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Article de revue

L'unique autre

Pages 125 à 150

Notes

  • [1]
    S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Puf, 2006.
  • [2]
    Montaigne, Œuvres complètes, « Essais », Éditions du Seuil, 1967.
  • [3]
    M. Merleau-Ponty, Signes, « Lecture de Montaigne », Folio essais, 1960, p. 337.
  • [4]
    S. Freud, Correspondance, 1873-1939, Gallimard, 1979, lettre du 25 septembre 1882, p. 40.
  • [5]
    Lettre 113 du 17 décembre 1896.
  • [6]
    W. Granoff, La pensée et le féminin, « La bisexualité à l’abri dans l’amitié », Éditions de Minuit, 1976, pp. 53-73.
  • [7]
    Lettre 270 du 7 août 1901.
  • [8]
    Cité dans l’introduction aux Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 22.
  • [9]
    S. Freud, L’interprétation du rêve, OCF, IV, pp. 142-156.
  • [10]
    Ibid., p. 533.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 18.
  • [12]
    Éditions Mille et une nuits, trad. du vieux français par Séverine Auffret, 1995.
  • [13]
    Montaigne, O.C., Livre I, Chapitre XXVIII, « De l’amitié », p. 89.
  • [14]
    J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Folio essais, 1982, p. 87.
  • [15]
    Montaigne, Œuvres Complètes, op. cit., « Lettres », pp. 546-551.
  • [16]
    Ibid., p. 546.
  • [17]
    Ibid., p. 546.
  • [18]
    Ibid., « Lettres », p. 551.
  • [19]
    Ibid., Livre II, Chapitre XII, « Apologie de Raimond Sebond », pp. 182-251.
  • [20]
    J. Starobinski, op. cit., p. 87.
  • [21]
    Ibid., p. 39.
  • [22]
    Ibid., p. 83.
  • [23]
    Lettre 268 du 9 juin 1901.
  • [24]
    Montaigne, O.C., Livre I, chapitre XX, pp. 47-53.
  • [25]
    Montaigne, O.C., pp. 455-543.
Telle qu’elle se trouve entre Montaigne et La Boétie ou entre Freud et Fliess, l’amitié affranchit de toute barrière entre moi et l’autre, elle est aussi ce qui offre à la pensée un autre espace : l’œuvre littéraire ou scientifique.

1Dès l’Antiquité, des philosophes (Platon, Aristote, Plutarque, Cicéron ...) ont pensé que l’expérience de l’amitié dans les relations humaines était indispensable à la connaissance de soi. Considérée comme un plaisir rare qui n’est accordé qu’aux plus vertueux et aux plus sages d’entre les hommes, l’amitié a fait l’objet de multiples écrits, récits, lettres ou poèmes, comme si, de l’espace psychique qu’elle ouvre, devaient naître une rêverie, une pensée, une œuvre. C’est sa fécondité propre, son pouvoir créateur.

2L’amitié a joué un rôle majeur dans la vie de deux penseurs dont l’œuvre a été révolutionnaire par rapport aux idées de leur temps : Sigmund Freud et Michel de Montaigne. La force qu’ils y ont puisée leur a permis d’accéder, et de nous faire accéder, à une nouvelle vision du monde, en repoussant les limites de la pensée. Leur œuvre a transformé le monde comme l’amitié les a transformés. C’est là sa capacité de subversion.

3L’amitié est féconde et subversive si l’ouverture de cet espace privé sait accueillir les affinités esthétiques et intellectuelles et la conviction de partager le même idéal, l’imagination complice et l’admiration réciproque, les mouvements intimes de cette aventure intérieure qui sollicite les émotions fraternelles et les attentes affectives.

4La publication de la correspondance de Sigmund Freud à Wilhelm Fliess [1] a permis d’éclairer la genèse de la pensée freudienne, indissociable de l’invention de la psychanalyse. Écrite dans la trame d’une amitié exclusive, elle offre des repères historiques essentiels par l’enchevêtrement de la vie créatrice et de la vie personnelle. Elle s’étend sur une longue période (1887-1904), et elle a été sauvée grâce à la vigilance de Marie Bonaparte qui a su acheter à temps (en 1937) à un libraire berlinois, Reinhold Stahl, les deux cent quatre-vingt-quatre lettres de Freud reçues par Fliess ainsi que les notes et manuscrits qui les accompagnaient, malgré les réticences de Freud qui était alors son analyste. Ainsi les a-t-elle sauvegardées de Vienne à Paris, jusqu’à les remettre à Anna Freud à Londres à la fin de la guerre. Freud, dans la déception et la blessure de leur rupture, avait détruit toutes les lettres de Fliess, comme s’il avait voulu effacer les traces de l’ami perdu qui avait été le dépositaire de toute une part de sa vie intime.

5C’est à la faveur de leur amitié, dont cette correspondance est l’unique témoignage, que Freud a pu inventer et expérimenter l’ébauche du cadre et du processus psychanalytiques, dans un mouvement créateur d’une intensité exceptionnelle. Ce parcours épistolaire, outre une source de matériel biographique, permet d’entrevoir cet événement étonnant : son auto-analyse. La dernière édition, enfin complète, éclaire le mouvement de Freud vers la libération de sa créativité et la confiance en la valeur de sa propre pensée : « C’est d’abord grâce à ton exemple qu’intellectuellement j’ai acquis la force de faire confiance à mon jugement… » Elle révèle ce travail patient sur lui-même, souvent remis en question, qui le situe comme l’inventeur d’une méthode d’exploration du psychisme inconscient.

6Ces lettres constituent le premier texte psychanalytique et font de Freud le premier psychanalyste, tout en représentant le lieu où s’écrit le dialogue de l’amitié.

7C’est au contraire dans un mouvement mélancolique que Michel Eyquem de Montaigne fait son « entrée en écriture » : il vient de perdre en quelques années son ami Étienne de La Boétie puis son père Pierre Eyquem, et il se réfugie dans le « chagrin de la solitude » en attendant une consolation par l’écriture et la méditation sur lui-même et le monde, et en se préparant à la mort. En cherchant à se connaître, il invente une méthode et un nouveau genre littéraire, l’essai. C’est là son audace : exposer une méthode expérimentale – à l’instar de Freud trois siècles plus tard – dans la discontinuité des avancées et des reculs, des progrès et des renoncements.

8Comme la correspondance adressée à Fliess par Freud, les Essais auraient pu disparaître dans l’oubli, car l’intention première de Montaigne était d’écrire pour lui, en toute intimité. Si la publication n’était venue ultérieurement la révéler, l’histoire de son amitié pour La Boétie serait restée secrète. Comme il eut cet unique ami, il reste l’auteur d’un livre unique.

