Couverture de LCPP_025

Article de revue

La prostituée amoureuse

Pages 143 à 149

Notes

  • [1]
    T. W. Adorno, Quasi una fantasia, traduction de Jean-Louis Leleu, Gallimard, 1982.
  • [2]
    P. Abélard, Histoire de mes malheurs, Mille et une nuits, 2001.
  • [3]
    Héloïse, Lettre à Abélard, in Lettres d'amour, présentées par Irène Frain, Paris, Librio, 2002.
  • [4]
    S. Freud, « D'un type particulier de choix d'objet chez l'homme », OCF/P, Puf, 1993, p. 183.
  • [5]
    C. David, L'état amoureux, Payot, 1971.
  • [6]
    C. David, (cité par), op. cit.
  • [7]
    C. Chabert, « L'inconstance », in Idéal, déception, fiction, Annuel de l'APF, Puf, 2011.
  • [8]
    J. Ludin, Discussion à propos de « L'inconstance », op. cit.
  • [9]
    S. Freud, op. cit.
  • [10]
    P. J. Jouve, Le Don Juan de Mozart, Christian Bourgois, 1993.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Les Yeux de l'âme, coll. Tracés, Gallimard, 2010.
  • [12]
    J.-M. Le Clézio, Dossier Wolfson ou l'affaire du schizo et les langues, coll. L'Arbalète, Gallimard, 2009.
  • [13]
    Stendhal, De l'amour, Folio, Gallimard, 1980.

1 SUR L’OCÉAN UN PROMONTOIRE,, que bruyères et ajoncs colorent de mauve et de jaune, défend l'entrée de l'immense golfe où fleurissent les abris marins. Les îles sont les anciennes collines d'un pays effondré où s'est engouffrée la mer. Le site est riche d'un passé à la fois préhistorique et contemporain. Sur l'autre rive, au Ve millénaire av. J.-C., des hommes ont dressé des champs de menhirs dont le sens n'est toujours pas élucidé comme s'il devait rester secret : peut-être s'agit-il de simples vestiges ithyphalliques d'un culte dionysiaque où l'esthétique se mêlait à la ferveur. Parmi les nombreux dolmens et cairns, le plus imposant fut utilisé par l'armée allemande pour l'érection d'un « mur » dont le rôle défensif s'avéra vain après que fut ainsi profané ce qui était une sépulture. Mais le caractère sacré demeure à travers des vestiges qui non seulement n'ont pu être détruits mais qui ont pu être réutilisés à travers de nouveaux cultes. En témoignent des pierres dressées marquant l'emplacement de chapelles dont l'ouverture se fait vers la mer et le soleil couchant. Ces pierres sont plus petites que les menhirs. Elles se terminent à leur sommet par une encoche marquant l'emplacement d'un méat qui a parfois été agrandi pour former une coupelle et en gommer ainsi le caractère obscène. Le culte change mais la pierre demeure. La représentation se métamorphose, l'affect est inchangé. Avec l'homophonie du mot, la dévotion envers sainte Anne se greffera sur le culte de la déesse mère, Ana.

2 Ici encore, en l'an 56 av. J.-C., César bat la tribu des Vénètes. Excellents marins, ces derniers ont d'abord l'avantage mais, à la suite d'une chute brutale du vent, ils sont écrasés par les lourdes et puissantes galères romaines. Parmi leurs chefs, ceux qui n'ont pas la tête tranchée sont déportés dans le nord de l'Italie où la légende raconte qu'avec d'autres tribus ils fondent la Vénétie. La configuration géographique du golfe avec ses îles n'est pas sans rappeler la beauté de la lagune. Mais ici c'est par un étroit goulet que le flot irrésistible pénètre et se retire. Des musiciens ont su célébrer ce va-et-vient incessant, Wagner sans doute plus que d'autres, ou plus longuement que d'autres. Dans le navire du roi Marc'h qui les conduit de l'Irlande vers la Cornouaille, Tristan et Yseult boivent le philtre qui les unira jusqu'à la mort. Ici la musique épouse les longs balancements de la houle, musique dont Adorno a pu dire que son but n'est autre que la représentation musicale d'une scène sexuelle ininterrompue [1], long poème de l'amour et de la mer.

