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Article de revue

Le prélat et le cénobite

Pages 111 à 123

Notes

  • [1]
    P. Marie-Léon Serrant, L’abbé de Rancé et Bossuet ou Le grand moine et le grand évêque du Grand Siècle, Paris, 1903.
Les splendides ténèbres d’une haine de soi portée par Rancé au point d’incandescence, et par Bossuet à un degré nettement moindre, encore que véritable. Mouvement splendide par l’élévation spirituelle que cette haine suppose, ténèbres par l’horreur totale qu’elle inspire à la modernité.

1Bossuet accompagna Rancé tout au long de la vie que Dieu leur accorda. Je n’évoque pas Dieu parce que j’y crois, mais parce qu’ils vivaient en lui au point de lui consacrer chaque instant, chacune de leurs pensées. Ils avaient quasiment le même âge, Rancé né en 1626, mort en 1700, Bossuet né en 1627, mort en 1704. Écrire de Bossuet qu’il accompagna Rancé – et non l’inverse – signifie que l’évêque mit sa puissance temporelle au service de l’abbé pour l’aider dans ses entreprises, parfois pour le protéger, et qu’il lui reconnut une forme de prééminence, celle de la sainteté. « Le saint ascète », ainsi le qualifiait-il.

2Ils travaillèrent de concert à la gloire de Dieu dans une époque hantée par la Contre-Réforme, si cruellement labourée par la crainte du Jugement dernier que Jean Delumeau, pour la définir, parla de névrose collective de culpabilité. Ardente époque de verticalité par des aspirations à l’infini qui touchèrent l’aristocratie dans ses échelons les plus élevés après des jeunesses libertines, témoins le grand Condé ou Anne de Gonzague dont Bossuet a prononcé l’oraison funèbre, et qui touchèrent aussi les peuples, témoins les protestants que même les dragonnades échouèrent à briser. Un fil de feu court le siècle : la conversion. Pas seulement renoncer à l’erreur afin d’embrasser la vraie religion, la catholique, celle du Roi, mais quitter la tiède croyance pour la brûlante. Pousser les âmes vers le haut, tel fut l’effort de Bossuet et de Rancé : leur première mission.

3Leur amitié s’en est nourrie. Ils s’épaulèrent contre les adversaires que leur valurent des points de doctrine ou des jalousies toutes mondaines. Ils n’étaient pas d’accord sur tout, mais ils le furent bien davantage que sur l’essentiel : ils défendirent à tous crins l’unité de l’Église que déchiraient l’hérésie, les prétentions du Saint-Siège à régir le clergé de France, la rigueur desséchante des Messieurs de Port-Royal, la dialectique émolliente des casuistes, et, dans la dernière décennie du siècle, la fade mystique du quiétisme prôné par Jeanne-Marie Guyon dans l’ombre de Fénelon.

4Ainsi en jugeaient-ils.

5Leur amitié fut une alliance. Ils luttèrent d’une même ardeur pour le salut des âmes qui leur étaient confiées, Rancé à l’abbaye de la Trappe parmi les marécages aux confins du Perche, Bossuet dans son diocèse de Meaux, qu’il reçut des mains de Louis XIV à cinquante-cinq ans, un âge déjà avancé. La direction des consciences occupa longuement Rancé, ce maître de piété, un peu moins Bossuet, que requéraient les affaires du monde. Mais ils étaient attachés tous deux à la grandeur du Roi, qu’ils vénéraient, à la sûreté de l’État, condition de la paix civile, et à la cohésion de l’Église, soutien de l’État qu’elle soutenait. Triple dimension d’un ordre global.

6En octobre 1688, au moment de la constitution de la Ligue d’Augsbourg, Bossuet se rendit à Coulommiers, ville de son diocèse. Il écrivit alors au Père Mabillon : « Je suis venu célébrer ici la fête de Saint-Denis dans une paroisse qui lui est dédiée, afin d’exciter le peuple à la prière, dans ces menaces terribles qu’on fait autant contre l’Église catholique que contre l’État. C’est le cas plus que jamais d’invoquer Dieu, et de demander les prières de l’ancien protecteur de nos rois et de la France. » Rancé ne pensait pas autrement. Accusé d’entretenir des relations avec des gens hostiles au monarque, à Bossuet, qui l’en avise, il répond le 23 novembre 1687 : « Ma principale et plus ordinaire occupation étant de recommander à Dieu la personne du Roi et la prospérité de l’État, avec toute l’application dont je suis capable, mon soin a été d’inspirer la même disposition dans le cœur de tous mes frères. » Pilier du gallicanisme, Bossuet fut privé du chapeau de cardinal. Rancé faillit le recevoir, mais il l’aurait refusé. Si soumis qu’il se déclarât à l’autorité de Rome, il préférait la solitude.