9En 1580, Montaigne décide de faire imprimer ses Essais[2] en deux tomes à Bordeaux, avec succès. Dès lors il écrit pour les autres : il donne au monde un portrait de lui-même qui dénonce le paraître et l’artifice, il enseigne que seule compte la liberté intérieure et qu’il faut la défendre comme une citadelle assiégée.

10Mais, ainsi que le souligne Maurice Merleau-Ponty [3], « […] pour lui, exister, c’est exister sous le regard de son ami ». C’est pour se connaître comme La Boétie le connaissait que Montaigne s’interroge et s’étudie : « Lui seul jouissait de ma vraie image et l’emporta. C’est pourquoi je me déchiffre moi-même, si curieusement ». Montaigne et les Essais sont nés de cette amitié, comme Freud et la psychanalyse sont nés de l’amitié avec Fliess.

11* * *

12Sigmund Freud rencontre Wilhelm Fliess chez son maître et ami Joseph Breuer en octobre 1887, peu après la naissance de sa fille Mathilde. Il est âgé de trente et un ans et c’est sa première expérience de la paternité. Fliess est alors un jeune médecin O.R.L. berlinois, célibataire, qui vient parfaire ses connaissances médicales à Vienne. Il est de deux ans son cadet, mais il éblouit Freud par sa grande confiance en lui et en ses hypothèses.

13Cette rencontre survient de manière impromptue, et pourtant au moment où elle est inconsciemment attendue, souhaitée, nécessaire : Freud avait un désir passionné de découvrir les secrets de la vie humaine, mais il manquait de confiance en lui et doutait de ses intuitions. Breuer croyait au génie de Freud, il lui procurait une aide financière, mais il rejetait l’accent qu’il mettait sur la sexualité, alors que Fliess place avec assurance les questions sexuelles au centre de son travail. D’emblée, par cette connivence immédiate, la complicité intellectuelle avec Fliess se crée contre Breuer.

14C’est la fulgurance de leur résonance intime qui incite deux psychismes à conforter leurs liens. L’amitié naît de la fidélité à cette émotion initiale partagée. Dès le 24 novembre, Freud écrit à Fliess : « […] vous avez laissé en moi une profonde impression », et il insiste sur l’espoir de poursuivre ses relations avec lui. Cette nécessité intérieure de s’adresser à un ami et de partager avec lui ses aspirations et ses valeurs marque toute la trame de la vie de Freud. Dans une lettre à Martha au temps de leurs fiançailles, il plaçait déjà l’attente de l’amitié au-dessus de tout : « Tu comprendras que la bien-aimée peut encore s’élever plus haut : devenir une amie [4]. » Et plus tard : « Nous nous sommes liés à un moment où l’on ne considère pas l’amitié comme un sport ou un avantage, mais où l’on a besoin d’un ami pour vivre avec lui. » L’amitié était-elle pour lui la forme la plus sublime de l’amour ? La forme la plus harmonieuse de la passion ? Il écrira pourtant à Fliess au moment où ses liens avec lui se distendent : « Pour moi, tu le sais bien, la femme n’a jamais remplacé dans la vie le camarade, l’ami. »

15Pour que l’amitié se constitue comme unique, il faut du temps, un temps de connaissance, d’intérêts partagés, et une certaine disposition de l’esprit et du cœur. L’éloignement de Berlin à Vienne favorise les échanges par correspondance ; l’absence exalte le travail de pensée, mobilise les sentiments et les représentations imaginaires, pousse à l’idéalisation de l’absent et au désir de reproduire des rencontres intimistes. À travers les liens épistolaires, l’amitié se construit et se partage dans l’espace étroitement privé de l’intimité des mots. Freud adopte d’emblée à l’égard de Fliess une attitude passive, d’attente passionnée : « […] je ne sais toujours pas par quoi je vous ai conquis ».

16Les rencontres de Freud et Fliess sont brèves (deux ou trois jours), toujours intenses : envisagées plusieurs mois à l’avance, attendues avec fièvre, elles deviendront dans leur mythologie secrète ce qu’ils appellent dès juillet 1890 des « congrès à deux ». Freud est très isolé à Vienne du fait de l’hostilité de ses collègues et Fliess est alors son seul public :

17

Avec l’explication des névroses, je me sens plutôt seul ici. Ils me considèrent quasiment comme un monomane, et j’ai le net sentiment d’avoir touché à l’un des grands secrets de la nature.

18Pour se situer ainsi en marge de la pensée médicale en vigueur, Freud avait besoin d’un compagnon, d’un allié.

19En août 1890, ils se retrouvent tous deux à Salzbourg ; en septembre 1891, c’est Fliess qui vient rendre visite à Freud à Vienne, 19 Berggasse : « […] je vous attends dans l’impatience et la joie le 15 septembre à Vienne… ». C’est en juin 1892, juste avant le mariage de Fliess, que Freud s’autorise à tutoyer son correspondant, le seul ami avec lequel il aura une telle familiarité, une telle intimité. Au retour d’un « congrès à deux » à Berlin en septembre 1895, Freud trouve un regain de créativité : il rédige en trois semaines le « Projet d’une psychologie scientifique ». En 1896, ils se rencontrent trois fois : « […] je me réjouis de ce congrès comme quelqu’un dont la faim et la soif vont être satisfaites ». Après leur rencontre de Nuremberg en avril 1897, Freud écrit : « […] depuis je suis dans une euphorie continuelle et je travaille comme un jeune homme ». Dans l’attente impatiente de leur congrès de Breslau en décembre 1897, il imagine :

20

S’il existe maintenant deux êtres dont l’un peut dire ce qu’est la vie et l’autre (presque) dire ce qu’est l’âme, et si ces deux êtres sont par ailleurs sincèrement attachés l’un à l’autre, alors il n’est que juste qu’ils se voient et se parlent plus souvent.

21Entre temps, leur correspondance est abondante et fertile ; ils échangent des manuscrits, se communiquent leurs théories ou leurs spéculations. Souvent, par sa grande liberté et son intimité, elle devient très proche de la libre association d’une séance psychanalytique. Elle atteint sa plus forte intensité créatrice dans les années 1895-1899, entre la publication avec Breuer des Études sur l’hystérie et L’interprétation du rêve : c’est le temps de l’auto-analyse qui révèle véritablement l’atelier de Freud. La correspondance prépare et entoure le travail d’écriture. Freud comprend que l’interlocuteur est indispensable à la création de son œuvre.

22Fliess est devenu rapidement pour Freud « l’unique », son unique public, celui qui occupe tout son horizon intellectuel. Saisis de la même pulsion de savoir, ils imaginent découvrir ensemble les mécanismes de la sexualité et de la contraception à travers la théorie des « périodes », ils espèrent un savoir biologique sur les femmes et les mères, Freud souhaite vivement trouver une solution aux méfaits du coïtus interruptus et de l’abstinence sexuelle pour éviter les naissances successives : « […] j’espère encore en toi comme dans le Messie ».

