Notes
-
[1]
J.-P. Vernant, L'univers, les dieux, les hommes, Points Essais, 1999.
-
[2]
Op. cit., p. 72.
-
[3]
Op. cit., p. 75.
-
[4]
Op. cit., p. 84.
-
[5]
J.-P. Vernant, « Sacrifice. Les mythes grecs », Dictionnaire des Mythologies, sous la direction de Y. Bonnefoy, Flammarion, 1981, II, p. 412.
-
[6]
Eschyle, « Prométhée enchaîné », Tragédies complètes, Folio classique, 1982, p. 207.
-
[7]
Op. cit., p. 244.
-
[8]
S. Freud, OCF/P, XIX, pp. 29-37.
-
[9]
S. Freud, « Constructions dans l'analyse », Résultats, idées, problèmes II, Puf, 1985.
-
[10]
S. Freud, op. cit., p. 281.
-
[11]
S. Freud, OCF/P, XVIII, p. 277.
-
[12]
Eschyle, op. cit., p. 211.
-
[13]
S. Freud, op. cit., p. 33.
-
[14]
J. W. Goethe, Théâtre complet, La Pléiade, Gallimard, 1951, pp. 173-189, trad. Blaise Briod.
-
[15]
Eschyle, op. cit., p. 223.
-
[16]
J.W. Goethe, Poésies I, « Des origines au voyage en Italie », Aubier Montaigne, 1951.
-
[17]
Op. cit., p. XV.
-
[18]
J.W. Goethe, Théâtre complet, op. cit., pp. 893-937, trad. Jean Tardieu.
-
[19]
A. Gide, Romans, Le Prométhée mal enchaîné, La Pléiade, Gallimard, 1958, pp. 301-341.
-
[20]
A. Gide, Journal Souvenirs, La Pléiade, Gallimard, 1954, p. 550.
-
[21]
A. Gide, Journal, I, La Pléiade, Gallimard, p. 1193.
-
[22]
A. Gide, op. cit., p. 304.
À partir des lectures de Freud, de Goethe et de Gide, l’auteure montre les diverses formes de rapport entre pouvoir et savoir dans le mythe de Prométhée, héros moderne, héros de la liberté, qui raconte l’histoire spécifique et universelle de l’éveil de la conscience.
1 Est-ce pour avoir trop aimé les hommes que Prométhée reste un héros culturel si singulièrement attachant et émouvant ? À travers les siècles, son nom, qui signifie « prévoyant », « celui qui pense avant d'agir », est resté celui d'un grand rebelle, dressé contre l'injustice et l'abus de pouvoir, d'un être de sagesse, vaillant et audacieux, qui occupe une place particulière dans le Panthéon grec : ni vraiment titan, ni olympien, il possède un statut ambigu, paradoxal. Symbole de l'intelligence humaine, de la création, de l'art et de la science, il représente un principe de contestation, la quête de la vérité, la révolte contre toute autorité tyrannique. Certains personnages mythiques reflètent plus spécifiquement la permanence de figures idéales enracinées dans le terreau culturel. Il en est ainsi de Prométhée qui fit l'objet d'un culte à Athènes et qui reste une source d'inspiration à travers les siècles.
2 Dès le VIIIe siècle avant J.-C. dans la Théogonie, Hésiode rapporte les récits de la création de l'univers et des généalogies divines, en des temps où l'on faisait peu de distinction entre le réel et le fantastique ; les combats entre les dieux forment l'élément essentiel d'une odyssée de l'humanité qui renvoie à des légendes surnaturelles, des rituels sacrés, des cultes divers. Comme Eschyle plus tard, il fait du « bienfaisant Prométhée » le sauveur de l'humanité, Zeus apparaissant sous les traits d'un tyran. Cette version du mythe instaure Prométhée comme celui qui soigne la détresse de l'homme, l'Hilflosigkeit, qui éveille sa conscience et sa raison, qui se soucie de son autoconservation, qui fait reculer la superstition et l'ignorance, et qui se rebelle contre Zeus, contre les exigences du ça. Intelligent et critique, Prométhée transmet aux hommes la connaissance de tous les arts, et pour cette transgression, il paiera un lourd tribut aux dieux.
3 Zeus souverain, maître de l'Olympe, concentre toute la puissance entre ses mains depuis qu'il a mis en ordre l'univers et vaincu les forces chaotiques. Prométhée appartient à ce monde créé par Zeus, il l'a aidé à le conquérir sur les Titans, mais il y exprime surtout la contestation interne, accord ou hostilité. Et il entretient un rapport de complicité avec les hommes, dont Zeus faisait le funeste projet d'anéantir la race. Au temps de l'âge d'or des origines, temps heureux de la convivialité, temps de paix où la nature offre spontanément tous les biens de la vie la plus raffinée, où tout pousse en abondance sur la terre, où les hommes ne sont pas soumis au temps qui passe, le statut de Prométhée est proche de celui des humains. Ceux-ci sont des créatures ambiguës qui partagent une part de leur existence avec les dieux, qui participent à des banquets avec eux, mais qui regroupent des éléments de divinité et des aspects de bestialité. Ainsi ils ont besoin de se nourrir de viandes, de céréales, ils boivent le vin de la vigne, alors que les dieux, éternellement jeunes, n'absorbent que des nourritures d'immortalité, le nectar et l'ambroisie. Jean-Pierre Vernant y insiste : « La vitalité des dieux est donc d'une autre nature que celle des hommes [1]. »
4 Le mythe de Prométhée peut se décomposer en trois stades :
5 Zeus fait appel à Prométhée pour départager les dieux et les hommes : c'est ainsi que celui-ci fonde le premier sacrifice sanglant. Il abat un taureau superbe, le découpe et par une ruse habile le répartit en deux parts, l'une appétissante de graisse blanche mais qui ne contient que des os nus, l'autre peu attirante car enveloppée de la panse mais qui renferme les chairs comestibles de l'animal. Ainsi, « le bon se dissimule sous le laid et le mauvais emprunte l'aspect du beau [2]. » Ces opérations de renversement dans le contraire se retrouvent dans toute la construction du mythe. Zeus choisit la part la plus belle mais elle n'est pas comestible : brûlée, elle montera cependant vers les cieux sous forme de fumée. Le sacrifice devient le mode de communication entre les dieux et les hommes pour tenter de restaurer le lien brisé, et les os imputrescibles rappellent l'immortalité des dieux. Les hommes qui ont besoin d'absorber de la nourriture reçoivent la viande de la bête qu'ils vont faire bouillir ou rôtir. C'est la répartition que souhaitait Prométhée.