7Ils luttèrent d’un commun accord contre le déclin des valeurs morales qui éloignait de Dieu leurs contemporains, c’est-à-dire qu’ils militèrent pour le retour aux vertus de l’Origine, puisées dans l’Évangile et chez les Pères du désert. Ils partageaient le temps immobile d’une vérité proférée à jamais. La venue du Christ ayant accompli la parole des prophètes, tout était dit. Dès lors, il convenait d’en respecter l’enseignement à la lettre. Lecture strictement littérale des Écritures en effet, qu’ils s’acharnèrent à défendre contre les partisans de l’exégèse historique et de l’extension des sciences.

8Voici comment ils considéraient le monde : en juillet 1682, ayant entamé la lecture d’un ouvrage manuscrit que Rancé lui avait adressé depuis un certain temps, De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, mais que, engagé dans les débats de l’Assemblée du Clergé suscités par les prétentions du Saint-Siège, il n’avait encore pu lire, Bossuet lui écrit qu’il se voit consolé « des relâchements honteux et des ordures des casuistes » par la lecture de « ces idées célestes de la vie des solitaires et des cénobites ». Et il ajoute : « Je ressens avec vous notre siècle très éloigné et peut-être très peu capable de ces instructions célestes, si naturelles au christianisme, si éloignées de l’esprit des chrétiens d’aujourd’hui. Qui sait si ce n’est point dans un siècle si corrompu jeter les perles devant les pourceaux, que de montrer au siècle, et même aux religieux d’aujourd’hui ces maximes évangéliques que vous avez recueillies pour l’instruction de vos frères ? » Mais comme, pour Bossuet, l’espérance était le maître mot, et que cet optimiste, prince de la controverse, inlassable avocat de la Vérité, retournait sans cesse au combat, il poursuit : « Qui sait aussi si ce n’est point le conseil de Dieu, que ce levain renouvelle la masse corrompue ? »

9Ils employèrent des moyens différents pour remédier à la corruption du siècle. Rancé réforma le monastère de la Trappe, où il imposa le retour à la stricte observance de la règle de saint Benoît. Il choisit la retraite, sorte de montagne spirituelle juché sur laquelle il lança vers le monde l’exemple de son sacrifice et ses maximes rugueuses. Chateaubriand a peint avec son génie singulier les vertus de Rancé. Il a raconté comment Rancé, jeune homme fastueux de haut lignage que protégeait Richelieu, doué de talents si précoces qu’il traduisit Anacréon à onze ans, aima passionnément la plus belle femme de la cour, Mme de Montbazon, veuve d’un vieux duc lubrique auquel elle fut mariée à peine pubère, et qui l’avait formée avec art aux jeux d’Éros. Mme de Montbazon mourut en trois jours à trente-six ans. Rancé en avait dix de moins. En arrivant chez elle, il vit un cercueil, et posée à côté du cercueil la tête de sa maîtresse : la boîte était trop petite pour contenir le corps entier. Il ne s’en remit jamais. Le Père Marie-Léon Serrant, trappiste, affirme dans le parallèle qu’il traça au tout début du siècle passé entre Bossuet et Rancé que ce dernier n’eut pas le désir de s’enterrer à la Trappe par désespoir de la mort de Mme de Montbazon [1]. Il allègue les sept années qui s’écoulèrent entre la mort brutale de la duchesse et la décision de Rancé. La version de Chateaubriand est plus romanesque, celle du Père Serrant plus obscure : d’où serait venu à Rancé l’appel du désert, sinon d’un deuil éternel ? Reste que son choix fut radical.