23Puis Freud se dégagera peu à peu de ces préoccupations biologiques à mesure que son questionnement psychologique s’approfondit. Mais il persiste à vouloir fusionner ses conceptions avec les théories de son ami, comme pour effacer les frontières entre eux :

24

Quand me venait une idée, la joie intérieure que j’éprouvais n’était évidemment pas liée à des preuves latentes, elle tenait plutôt au fait de découvrir un terrain de travail qui nous soit commun. Espérons qu’on parviendra à y construire quelque chose de définitif et à unir ainsi nos contributions jusqu’à méconnaître ce qui est propre à chacun. C’est seulement dans le domaine psychique, bien sûr, que je peux rassembler des faits, comme toi dans le domaine organologique, le domaine intermédiaire devra être occupé par une hypothèse [5].

25Dans ce mouvement créateur, Freud ne cesse d’affirmer son besoin d’un confident, d’un ami idéal, d’un conseiller : « […] je ne peux guère me passer de l’autre et c’est toi qui es l’unique autre, l’alter ». Pour lui, Fliess est d’abord une sorte de double, comme l’atteste la célèbre photographie où ils posent côte à côte, dans une ressemblance troublante, presque une fraternité secrète. Ils ont la même tradition culturelle, le même goût pour la littérature, ont tous deux été élevés dans la religion juive, sont tous deux médecins et passionnés par la recherche et la spéculation. Fliess possède des connaissances biologiques assez vastes et une imagination pénétrante propice aux hypothèses les plus audacieuses que Freud, par admiration pour son ami, adopte comme des vérités scientifiques et remet au travail. Il a en retour besoin que Fliess prenne connaissance de ses dernières découvertes et de ses intuitions et les approuve : « Tes louanges sont pour moi nectar et ambroisie. »

26N’est-ce pas là une expérience essentielle de l’amitié que de se retrouver dans l’ami comme on le retrouve en soi ? Mais sa force peut pousser jusqu’à adhérer à toutes sortes de pensées, même extravagantes. Freud s’intéresse à la névrose nasale et à la théorie des périodes, Fliess à la théorie de la séduction et à la clinique des névroses. Seuls leur importent alors leur accord mutuel et l’intensité de leurs échanges. Ceci conduira Freud à s’enthousiasmer pour la périodicité, même lorsque cette théorie devient de moins en moins biologique et de plus en plus cosmologique :

27

Quelque chose se révèle dans ces idées que tu as, c’est le pressentiment symbolique de réalités inconnues avec lesquelles elles ont quelque chose en commun. Puisqu’il ne s’agit pas toujours des mêmes organes, on ne peut plus échapper à la reconnaissance d’influences célestes. Je m’incline devant toi, honorable astrologue.

28Pour Freud, ces échanges profonds, indispensables, sont sous-tendus par l’émotion partagée de l’attente et de la curiosité. L’ami est devenu le témoin de sa vie, le dépositaire des plus précieuses de ses pensées qui deviennent autant de gages d’amitié :

29

[…] Je me réjouis une fois de plus d’avoir compris il y a onze ans déjà qu’il était nécessaire de t’aimer pour accroître le contenu de ma propre existence.

30C’est la bisexualité qui les a unis et qui les divisera tragiquement plus tard. Comme l’a écrit Wladimir Granoff [6] : « À l’abri de l’amitié, la bisexualité pouvait ne pas déployer son programme proprement freudien », car elle est placée sous l’autorité du savoir que Freud prête à Fliess. C’est ultérieurement qu’il donnera au mot bisexualité une trajectoire bien différente de celle que lui destinait Fliess, celle qui s’exprime dans leurs échanges sur la « bilatéralité » à Breslau en décembre 1897. Cherchant à résoudre l’énigme du fait biologique de la dualité des sexes, celui-ci associe bisexualité et bilatéralité, pensant que la gauche et la droite sont aussi différentes et aussi complémentaires que le sont les sexes masculin et féminin. Freud n’en retient que la bisexualité :

31

Reste la bisexualité ! Tu as certainement raison à son sujet. Je m’habitue d’ailleurs à concevoir chaque acte sexuel comme un processus entre quatre individus. Nous avons beaucoup à dire là-dessus.

32Mais lorsqu’en août 1901 Freud annonce à Fliess un prochain travail sur la bisexualité humaine, qui s’intégrera ultérieurement dans les Trois essais sur la vie sexuelle, la réponse de Fliess creuse le malentendu entre eux : « […] tu mines la valeur de mes découvertes ». Freud insiste :

33

Je n’ai pas compris la réponse que tu fais au thème de la bisexualité. Manifestement, il nous est très difficile de nous comprendre. Je ne voulais assurément rien d’autre qu’élaborer ce que j’apporte en plus à la théorie de la bisexualité, développer la thèse que le refoulement et les névroses, donc l’autonomie de l’inconscient, présupposent la bisexualité [7].

34C’est là que se révèle et se creuse l’écart qui les sépare.

35L’auto-analyse de Freud commence véritablement en juillet 1895, à l’époque de la sixième et dernière grossesse de Martha, et surtout après que Fliess a essayé une nouvelle technique opératoire sur une patiente de Freud, Emma Eckstein. Les suites de cette opération ratée s’avéreront catastrophiques, mais Freud en disculpera Fliess, dans une dénégation qui sera suivie d’interprétations très étranges (allant jusqu’à qualifier les hémorragies d’Emma d’hystériques, voire de « périodiques »). Face à celles-ci, James Strachey, découvrant l’intégralité des lettres, écrit à Ernest Jones le 24 octobre 1951 : « C’est vraiment un exemple parfait de folie à deux, avec Freud dans le rôle inattendu du partenaire hystérique d’un paranoïaque [8]. »

36L’ampleur du déni est à la mesure de la nécessité impérative pour Freud de préserver son amitié avec Fliess. Il lui affirme : « Pour moi tu restes le médecin, le type d’homme entre les mains duquel on remet sa vie et celle des siens en toute confiance… » Cette confiance est pourtant ébranlée, mais il reprend la culpabilité à son compte et accentue sa consommation de cocaïne et de tabac. Ses doutes dans la valeur professionnelle de son ami, qu’il a choisi comme son médecin personnel, s’expriment dans la recrudescence de ses problèmes cardiaques et sinusaux et de ses angoisses de mort. Il ne peut prendre conscience de son ambivalence, car il a besoin de la présence de Fliess, à l’arrière-plan, pour le soutenir dans cette entreprise audacieuse et unique : son auto-analyse.

