Notes
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[1]
S. Freud, 1927, L’humour, OCF/P, XVIII, pp. 133-140.
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[2]
S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, coll. « Idées ».
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[3]
J. Chasseguet-Smirgel, « The Triumph of humor » in Fantasy, Myth and Reality: Essays in honor of Jacob Arlow, Ed. H.P. Blum, Int. Univ. Press, 1988.
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[4]
W.-R. Bion, Attention et interprétation, Puf, 1967.
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[5]
L. Sacht, 2001, « La capacité d’être surpris », Journal de la psychanalyse d’enfant, 29, pp. 195-214.
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[6]
H. Bergson (1900), Le rire, essai sur la signification du comique, Puf.
Un récit clinique qui montre comment l’enfant, accédant par étapes au maniement de l’humour, s’écarte d’une dépression primaire intense.
1L’humour, écrit Freud, est le triomphe du moi qui se prétend invulnérable tout en révélant ce qui le fait souffrir. L’apparition de cette capacité à jouer avec l’angoisse requiert que le moi soit en place et qu’il puisse reconnaître ce qu’il éprouve.
2Quand le sens de l’humour apparaît, il me semble qu’un appareil à penser est en place, ce qui suppose un appareil psychique en bonne voie d’organisation, une conscience de soi-même et des autres comme pensant ; on attribue aux autres la même capacité de jouer avec les mots, les gestes, l’imagination, capacité que l’on utilise parce qu’elle est source de plaisir ou au moins de diminution de la souffrance. Inventer des situations drôles, prendre des libertés avec les conventions du langage, s’amuser de soi-même et surtout des autres, est une inépuisable source de créativité.
3Il s’agit moins du comique de décharge des tensions et des affects mal organisés, mais plutôt de l’association de plaisir et de contrôle qu’offre le sens de l’humour, du lien entre les processus psychiques primaires et secondaires d’une pensée qui s’organise autour du langage.
4Dans les thérapies analytiques avec des petits perturbés dans leurs premières relations, le développement tardif de la subjectivation et du langage est souvent associé à l’apparition d’un sens de l’humour. L’humour des jeunes enfants est à l’interface des angoisses organisatrices de la petite enfance et des défenses « pré-névrotiques », projection, clivage, ou défense maniaque face aux grandes peurs : la différenciation entre soi et l’autre, la peur de l’étranger, la séparation d’avec l’objet, les enjeux du corps et des zones érogènes.
5Les peurs infantiles modifiées grâce aux qualités de stabilité et de souplesse du contenant maternel, les étapes de constitution de soi et de différenciation, et les modalités de la sexualité infantile sont non seulement associées à la construction de la pensée, mais aussi à l’apparition de l’humour des enfants.
6Le texte de Freud de 1927, « L’humour [1] », montre le triomphe narcissique et l’invulnérabilité du moi qui président au comique. Il présente l’humour comme une défense du moi face aux blessures infligées par la réalité. Alors que le rêve nocturne aurait pour but d’éviter le déplaisir, le mot d’esprit est pour Freud un accomplissement de désir dans le but d’éprouver du plaisir, dans un retour à l’inconscient infantile.
7Freud considère trois stades dans le développement du sens de l’humour : vers deux ou trois ans, c’est le plaisir de jouer avec les sonorités de la langue, de faire des actions incongrues avec des objets et de rendre drôle ce qui est familier en le jouant de façon absurde. Plus tard de quatre à six ans, ce sont les railleries et plaisanteries qui seront faites en présence d’une audience. Le sadisme et la sexualité infantile y sont la règle : les premières blagues à l’école portent sur des clowneries, le « pipi-caca » et les démonstrations phalliques.
8L’humour adulte avec le jeu de second degré des blagues verbales n’est pas accessible aux enfants. Vers dix ans, les enfants rient en réagissant directement au fantasme qui est révélé par la blague : c’est le sens latent qui les touche. Les blagues ont un effet de décharge et de libération des affects qui fait d’ailleurs qu’on les oublie facilement.