6 Zeus mécontent décide de se venger sur les hommes de la ruse de Prométhée : il leur cache le feu dont ils disposaient auparavant puisqu'il circulait librement entre les dieux et les hommes, et il les prive du blé qui poussait jusque-là en abondance. Rester sans feu est une catastrophe pour les hommes qui ne peuvent manger la chair crue. C'est alors que Prométhée, en dérobant aux dieux « l'éclatante lueur du feu infatigable », devient le bienfaiteur de l'humanité, l'initiateur de la civilisation, le sauveur du genre humain. Il monte au ciel « comme un voyageur qui se promène avec une plante à la main, une branche de fenouil bien verte », car le fenouil est humide et vert à l'extérieur mais sec à l'intérieur.
Prométhée s'empare d'une semence du feu de Zeus, sperma puros, et la glisse à l'intérieur de son fenouil. Celui-ci commence à brûler au-dedans tout au long de sa tige. Prométhée redescend sur terre, toujours à la manière d'un voyageur désintéressé qui se promène sous l'ombrelle de son fenouil. Mais à l'intérieur de la plante, le feu grille. Ce feu, tiré d'une semence du feu céleste, Prométhée le donne aux hommes [3].
8 Selon la même procédure que pour la répartition du sacrifice, Prométhée a joué de nouveau sur l'opposition entre le dehors et le dedans, entre l'apparence extérieure et la réalité intérieure. Ce feu céleste sera le « maître dont ils apprendront bien des arts », selon Eschyle. Le feu représente une forme supérieure de pensée : c'est aussi cela que Prométhée a apporté aux hommes.
9 Zeus a caché le feu aux hommes et Prométhée le lui a volé. Mais ce n'est plus le feu céleste immortel, c'est un feu issu d'une semence, qui est « né » et donc qui meurt. Il faut désormais le conserver, veiller sur lui, le nourrir sinon il s'éteint. Il leur a aussi caché le blé, les humains vont devoir travailler pour tracer des sillons, enfouir la semence dans le ventre de la terre pour que germe l'épi, stocker les récoltes dans des maisons, les faire cuire dans des fours. Donc ce feu prométhéen, dérobé par ruse, devient la marque de la civilisation humaine. Mais il est également capable, par son ardeur dévorante, de se déchaîner et de tout détruire sans limite. Le feu rappelle donc la dualité de l'homme, « à la fois son origine divine et sa marque bestiale » ; il peut être principe de vie ou œuvre de mort.
10 Prométhée a donné aux hommes les bases de la civilisation, mais Zeus n'en a pas terminé de sa vengeance. Furieux de voir briller au milieu des hommes le feu dont il voulait les priver, il demande à Héphaïstos de sculpter une figure de jeune fille d'une grande beauté, superbement vêtue, à l'image des déesses immortelles. Elle sera la première femme, nommée Pandora, ce qui signifie « celle qui a tous les dons ». La légende de Pandora et de la création de la femme est étroitement mêlée à celle de Prométhée ; on a pu l'appeler « l'Ève grecque ». Son apparence est divine, toute d'innocence et de grâce, mais à l'intérieur, elle est faite de mensonge, d'artifice et de coquetterie : divine par son aspect, bestiale par ses appétits. C'est l'un des traits de l'existence humaine, ce jeu de renversement entre apparence et réalité. Elle séduit aussitôt Épiméthée, le frère de Prométhée, dont le nom signifie « étourdi », « celui qui réfléchit trop tard », qui est son double et son contraire. Et il l'introduit dans sa maison et dans le monde des hommes. Alors commencent tous les malheurs des humains. Dès lors que l'humanité est double, constituée de deux sexes différents, ceux-ci doivent s'accoupler pour se reproduire.
Pandora est un feu que Zeus a introduit dans les maisons et qui brûle les hommes sans qu'il soit besoin d'allumer une flamme quelconque. Feu voleur répondant au feu qui a été volé [4].
12 Et elle a multiplié les maux de l'humanité en les libérant de la jarre qui les enfermait, la vieillesse, la maladie, la souffrance, la guerre, la famine, la misère, la folie, le vice, la tromperie, la passion..., et ils se sont répandus parmi les hommes. L'espérance, le dernier mal, inconnu de tous, y demeura prisonnière. Zeus a-t-il voulu épargner à l'homme la prescience de son misérable destin ? Hésiode rapporte « l'histoire de la boîte de Pandore » dans Les Travaux et les Jours ; il y imagine surtout comment tenter de vivre heureux dans un monde âpre et dur et il conclut qu'il n'est nul moyen d'échapper aux desseins de Zeus. Pandora, le « beau mal », redoutable pour l'homme séduit, indique un rapport complexe entre la Terre-mère et la femme, entre la fécondité et l'artifice.
13 Par la libération des démons, destinée à marquer définitivement la fin de l'âge d'or, Zeus a situé les hommes à la place qui sera désormais la leur, entre les bêtes et les dieux, en créant une barrière infranchissable entre l'humain et le divin :
Il n'est plus de bonheur sans malheur, de naissance sans mort, d'abondance sans peine, de savoir sans ignorance, d'homme sans femme, de Prométhée sans Épiméthée [5].