37Avec le rêve de « L’injection faite à Irma » le 24 juillet 1895 [9], Freud commence à ébaucher l’interprétation analytique de ce qui s’avérera être ses conflits œdipiens. C’est le premier de ses rêves qu’il interprète élément par élément ; il constitue le premier jalon de la découverte de la psychanalyse en affirmant que le rêve est accomplissement de désir. Freud comprend que chaque élément du contenu manifeste du rêve a un sens, et que son contenu latent peut être dévoilé par la libre association avec chacun de ces éléments. Il découvre le fonctionnement du travail de rêve, et notamment les mécanismes de déplacement et de condensation qui caractérisent les processus inconscients. À partir de là, il pratiquera l’interprétation systématique de ses rêves, ainsi que ceux de ses patients. Quelques mois plus tard, il renoncera à l’hypnose (février 1896).

38Mais il n’a pas encore éclairci l’aspect transférentiel complexe de ce rêve, notamment le transfert négatif et les défenses érigées contre lui. Irma est un personnage composite qui représente aussi Emma, sa patiente, et le rêve inclut son désir de disculper Fliess afin de ne pas compromettre sa relation avec lui. Ainsi Freud résiste à entrevoir cette vérité scandaleuse de l’inconscient, qu’une même personne peut éveiller en lui à la fois l’amour et la haine, l’amitié et l’inimitié ; ce qu’il admettra plus tard avec le rêve majeur « non vixit » (en 1898), quand il sera en mesure de comprendre que le choix amical, comme le choix amoureux, est guidé par les restes incestueux des premières passions :

39

J’ai déjà raconté que mes chaudes amitiés ainsi que mes inimitiés avec des personnes de mon âge remontent au commerce que j’avais, enfant, avec un neveu d’un an mon aîné ; comme il m’était supérieur, j’appris très tôt à me mettre en position de défense ; nous étions inséparables dans la vie et nous nous aimions l’un l’autre, et parfois, comme l’attestent des déclarations de personnes plus âgées, nous nous bagarrions et… nous nous accusions. Tous mes amis sont dans un certain sens des incarnations de cette première figure [10].

40L’amitié permettrait donc à des figures étrangères, parce que déniées, de réapparaître : c’est là une des formes de sa créativité. Mais au moment où cette image inconsciente approche de la conscience, la soumission mélancolique tend à s’effacer. Ainsi Freud commence à se départir de son attitude de dépendance à l’égard de Fliess et il ne lui fait pas part de sa découverte capitale sur le rêve. Il lui exprime plutôt un renforcement de son amour et de son admiration, et il le lui écrira de diverses façons durant toute la période de l’autoanalyse systématique :

41

Ce sont pour moi des moments de très grandes joies, qui me font oublier une grande partie de ma solitude et de ce qui me manque, quand je revois ton écriture.
(8 décembre 1895)

42

Que ne te dois-je pas ! Consolation, compréhension, stimulation dans ma solitude, sens de la vie – que je t’attribue, et aussi finalement santé qu’aucun autre aurait pu me redonner.
(1er janvier 1896)

43En octobre 1896, Freud est dans l’espoir d’un nouveau « congrès » :

44

Je veux de nouveau, comme au temps de notre jeunesse (tu te souviens ? Hirschbühel – Salzbourg), me promener et manger avec toi, tout comme à Dresde nous avons réussi à renaître à la vie.

45Le 16 mai 1897, il en appelle à sa bienveillance :

46

Ta lettre elle-même témoigne de ta fraîcheur d’esprit retrouvée. J’espère que tu es de nouveau et pour longtemps le vieux Wilhelm et que tu continueras à me laisser abuser de toi, public bienveillant. Sans ce public, je ne peux absolument pas travailler.

47Car Fliess, par sa seule existence, en mobilisant le désir inconscient, a rendu possible l’étrange aventure de l’auto-analyse freudienne.

48Durant l’année 1896, Freud voit son père s’affaiblir puis mourir d’un œdème pulmonaire le 23 octobre. Il en informe Fliess trois jours plus tard, mais c’est le 2 novembre qu’il reconnaît :

49

Par l’une de ces voies obscures derrière la conscience officielle, la mort du vieux m’a beaucoup affecté. Je l’ai beaucoup estimé, l’ai très bien compris, et il a eu une part considérable dans ma vie, avec ce mélange qui lui était propre de profonde sagesse et de légèreté pleine de fantaisie. Sa vie était finie depuis longtemps lorsqu’il est mort, mais à cette occasion se sont sans doute réveillées au fond de moi toutes les choses du passé.

50C’est l’amitié pour Fliess qui autorise Freud à approfondir son questionnement du père, ce qui lui permettra la découverte du complexe d’Œdipe.

51La mort de son père fut dans la vie de Freud un moment décisif, dont il précisera l’ampleur dans la préface à la deuxième édition de L’interprétation du rêve en 1908 :

52

Pour moi en effet, ce livre a encore une autre signification subjective que je n’ai pu comprendre qu’après l’avoir terminé. Il s’est révélé être pour moi un fragment de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, donc à l’événement le plus significatif, la perte la plus radicale intervenant dans la vie d’un homme [11].

53Ce deuil donne lieu à un travail psychique intense ; il prend conscience de ses sentiments de culpabilité à son égard et progresse ainsi dans la compréhension de l’appareil psychique et l’approfondissement de la métapsychologie (la psychologie « des profondeurs » était ainsi nommée par lui depuis février 1896).

54De juin à novembre 1897, période d’auto-analyse intense, l’analyse de ses rêves active son attention à ses difficultés personnelles, comme le travail de deuil a mobilisé ses tendances dépressives. Il se confie à Fliess :

55

Le principal patient qui m’occupe, c’est moi-même. Ma petite hystérie, fortement accentuée par le travail, a un peu avancé dans sa solution […]. Cette analyse est plus difficile que n’importe quelle autre […]. Je crois pourtant que cela doit être fait et que c’est une pièce intermédiaire nécessaire dans mes travaux.

56Freud a compris l’importance de l’auto-analyse systématique, il a pris conscience de ses symptômes névrotiques, a reconnu la valeur des rêves de ses patients et des siens. Il a découvert le pouvoir du refoulement et de la résistance chez ses patients et observe qu’il est lui-même soumis aux mêmes phénomènes. Ses découvertes sont indissociables de la tâche constante qu’il s’impose de découvrir une vérité sur lui-même.