9Freud réserve le mot « humour » aux comportements qui permettent de faire face à des situations qui d’ordinaire suscitent la peur, la tristesse ou la colère ; il voit dans l’utilisation de l’humour une capacité à surmonter ce qui est menaçant, que ce soient des peurs infantiles ou un savoir récent mais pas très bien assuré. Le sens de l’humour manifeste que l’enfant est capable de repérer ce qui est incongru et de le trouver drôle, en frôlant le risque de déclencher l’angoisse si la situation n’est pas assez claire. L’humour est un jeu avec les limites, limites de ce qui est socialement acceptable, limites du corps, limites entre la réalité et le fantasme, limites de soi et de la différence avec les autres, limites avec l’angoisse comme avec la décharge pulsionnelle.
10La capacité d’être humoristique est du même registre que celle de rêver tout haut : laisser aller le processus primaire, manier l’agressivité et la sexualité infantile, et contrôler le tout avec le langage en s’adressant à un autre qui saura entendre ce jeu. Freud fait souvent référence au jeu dans son ouvrage sur le mot d’esprit [2] : antérieur au mot d’esprit est le jeu avec le langage, répétition de sons et de mots, sans souci de cohérence, motivé par le plaisir et l’économie interne et négligeant les instances critiques. Le mépris des adultes pour les blagues des enfants, déclarées absurdes, est bien « raisonnable », et remet en place les instances critiques que la plaisanterie déjoue. « Cette bouffée de gaieté » dont parle Freud, trompe la critique, « l’essentiel de la plaisanterie, c’est la satisfaction d’avoir permis ce que la critique défend ». Parti d’un jeu primitif, l’humour requiert une grande adresse à combiner « toutes les constellations possibles des associations d’idées ». Freud décrit « une observation ludique des choses » qui permet un plaisir esthétique sans relation utilitaire à l’objet.
11Dans l’appendice du livre sur le mot d’esprit, Freud associe l’humour à une déclaration d’invincibilité du moi et de victoire du principe de plaisir, un triomphe du narcissisme. Cette contradiction serait en fait gérée par le déplacement de grandes quantités d’investissement » du moi vers le surmoi : « L’on se traite soi-même en enfant et l’on joue en même temps envers cet enfant le rôle supérieur de l’adulte », en énonçant « la vanité des intérêts et des souffrances qui semblent importantes à l’enfant », et en riant.
12Le surmoi servirait donc une illusion. « L’humour semble dire : “Regarde ! voilà le monde qui te semble si dangereux !” Un jeu d’enfant ! Le mieux est donc de plaisanter ! » Le surmoi, « plein de bonté et de consolation », console le « moi épouvanté » et le préserve de la souffrance, grâce à l’humour. L’humour est libérateur, comme le comique, mais il appartient déjà au mécanisme de la sublimation et non plus de la décharge.
13Passer de l’agir au jeu, de la motricité à la créativité, est une étape pour l’appareil psychique, une phase essentielle du développement de l’enfant. Il s’agit de la capacité à jouer avec des représentations : pourquoi certains enfants ne peuvent-ils pas jouer ? Pourquoi restent-ils terrorisés par les enjeux de la séparation-différenciation d’avec l’objet ? Le jeu peut être maîtrise et élaboration des douleurs de l’enfance, mais Winnicott a bien montré que l’expérience de l’espace transitionnel est la condition pour être soi-même et en même temps à la frontière de l’autre. C’est sans doute une condition pour que les représentations s’organisent et que la créativité à « jouer » avec le monde et avec soi-même permette de ne plus dépendre de la même façon des contraintes pulsionnelles. Alors la conflictualité peut se mettre en scène, et l’humour la manifester bruyamment.
14Les fondements dépressifs sont au cœur de l’apparition du sens de l’humour : terreur de perdre l’amour de l’objet et de perdre tout sens. Janine Chasseguet [3], en rappelant que, pour Freud, l’humour s’origine dans le sourire du bébé au sein, propose : « L’humoriste est la personne qui essaie d’être sa propre mère aimante. »
15L’humour est une aventure interpersonnelle. Il permet de jouer avec la souffrance du sujet qui aime l’objet et n’est drôle qu’avec un partenaire de rire, réel ou imaginaire. Il s’agit d’avoir le droit de rire de sa propre faiblesse et des désirs interdits, mais en faisant rire l’autre. C’est l’engagement émotionnel des autres qui fait tant de bien à l’humoriste : il a du succès, sa valeur narcissique est confirmée, il n’est plus seul à ressentir son malaise et parfois il partage la joie de se sentir vivant.