15 Après s'être vengé sur les hommes, Zeus s'emploie au châtiment de Prométhée. Au Ve siècle, durant la période prestigieuse du théâtre grec, c'est Eschyle qui rapporte le mieux les conflits des hommes (les « éphémères ») et des dieux et les interférences entre ces deux univers, qui donne au mythe son unité et sa force et qui confère un éclat poétique incomparable à la figure de Prométhée. Pour lui, les dieux doivent incarner l'ordre juste et la toute-puissance, et Zeus est identifié à l'Anankè. Prométhée enchaîné faisait partie d'une trilogie, première partie qui seule subsiste. Prométhée délivré et Prométhée porte-feu ont disparu. Cette trilogie d'Eschyle voulait enseigner aux hommes que le dieu de justice n'est devenu juste qu'au bout de longs siècles : les violences répondant aux violences retardaient le règne de la paix.
16 Donc Zeus frappe cruellement Prométhée. Il ordonne à ses serviteurs, Pouvoir et Force, de se saisir de lui, de le conduire à l'extrémité du monde, sur le mont Caucase, et à Héphaïstos, dont le feu est « l'étincelant privilège », de le clouer à un « roc désolé dans des n uds inextricables d'acier [6] ». Ainsi attaché à la crête d'un rocher élevé où règne un perpétuel hiver, dans un paysage chaotique ravagé par des vents furieux, avec des chaînes que nul ne pourrait briser, martyre éternel qui souffre mille tourments, exclu à jamais d'un pardon qu'il s'interdit de solliciter, Prométhée reste un esprit libre qui refuse de se soumettre à la cruauté et à la tyrannie, d'accepter la loi de Zeus. Par ce sacrifice volontaire, il assume son destin. Il est parfois critiqué pour son orgueil présomptueux, son refus de toute conciliation. Mais il dispose d'une arme contre Zeus : il est seul à connaître la malédiction de Cronos, qu'il tient de Thémis, sa mère, selon laquelle Thétis, quel que soit son époux, est destinée à enfanter un fils plus puissant que son père. Armé de ce secret, il peut tenir tête à Zeus, qui tient à savoir quelle est celle dont l'amour doit lui coûter son trône.
17 Hermès lui annonce alors un nouveau supplice :
Mais alors le chien ailé de Zeus, l'aigle fauve, taillant férocement ton corps, n'en fera qu'un vaste lambeau convive accouru sans être invité, qui s'attarde au festin la journée tout entière ! et du noir régal de ton foie il se repaîtra à plaisir [7].
19 Cet aigle, messager de la puissance de Zeus, symbole de la foudre divine, se repaît de la chair que Prométhée, par sa ruse, avait refusée aux dieux. Le foie, nourriture de prédilection, se reconstitue chaque nuit, ce qui rend le supplice éternel. Ainsi le mythe noue indissociablement le progrès, l'élan créateur de l'humanité, et la damnation, le poids du mal.
20 Prométhée restera cette victime sacrificielle jusqu'au moment où Héraclès, l'homme le plus fort de la terre et d'un courage exemplaire, le délivrera, avec l'assentiment de Zeus, en tuant l'aigle d'une flèche au c ur. Mais comme il avait été condamné à un châtiment éternel et que son supplice n'aura duré que trente mille ans, il devra porter symboliquement une bague faite du métal de ses chaînes et sertie d'une pierre du Caucase.
21 Modèle de la résistance aux dieux, à la tyrannie, Prométhée est devenu immortel. Pour prix de sa liberté, il a dû payer un lourd tribut aux dieux. Telle est la version la plus généralement admise du mythe de Prométhée, mais il en existe de nombreuses variantes. Mémoires d'une histoire de l'humanité, issus d'époques et de cultures très diverses, transmis par des générations successives, les mythes sont le résultat des premières tentatives des hommes pour représenter le monde, en comprendre les mystères et apaiser les peurs paralysantes suscitées par un inconnu terrifiant et omnipotent.
22 Le brillant petit article « Sur la prise de possession du feu [8] » s'inscrit tardivement dans l'œuvre freudienne puisqu'il l'a écrit à soixante-seize ans. Freud s'est toujours préoccupé de l'histoire primitive de l'humanité et de la signification cachée des mythes, légendes et contes de fées. Il compare les mythes aux rêves éveillés mettant en jeu les mêmes mécanismes que les rêves nocturnes : condensation, déplacement, figuration symbolique, renversement en son contraire... Pour lui, le travail du mythe est de même nature que le travail du rêve, donc soumis aux mêmes déformations à partir d'un accomplissement de désir : les mythes sont une formation de l'inconscient. Et il retrouve dans leur analyse l'élaboration des préoccupations humaines de tous les temps.
23 Les mythes sont des constructions, des tentatives d'explication et de restitution de traces mnésiques effrayantes pour l'humanité. Ils contiennent un « morceau de vérité historique [9] » qui entraîne l'adhésion et la croyance dans leur actualité ; ils réinscrivent la réalité dans une histoire, une fiction considérée comme vraie et sacrée. Mais comme dans le délire, le noyau de vérité qui y est contenu est déformé, refoulé ou dénié : l'inconscient revient de façon hallucinatoire, il est inaccessible à la critique logique. Pour Freud, le fait historique, la réalité effectivement vécue, concerne aussi bien les évènements de l'enfance de l'individu que ceux de l'histoire de l'humanité et des origines de l'homme. Comme les délires ou les rêves pour l'individu isolé, les mythes exercent un empire extraordinaire sur les hommes.
Leur pouvoir provient de leur contenu de vérité historique, vérité qu'ils ont été puiser dans le refoulement de temps originaires oubliés [10].
25 On trouve le point de départ de la réflexion freudienne sur la maîtrise du feu dès 1929, dans une note de son essai Malaise dans la culture [11] : la répression des pulsions représente l'origine et le moteur du mouvement de la civilisation. Éros doit être inhibé quant à son but directement sexuel, et sublimé : l'individu doit être sacrifié à la société. Les correspondances entre le feu et l'eau, le feu et la miction, sont apparues précocement dans l'œuvre freudienne, notamment dans les cas cliniques de Dora et de l'Homme aux loups. Mais dès 1898, dans une lettre à Fliess, il a fait le lien entre l'énurésie et l'excitation sexuelle (lettre 178).