57Grâce au dialogue incessant avec Fliess, destinataire premier de l’œuvre théorique, Freud a pu véritablement engager le mouvement créateur de la psychanalyse, avec l’ébauche du cadre et du processus : libre parole, écoute bienveillante, essor de l’activité de fantasmatisation, prise en considération de la sexualité comme source de la vie psychique. Il a construit patiemment ses intuitions, ses renoncements (« je ne crois plus à mes neurotica », lettre 139), ses découvertes majeures dont le complexe d’Œdipe, l’attachement aux objets œdipiens et l’importance de la sexualité infantile. C’est la rédaction puis la publication de L’interprétation du rêve en 1900 qui marquera la fin de l’auto-analyse systématique et l’éloignement progressif des deux amis. Cette œuvre, en établissant une théorie de l’inconscient et en faisant du rêve « la voie royale » menant au plus étranger et au plus intime de l’âme, bouleverse profondément la pensée humaine.

58* * *

59L’amitié de Freud pour Fliess s’écrit au présent, au temps même de leur histoire, au jour le jour des lettres et des rencontres. L’amitié de Montaigne pour La Boétie s’est écrite dans l’après-coup du deuil et de l’absence.

60Avant de se rencontrer, Montaigne et La Boétie se connaissaient de réputation depuis plusieurs années. Tous deux juristes, le premier était magistrat à la Cour des Aides de Périgueux depuis 1554, le second occupait la charge de Conseiller au sein du Parlement de Bordeaux. La Boétie, de deux ans l’aîné, était précédé d’une aura d’honnête homme, apprécié pour sa droiture morale, son exigence professionnelle et son souci du bien public. Il jouissait d’une autorité naturelle et d’une érudition vaste et profonde. Montaigne soulignera « la hauteur de ses conceptions si loin élevées au-dessus du vulgaire ». Il savait qu’il avait écrit entre seize et dix-huit ans, d’une pensée libre et ferme, le Discours de la servitude volontaire[12], « à l’honneur de la liberté contre les tyrans » : la tyrannie est antinomique de l’égalité entre les hommes, antinomique de l’amitié. Montaigne, lui, était connu par le prestige de sa lignée : son père, Pierre Eyquem de Montaigne, avait été reconduit comme maire de Bordeaux, ses oncles occupaient de hautes fonctions, sa famille était riche et puissante.

61Il insiste sur cette prédestination de leur rencontre : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus, […] nous nous embrassions par nos noms ». L’amitié s’adresse d’abord à ce que l’on sait de l’autre et s’origine dans cet élan spirituel :

62

Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre [13].

63Il évoque « ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union », qui les fit élus l’un pour l’autre. Car si l’on « me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en disant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi ».

64Ainsi Montaigne ne cesse de dire le caractère unique de cette amitié :

65

[…] que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite que certainement il ne s’en lit guère de pareilles… Il faut tant de rencontres à la bâtir que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles.

66Et il restera dans une totale fidélité à cette amitié exclusive, lui qui s’est dit inconstant avec les femmes. Comme Freud, il affirme l’amitié supérieure à l’amour et aux sentiments du mariage.

67Il y a une force énigmatique dans l’amitié. Elle bouleverse la pensée en exaltant la faculté d’épouser les qualités de l’ami et elle divise la vie selon les catégories de sa présence et de son absence. Elle permet l’intériorisation de ce qu’apporte l’ami et des modèles et idéaux qu’il représente. Montaigne insiste sur le don de soi entre deux amis, comme une aliénation volontaire de part et d’autre :

68

[…] Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fut propre, ni qui fut ou sien ou mien.

69Dès lors, le regard de l’ami exercera une fonction de connaissance de soi et de direction morale, même en son absence.

70Comme Freud souhaitait fusionner avec Fliess dans une œuvre commune, Montaigne exalte cette amitié supérieure qui est confusion permettant une expansion de l’être :

71

En l’amitié de quoi je parle, elles (nos âmes) se mêlent et confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.

72En aimant La Boétie, il prenait conscience de lui-même, et il se retrouvait en lui comme il le retrouvait en soi. Ces effets de miroir ou de résonance révèlent des espaces inconnus de l’âme, l’étranger en soi. Il s’agit dès lors de s’inventer soi-même à travers l’autre, de se connaître dans le regard de l’autre :

73

Nos âmes ont charrié si uniment ensemble, elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusques au fin fond des entrailles l’une à l’autre, que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui de moi, qu’à moi.

74Avec le partage de leurs pensées les plus fécondes, les plus profondes, leurs rencontres se prolongeaient dans l’intimité de chacun, selon les exigences de la fraternité qu’ils revendiquaient :

75

C’est, à la vérité, un beau nom et plein de dilection que le nom de frère ; et à cette cause en fîmes-nous, lui et moi, notre alliance […]. Et notre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne que celle de l’affection et amitié.

76L’amitié construit fréquemment cette fraternité idéale, réalisation d’un désir infantile car délivrée des mouvements de rivalité et d’agressivité qui marquent le plus souvent les relations fraternelles naturelles.

77Cette amitié si parfaite, qui dura six ans, fut interrompue brutalement par la mort prématurée de La Boétie le 18 août 1563 à l’âge de trente-trois ans. Sa disparition plongea Montaigne dans la douleur et le dénuement ; les morts nous laissent seuls dans le chagrin qu’ils nous causent :

78

Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte.

79Jean Starobinski précise :

80

La mort de l’ami a interrompu l’entretien qui, à travers les encouragements, les exhortations, les projets partagés, le commerce d’idées, aboutissait à la jouissance de la similitude fraternelle [14].

81Et cependant l’absence même de l’ami rend absolue sa présence. Celui-ci deviendra pour Montaigne une présence intérieure qui l’accompagne et qui lui sert de guide. L’important est de conserver son empreinte, la fécondité de son regard.

82Montaigne veilla La Boétie durant les dix jours que dura sa maladie et fit de ces jours de souffrance un récit à son père en des pages émouvantes, pathétiques, emplies d’admiration pour le comportement exemplaire de l’ami, du frère : « […] ce courage invincible dans un corps atterré et assommé par les furieux efforts de la mort et de la douleur ». Cette longue lettre [15], en guise d’adieu fraternel, représente surtout un hommage à La Boétie : « […] je ne le vis jamais plein ni de tant et de si belles imaginations, ni de tant d’éloquence, comme il a été le long de cette maladie ». L’abondance des détails factuels qu’elle contient apparaît comme une tentative de maîtriser l’événement irréparable. Elle sera reproduite en tête d’une des œuvres de La Boétie que Montaigne fera imprimer plus tard, intitulée La Ménagerie de Xénophon et autres traductions : lettre-dédicace « que Monsieur le conseiller de Montaigne écrit à Monseigneur de Montaigne, son père, contenant quelques particularités qu’il remarqua en la maladie et la mort de feu monsieur de la Boétie ».