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18La réceptivité au rire et aux blagues des jeunes patients et l’humour du thérapeute, la qualité « comme si » des interventions et des interprétations facilitent la fonction transitionnelle du cadre analytique. L’analyste offre un support actif aux représentations de l’enfant, un contenant et un organisateur des expériences d’angoisse ou de vide.
19Cette « peau mentale », comme la nomme Bion, rend possible l’introjection, dans un espace psychique, d’éléments sinon pensables, du moins suffisamment organisés pour être représentés dans un jeu. L’activité de penser est un processus qui associe la constitution d’un « appareil pour penser les pensées [4] » et la transformation d’expériences émotionnelles primitives en pensées. La fonction de métabolisation de la mère comme de l’analyste, et leur capacité de rêverie permettent d’intégrer une émotion hors du désordre chaotique, dans une cohérence qui soutient l’activité de penser.
20La thérapie analytique avec des enfants n’est pas une affaire de rire et d’humour. La possibilité de tolérer l’incertitude, l’incompréhension, l’ambiguïté des émotions et les sentiments contradictoires est une condition de ces traitements – et encore plus si l’enfant n’a pas de langage ; or ces conditions sont celles qui président à l’acquisition du sens de l’humour : rester capable de penser même face à des angoisses confuses ; et surtout garder ce que Lore Schacht [5] appelle « la capacité d’être surpris ». La capacité d’attention flottante et de réceptivité de l’analyste, sa vigilance dans la tension transférentielle offrent à l’enfant un modèle de liberté souvent ludique. L’humour, comme l’insight, n’est pas un don, mais il apparaît si l’espace psychique est suffisamment souple.
21Enfin, la référence au tiers est essentielle dans le jeu humoristique, non seulement comme témoin de la blague et acceptant d’en rire avec le patient, mais comme objet implicite dans l’humour, imago parentale et surmoi encadrant.
22François est un joli garçon de trois ans et demi, replié sur lui-même, sans langage ; il a marché tard, n’est pas encore propre, circule dans la pièce sans jouer. Il a une histoire d’enfant délaissé par des parents trop occupés par leurs propres besoins narcissiques et des vies professionnelles intenses, et traumatisés par les événements familiaux ; à entendre leur histoire, je me représente chez François une intense dépression primaire plutôt qu’un autisme structuré.
23L’école demande à ses parents, étonnés, qu’il soit suivi par un psychiatre ; le mot d’autisme a été prononcé.
24Notre première rencontre ne donne lieu à aucun échange de regard, mais son intérêt pour la couleur rouge et pour les cercles que je dessine pour lui nous permet un contact. Il revient quelques jours plus tard, en courant, reprend le feutre rouge, puis cherche tous les camions rouges. Quand il découvre que certains peuvent rester collés ensemble grâce à un aimant, il me regarde intensément, je lui dis : « ils sont attachés ensemble, ça tient bien », et il répète « attache ». Nos rencontres vont alors être rythmées par une grande activité chez François autour de découper et attacher, faire des traits de rouge sur des feuilles. Son regard est inaccessible, mais je le sens très présent. Je commente, je réagis, j’offre les jouets et le matériel qu’il investit, et une boîte, joli contenant pour ses productions ; la recherche de la boîte au début de chaque séance donne lieu à une grande curiosité pour mes placards. Mais il ne dit rien, n’émet aucun son, et sa mère, qui est présente aux séances, est dans une angoisse agitée et cherche des explications aux troubles de son fils. Elle est débordée et moi perplexe, souvent découragée. Ce n’est qu’en reprenant mes notes que je réalise qu’il se passe des changements, car mon vécu est celui d’une immobilité répétitive mortifère. En fait, à la maison, François a cessé de pleurer au réveil et peut attendre l’arrivée de sa mère le matin sans terreur ; il a acquis la propreté ; il s’intéresse aux poupées gigognes qui sont sur mon bureau, premiers personnages à figure humaine qu’il peut tolérer. Son faciès inexpressif est moins triste et parfois on peut y voir des émotions. Je cherche de plus en plus son regard, et à la fin d’une séance où je me penche vers lui pour être sûre de croiser ses yeux quand je lui dis au revoir, il me donne un baiser sur la joue.