3 En 1140, un homme célèbre hante ces lieux que pourtant il n'aime pas, contribuant à sa façon à leur donner un caractère quelque peu inquiétant et que certains n'ont pas hésité à nommer un « territoire sacré ». Abélard est ici l'Abbé d'un monastère fondé au IVe siècle par saint Gildas, fils d'un roi d'Écosse qui a dû fuir les Vikings. Mais, quelques siècles plus tard, la population est redevenue brutale et sauvage et les persécutions de ces moines illettrés et ripailleurs obligent Abélard à s'enfuir [2]. Théologien célèbre et amant de sa jeune élève Héloïse, il entretient avec cette dernière une correspondance amoureuse qui nous est parvenue. Voici ce que lui écrit Héloïse, du couvent d'Argenteuil dont elle est elle-même l'abbesse :

4

Jamais, Dieu le sait, je n'ai cherché en toi rien d'autre que toi. Ce ne sont pas les liens du mariage ni un projet quelconque que j'attendais et ce ne sont ni mes volontés ni mes voluptés mais, et tu le sais bien toi-même, les tiennes que j'ai eu à cœur de satisfaire. Certes le nom d'épouse semble plus sacré et plus fort, mais j'ai toujours préféré celui de maîtresse ou, si tu me pardonnes de le dire, celui de concubine et de prostituée[3].

5 À quelques siècles de là et dans un autre monde, un texte contemporain peut-il faire écho à la lettre d'Héloïse ? Freud écrit le premier article des « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » en 1910. Il ne s'agit pas d'une histoire de cas mais « D'un type particulier de choix d'objet chez l'homme [4] ». C'est un écrit scientifique. Freud revient comme à regret sur son texte concernant la création littéraire, mais cette fois en rappelant avec force que malgré leur grande sensibilité et pour séduire leurs lecteurs, les écrivains doivent utiliser des artifices de style. Et, à cet artifice du poète qui sait ainsi habiller la trivialité du sexe, Freud oppose la nudité exemplaire de la vérité scientifique. Il n'est plus question du « gain de séduction » qui contribue à l'agrément d'une œuvre et qu'il décrit alors comme plaisir préliminaire, expression qui, dans un autre contexte, marque l'excitation des zones érogènes comme prologue d'un rapport sexuel accompli. À ce propos, on ne saurait mieux mettre l'accent sur le côté sensuel de la lecture.

6 Mais surtout le côté scientifique se révèle dans le fait que Freud ne se contente pas de la description clinique d'un comportement amoureux, il en donne la genèse : le tiers lésé est le père, et la putain... la mère. « Ma mère aussi... fait cela ! » doit reconnaître l'enfant. Cosi fan tutte... Mais ce sont alors tous les enfants qui doivent se dire cela à défaut de croire aux miracles et d'inventer un mythe, celui de la cigogne ou, aussi bien pour certains, celui d'une vierge mère.

7 L'universalité du complexe d'œdipe structure ainsi la vie sexuelle de l'être humain, mais parfois les fantaisies érotiques qui « habillent » la vie sexuelle seraient si prégnantes, si exclusives qu'elles prennent un caractère compulsif. Elles se répètent et sont à l'origine d'une véritable « série » à laquelle il serait impossible d'échapper. Ici le rabaissement de la vie amoureuse devient un ravissement. Mais la tentation est alors de décrire une nosologie psychanalytique où serait codifié une fois pour toutes un comportement amoureux, voire une caractérologie. Le risque est grand en effet de prôner l'avènement d'un « amour génital » qui aurait intégré parfaitement, au point de les rendre inaudibles, les composantes archaïques et perverses de la sexualité infantile. Cette « notion infiltrée d'éléments surmoïques mal élucidés [5] » a été critiquée par de nombreux auteurs et en particulier par Balint, et Lacan s'en est moqué plus que tout autre.