10Celui de Bossuet ne le fut pas moins, à sa manière. Il n’appartenait pas à l’aristocratie. De bonne famille, et même d’opulente famille, il dut compter sur ses seuls mérites pour atteindre les sommets. Jacques Bossuet, son grand-père, ancien conseiller au parlement de Bourgogne, prénomma Bénigne le cadet de ses deux fils, et ce fils, conseiller au parlement de Metz, eut deux filles, quatre fils, et un cinquième fils, Jacques-Bénigne, qui devint Bossuet. La mère, née Mochet, se prénommait Marguerite. Comme elle témoignait d’une sainte piété, le parlement de Metz l’avait chargée de distribuer les aumônes aux pauvres. Elle voua à la Vierge Marie ce cinquième fils, qui fut aussi son dernier enfant. Bossuet recueillit sur sa tête les vœux d’une lignée de magistrats fidèles au roi de France et les grâces de Marie. Il fut donc à son affaire dans un siècle obsédé par le culte marial. Et dans les sermons. Car la règle voulait qu’après la citation d’un passage de la Bible et l’énoncé du thème qu’il allait traiter, le prédicateur invoque l’intercession de la Vierge puis récite l’Ave Maria. C’est dans la ville de Metz, à vingt-trois ans, que Bossuet fit ses premiers sermons. Rancé commença à prêcher plus tôt, à dix-sept ans. Mais avant d’être abbé il était grand seigneur. Il s’adonnait à la chasse et au maniement des armes, fort loin de la vocation qui fit sa renommée. Pour sa part, Bossuet s’était placé sous la conduite de saint Vincent de Paul. Il travaillait à la conversion des huguenots et se préoccupait de la misère des pauvres. Son Sermon du mauvais riche, lors du fameux carême de 1662 devant la Cour dans la chapelle du Louvre, exprime à merveille cette préoccupation opiniâtre. Plus tard, à un homme d’affaires qui, une année de cherté, l’engageait à modérer ses aumônes parce qu’il ne pouvait lui fournir les sommes nécessaires, il répondit, d’après les Mémoires de l’abbé Ledieu son secrétaire : « Pour les diminuer, je n’en ferai rien, et pour faire de l’argent, je vendrais plutôt tout ce que j’ai. » Rancé et lui se retrouvaient dans ce devoir sacré. À la Trappe, lors de la disette de 1692, des milliers de pauvres se pressaient chaque semaine devant la porte du monastère : à tous, Rancé offrit assistance. Les deux amis aimèrent intensément les pauvres, charité oblige.

11Bossuet intervint à plusieurs reprises pour faciliter l’impression des ouvrages de Rancé, et même pour s’en charger. Il fit imprimer La sainteté et les devoirs de la vie monastique après sa première visite à la Trappe en 1682 – il prit neuf fois le chemin de l’abbaye, dix peut-être, visites qui ne cessèrent qu’à la mort de Rancé (c’est lui, Bossuet, qui se déplaçait, il allait se purifier auprès de son ami des miasmes de la cour et des fatigues que lui causait son zèle pastoral, ils devisaient entre les offices dont il respectait scrupuleusement les contraintes, une allée Bossuet y fut même tracée en son honneur au bord de la forêt, sous les sapins). En 1685, favorable, dit-il, à ce que « refleurissent par toute l’Église les anciennes institutions de la vie monastique », il fit imprimer les Éclaircissements sur quelques difficultés que l’on a formées sur le livre de la Sainteté et des Devoirs de la Vie monastique, manuscrit que Rancé lui avait remis pour surmonter les critiques contre son livre. Et comme ce livre sur les Devoirs de la vie monastique continuait, malgré son succès, ou en raison de son succès, à susciter réserves et réprobations, Bossuet favorisa en 1687 l’impression d’un nouvel opus de Rancé, Explication de la Règle de Saint Benoît, censé mettre un terme aux disputes. Dès qu’on attaquait les ouvrages de son ami, Bossuet volait à son secours. Jamais il ne retira son appui.

12Ils luttèrent d’un même cœur pour le triomphe de l’esprit contre l’ignominie du corps. On entre là dans les splendides ténèbres d’une haine de soi portée par Rancé au point d’incandescence, et par Bossuet à un degré nettement moindre, encore que véritable. Mouvement splendide par l’élévation spirituelle que cette haine suppose, ténèbres par l’horreur totale qu’elle inspire à la modernité.