25Notre relation devient plus vivante, je propose une pâte à modeler qui sèche à l’air, et il emporte les boules qu’il fabrique et avec lesquelles j’ai esquissé des jeux d’échange. Il se prend alors de passion pour introduire des objets piquants dans ses boulettes de pâte, activité compulsive qui le passionne et que je commente comme le besoin de faire tenir un lien solide dans la balle, puis comme une violence qui fait plaisir. Il me regarde alors dans les yeux, et me donne la boule à tenir tandis qu’il enfonce des dizaines de petits morceaux de bois pointus avec un intérêt très sérieux ; c’est sa mère qui a apporté ces objets, en fait des cure-dents, avec lesquels son fils ne peut s’arrêter de piquer tout ce qu’il trouve à la maison. Je me mets à inventer des histoires de vengeance à cause de blessures piquantes et de plaisir à pénétrer une pâte molle et malléable. Nous nous regardons et quelques mots apparaissent : « Ouvrir », au début de la séance, à propos de la boîte, « attache » et « tiens ». Il s’est mis à s’endormir à la maison avec les boules qu’il rapporte des séances. Le lien est en place, avec des mouvements vers un espace transitionnel.
26Entre temps, de nombreux entretiens avec les parents me permettent de faire des hypothèses sur la petite enfance de François et de sortir de ma confusion, tandis que les parents acquièrent plus d’insight à l’égard de cet enfant, Martien qui les angoisse et les déçoit.
27Je propose à sa mère de rester en dehors de mon bureau pendant une partie des séances, et François se met à attaquer sa mère avec les fameuses piques !
28Il commence à faire des phrases, toujours interrogatives et concernant des besoins pulsionnels : « Il y a quelque chose à manger ? »
29Très vite, les jeux se libidinalisent, il pique les parties génitales des poupées, attaque toutes les figures paternelles, et nous discutons des différences entre garçons et filles. Il fait des cauchemars où les piques l’attaquent et il demande à sa mère de dormir avec lui.
30Avec les enjeux de séparation, le dessin est apparu : il attaque « la dame qui pique », un dessin recopié d’un livre, vu dans la salle d’attente, d’une princesse armée d’une épée. Ses jeux deviennent sadiques avec les animaux et les personnages. Et moi, recouverte de scotch qu’il met scrupuleusement sur mon visage au début des séances, je dois mimer ses émotions. Nous nous accordons, mais je suis réduite au silence, comme lui !
31Son langage s’est développé tellement vite que j’en ai oublié mon désespoir des débuts du traitement. François ne conjugue pas les verbes et ne dit pas encore Je ; la plupart du temps, il murmure, et fait des phrases comme : « Moi mettre la pique ».
32François traverse alors une période de transformation dépressive – il a quatre ans et demi, nous nous voyons deux à trois fois par semaine depuis un an – qui va être féconde en transformations. Il ne mange plus, dort mal, tombe malade, ne veut plus aller à l’école, il pleure pour un rien. Ses jeux sont marqués par la culpabilité ; je dois lui mettre des pansements sur tous les doigts, jouant au docteur qui restaure les parties phalliques amputées par des punitions violentes.
33Il a très peur de sa mère quand elle se fâche, et bientôt, il va développer une phobie des chiens. Les jeux deviennent des scénarios imaginaires de plus en plus riches, les piques réapparaissent, mais c’est pour faire des bébés dans le ventre des mamans ; et François commence à se souvenir d’évènements traumatiques de sa première année. Nous sommes en bonne voie ! À l’école, il est encore un peu bizarre ; toutes ses activités doivent être très ritualisées, il ne peut supporter les grands groupes, mais il est joyeux et a un très bon ami. Il veut écrire son nom.