26 Freud considère la conquête du feu comme une performance culturelle extraordinaire, mais elle est la récompense d'un renoncement pulsionnel lié au conflit entre le plaisir infantile d'uriner sur les braises et le refus de cette satisfaction instinctuelle qui prive l'homme de la possession du feu. On retrouve dans certaines sociétés primitives ce rite d'éteindre le feu en urinant, rite dont le sens inconscient renvoie à la satisfaction de désirs homosexuels. La flamme qui s'élève dans les airs représente un symbole phallique et le jet d'urine permet la jouissance de la puissance masculine dans la compétition homosexuelle. C'est donc le renoncement à la satisfaction urétrale et homosexuelle qui est la condition de la domestication et de la possession du feu.
27 En 1932, Freud pense que son hypothèse de Malaise, selon laquelle la répression des pulsions est indispensable au mouvement culturel, peut être confirmée par l'interprétation de la légende grecque de Prométhée, selon un débat attaché à délier la question du désir, de sa répression ou de son accomplissement. On ne peut qu'être saisi de cet intérêt tant il apparaît que la révolution freudienne renvoie à la révolution prométhéenne.
28 La recherche de Freud est centrée sur le ressort psychique du mythe, sur son moteur pulsionnel : il le traite comme une formation de l'inconscient mettant en œuvre le renoncement, la sublimation des passions, comme mouvement civilisateur. Freud utilise donc le mythe de Prométhée comme un rêve qui aurait subi des déformations considérables à partir d'un accomplissement de désir. Dans le discours manifeste du mythe, deux mécanismes prédominent : la figuration symbolique et le renversement dans le contraire.
29 Trois éléments les plus marquants du mythe sont requis par l'interprétation analytique de Freud : la façon dont Prométhée transporte le feu après l'avoir dérobé aux dieux, le caractère délictueux de son acte, et le sens de son châtiment, soit le cycle défi, vengeance, douleur, qui régit les rapports entre les dieux et les hommes, comme entre le moi et le ça. Ce sont Prométhée porteur du feu et Prométhée voleur du feu qui sont soumis à l'analyse freudienne.
30 Prométhée transporte le feu dérobé aux dieux dans une tige creuse qui peut être considérée comme la figuration symbolique du pénis. Mais en réalité, le pénis de l'homme abrite l'eau du jet d'urine, l'opposé du feu, c'est-à-dire le moyen de l'éteindre : c'est le renversement en son contraire qui préside au travail de figuration. La maîtrise du feu serait donc liée à la maîtrise de l'eau. Le feu conservé caché dans la tige de fenouil a été volé aux dieux, ce qui lui confère une valeur divine et a pu en faire un objet de culte : le culte de la flamme.
31 L'acte de Prométhée, symbole de la conquête de la science et de la raison, constitue un bienfait pour l'humanité, mais revêt un caractère délictueux aux yeux des dieux : autre figuration symbolique. Eschyle, par la voix de Prométhée, l'exprime ainsi :
Oui, c'est pour avoir fait un don aux mortels que je ploie sous ce joug de douleurs, infortuné ! Un jour, au creux d'une férule, j'emporte mon butin, la semence de feu par moi dérobée, qui s'est révélée pour les hommes un maître de tous les arts, un trésor sans prix. Voilà les fautes dont je paie la peine aux dieux, dans ces liens qui me clouent ici à la face du ciel [12] !
33 Dans son interprétation du châtiment de Prométhée, Freud fait jouer un rôle essentiel à la transformation dans le contraire. Selon le discours manifeste du mythe, il est puni pour s'être laissé guider par ses désirs. Dans la pensée latente, c'est le contraire : Prométhée donne l'exemple du renoncement à un désir, celui d'uriner sur le feu, pour le bien de la civilisation. Or toute demande de renoncement suscite une réponse agressive ; donc Prométhée est puni car il exige un sacrifice, un renoncement désagréable. La légende « exprime malgré tout ouvertement la rancune que l'humanité, mue par ses pulsions, ne manqua pas de ressentir contre le héros culturel [13] ». Prométhée est un héros du renoncement : il impose le renoncement à la jouissance d'éteindre le feu. Les dieux grecs figurent non le surmoi mais la toute-puissance des pulsions. Les dieux trompés, ce sont les dieux jouisseurs, le « ça » en nous. « Dans la légende, un désir humain est mué en un privilège divin. » Prométhée prive le « ça », « la vie pulsionnelle surpuissante », de sa jouissance, en imposant le renoncement à un plaisir homosexuel.
34 Dans la punition de Prométhée, un oiseau, vautour ou phénix, lui dévore quotidiennement le foie : c'est un autre exemple de renversement dans le contraire. Le foie est le siège de toutes les passions, de tous les désirs, et l'oiseau est une figuration symbolique habituelle du pénis. Le foie est un organe qui se régénère constamment comme le phénix renaît de ses cendres, figuration symbolique des désirs amoureux et du retour de l'érection après l'éjaculation. La sensation de chaleur dans l'érection est figurée par le feu. Ces « processus animiques à manifestation corporelle » expriment l'indestructibilité des désirs libidinaux, consolation au renoncement pulsionnel nécessaire. Ainsi, comme dans le mythe de Méduse, le retour de l'érection vient réparer les dommages de l'angoisse de castration.
