir.
5 Interrogation cruciale, ô combien : car que peut vivre, éprouver, ce dit « sujet transitionnel », dès lors qu'a été quitté le domaine de l'économique pur, sans avoir pour autant rejoint l'ordre où règne le plaisir ? Pour répondre, il faut porter le regard en direction d'états étranges, extrêmes. Du côté de certains rêves dans lesquels le contenu procède d'une hyper-condensation ; du côté de certaines expériences, telles celles qui nous font reconnaître un chemin jamais parcouru ; de celles qui laissent partir au loin, sans perdre la précision, le clavier d'un piano, devant lequel vous vous tenez, comme indifférent. Un silence « ouaté », parfait, appartient à l'expérience. L'ailleurs en question est celui que généralement, et sans le savoir, on évite, lorsqu'on est tout, lorsqu'on n'est rien. Paroles certes provocantes, je le redis, mais ne me suis-je pas engagé en vue de cerner un autre territoire, immense ? Un lieu où, comme la distance du jour et de la nuit, notre essentiel s'est sans doute joué.
6 Le moment est venu de revenir à l'essai de Freud, à Au-delà du principe de plaisir. Au-delà... ou en deçà ; ou plutôt autre chose. On a compris que c'est d'un ailleurs qu'il s'agit. Un autre lieu, secret peut-être, et qui n'est pas celui de l'inconscient du préconscient non plus, c'est évident. Et l'être de se confondre avec ce à quoi il accède, il est l'autre de lui-même une forme d'existence. C'est à son propos qu'on parlerait volontiers de dépersonnalisation mais, c'est essentiel, l'arrière-plan affectif, dans son étroite littéralité, n'est plus au rendez-vous, bien au contraire, car alors c'est de fascination qu'il s'agit. Fascination sur fond de silence absolu, « ouaté », ai-je avancé il y a un instant. Pour « l'être », les frontières ne sont pas ce que le vocable désigne communément. Et d'advenir, dans un paysage désertique dont la représentation insistante s'impose, un être, souvent immense, qui avance lentement en direction d'un abîme... avant de retrouver la vie de tous les jours, celle où la personne a repris le pouvoir.
7 L'inconscient et le ça d'un côté, le conscient et le moi de l'autre : s'y arrêter reviendrait à méconnaître l'existence d'un autre espace, gigantesque, et prêt à accueillir en deçà même de celui réservé au sujet transitionnel paraphrénique un être, une entité, un quelque chose, pour qui les lois, même les plus provocantes, n'ont pas cours. L'espace, dans son illimité, répond à ce qui, ailleurs, est réservé au temps. Et de proposer alors « un inconscient de l'espace » si je puis dire dans lequel l'être ne saurait se reconnaître autrement que comme l'autre de soi-même, une pure étendue. L'histoire, proprement dite, bruyante, ne commence qu'après.