34De défenses autistiques en réactions persécutives puis dépressives, François progresse et investit de nouveaux objets, découvre de nouveaux conflits et les angoisses deviennent plus bruyantes. Il rapporte des cauchemars de « trous noirs méchants qui attaquent ses jouets », il veut comprendre « les choses bizarres », et commence à nommer ses affects. Il est bien lui-même et l’affirme.
35C’est à ce moment que l’humour va devenir partie intégrante de notre relation.
36Les premières manifestations de l’humour de François ont été non-verbales : il s’est réjoui d’imiter des personnages robotiques ou de dessiner des pantins articulés ; quand il s’est défait de son faciès d’indifférence et de ses affects dépressifs, c’est à travers des attitudes ambiguës entre l’humain et le mécanique qu’il a commencé à jouer puis à rire. La répétition à l’infini d’une caricature comique, clownesque créait en fait de la vie, comme le fait remarquer Bergson [6]. Il est alors passé rapidement de l’imitation comique de la mécanique inanimée, sorte de sosie de ses défenses autistiques, à des jeux visuels de symétrie et de quiproquos avec moi.
37Ces expériences de communication sur fond de jeu comique demandaient une reconnaissance et un partage. Il me semblait que ses parents disqualifiaient ses tentatives à la maison, répétant ainsi les expériences de non-accordage qui avaient présidé à la petite enfance de François. Sa mère, trop angoissée pour s’occuper du corps de son bébé, et trop préoccupée par sa carrière pour être disponible, n’avait développé avec lui aucun langage gestuel, corporel, mimique pour accompagner la communication verbale. Privées d’expression corporelle, ses expressions verbales semblaient coupées de tout affect, ne laissaient apparaître aucune empathie pour l’enfant et créaient un effet de malaise que j’attribuais à un clivage qu’elle avait dû mettre en place à la naissance de l’enfant, submergée par son expérience de mère.
38En se mettant dans mon regard et en partageant le rire avec moi, François, quand il faisait le clown ou imitait mes postures de façon caricaturale, répétait et transformait des expériences primitives irracontables par les mots.
39François avait été confié à une baby-sitter très dévouée, mais dont le comportement évoquait pour moi un trouble psychotique, et je me suis représenté les premières expériences de François nourrisson comme souvent traumatiques. Les réponses de l’entourage, pleines d’amour, mais inadéquates, annulaient le plus souvent la valeur expressive des communications de François. Cette disqualification des possibilités expressives de l’enfant avait fragilisé le moi naissant par l’atteinte narcissique qu’elle entraînait et limité ses capacités symboliques.
40Les difficultés alimentaires de François dès qu’il fut sevré par sa mère qui retournait travailler, les réponses inadéquates de la nounou qui pensait bien faire en arrachant le biberon de la bouche de l’enfant quand elle le jugeait trop goulu, la pauvreté du langage corporel des parents se sont associées à des événements de séparations et deuils dans la famille, que François a vécus dans l’effondrement durant la première année. En dehors de bruits digestifs ou de secousses de hoquets quand il était angoissé, François n’a pas utilisé sa bouche pour beaucoup de productions sonores, et aucun « langage privé » ne s’est établi avec sa mère. Si produire des sons, c’est déjà expérimenter ce que l’on ressent, créer une proto-représentation, alors le malaise précoce de François et les angoisses paranoïdes associées à la bouche ont suscité un appauvrissement des sons comme jeux d’équivalences symboliques, et ont participé au retard d’acquisition du langage.
41Les angoisses archaïques ont été mal contenues, François présentait à la fois une carapace et une immense vulnérabilité. Froid et détaché, il était en fait hypersensible à son environnement qui lui renvoyait, en miroir, la peur. Le retrait de l’enfant et l’appauvrissement de sa vie fantasmatique contribuaient à retarder son développement. Quand les possibilités fantasmatiques et ensuite symboliques ont été remises en route par le jeu en situation transférentielle, sont apparus ensemble le sadisme et l’humour. François était un garçon doux et calme, « très gentil », disaient ses parents, heureux de lui trouver une qualité. Le réveil des fantasmes sadiques et agressifs, consécutifs à l’apparition du langage, s’est fait tout de suite dans l’humour. Mais ses parents en ont été encore plus angoissés : leur fils devenait fou.