13Les exigences de Rancé avaient de quoi effrayer les fidèles moins sensibles que lui à la perfection angélique. Dès qu’il prit ses fonctions à la Trappe, il réforma le quotidien. Il changea le vin pour du cidre, mit fin au poisson à table, retrancha le beurre des assaisonnements, réserva le pain blanc aux malades, limita les repas à une maigre soupe et un plat, supprima les promenades hors de l’enclos, imposa de dormir sur une dure paillasse, n’admit pour linge de nuit, été comme hiver, que la robe de grosse laine, instaura le silence absolu et les offices de nuit dans l’obscurité intégrale. Pour les malades logés à l’infirmerie, il supprima toute visite de médecins, un barbier soignait les plaies et fractures. Pour seuls remèdes, saignées et purgations. Pour dormir, la paillasse et un traversin. Pour linge de nuit, l’habit de grosse laine. Pour le repos, lever à trois heures et demie comme les autres afin d’être à l’office ensemble. Pour siège, une chaise de paille. Pour le déjeuner, un bouillon gras augmenté d’un morceau de bœuf, et pour le dîner deux œufs avec une pomme cuite. Pour occupation entre les offices, lecture pieuse en silence. Pour lit de mort, la cendre et la paille.

14Dans ses Relations de la mort de quelques religieux de l’Abbaye de la Trappe, qu’il publia en 1678, Rancé rapporte les cas les plus édifiants en hommage aux bienheureux Solitaires qui habitaient le désert où il les accueillait. L’un, au dos couvert d’escarres et dont les os transperçaient la peau tendue par la maigreur, dit au Père infirmier qui souhaitait, pour le soulager, le bouger sur sa paillasse : « Laissez-moi, mon frère, vous me mettez trop à mon aise. » Refusant une goutte d’eau au plus fort de la fièvre, cet agneau sans la moindre tache endurait ses souffrances pour l’amour du Christ en répétant qu’il méritait l’Enfer par la méchanceté de sa vie. Un autre, squelette exalté à qui la gangrène s’était mise dans un doigt, comme le barbier parlait d’amputation, répondit au Père abbé qui lui demandait son avis : « Mon Père, comme vous voudrez : ce n’est plus mon doigt, c’est le vôtre. » L’oubli du corps se traduisait par une torture consentie, recherchée, adorable. La pire des souffrances avait le goût du miel. Dans De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, Rancé écrit à propos de ses moines que « l’unique consolation qu’ils ont en ce monde est de venger sur leurs personnes, par le sacrifice de leurs vies, l’injure qu’ils ont faite à la majesté de Dieu, et lui témoigner, par la grandeur de ce renoncement, l’excès de leur douleur ». Et de préciser : « Ils considèrent avec joie toutes les actions de pénitence qui composent l’état de leur vie comme les instruments du supplice auquel ils se sont volontairement condamnés. » Son but était de broyer l’orgueil par les épreuves les plus mortifiantes. L’orgueil comme démon, comme tumeur, comme maladie où appliquer « le fer de l’humiliation ». Il allait jusqu’à accabler des moines qu’il accusait de fautes dont il les savait innocents. La pénitence lui semblait à ce prix. Rien n’étant trop sévère, il tenait la mollesse pour un crime. Au Père Malebranche qui souhaitait séjourner au monastère il exposa, pour le dissuader, la dureté des longs hivers, les injures des saisons, la privation de tout commerce et de toute consolation humaine, la nécessité de passer les jours entiers entre lecture et prière, l’attente éperdue de la mort. Malebranche ne donna pas suite.

15Bossuet lui aussi souffrait de n’être qu’une créature, du néant bouffi d’orgueil. En mars 1674, il se lamente longuement dans une lettre au maréchal de Bellefonds :

16

Je tremble, dans la vérité, jusque dans la moelle des os, quand je considère le peu de fond que je trouve en moi ; cet examen me fait peur ; et cependant sorti de là, si quelqu’un va trouver que je n’ai point raison en quelque chose, me voilà plein aussitôt de raisonnements et de justifications. Cette horreur que j’avais de moi-même s’est évanouie, je ressens l’amour-propre, ou plutôt je montre que je ne m’en étais pas défait un seul moment. Ô quand sera-ce que je songerai à être en effet, sans me mettre en peine de paraître ni à moi ni aux autres ? Quand serai-je content de n’être rien, ni à mes yeux, ni aux yeux d’autrui ? Quand est-ce que Dieu me suffira ? Ô que je suis malheureux d’avoir autre chose que lui en vue !