8 Le cas de Don Juan est de ce point de vue exemplaire. À ceux qui se risqueraient encore à un diagnostic, il a déjà été répondu que « le spécialiste ici n'est jamais à la mesure de l'érotisme ». Et Michel Foucault ajoutait : « Laissons les psychanalystes s'interroger pour savoir s'il était homosexuel, narcissique ou impuissant [6] ». Ainsi ce n'est que par une interrogation, une « volonté de savoir » plus subtile, que peuvent se révéler des sentiments qui concernent l'être humain. C'est ici une « série » pour « renouveler les capacités désirantes », un rejet absolu de la continuité dans le choix d'objet amoureux, synonyme pour Don Juan « d'une mortelle tranquillité, une immobilité de pierre fantomatique et terrifiante [7] ». « Don Juan est notre méthode », n'hésitent pas à déclarer certains pour signaler que toute séduction ne peut être tout à fait absente dans la cure [8]. Ce point de vue est cependant adouci par le fait que la passion addictive de Don Juan devient chez l'analyste un voyage au long cours.

9 Dans Le trompeur de Séville de Tirso de Molina, l'histoire commence par un voyage sur l'eau qui tourne mal. Don Juan, fuyant les côtes italiennes, navigue vers l'Espagne lorsque son bateau fait naufrage : Don Juan rejeté par la mer est laissé pour mort, noyé ; une femme survient qui le prend dans ses bras, le ranime ; la vie revient et, avec elle, le désir. C'est la première femme qui succombe à celui qui invitera pour un destin funèbre le « Convive de pierre ». Cette scène où Don Juan est sauvé des eaux n'est rapportée ni dans l'œuvre de Molière ni dans celle de Mozart. Elle n'est pas sans rappeler la remarque de Freud qui révèle que « lorsqu'une femme sauve quelqu'un de l'eau, elle s'avère par là [...] être sa mère, celle qui l'a mis au monde [9] ».

10 La pièce de Tirso de Molina a un autre intérêt. Une représentation donnée au TNP de Villeurbanne accentue le caractère onirique de l'histoire et c'est comme dans un rêve que défilent les protagonistes du drame avec les différentes facettes qui habillent le rêveur représentant Don Juan lui-même. C'est Dona Anna, la femme violée, qui est amoureuse du violeur [10]. C'est encore Don Ottavio l'éternel fiancé qui, chez Mozart, chante avec une voix de cantate et porte souvent un habit religieux. Il n'est jusqu'au mari de Zerline, Mazetto, ici le tiers lésé, qui finalement devra accepter que Don Juan lui ravisse sa femme. Quant à Elvire, l'épouse qui aime encore, on voit avec quel mépris Don Juan l'offre à son valet, Leporello.

11 ***

12 Les traces que les hommes du cinquième millénaire ont laissées dans la pierre, et parfois, mais rarement ici, sur la pierre, sont saisissantes et nous émeuvent. Et ceci d'autant plus que leur mystère n'a jamais pu être complètement déchiffré. Les gravures pariétales de la chambre du cairn de l'île de Gavrinis, encore assez pauvres, précèdent les apparitions artistiques, lorsque sera découvert le rôle du symbolisme et de l'abstraction, annonçant l'invention de l'écriture. Ainsi nous ne savons rien du langage et des coutumes de nos ancêtres ; nous ne savons rien de leur vie sexuelle, sinon que dans ce domaine il ne doit guère y avoir eu de gros progrès, comme a pu le dire un jour un collègue avec humour.

13 Il serait hasardeux et hâtif d'extrapoler, à partir des connaissances que nous avons pu tirer de l'observation des peuples primitifs, que Freud après d'autres a étudiés, en particulier dans Totem et Tabou. Ce que l'on sait, c'est que la mise en évidence du complexe d'œdipe va de pair avec un grand nombre d'interdits réglementant la vie sexuelle.

14 En revanche, il est tentant de rapprocher l'ère préhistorique de l'humanité de la préhistoire de l'enfant. Le silence, peut-être, serait-il le même que celui que nous avons tous connu, celui du passage au langage, passage que nous avons oublié et dont nous ne savons rien ? « Avant d'être celui qui parle, l'homme est un voyant », écrit Jean-Claude Rolland [11]. « Le monde du langage est un monde total, totalement fermé », dit encore Jean-Marie Le Clézio dans Le dossier Wolfson[12]. La haine du langage maternel avait conduit l'étudiant schizophrène à inventer des mots dans les langues qu'il appelle mortes car apprises à l'université et, pour lui, de ce fait inoffensives. Grâce à ce néolangage, c'est la mère que Wolfson tente de rendre inoffensive, celle que Freud appelle l'irremplaçable quand il s'agit de caractériser un choix d'objet amoureux chez l'homme. Ici, l'irremplaçable est violemment persécutrice.