42Heureusement le flot d’excitation autour de l’analité était réservé aux séances. Tout d’abord avec le premier jeu qu’il invente où nous sommes tous deux partenaires : je dois lui dire au revoir de façon répétitive et il fait semblant d’ouvrir la porte et de partir, jeu qui va en effet permettre qu’il garde la maîtrise et puisse me regarder à la fin des séances. Mais alors, il me quitte avec un bruyant : « Au revoir Madame Caca ! » qui horrifie sa mère.
43Il éclate de rire, lui qui n’avait jamais ri. Cette « blague », comme il l’appelle lui-même, est une formule où l’humour permet de manifester l’amour et le rejet dans une seule formule qu’il garde en tête pendant tout le trajet du retour chez lui, c’est une condensation de sa représentation de moi comme une partie détachable de lui-même, des objets qu’il a emportés pendant des mois, les petites boules de pâte, et de son agressivité. Il commence à rire et avoir de l’humour en affirmant son moi différencié.
44Il menaçait « Madame Caca » de la jeter à la poubelle, de me couper en petits morceaux qui allaient fondre dans la cuvette des WC, etc. Et la ritualisation de certains jeux sadiques a permis de contenir l’agitation maniaque qui s’est alors organisée plutôt dans l’humour. Un travail de figuration des limites, à travers des squiggles et des dessins, a permis entre nous des interactions où je pouvais contenir ses mouvements d’excitation et créer un jeu d’enveloppes à la fois corporelles par le dessin, et narratives par mes commentaires. Du geste au langage, nous avons tissé un moi-peau. François n’a pas développé d’activités auto-érotiques avec la bouche, mais le langage est apparu, et le jeu avec les sons et les mots s’est enchaîné aussitôt. C’est en parole qu’il a exprimé des fantasmes oraux, manger l’école, par exemple, mais sa bouche n’a pas pu être investie comme source de plaisir.
45Dans un premier temps, c’est à travers mes efforts d’empathie à l’égard du petit enfant replié sur lui-même et terrorisé, que se sont faits les ajustements entre nous. Puis est arrivée une période d’imitation où nos comportements en miroir, moi offrant l’imitation comme un miroir et lui m’imitant en intégrant des possibilités d’identification, ont conduit à des plaisanteries dont le thème était : « Si j’étais toi. » Il refusait que j’emploie cette phrase, mais lui se protégeait de mes initiatives vécues comme intrusives, en jouant avec ses projections agressives, puis en prenant plaisir à changer de rôle : « Si j’étais toi, j’écraserais toute la pâte à modeler sur le tapis et je ferais une grosse gadoue. » Et quelques semaines plus tard : « Si j’étais toi, je ferais des grimaces pour me faire rire quand j’arrive chez toi. » Après avoir été dans l’évitement et le retrait, François était devenu expressif, en testant ma propre capacité de réagir aux effets de surprise qu’il créait (lui qui devenait créatif !).
46L’humour est apparu quand le moi de François s’est trouvé consolidé et validé par les expériences narcissiques que la thérapie lui offrait. Il est aussitôt devenu un précieux recours défensif contre la souffrance. Une plaisanterie qu’il dira plus tard marque notre jeu en miroir : « Deux canards sont au bord d’un étang. L’un dit à l’autre : “Coin, coin !” L’autre lui répond : “C’est dingue ! C’est exactement ce que je voulais dire.” »
47François surprend alors ses parents en utilisant le je pour la première fois, dans une phrase négative qui affirmait à la fois son désir, son amour pour son père, son besoin d’un tiers face à la mère et sa peur des séparations : « Je ne veux pas que papa parte en voyage ! »
48Il va avoir cinq ans, ses parents lui font passer des tests pour le faire entrer en grande section de maternelle malgré l’avis défavorable de l’école qui le trouve encore inhibé et inquiet. « Moi, je ne suis pas comme les autres », en déduit-il et il joue à être « un chat avec un zizi, mais sans queue et plein de trous », et me dit qu’il va m’apprendre la magie pour tout réparer. Les défaillances précoces du moi se transforment avec l’angoisse de castration. En même temps, il veut me faire vivre « des choses bizarres » pour être sûr d’être bien compris.