17C’est dans cette lettre qu’il écrit : « il faut aller jusqu’à l’horreur quand on se connaît. »

18Mais à l’inverse de Rancé, Bossuet cultivait la douceur. Jacques-Bénigne le bien nommé. Douceur, voire onctuosité attestée partout ou presque (Fénelon se plaindra de ses « décisions souveraines, ses railleries piquantes »). De nature bienveillante, il n’était pas fait pour l’ascèse, il appréciait le confort. À l’une de ses dirigées, Mme d’Albert, il écrit en novembre 1691 : « Le cœur, pour être pur, doit être mis dans le feu de la souffrance. Mais, hélas ! je n’en ai pas le courage : priez Dieu qu’il me le donne. »

19Rancé aspirait au plus complet dénuement et s’était dépouillé de tous ses biens. La pluralité des bénéfices le scandalisait, cumul de faveurs sonnantes et trébuchantes dont se goinfraient les dignitaires de l’Église. En 1670 Bossuet, nommé précepteur du Dauphin, renonça à l’évêché de Condom. Il reçut en compensation le prieuré du Plessis-Grimoult, dont le revenu risquait de léser son train de vie. Le roi lui offrit le choix entre trois abbayes prospères. Il choisit celle de Saint-Lucien de Beauvais, dont la rente s’élevait peu ou prou à vingt mille livres l’an. La faveur accordée à Bossuet déplut à Rancé. Le maréchal de Bellefonds, qui s’était retiré à la Trappe, avisa Bossuet des sentiments de Rancé, sans le citer. Bossuet lui répondit simplement ceci : cette abbaye que le roi m’a donnée me tire d’embarras, je n’augmenterai pas ma dépense pour des plaisirs : « La table ne convient ni à mon état, ni à mon humeur. » Ses parents ne profiteraient pas de ce bien de l’Église, il paierait ses dettes dès que possible, il n’avait aucun attachement aux richesses et pouvait se passer de beaucoup de commodités. Quant au nécessaire pour soutenir son état, il était malaisé de le déterminer précisément à cause des dépenses imprévues, mais « je perdrais plus de la moitié de mon esprit si j’étais à l’étroit dans mon domestique ». Il termine sa lettre par cette remarque de bon sens : « J’aime la régularité, mais il y a de certains états où il est fort malaisé de la garder si étroite. » Ce n’était pas un saint : sobre et d’appétit modeste, il répugnait au supplice.

20Il n’en admirait que davantage Rancé.

21Rancé refusait que les moines étudient. Il les bornait à la méditation de l’Évangile, à la prière, au travail manuel et aux mortifications sans remise : à chaque jour son fardeau. Appliquer dans sa rigueur extrême la règle de saint Benoît faisait toute son ambition. Sans le suivre absolument, Bossuet était de son avis. Il déconseillait l’Ancien Testament aux religieuses cloîtrées, dans la crainte que certains récits ne leur échauffent l’imagination. Le Cantique des cantiques prêtait le flanc aux frissons charnels. Cependant un différend public opposa Rancé à dom Mabillon : bénédictin aussi pieux qu’érudit, Mabillon prônait pour les gens d’Église un savoir étendu. Rancé considérait que l’adoration de Dieu n’exigeait aucun raffinement dans l’étude, il prônait quasiment l’ignorance, tant pour les moines que pour les sœurs. Outre l’oraison et le soin des pauvres, celles-ci n’avaient qu’à coudre et filer. Bossuet se rangea du côté de Rancé sans contredire Mabillon. Ami de l’un et de l’autre, il régla le différend en leur expliquant qu’ils s’étaient mal compris.