83Elle rapporte un récit tragique et minutieux de la fin stoïcienne de La Boétie et de ses dernières paroles :

84

[…] Du long de sa maladie, il parlait aussi volontiers à moi qu’à nul autre, que aussi pour ce que, pour la singulière et fraternelle amitié que nous nous étions entre-portée, j’avais une certaine connaissance des intentions, jugements et volontés qu’il avait eus durant sa vie, autant sans doute qu’homme peut en avoir d’un autre ; et parce que je les savais être hautes, vertueuses, pleines de très certaine résolution, et, quand tout est dit, admirables [16].

85Au chevet de La Boétie, aux côtés de Montaigne qu’il désignait comme « mon frère », était aussi sa femme qu’il nommait « ma semblance » :

86

Ma semblance, dit-il, (ainsi l’appelait-il souvent pour quelque ancienne alliance qui était entre eux), ayant été joint à vous du saint nœud du mariage […], je vous ai aimée, chérie et estimée autant qu’il m’a été possible, puis plus tard, voyant ses pleurs : Ma semblance, vous vous tourmentez avant le temps : voulez-vous pas avoir pitié de moi ? Prenez courage. Certes, je porte plus la moitié de peine pour le mal que je vous vois souffrir, que pour le mien… Et puis, tournant son propos à moi : Mon frère, dit-il, que j’aime si chèrement, et que j’avais choisi parmi tant d’hommes pour renouveler avec vous cette vertueuse et sincère amitié,… je vous supplie, pour signal de mon affection envers vous, vouloir être successeur de ma bibliothèque et de mes livres, que je vous donne : présent bien petit, mais qui part de bon cœur, et qui vous est convenable pour l’affection que vous avez aux lettres [17].

87Montaigne se consacrera dès lors à pérenniser et à grandir la mémoire de son ami. En 1570, il fait paraître les manuscrits qu’Étienne de La Boétie lui avait confiés : traductions de Plutarque et de Xénophon, vers latins, poèmes français. Il en offrira des exemplaires à plusieurs hauts personnages, l’ensemble accompagné de lettres-dédicaces leur recommandant de prendre sous leur garde le nom de La Boétie et exprimant son regret qu’il n’ait pas vécu davantage. Ainsi à Monsieur de Mesmes, conseiller du roi en son privé conseil :

88

[…] De manière que, ayant aimé plus que toute autre chose feu monsieur de La Boétie, le plus grand homme, à mon avis, de notre siècle, je penserais lourdement faillir à mon devoir si, à mon escient, je laissais évanouir et perdre un si riche nom que le sien et une mémoire si digne de recommandation ; et si je ne m’essayais, par ces parties-là, de le ressusciter et le remettre en vie… [18]

89Ainsi il sauve de l’oubli tout son héritage littéraire. Il avait déjà publié la traduction de la Théologie naturelle de Raimond Sebond[19] établie par son père, et la dédicace en est datée du jour de sa mort, le 18 juin 1568. Donc ce désir de continuation posthume concerne aussi bien son père, « le meilleur qui fut oncques », que son ami, qui sont ainsi, par cette conduite même, identifiés l’un à l’autre dans le deuil.

90Peut-on parler du besoin de s’acquitter d’une dette ou s’agit-il de la mélancolie infinie d’un âge d’or ? Jusqu’aux derniers jours encore, il ajoutait à ses Essais, à l’intention du frère, des citations latines faisant l’éloge de l’amitié, Horace, Catulle, Sénèque… Le latin avait été sa « langue maternelle ».

91Freud s’inspirait également des poètes antiques, grecs, bien sûr, avec notamment Sophocle, ou encore Homère, mais aussi latins avec Virgile dont deux vers de l’Énéide sont cités en exergue de L’interprétation du rêve : « Si je ne puis fléchir ceux d’en haut, je mettrai en mouvement l’Achéron ».

92Quelques mois plus tard, la mort de son père l’ayant fait, en tant qu’aîné, propriétaire et seigneur du château de Montaigne, il résilie sa charge au Parlement de Bordeaux. Sa fortune lui assure l’indépendance matérielle, mais il lui échoit également la responsabilité de la gestion du domaine. Dans une haute tour ronde du château, il décide de se construire un lieu de retraite, de solitude et de méditation. Il y installe la bibliothèque héritée de La Boétie qu’il ajoute à la sienne. En 1571, il fait peindre aux solives du plafond cinquante-sept sentences latines et grecques constituant un résumé de la sagesse antique, païenne et chrétienne. D’autres inscriptions sur les murs de sa « librairie », dont celle-ci en latin, vouent ce lieu à Étienne de La Boétie :

93

Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de sa reconnaissance, et ne pouvant le faire de manière qui l’exprimât mieux, a voué à cette mémoire ce studieux appareil dont il fait ses délices.

94C’est parce qu’il pense que la vie ne lui renouvellera pas la faveur d’une telle amitié qu’il s’engage à cultiver la permanence de celle-ci. Ce sera sa manière nostalgique de survivre à l’ami :

95

Il faut désormais, dans une relation asymétrique à soi-même et aux autres, sauver tout ce qui peut être sauvé de ce bonheur aboli, en lui donnant un autre corps : la parole écrite, le livre. Perpétuer ce qu’on ne se résigne pas à avoir perdu, c’est s’engager dans une activité de remplacement, de suppléance, de traduction… [20]

96Une inscription latine en lettres capitales solennise sa retraite dans « le doux refuge qu’il tient de ses pères ». C’est là, dans cet atelier, qu’il deviendra véritablement Montaigne.

97Bien qu’il se réserve un lieu à distance du monde, il se soumet à ses obligations domestiques, reste un notable local, un négociateur au service des rois, proche des grands et de l’aristocratie. Toujours prompt à débusquer injustices et impostures, il ne cesse de participer aux affaires publiques, comme un devoir à l’égard du bien commun.

98Au château de Montaigne, vivaient également sa mère qui mourra à quatre-vingt-dix ans, neuf ans après son fils Michel, sa femme, épousée deux ans après la perte de La Boétie, et ses enfants dont cinq disparurent en bas âge : une seule fille vivra, son nom ne pourra être transmis. De sa retraite, il maintient sous son regard tout ce qui touche à la mémoire et à l’honneur de son père et il accomplit ses volontés, notamment en parachevant les travaux de la demeure familiale.

99Dans une sorte de filiation spirituelle, La Boétie l’a élu comme héritier de l’ensemble de ses livres et de ses papiers, donc héritier de son savoir et de sa sagesse. Ainsi l’a-t-il fait naître à l’écriture. Désormais, âgé de trente-huit ans, Montaigne, l’inconsolé, va consacrer ses loisirs à cultiver la mémoire de l’ami perdu : dans l’espace privé de sa bibliothèque, dans cet exil intérieur, il entretient la relation à cette présence intime, unique référence de l’expérience qu’il engage de soi à soi. « Car l’enjeu premier n’est pas le savoir : c’est la présence à soi », ainsi que l’écrit Jean Starobinski pour définir cet espace de liberté. Si les morts projettent leur ombre sur ceux qui restent, il leur reste les mots pour en parler, pour leur parler aussi ; c’est le corps même de l’œuvre qui s’engage.