49Il fait de nouvelles blagues qui le font éclater de rire : il dit qu’il va piétiner toute l’école et qu’il mangera les murs ! Ses fantasmes se construisent et se laissent dire en séance, avec une qualité de jubilation maniaque, c’est lui l’ogre, ce n’est plus le directeur de l’école qui lui fait si peur. Il dira plus tard, « Manger les enfants, ça c’est grave ! Mais manger l’école et le tableau avec les lettres, c’est tout mettre dans son ventre et devenir Ventri-loque ! » Il est très fier de son jeu de mots, il a découvert les ventriloques avec passion lors d’une émission télévisée.
50Il invente alors des jeux de mots étonnants autour de son nom de famille, dans une affirmation de son identité, une révolte devant les règles arbitraires du langage et de l’ordre paternel. Cette piste lui donne des idées, il transforme les noms des autres pour se moquer ; bien sûr, il s’empare de mon nom et crée des variantes à l’infini autour des yeux d’Anzieu.
51À la maison, il désobéit et s’attire la violence paternelle. Il cherche à désarmer son père par les réflexions humoristiques qu’il fait à propos de la police, il joue sur « peau lisse » et peau dure ; mais son père n’a pas le sens de l’humour et ressent son fils comme « méchant » ou un fou qu’il faut dresser. La mère de François, elle aussi entraînée dans ses projections négatives, pense l’avoir abîmé du fait de sa propre famille prise dans la psychose et la dépression, et juge les facéties de son fils comme des preuves de son insanité. François fait de l’humour, mais ça ne fait rire personne.
52Alors, c’est en séance qu’il rapporte les plaisanteries entendues à l’école, et qui jouent sur le langage :
L’institutrice demande à Toto de ramasser les cahiers. L’élève ne bouge pas ; l’institutrice lui redit : « Ramasse les cahiers ! » Et Toto répond : « Mais madame, il n’y a pas de cahiers par terre… »
54Le temps va se mettre à exister, et François cherche les jours de nos séances sur un calendrier, les jours d’école, qu’il déteste, les vacances, qu’il aime bien mais qui signifient des séparations.
55Avec la notion de temps, la mémoire devient accessible ; il se souvient de lui « petit quand il venait me voir et jouait avec les piques ». Il me demande si j’ai acheté certains jouets avant de le connaître : « Est-ce que tu as trouvé cette fusée quand j’étais dans le ventre de maman ? »
56Les fantasmes de scène primitive deviennent de plus en plus organisés, et sa jalousie œdipienne active. Dans les jeux, les loups attaquent les bébés, l’excitation est parfois difficile à contrôler et il demande : « J’ai besoin d’un peu d’aide ».
57Il est devenu perfectionniste et son contrôle obsessionnel fait merveille à l’école. En séance, il est révolté par les règles scolaires, parle de sa peur de la solitude la nuit et de sa curiosité sexuelle.
58À partir de sa révolte par l’humour et de son regard sur lui-même par des blagues parfois cyniques, il engage avec moi une relation exclusive autour de la pratique de l’humour. J’apprécie sa drôlerie ou ses tentatives de condenser ses expériences pénibles dans des formules brillantes.
59« Tu as déjà bu de l’alcool ? Moi je mange de la colle, ça me tient ensemble. »
60« Tu sais ce que c’est un cauchemar drôle ? C’est quand on a une faim de loup ! »
Ou encore : « Pourquoi porte-t-on des vêtements ? – Réponse : parce qu’ils ne peuvent pas marcher tout seuls. »
Nous rions ensemble et j’interprète son vécu d’étrangeté. Les liens fonctionnent et il les intègre en décidant de devenir couturier : il reprend les piques de sa période autistique, qui deviennent des aiguilles pour coudre des doudous pour lesquels il fabrique des vêtements ; il se lance dans une activité acharnée de construction d’animaux en tissu, surtout les chiens et les chats dont il a eu peur et il les couvre de tissus doux, de laine et de ficelles. Nous les couchons dans des enveloppes, et il apporte un appareil photo pour garder la trace de ses doudous.