35 Comme pour d'autres mythes du feu, Freud attribue l'opacité de la légende de Prométhée à l'analogie que faisaient les hommes primitifs entre le feu et la passion amoureuse, le feu comme symbole de la libido : la chaleur qui en irradie donne la même sensation que l'état d'excitation sexuelle et les mouvements de la flamme évoquent le phallus en action. De même il existe des corrélations entre l'ambition, le feu et l'érotisme urinaire. Pour comprendre le monde extérieur, l'homme primitif doit utiliser les analogies qui se révèlent à lui dans le comportement du feu : pour lui, la tentation d'éteindre le feu avec sa propre eau est en rapport avec l'extinction du désir au moment de l'éjaculation. Elle évoque aussi une lutte empreinte de plaisir avec un autre pénis ; le jet urinaire représente le plaisir pulsionnel et la joute homosexuelle entre deux pénis. La femme est donc instituée comme gardienne du foyer domestique car son anatomie lui évite une telle tentation de plaisir.
36 Le matériel inconscient sous-jacent au mythe de la conquête du feu se rapporte au passage de la problématique urétrale (les enfants naissent de l'urine) à la problématique phallique (les enfants naissent du sperme). Donc le mythe enseigne la distinction des deux fonctions du pénis, la miction et l'érection, qui sont physiologiquement incompatibles, ce qui n'est sans doute pas sans influence sur la vie psychique : « l'homme éteint son propre feu avec sa propre eau. » Le rapport eau/feu est analogique de l'opposition jouissance/renonciation.
37 Pour Freud, cette conquête culturelle est à la fois celle de l'humanité et celle qui se répète en chacun de nous à travers les processus de sublimation. Prométhée est à ses yeux un héros civilisateur qui s'oppose à la toute-puissance des pulsions et valorise le renoncement. Son analyse du mythe est au service de cette confirmation métapsychologique.
38 C'est en 1773 que Johann Wolfgang von Goethe écrit son Prométhée [14] qui restera inachevé ; pièce en vers en trois actes, œuvre de jeunesse, elle est intitulée « Fragment ». C'est la même année qu'il commence Faust qui sera l'œuvre d'une vie, qui deviendra cette exploration de l'inconscient et du rêve que l'on connaît et qui paraîtra en deux temps en 1806 puis en 1831. Pendant ces années du mouvement de révolution littéraire Sturm und Drang à Francfort, mouvement de libération des passions et d'ardeur contestataire, de protestation contre l'ordre établi et les injustices sociales, en réaction à l'esprit rationaliste de l'Aufklärung, Goethe incarne dans des héros symboliques, Prométhée, Faust... ses aspirations essentielles. Il esquisse dans un Faust primitif, un Urfaust, précurseur de ce qui deviendra le Faust I, cette tragédie du surhomme épris de savoir et de volupté qui défie Dieu, comme Prométhée, dans la même audacieuse révolte. Il saura trouver une voie conciliatrice à travers le personnage du diable, Méphisto, mais sa fin sera pitoyable. Le voyage à Rome en 1786-1787 sera une expérience culturelle et personnelle décisive dans la vie du jeune Goethe et inspirera ses Élégies romaines.
39 Goethe s'intéresse à ces figures fascinantes du passé qui traduisent les grands mouvements de l'âme humaine et auxquelles il peut s'identifier, ces figures de l'homme en révolte contre l'obscur désir des dieux, contre la complicité aveugle de la pulsion et du destin (comme dipe). Là, il nous transporte dans le Panthéon latin où Prométhée exprime son désir de comprendre le monde et les lois qui le régissent, de changer le rapport du sujet au monde. Pris dans son humanité, il se rattache au commun des mortels : il aime, il souffre, il compatit, et malgré sa fragilité, se révolte contre les volontés de Jupiter. C'est cette révolte qui caractérise le Prométhée de Goethe et qui annonce celle de Faust : Prométhée, le premier rebelle, celui qui sait que « rien de grand ne fut tenté par l'homme qu'en révolte contre les dieux ». Le talent créateur libère des dieux l'homme de génie.
40 Prométhée est proche de Minerve, fille de Jupiter, qui, par amour, lui a révélé « la source de vie », lui permettant ainsi d'animer « ce monde d'argile », les créatures de glaise qu'il a créées. C'est Prométhée créateur des hommes, inventeur de l'humanité : c'est un sculpteur, un artiste. On peut rapprocher ce récit des origines de celui de la Création de l'Ancien Testament. En écho au Prométhée d'Eschyle, il veut libérer les hommes de leurs misères :
Au début, ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et, pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de brique ensoleillées, ils ignoraient le travail du bois ; ils vivaient sous terre, comme les fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil. Pour eux, il n'était point de signe sûr ni de l'hiver ni du printemps fleuri ni de l'été fertile ; ils faisaient tout sans recourir à la raison... [15]
42 Ainsi il les entoure avec sollicitude, il cherche à leur donner une dignité, à rassurer leur détresse et à éveiller leur conscience ; il les instruit de toutes les sciences et de tous les arts, tout ce qui, en les élevant au-dessus des autres animaux, les rapproche du divin :
Vous n'êtes pas abâtardis, mes enfants,
Vous êtes travailleurs et paresseux,
Cruels et débonnaires,
Généreux et avares,
Vous êtes pareils à tous vos frères de destin,
Pareils aux bêtes et aux dieux.
44 Dans son geste civilisateur, Prométhée revendique sa liberté et refuse farouchement tout compromis avec les dieux de l'Olympe. Mercure, messager des dieux, invoque le respect dû à Jupiter à qui il a dénoncé « l'infamie », la trahison de Minerve. Mais Prométhée persiste à contester « la loi du tenant de la foudre là-haut ». Jupiter est d'abord le dieu de l'orage, le symbole de la foudre divine, toute conciliation avec lui est impossible : c'est le tourment de la propre pensée de Goethe dans sa volonté d'indépendance. Avec Faust, frappé d'accablement mélancolique, il saura ruser avec les dieux et dialectiser les forces de la fascination divine et l'espérance de progrès matérialistes. Le héros goethéen est complexe : avec Faust, il découvre la duplicité, la ruse, avec Prométhée, il demeure dans la revendication farouche de sa liberté.