22De nature conciliante, il atténuait Rancé. Sur le chapitre des larmes par exemple : Rancé ne les acceptait qu’en expiation de nos péchés. Pour lui, aucune tendresse humaine ne les justifiait. Bossuet leur reconnaissait un pouvoir de consolation pour les maux d’ici-bas. À une dame de considération qui venait de perdre son mari, rappelant les mots de saint Paul, il permit de pleurer sous réserve de ne pas pleurer comme les gentils, « qui croient que la mort leur enlève tout, et que l’âme se perd avec le corps ». Et à Mme de Luynes, l’une de ses dirigées, qui venait de perdre un être cher, il écrit en octobre 1690 que les larmes « font un bon effet : elles imitent Jésus qui pleura en la personne de Lazare la mort de tous les hommes : elles nous font sentir nos misères, elles expient nos péchés, elle nous font désirer cette céleste patrie où toute douleur est éteinte et toutes larmes essuyées. Consolez-vous, ma Fille, dans ces pensées ».

23De même pour le rire : l’image d’un Rancé riant est inconcevable. D’ailleurs, à la Trappe, personne ne riait ni ne souriait. Aucun éclat de rire ou de voix ne pouvait résonner en ce lieu où l’on marchait les yeux baissés. Un moment de joie, si fugace fût-il, aurait ajouté une épine sanglante à la couronne du Christ. Bossuet condamnait lui aussi le rire, et pour le même motif, tout comme il fulminait contre les comédiens et contre le public qu’ils attiraient : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez ! » Mais c’était chez lui une position de principe : avec ses amis, avec ses hôtes, son naturel plutôt enjoué s’accommodait des plaisanteries. Dans l’intimité de son palais épiscopal, dans les jardins de sa résidence de campagne à Germigny, dans son appartement de Versailles ou sa maison de Paris, il se permettait des instants de gaieté. Le martyre du Christ ne le tyrannisait qu’en partie.

24Au sein de leurs affinités, ces deux amis avaient des tempéraments opposés : l’un sec et roide, l’autre grave mais rond. Rancé tout d’une pièce, guerrier de la foi traversé d’ardeurs farouches, Bossuet ondoyant, homme de compromis, toujours ferme mais compréhensif (ce qui ne l’empêcha pas d’applaudir la révocation de l’édit de Nantes, ni, sur ses vieux jours, de traiter sans merci Mme Guyon). Ils avaient également deux conceptions de l’affection familiale. Aux yeux de Rancé, les moines étant morts pour le monde, les liens de famille ne comptaient plus. Aux proches tombés dans la misère, ils ne devaient rien. L’amitié, devoir indéfectible, l’emportait infiniment sur les liens du sang, toujours suspects d’entraver l’amour de Dieu. Bossuet ressentait les choses autrement. Il affectionnait sa famille, pleura la mort de son frère aîné, servit sans discernement les intérêts de son neveu. Il connaissait la tendresse.