100Dès 1571, dès ce retour à soi inspiré par la sagesse gréco-latine, Montaigne cultive sa solitude, sauvegarde son énergie, déjoue les séductions qui distrairaient les forces nécessaires à la maîtrise de soi.

101

Le repli souhaité par Montaigne ne cherche en soi qu’un interlocuteur spéculaire, il vise à rendre à l’individu mortel le plein exercice de son propre jugement, dans un dédoublement qui tend à instaurer au-dedans de soi un rapport d’égal à égal, sans nulle soumission à une autorité externe [21].

102L’exercice de la peinture de soi, œuvre de vie, s’inscrit sur le fond mélancolique de la perspective de la mort, de la préparation à la mort.

103

Le rapport entre l’acte d’écrire et la mort est donc double, puisqu’il implique tout ensemble la mort prochaine de l’écrivain, et celle, bien des années auparavant (1563), de l’ami auquel Montaigne n’a cessé de penser [22].

104Les Essais (le terme est utilisé pour la première fois par Montaigne) visent à substituer aux échanges immédiats avec l’ami disparu un dialogue d’un autre ordre : ils explorent la douleur de l’absence, ils comblent un manque. L’ami représente désormais le support où étayer sa pensée. Ce que Montaigne nomme « essai » est une méthode permettant d’explorer la diversité, la contradiction et la variabilité des opinions, tout en constatant l’inconstance des choses et l’opacité des êtres. La source subjective du discours lui importe plus que son contenu, toujours contingent. « Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre », écrit-il dans la préface de l’édition du 1er mars 1580.

105Grand amateur de livres comme tout humaniste de son époque, il utilise sa table d’écriture pour s’arracher à sa culture livresque, évaluer ses certitudes et conquérir une liberté de conscience morale, sociale et politique. Cet esprit critique, lucide, sincère, révèle le fond de son cœur, sa propre vision du monde, sa tranquille résolution face à la maladie et la mort. Dès 1572, entreprenant d’écrire les Essais, il fait frapper une médaille avec l’inscription d’une devise latine appelant à la modestie : « Que sais-je ? » Alors que toute l’œuvre pourrait se résumer dans la réponse à cette interrogation : « Qui suis-je ? »

106Montaigne est l’inventeur d’une méthode révolutionnaire : l’écriture intime comme projet de se connaître soi-même, dans son rapport à soi, dans son rapport au monde, dans son rapport aux savoirs constitués. Comme pourrait le dire Freud trois siècles plus tard à propos de L’interprétation du rêve, il affirme son lien d’intimité, d’identité avec son livre : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait. » Par son passage du latin, langue de l’enfance et de la culture, au français, compréhensible à tous, et par sa longue recherche méditative sur la condition humaine, il accomplit la jonction entre la pensée de son époque et la pensée contemporaine et il inaugure l’autoportrait littéraire qui postule vérité, sincérité, transparence, modèle du journal intime, toujours actuel.

107* * *

108Outre la place majeure qu’a tenue l’amitié dans l’activité créatrice de ces deux penseurs, il est surprenant de constater, à plus de trois siècles d’intervalle, les nombreuses analogies qui marquent leur parcours intellectuel. Freud a inventé la méthode psychanalytique, Montaigne a inventé la méthode d’auto-investigation. Les Essais ont eu la même portée que L’interprétation du rêve : même valeur communicative d’une méthode, mêmes répercussions dans l’histoire des idées, même capacité subversive à accomplir, sur le modèle du rêve, une connaissance de soi dépassant l’interdit de penser et les traditions dogmatiques.

109À chacun d’eux, la mort du père donne l’impulsion au travail psychique et à la rédaction de leur œuvre ; pour chacun d’eux, l’amitié autorise un transfert de représentations inconscientes et œdipiennes déniées : Fliess comme La Boétie assurent la représentance de pères. Montaigne conservera sa vie durant la mémoire de cet objet, Freud y renoncera, mais associera malgré lui Fliess à sa postérité….
Ils sont tous deux préoccupés par la pensée de la mort, présente chez tout être humain, mais qui ne peut être partagée qu’avec un être très proche, un ami intime. Freud s’en ouvre fréquemment à Fliess dont la « théorie des périodes » ravive les angoisses et le laisse préoccupé par les « dates-limites » de sa vie ; car Fliess est alors pour lui le détenteur du savoir sur la vie et la mort. Il lui fait part de ses visions dépressives « de mort et d’adieux » lors de ses troubles cardiaques. Après son auto-analyse, il devient plus serein :