45 L'acte III se résume dans l'admirable monologue de Prométhée, publié par ailleurs parmi les « Odes » dans le premier volume des Poésies [16]. Il s'adresse à Zeus, « celui qui là-haut sommeille », à l'opposé de l'homme voué à l'activité créatrice par ses luttes pour la vie. Le foyer de Prométhée recèle un feu qu'il a dérobé aux dieux, le feu intérieur créateur, celui du « c ur où brûle un feu sacré », dont Zeus est jaloux.
46 La violence apparaît dès la première strophe qui marque la séparation de l'univers entre « ton ciel » et « ma terre ». Prométhée interpelle la puissance divine comme pour neutraliser sa destructivité :
Voile ton ciel, Zeus,
De brumes et de nuages,
Et, pareil à l'enfant
Qui joue à décapiter des chardons,
Éprouve ta force sur les chênes et les sommets des monts ;
Mais ma terre, laisse-la-moi,
Et ma cabane que tu n'as point bâtie,
Et mon foyer
Avec sa flamme
Que tu m'envies.
48 L'ode se termine sur un cri d'indépendance avec l'affirmation de son humanité libérée de Dieu :
Abaisse ton regard, Zeus,
Sur mon peuple : il vit !
Je l'ai formé à mon image,
Race qui fut semblable à moi,
Pour souffrir et pleurer,
Pour goûter les plaisirs et les joies,
Et t'avoir en mépris,
Comme moi !
50 Pour Goethe, la conquête culturelle du mythe de Prométhée se situe dans ce mouvement d'orgueil créateur qui le fait l'égal de Dieu, qui libère l'homme de la crainte des forces divines : figé dans son attitude indomptable et dressé contre Dieu, c'est une orgueilleuse affirmation de soi. Le Prométhée goethéen subit une nouvelle forme de destin tragique dans la condition de l'artiste créateur.
51 André Gide l'indique dans son « Introduction » au volume du Théâtre de Goethe :
Rien de plus téméraire que le monologue de son Prométhée où le Titan s'oppose à Zeus, aux forces brutes qui l'écrasent et qu'il méprise de toute la force impie de son insubordination [17].
53 Plus de trente ans après le « Fragment », Goethe vieillissant revient au mythe de Prométhée avec le drame de Pandora (1806) [18] qu'il intitule « Divertissement ». Il met en scène les deux frères, Prométhée et Épiméthée, ainsi qu'il imagine leur opposition : Prométhée est un bâtisseur infatigable qui veut conquérir et exploiter la nature, sans cesse débordant de vitalité dans sa lutte pour la vie ; Épiméthée, contemplatif, nostalgique, passe sa vie à méditer. L'activité prométhéenne au service de la vie contraste avec l'artiste mélancolique, amoureux de la beauté, dans le souvenir de Pandore disparue et des ombres de sa jeunesse.
54 Goethe dissocie les deux conceptions de la vie qui se côtoient en chaque homme : la vie active et la vie contemplative, le constructeur et le poète. L'entretien entre les deux frères est à l'image de ce dualisme : Travail et Beauté, alliés dans une synthèse idéale, permettraient d'atteindre la plénitude de la vie, l'unité accordant à l'être un degré supérieur d'humanité. Quant à Pandore, elle n'est plus la cause de la décadence de cette humanité mais l'image de la femme bienfaisante, symbole poétique de la beauté et de l'harmonie, à laquelle aspire Goethe. Épiméthée, dans l'évocation rêveuse de Pandore, chante sa nostalgie amoureuse :
Toi, Pandora, tu n'es pas décevante, toi qui pour moi es l'Unique !
Nul autre bien je ne veux, ni de ceux que l'on tient du réel,
Ni des jeux illusoires de l'air. Pandora, reste mienne !
56 Lorsque André Gide s'intéresse à Prométhée en 1899 [19], il est un jeune homme impatient de se dégager des impératifs de son milieu et des morales apprises, dans un mouvement vers la liberté des passions, à rebours des renoncements imposés. L'interrogation sur Dieu et le mal est au centre de ses préoccupations. Évoquant les tourments de sa vingtième année, il écrit dans son récit autobiographique Si le grain ne meurt [20] :
J'étais pareil à Prométhée qui s'étonnait qu'on pût vivre sans aigle et sans se laisser dévorer. Au demeurant, sans le savoir, j'aimais cet aigle ; mais avec lui je commençais de transiger.
58 Il écrira plus tard dans son Journal :
L'on t'a dit : la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse ; puis, Dieu absent, la crainte t'est restée pour compte. Comprends aujourd'hui que la sagesse commence où finit la crainte, qu'elle commence avec la révolte de Prométhée [21].
60 Il utilise alors le genre de la « sotie », genre littéraire oublié depuis le Moyen Âge, mode d'écriture satirique, allégorique, qui se moque des savoirs constitués et institue le monde de la parodie et du jeu, de l'ironie, du « saugrenu », du jaillissement de la vie. C'est un théâtre de la dérision, des dialogues de sourds, de l'absurde : un divertissement pur. Dans la tradition médiévale, il utilise un ton ironique pour véhiculer des pensées graves, souvent empreintes de mélancolie ; il privilégie le hasard, la rencontre, la nouveauté radicale de chaque instant. Dès lors la rupture de ton est totale et le texte échappe au tragique du mythe classique.
61 Ainsi Gide renouvelle la portée du mythe, il en fait une fable de la destinée humaine, une philosophie de la liberté et de l'acte gratuit : il ouvre de nouveaux chemins de liberté. Son récit Le Prométhée mal enchaîné, allusion directe au Prométhée enchaîné d'Eschyle, est une parodie de la légende antique par l'usage de personnages caricaturaux, de situations bouffonnes, ambiguës, mais chargées de symboles et d'une grande richesse de sens. Par ce regard démythificateur, il cherche à dégager le principe subversif de la fable. Dans sa dédicace, Gide le présente, en référence évidente à la parabole de La Bible, comme une « gerbe de folle ivraie » recelant du « bon grain ».