25Bossuet ne s’est pas coupé du monde. Il s’est planté au milieu de l’Église et de la Cour, précepteur du Dauphin, aumônier de la duchesse de Bourgogne, évêque d’un diocèse parmi les mieux dotés, membre de l’Académie française, théoricien de la monarchie absolue, parole officielle de Dieu. L’institution personnifiée. L’orthodoxie incarnée. Rancé eut sans cesse maille à partir avec les supérieurs de l’ordre de Cîteaux, dont la Trappe dépendait. Il a ferraillé contre un peu tout le monde. Il était véhément, catégorique. Une lame. Et même, une sorte de rebelle. Il suffit, pour les différencier, de comparer leurs réactions quand leur ami commun, le maréchal de Bellefonds susmentionné, fut disgracié.
Dans la lettre qu’en avril 1672 Bossuet lui adresse pour le consoler, le premier mal qu’il déplore, c’est la douleur qu’éprouve le maréchal de s’être trouvé dans la situation de ne pouvoir éviter de déplaire au roi. Être éloigné de la cour et des emplois n’est rien pour le maréchal, son cœur ne tenant en ce monde qu’à la personne du roi. De là le malheur de s’être cru forcé de le fâcher. Dieu est terrible dans ses voies : quand le maréchal voulait se retirer du monde, Dieu l’y a maintenu, et quand il s’y trouve au mieux, il l’en arrache. Que le maréchal regarde avec les yeux de la foi la conduite de Dieu sur lui. Qu’il adore les impénétrables dispositions de la Providence divine. Qu’il remette aux mains de Dieu sa personne et sa famille. Qu’il espère en Dieu, en sa consolation, en son conseil. Quant à lui, Bossuet, s’il peut être utile au maréchal en quoi que ce soit, qu’il ne l’épargne pas.
C’est un message de résignation et de soumission au roi comme à la Providence. Souci des bienséances : le maréchal a désobéi au maréchal de Créqui, son chef, il a engagé le combat contre ses ordres, et bien que son audace ait permis la victoire, le roi l’a puni, il l’a exilé. Tel est le grand dommage : avoir déplu au souverain. Mais Bossuet n’abandonne pas son ami : il compatit, il lui propose son aide si faire se peut, et il l’encourage.
Rien de cette consolation chez Rancé. Quel heureux effet de la divine Providence d’avoir retiré le maréchal de la cour, s’exclame-t-il, et contribué ainsi à le sanctifier ! Bienheureuse disgrâce, au lieu des vaines préoccupations et des fausses idées dont se remplit notre esprit, et qu’il fuirait si notre raison ne se trouvait pas affaiblie dès l’enfance par les choses de la terre. Aucune consolation chez Rancé, aucun ménagement. Où Bossuet se désole, Rancé se réjouit. Où Bossuet déplore le malheur d’avoir déplu au roi, pas la moindre allusion chez Rancé. Ici, l’un se soucie d’abord du siècle, l’autre exclusivement du ciel.
Ce sont les deux versants du même univers. Bossuet le politique a la face tournée vers le roi, Rancé le solitaire la face tournée vers Dieu. Mais au-dessus du roi Bossuet aperçoit Dieu, et derrière Dieu l’éternité. Rancé aperçoit la même chose. Le centre représenté par le prélat se conjoint à la périphérie représentée par le cénobite. La hiérarchie de l’ordre monarchique se noue à l’égalité de la clôture monastique. Le tout forme le socle du système. Et le roi dans sa cour, l’évêque dans son diocèse, l’abbé dans son monastère scellent la pérennité du royaume.
On peut également penser que Bossuet dans son diocèse parmi les paysans, les pauvres, les orphelins, les malades, se tenait à la périphérie, et que Rancé occupait le centre dans son abbaye que visitaient les grands, dont Jacques II, roi d’Angleterre, venu accompagné d’une suite considérable. Échange de places comme on le dit de bons procédés. Rancé par son rigorisme servait de caution morale au clergé dont les protestants pourfendaient les tares. Bossuet, sur la même ligne, l’appuyait tout en l’admirant. Ils constituaient le moyeu de l’Église de France, et le roi les appréciait hautement tous les deux.
Ils furent unis par une amitié de conviction où l’affection n’importait qu’à la marge. Malgré leurs affinités spirituelles, ils différaient trop par le tempérament pour que l’affection eût la meilleure part. Ils n’avaient en commun ni la sensibilité, ni le mode de vie, ni les fréquentations, ni les dignités, ni les charges. Le prélat témoigne d’une humanité qui manque totalement au cénobite. Une forme de répulsion éloigne de Rancé. Chateaubriand porte sur lui un jugement terrible : ayant rappelé sa « haine passionnée de la vie », conforme à la passion de souffrir que Rancé revendiquait pour ses moines et lui-même, Chateaubriand écrit de lui qu’il « serait un homme à chasser de l’espère humaine s’il n’avait partagé et surpassé les rigueurs qu’il imposait aux autres ». Un homme à chasser de l’espèce humaine…
Étrange amitié, plus fondée sur des intérêts bien compris que sur des sentiments. Non que les sentiments fussent absents, mais qui pourrait, à propos de Rancé, parler de sentiments sans y réfléchir à deux fois ? Bossuet, humain, trop humain, vit en lui un idéal qu’il sentait hors de portée pour lui-même. C’est pour cette raison qu’en dépit de ce que, aujourd’hui, on appellerait son intégrisme, il nous reste accessible. Rancé, lui, relève d’un monde bizarre, affreusement morbide, épouvantable de dureté, un monde où l’espérance la plus vive avait le visage desséché de la mort.
Bien que lointain, Bossuet ne nous est pas étranger. Rancé l’est totalement. Ils étaient liés d’amitié pourtant. Mais d’une amitié de tête, une amitié abstraite, sans nerfs, sans chair, une amitié au-delà des hommes.

Notes

  • [1]
    P. Marie-Léon Serrant, L’abbé de Rancé et Bossuet ou Le grand moine et le grand évêque du Grand Siècle, Paris, 1903.
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