Tu m’as rappelé cette époque belle et difficile où quelque chose me faisait croire que j’étais tout près de la fin de ma vie et où ta confiance m’a soutenu […]. Il est certainement fou de vouloir chasser du monde la souffrance et la mort [23].
Le thème de la mort est constamment présent dans l’œuvre freudienne, mais sera peu à peu inclus au cœur même du travail scientifique. À la fin de l’œuvre, ce motif se réactualisera comme pulsion.
Dans les Essais, Montaigne affirme, en reprenant cette formule de Cicéron, « Que philosopher c’est apprendre à mourir [24] ». Il veut apprivoiser la mort ou conjurer sa crainte :
Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée ; si elle nous effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant sans fièvre ?
Penser la mort comme « sa » mort assure la cohérence de la vie. Ainsi elle est constamment actuelle et elle fait partie de nous, comme l’enseignaient les Stoïciens :
Pourquoi crains-tu ton dernier jour ? il ne confère non plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne fait pas la lassitude : il la déclare. Tous les jours vont à la mort, le dernier y arrive.
Mourir est ce qui rend semblables tous les êtres vivants, ainsi la mort devient la limite banale où s’interrompt, pour chacun, toute expérience sensible :
Il est incertain où la mort nous attende ; attendons-la partout. La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte.
En se retirant, il pensait que sa mort était proche, alors qu’il survécut près de trente ans à son ami La Boétie.
Il est surprenant surtout que ces deux penseurs choisissent Rome, la Ville Éternelle, comme destination de voyage après la publication de leur œuvre, et au moment où ils émergent de leur deuil. Freud, au cours de son auto-analyse, avait fait quatre « rêves de Rome » en janvier 1897, peu après la mort de son père, à l’époque où il commence à collectionner les statuettes antiques, passion repérable dans l’œuvre même comme métaphore archéologique du refoulement. Il est très imprégné de l’histoire et de la culture de la « mère de toutes les civilisations européennes », témoignages de la puissance du passé et de l’immortalité des émotions humaines. La Renaissance italienne, l’art étrusque, et surtout les Romes antiques, celles de Virgile et de Titus, l’attirent. Il avait vivement souhaité un « congrès » à Rome avec Fliess :
Que dirais-tu de dix jours à Rome à Pâques (nous deux naturellement) […] ? Entendre parler pour la première fois des lois éternelles de la vie dans la ville éternelle.
C’est en septembre 1901 qu’il réalisera dans l’enthousiasme, mais avec son frère Alexander, ce projet cher, longtemps remis : il marquera véritablement la fin de son auto-analyse systématique, en même temps que l’éloignement d’avec Fliess. Freud l’évoque rapidement dans sa lettre du 19 septembre : « Il faudrait maintenant que je te parle de Rome ; c’est difficile. Cela a été, pour moi aussi, grandiose et l’accomplissement d’un souhait longtemps caressé, tu le sais », puis il aborde leurs dissensions à propos de la théorie de la bisexualité : « Cela m’a peiné de perdre mon unique public […]. Pour qui donc vais-je pouvoir écrire ? » Le voyage à Rome marque un tournant dans leurs relations, jusqu’à leur rupture finale.
Pour les seigneurs et les humanistes de la Renaissance, peintres, poètes, savants, le voyage à Rome, capitale du monde antique et ville-phare de la chrétienté, couronne une existence. Après dix ans de retraite, d’écriture intime et de réflexions sur lui-même, après la publication des Essais, Montaigne constate que ses sens sont loin d’être affaiblis, sa pensée est plus lumineuse et son âme plus sereine. Il décide de partir pour Rome, pour un voyage en toute liberté, cette « liberté d’être soi-même » qu’il a conquise patiemment au fil des années. Il part donc à cheval, accompagné d’une nombreuse escorte, et il en rapporte le Journal de voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581[25]. Il est enchanté par Rome, apprécie les chefs-d’œuvre de la Renaissance, notamment le Moïse de Michel-Ange et la chapelle Sixtine. Il décrit la bibliothèque vaticane, ses rencontres avec le pape Grégoire XIII et avec les censeurs ecclésiastiques. Ce Journal, fait de notes prises au jour le jour, de jugements sensibles, de traits de curiosité, ne fut publié qu’en 1774, retrouvé par hasard au sein du château. Le regret de l’ami y est toujours vivace : « Tombé en un pensement si pénible de M. de La Boétie, et y fus si longtemps sans me raviser, que cela me fit fort mal… »
Montaigne, bien qu’entouré socialement, eut un seul ami intime et il est resté l’auteur d’un livre unique. En 1581, il est rappelé par la ville de Bordeaux qui, sur le succès des Essais, vient de l’élire à l’unanimité aux fonctions de maire. Malgré lui, il doit abandonner le paradis italien pour rejoindre son château. Pendant quatre ans, dans une époque troublée par la guerre civile et les épidémies de peste, il assure, comme l’avait fait jadis son père, la gestion de cette grande cité. Puis il compose le troisième livre des Essais en continuant à perpétuer la mémoire de l’ami perdu et le dialogue incessant de l’amitié, tel qu’il garantit la permanence de l’objet et qu’il résiste au deuil et à l’oubli. Dans un échange toujours plus intime avec son lecteur, il y évoque très librement son rapport à l’amour érotique, « bien loin au-dessous de l’amitié », et à la vieillesse. Ce volume fut édité en 1588.
Après sa rupture avec Fliess, Freud noue de nombreuses relations amicales ; avec la création de la Société Psychanalytique de Vienne, les soirées du mercredi où il réunit ses disciples, la formation du « Comité secret », il n’est plus un chercheur isolé. C’est le temps où s’engage la fraternité analytique. Il reste un homme sensible, passionné qui garde le goût de l’amitié, et il multiplie les liens bien au-delà du cercle de ses collègues et élèves. Il a entretenu une correspondance abondante et assidue tout au long de sa vie, exprimant toujours très librement ses pensées profondes ; il ne laissait jamais une lettre sans réponse. Mais il est désormais en position de maître, de père de la psychanalyse, et ses amitiés ne connaissent plus « cette totale ouverture de la personnalité », l’intimité et la familiarité qu’il avait tissées avec Fliess, l’unique, à l’époque où il était dans une telle dépendance de ses marques d’affection et de son approbation. Ses relations sont diverses, intenses, toujours mêlées d’échanges intellectuels car son objet essentiel est la psychanalyse. Sa puissance créatrice lui permettra désormais l’édification de l’œuvre prométhéenne qu’est la métapsychologie.

Notes

  • [1]
    S. Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, Puf, 2006.
  • [2]
    Montaigne, Œuvres complètes, « Essais », Éditions du Seuil, 1967.
  • [3]
    M. Merleau-Ponty, Signes, « Lecture de Montaigne », Folio essais, 1960, p. 337.
  • [4]
    S. Freud, Correspondance, 1873-1939, Gallimard, 1979, lettre du 25 septembre 1882, p. 40.
  • [5]
    Lettre 113 du 17 décembre 1896.
  • [6]
    W. Granoff, La pensée et le féminin, « La bisexualité à l’abri dans l’amitié », Éditions de Minuit, 1976, pp. 53-73.
  • [7]
    Lettre 270 du 7 août 1901.
  • [8]
    Cité dans l’introduction aux Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit., p. 22.
  • [9]
    S. Freud, L’interprétation du rêve, OCF, IV, pp. 142-156.
  • [10]
    Ibid., p. 533.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 18.
  • [12]
    Éditions Mille et une nuits, trad. du vieux français par Séverine Auffret, 1995.
  • [13]
    Montaigne, O.C., Livre I, Chapitre XXVIII, « De l’amitié », p. 89.
  • [14]
    J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Folio essais, 1982, p. 87.
  • [15]
    Montaigne, Œuvres Complètes, op. cit., « Lettres », pp. 546-551.
  • [16]
    Ibid., p. 546.
  • [17]
    Ibid., p. 546.
  • [18]
    Ibid., « Lettres », p. 551.
  • [19]
    Ibid., Livre II, Chapitre XII, « Apologie de Raimond Sebond », pp. 182-251.
  • [20]
    J. Starobinski, op. cit., p. 87.
  • [21]
    Ibid., p. 39.
  • [22]
    Ibid., p. 83.
  • [23]
    Lettre 268 du 9 juin 1901.
  • [24]
    Montaigne, O.C., Livre I, chapitre XX, pp. 47-53.
  • [25]
    Montaigne, O.C., pp. 455-543.
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