62 Cette sotie, la plus abstraite, comporte la plus virulente satire des dogmes religieux ; c'est celle qui porte la critique de Gide à l'égard de Dieu, celle où il prend la mesure de sa dissidence, où il assume son apostasie.
63 Sous sa plume, Prométhée se fait homme et descend parmi les hommes ; échappé du Caucase, il surgit sans transition dans un Paris contemporain, faisant se rencontrer l'histoire, le mythe et l'actualité :
Quand, du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l'ankylosaient, pour changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre et cinq heures d'automne, descendit le boulevard qui mène de la Madeleine à l'Opéra [22].
65 L'ironie du texte tient à la succession de ces opérations de déplacement, de métonymie, selon une volonté à l'évidence ludique. L'irruption de Prométhée libéré, naïf, étranger, portant un regard neuf sur notre monde, permet d'en révéler les tares et les absurdités dans une sorte de plaisanterie iconoclaste. Ainsi il s'interroge sur le sens de l'existence, à propos des Parisiens dans les rues : « Où vont-ils ? se demandait Prométhée. »
66 Prométhée se montre d'abord un homme taciturne et effacé qui se métamorphose progressivement ; s'il accepte de raconter son histoire, c'est qu'elle est représentative de l'aventure humaine. Il avoue sa particularité : « Ce que j'ai Messieurs ? Ce que j'ai moi ah ! c'est un aigle », l'aigle comme métaphore des passions qui le dévorent.
67 Zeus n'est plus la divinité suprême, mais un être imprécis et incompréhensible, un banquier méchant, « un monsieur gras, entre deux âges, et que rien ne signalait d'ailleurs que sa peu commune corpulence ». Sa puissance vient de sa fortune infinie, de son « effrayante richesse » : il est dit « miglionnaire », selon un néologisme qui ajoute à son mystère. Son pouvoir tient à ce mystère qui l'entoure, à son incognito, à sa capacité d'user d'actions absolument gratuites :
[...] Gratuit, un acte qui n'est motivé par rien. Comprenez-vous ? intérêt, passion, rien. L'acte désintéressé, né de soi ; l'acte aussi sans but ; donc sans maître ; l'acte libre...
69 En raison de sa fonction et de son immense fortune, il est le maître incontestable du jeu, libre de toute contrainte, de toute conscience. Il est capricieux et cruel, il joue avec le malheur des hommes : « une action gratuite ! il n'y a rien de plus démoralisant. »
70 Quant à l'histoire de Prométhée, elle est celle de son aigle, « un oiseau qui de loin paraît énorme, mais qui n'est, vu de près, pas du tout si grand que cela... ». « Il était gris, laid, rabougri, rechigné, résigné, misérable. » Son irruption auprès de Prométhée suscite une rumeur de désapprobation autour de lui : « Regardez-le ce pauvre oiseau râpé ! Ça... un aigle ! Allons donc ! ! tout au plus une conscience. » Et d'autres : « Mais Monsieur, ne croyez pas que cet aigle en rien vous distingue. Un aigle, au fond, vous l'avouerais-je ? un aigle, nous en avons tous. [...] Mais nous ne le portons pas à Paris. À Paris, c'est très mal porté. L'aigle gêne. » Ou encore : « Mais on s'en débarrasse avant d'entrer, Monsieur. »
71 Dénoncé comme « fabricant d'allumettes sans brevet », Prométhée est emprisonné dans une « prison isolée du reste du monde [qui] ne donnait vue que sur le ciel », comme une reproduction de la solitude du Caucase. Durant sa détention, dans son ennui, il se passionne pour « la beauté future de son aigle » qui vient partager sa captivité et mange chaque jour davantage ; il se sacrifie à lui :
Il occupait de ses morsures le prisonnier qui l'occupait de ses caresses, qui maigrissait et s'épuisait d'amour, tout le jour caressant ses plumes, sommeillant la nuit sous son aile et le repaissant à loisir.
73 L'aigle a retrouvé l'intensité de son plumage et Prométhée s'est épris de son aigle : « Doux aigle ! qui l'eût cru ? Que quoi ? Que nos amours seraient charmantes. Ah ! Prométhée... » Au printemps, l'aigle devenu très fort enleva Prométhée amaigri.
74 C'est « Prométhée délivré » qui donnera une conférence, sorte de « sermon burlesque », genre introduit par la pétition de principes : « il faut avoir un aigle » et qui se terminera par une quête. Dit sur un mode tragique, émaillé des sanglots de Prométhée, de quelques pirouettes de son aigle, d'intermèdes pyrotechniques et de la circulation de photographies libertines pour retenir l'attention du public, il veut démontrer que « notre aigle est notre raison d'être ». Prométhée explique que sa propre histoire est un condensé de l'histoire de l'humanité. « L'histoire de l'homme, c'est l'histoire des aigles, Messieurs. » Et il finit : « Mais je vous dis ceci : l'aigle de toute façon, nous dévore, vice ou vertu, devoir ou passion ; cessez d'être quelconque, et vous n'y échapperez pas. »
75 Comme dans l'œuvre d'Eschyle, Prométhée perçoit le secret de Zeus au cours de l'« interview » que celui-ci lui accorde, ce qui annonce la fin de son règne. Zeus lui révèle qu'une seule passion le domine :
Moi seul, celui-là seul dont la fortune est infinie peut agir avec un désintéressement absolu ; l'homme pas. De là vient mon amour du jeu ; non pas du gain, comprenez-moi du jeu ; que pourrais-je gagner que je n'ai pas d'avance ? Le temps même...
77 Son obsession de la manipulation n'a d'égal que sa cruauté : « Je joue, mais je cache mon jeu. » Prométhée comprend ce jeu du banquier et sa responsabilité dans sa dernière révélation : « Les aigles (et Zeus riait), les aigles, c'est moi qui les donne. » Pour Gide, le mal vient d'un caprice malfaisant de la divinité, d'un surmoi sadique terrifiant.