15 Il est des voix poussant des cris qui viennent du fond des âges. Le cri d'Artaud est célèbre. Il terrifia les spectateurs venus entendre sa pièce : « Pour en finir avec le jugement de dieu » (avec un d minuscule, il y tenait). Beaucoup quittèrent la salle du Vieux-Colombier. Artaud avait fait une courte analyse avec Allendy. Lorsque le délire l'envahit, il désire imposer aux spectateurs la crudité de ses fantasmes. Mais c'est au détriment des qualités artistiques et sublimatoires : crier n'est pas chanter.

16 Dans « Le créateur littéraire et la fantaisie », Freud fait allusion au poème de l'Arioste : Orlando furioso. Aujourd'hui le cri de fureur d'Orlando nous parvient dans le cadre enchanteur de l'œuvre d'Antonio Vivaldi : à l'opéra, la diva peut pousser ses vocalises, indécentes mais sublimes, et faire tressaillir l'auditeur, le faire trembler de plaisir après l'avoir fait trembler de peur car la note ultime, suraiguë, n'est jamais assurée, et si l'on admet la coloration phallique du jaillissement sonore de la voix, elle reste toujours susceptible de ce que Stendhal, dans son livre De l'amour, a nommé le fiasco[13].

17 Un jour, une femme qui se présente en analyse comme le plus souvent presque inerte, comme pétrifiée et très silencieuse, fait état d'un cri : un cri terrible qu'elle a poussé et qui a mis en fuite un homme qui l'attaquait par derrière alors qu'elle venait à sa séance. Et, sur le divan, elle ajoute : « Un instant j'ai pensé que c'était vous ! Et pourtant je savais que c'était impossible... » Peut-on dire que tout est là ? Le cri, le cri le plus trivial qui permet le jaillissement du fantasme et la confidence du désir, désir marqué par la violence de l'infantile et l'impossible de sa réalisation, mais aussi désir irrépressible et sauvage d'une femme qui lui donnerait d'elle-même une image dégradée, rabaissée.

18 Un silence envahissant étreint le promeneur solitaire parcourant le champ de menhirs qui s'étendent à l'infini tournés vers l'espace sidéral. Que nous veulent-ils ? Que signifie ce priapisme qui les fait se dresser éternellement ? Est-ce celui même de Don Juan qu'aucune femme ne saurait apaiser et qui fait l'homme, avec orgueil, et, dans un immense geste de défi et d'amour, se dresser éternellement debout face au Commandeur, face au père, face au dieu ?

Notes

  • [1]
    T. W. Adorno, Quasi una fantasia, traduction de Jean-Louis Leleu, Gallimard, 1982.
  • [2]
    P. Abélard, Histoire de mes malheurs, Mille et une nuits, 2001.
  • [3]
    Héloïse, Lettre à Abélard, in Lettres d'amour, présentées par Irène Frain, Paris, Librio, 2002.
  • [4]
    S. Freud, « D'un type particulier de choix d'objet chez l'homme », OCF/P, Puf, 1993, p. 183.
  • [5]
    C. David, L'état amoureux, Payot, 1971.
  • [6]
    C. David, (cité par), op. cit.
  • [7]
    C. Chabert, « L'inconstance », in Idéal, déception, fiction, Annuel de l'APF, Puf, 2011.
  • [8]
    J. Ludin, Discussion à propos de « L'inconstance », op. cit.
  • [9]
    S. Freud, op. cit.
  • [10]
    P. J. Jouve, Le Don Juan de Mozart, Christian Bourgois, 1993.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Les Yeux de l'âme, coll. Tracés, Gallimard, 2010.
  • [12]
    J.-M. Le Clézio, Dossier Wolfson ou l'affaire du schizo et les langues, coll. L'Arbalète, Gallimard, 2009.
  • [13]
    Stendhal, De l'amour, Folio, Gallimard, 1980.
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