Après une période de phobie des toilettes où il ne pouvait plus entrer sans sa mère – et chaque phobie s’associait à un progrès de langage, il se lance dans des blagues vengeresses sur les tigres qui auraient pu le dévorer dans les cabinets : ils sont tout plats puisque quand il les dessine ils sont en papier et ils ont peur d’être empaillés ; ils glissent et tombent dans un vertige sans fin et leurs griffes ne les retiennent pas. Il dit : « Je bats les tigres “à plat de couture” », et éclate de rire en me montrant que lui est couturier. Les angoisses de chutes et la rivalité phallique sont entrecroisées dans les jeux de mots. Il poursuit, à propos des tigres : « Je les fais marcher dans des cactus, car les cactus ça pique pour se défendre. Ça fait des cacas tigrés ! »
« Moi, je sais construire des choses », annonce-t-il. Et il raconte qu’avec de la boue, il fait des animaux, et il ajoute, malicieux : « De la boue, pour écraBOUiller les monstres ! »
Le langage est devenu source de jubilation, et les peurs anciennes sont dénoncées dans la rigolade : « Quelle est l’étoile qu’on voit en premier le soir dans les ciel ? l’étoile… l’étoile… d’araignée ! »
Plus tard, ce fut un humour clandestin entre lui et moi, à valeur de complicité incestueuse, dans les attaques de la figure paternelle. Il s’est délecté d’histoires drôles que les parents n’acceptaient pas, ou bien auxquelles ils restaient tout à fait imperméables, ce qui a permis à François de jouer avec l’insolence à l’égard de figures parentales inadéquates, déplaisantes et étranges.
Les déclarations d’amour devenaient claires : « Un morceau de sucre est amoureux d’une petite cuillère, mais celle-ci ne l’aime pas. – “Pourrions-nous nous rencontrer ?”, demande-t-il. –“Oui d’accord, répond-elle… Mais dans un café.” »
Freud réserve le mot « humour » aux actions ou expressions qui permettent d’intégrer des expériences de peur, de tristesse et de colère ; on peut dire que François a développé un réel sens de l’humour !
C’est avec précaution que j’ai répondu aux plaisanteries de François ; je ne faisais pas de blagues moi-même, mais j’ai interprété ses attentes à mon égard et la valeur salutaire de son humour, soit comme défense contre le désespoir, soit comme compromis avec l’agressivité ou des désirs conflictuels. C’est vrai que parfois nous avons ri ensemble et que j’ai souvent manifesté mon appréciation de son humour ; je me suis aussi adressée à lui avec des réflexions humoristiques en jouant sur le second degré du langage et il était clair que c’était pour lui transmettre un message sur ses motifs inconscients.
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« Oh tu sais, moi, je sais maintenant, je serai constructeur… Et je reviendrai te voir ; parce que nous ici, on a bien rigolé ! »
Quelques années après la fin de la thérapie, je revois François et ses parents, car, s’il est très bon élève, il est encore timide et parfois coléreux en famille. Sa mère, très fière d’avoir été à l’origine de la démarche il y a quelques années, lui dit : « Tu te souviens, je te conduisais chez une psychanalyste ? Tu sais ce que c’est, une psychanalyste ? » Et lui de répondre : « Oh, oui, une psychanalyste, c’est quelqu’un qui comprend les blagues. »
Notes
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[1]
S. Freud, 1927, L’humour, OCF/P, XVIII, pp. 133-140.
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[2]
S. Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Gallimard, coll. « Idées ».
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[3]
J. Chasseguet-Smirgel, « The Triumph of humor » in Fantasy, Myth and Reality: Essays in honor of Jacob Arlow, Ed. H.P. Blum, Int. Univ. Press, 1988.
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[4]
W.-R. Bion, Attention et interprétation, Puf, 1967.
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[5]
L. Sacht, 2001, « La capacité d’être surpris », Journal de la psychanalyse d’enfant, 29, pp. 195-214.
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[6]
H. Bergson (1900), Le rire, essai sur la signification du comique, Puf.