78 Lors de cette rencontre avec son ennemi légendaire, Prométhée réalise que le pouvoir de Dieu est illusoire, qu'il n'existe que grâce à l'ignorance des hommes et que ce dieu cruel et méchant doit disparaître. Dans cette vision satirique, Prométhée n'est pas enchaîné par Zeus, puissance extérieure à l'esprit qui la pense, mais par lui-même : sa liberté dépend de lui et toute notion de faute, de châtiment, a disparu. Il incarne la conscience qu'il prend de sa destinée et le refus de l'obéissance à une divinité amorale et absurde qui se joue de l'homme sans se soucier de lui : il se veut responsable de lui-même, il n'est pas coupable, il est révolté.
79 Dans son second discours (l'histoire de Tityre, représentative de sa propre histoire), Prométhée montre dans un récit métaphorique, simple anecdote qui se rapproche de la fable, que la sagesse à laquelle aspire l'homme se situe dans un compromis entre le principe pulsionnel de plaisir et le principe culturel de réalité. Chacun a son aigle, mais chacun est libre de le traiter comme il veut. Le Dieu qu'il a désespérément cherché n'existe pas, et Prométhée a « trouvé le secret du rire ». L'éclat de son rire a remplacé l'écho des sanglots qui émaillaient son premier discours.
80 Ainsi il peut échapper à son mythe : « J'ai d'autres idées sur mon aigle. » Symboliquement il offrira l'aigle qui s'était nourri de son corps aux convives du repas mortuaire d'une victime d'un acte gratuit de Zeus. L'aigle est mis à mort, comme le fit Héraclès dans Eschyle. En décidant de sacrifier son aigle, Prométhée trouve sa liberté intérieure.
De son temps est-ce que j'osais rire ? N'étais-je pas maigre affreusement ? Il me mangeait depuis assez longtemps ; j'ai trouvé que c'était mon tour.
82 Consommer joyeusement l'oiseau tortionnaire qui a puisé son embonpoint et la beauté de son plumage au flanc même de sa victime représente pour Gide la mise à mal de la terrible culpabilité protestante qui étriquait ses gestes, limitait ses pensées, annihilait sa créativité. Cet aigle était nourri non seulement de son foie, siège des passions et des désirs, mais aussi de ses remords et de ses sacrifices. Le tuer le libère des contraintes morales, mais... il en garde toutes les plumes ! Et conclut dans une ultime pirouette : « C'est avec l'une d'elles que j'écris ce petit livre ; puissiez-vous, rare ami, ne pas le trouver trop mauvais. »
83 Cette désacralisation du mythe tient à sa modernisation qui en renouvelle la portée : par le déplacement de la représentation de Zeus et des dieux anthropomorphes à l'idée abstraite de divinité, puis au Dieu transcendant des religions monothéistes, le rapport du sujet au monde s'en trouve singulièrement modifié. Quand Prométhée parvient à maîtriser sa réalité intérieure par le renoncement pulsionnel, il peut alors élaborer le rapport tyran/victime : c'est moi qui suis responsable de ce qui m'advient. Il agit de ce fait sur un autre terrain : la maîtrise de la réalité extérieure, c'est-à-dire qu'il est désormais capable de changer le monde autour de lui. Et si l'ordre humain suffit à expliquer le monde, Dieu devient une passion inutile.
84 À travers les diverses formes de rapports entre le pouvoir et le savoir, le mythe de Prométhée, héros moderne, héros de la liberté, raconte l'histoire spécifique et universelle de l'éveil de la conscience. Il incarne désormais la figure de l'homme qui s'émancipe, qui rejette les liens qui l'assujettissent et qui repousse les limites que la nature lui oppose, selon une conception nouvelle de l'homme et de l'univers, une Weltanschauung. Plus de deux mille cinq cents ans après Hésiode, Prométhée poursuivra-t-il son aventure millénaire à travers de nouvelles métamorphoses ?
Notes
-
[1]
J.-P. Vernant, L'univers, les dieux, les hommes, Points Essais, 1999.
-
[2]
Op. cit., p. 72.
-
[3]
Op. cit., p. 75.
-
[4]
Op. cit., p. 84.
-
[5]
J.-P. Vernant, « Sacrifice. Les mythes grecs », Dictionnaire des Mythologies, sous la direction de Y. Bonnefoy, Flammarion, 1981, II, p. 412.
-
[6]
Eschyle, « Prométhée enchaîné », Tragédies complètes, Folio classique, 1982, p. 207.
-
[7]
Op. cit., p. 244.
-
[8]
S. Freud, OCF/P, XIX, pp. 29-37.
-
[9]
S. Freud, « Constructions dans l'analyse », Résultats, idées, problèmes II, Puf, 1985.
-
[10]
S. Freud, op. cit., p. 281.
-
[11]
S. Freud, OCF/P, XVIII, p. 277.
-
[12]
Eschyle, op. cit., p. 211.
-
[13]
S. Freud, op. cit., p. 33.
-
[14]
J. W. Goethe, Théâtre complet, La Pléiade, Gallimard, 1951, pp. 173-189, trad. Blaise Briod.
-
[15]
Eschyle, op. cit., p. 223.
-
[16]
J.W. Goethe, Poésies I, « Des origines au voyage en Italie », Aubier Montaigne, 1951.
-
[17]
Op. cit., p. XV.
-
[18]
J.W. Goethe, Théâtre complet, op. cit., pp. 893-937, trad. Jean Tardieu.
-
[19]
A. Gide, Romans, Le Prométhée mal enchaîné, La Pléiade, Gallimard, 1958, pp. 301-341.
-
[20]
A. Gide, Journal Souvenirs, La Pléiade, Gallimard, 1954, p. 550.
-
[21]
A. Gide, Journal, I, La Pléiade, Gallimard, p. 1193.
-
[22]
A. Gide, op. cit., p. 304.