Couverture de LCPP_014

Article de revue

Masques

Pages 107 à 117

Notes

  • [1]
    J.-C. Rolland, 2006 « La sorcellerie de l’image », in Avant d’être celui qui parle, Tracés, Gallimard.
  • [2]
    S. Freud, L’interprétation du rêve, « L’élaboration secondaire », in OCF, VI, Puf, p. 542, sqq.
  • [3]
    Dans le mouvement des idées en psychanalyse, l’histoire des « petits mots » serait à faire tant il est difficile de s’en défaire. En effet Freud cite par exemple le « comme si » dans le rêve et dont l’utilisation dans le domaine de l’interprétation est aujourd’hui désuète. Mais ces « petits mots » ne signifient-ils pas précisément un interdit de penser : la censure de l’écriture après celle du rêve ? M. Gribinski traite de ce problème dans « L’interdit de penser que portent les petits mots », in Le trouble de penser, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 25, printemps 82.
  • [4]
    J.-F.Lyotard, 1985, Discours, figure. Éd. Klincksieck, Paris, p. 262.
  • [5]
    A. Schnitzler, Rien qu’un rêve, trad. D. Auclère, Éd. Pocket, Paris (2000) ; le roman est suivi de Eyes wide shut, scénario de Stanley Kubrick et Frédéric Raphaël.
  • [6]
    C. Lechartier-Atlan (2000), « Intersubjectivité et contre-transfert : les enjeux d’une controverse américaine », in Sur les controverses américaines dans la psychanalyse. Monographies de psychanalyse, Paris.
  • [7]
    P. Nizan, Complainte du carabin qui disséqua sa petite amie en fumant deux paquets de Maryland, Éd. Mille et une nuits. L’ironie macabre qui tente de conjurer la mort caractérise cet écrit de jeunesse de P. Nizan dont J.-P. Sartre avait noté la personnalité amère et sombre, celle précisément de nombreux personnages de l’œuvre de Schnitzler.
  • [8]
    S. Freud, Correspondance, Connaissance de l’inconscient, Gallimard, Paris p. 270, lettre du 8 mai 1906.
  • [9]
    S. Freud, op. cit., p. 370, lettre du 14 mai 1922.
  • [10]
    S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Traductions nouvelles, Gallimard, p. 257, n. 1.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 261.
  • [12]
    Cité par E. Jones, in La vie et l’œuvre de Freud, III, Puf, p. 472.
  • [13]
    En 1901, il y avait eu le scandale provoqué par Le lieutenant Gustel, œuvre considérée comme attentatoire à l’honneur de l’armée. Schnitzler perd son rang d’officier. C’est en 1894 que le capitaine Dreyfus est condamné au bagne sur une simple ressemblance d’écriture.
  • [14]
    S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie (1908), in L’inquiétante étrangeté et autres essais. Traductions nouvelles de B. Féron, Gallimard.
  • [15]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, IV, p. 200 sqq.
  • [16]
    C’est la démarche de Daniel Arasse en particulier dans Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992 (Développement d’une conférence donnée à Florence dans le cadre de journées scientifiques de l’A.P.F.) et dans On n’y voit rien. Descriptions, Denoël, 2001.
  • [17]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, I, p. 17 sqq.
  • [18]
    M. Lavagetto, Freud à l’épreuve de la littérature, coll. Champ freudien, Éd. du Seuil, 2002, p. 223 sqq.
L’élaboration dite secondaire ne l’est pas tant que ça... Son déterminisme secret lui vient de la condensation dont elle redéploie les figures. Ainsi, comme le masque pour le visage, la façade du rêve révèle la profondeur du travail onirique.

1L’invitation à dire... avait produit chez ce jeune homme une éclosion de rêveries où l’image tenait une place prépondérante. Les yeux fermés (Eyes wide shut évoquera-t-on plus tard) il disait : « Je vois », et des scènes succédaient à d’autres scènes. L’auditeur, assigné à une place d’accompagnateur « obligé » – comme on emploie le terme en musique –, se trouvait ensorcelé par l’image [1].

2Le contenu était variable ; parfois il était possible d’y reconnaître des bribes de scène primitive dans une combinatoire monstrueuse. Ce récit, par exemple : il est au fond d’une trappe et protégé par une chape de plomb (le tablier de plomb avait joué un rôle important dans son histoire). Au-dessus de lui, des rails, à droite et à gauche. Un train arrive qui regarde à droite, à gauche, et qui passe… Il se recroqueville en fœtus au fond de la trappe. L’analyste, médusé, ne put pendant un certain temps qu’accepter d’être soumis lui-même, en même temps que surpris, à ses propres rêveries ou souvenirs de films : celui par exemple de Dino Risi sur les perversions – Une poule, un train et quelques monstres – qui met en scène, entre autres personnages qui déraillent, un homme qui fait l’amour avec une locomotive.

3Devant le déferlement de ces rêveries diurnes extemporanées, l’analyste se souvenait aussi de ce passage de L’interprétation des rêves où il est dit que « ce n’est pas aux souvenirs eux-mêmes mais aux fantaisies édifiées sur la base des souvenirs que se rattachent en premier lieu les symptômes… » [2]. Ici les souvenirs étaient à l’abri dans les symptômes et masqués par l’efflorescence des fantaisies « à peu près dans le même rapport que bien des palais baroques de Rome avec les ruines antiques ».

4Il fallut un jour un vrai rêve ou plutôt le récit d’un rêve répétitif de l’enfance pour que la cure puisse prendre une autre allure et favoriser l’émergence de quelques constructions. De ce rêve, et aussi lointain qu’il fût dans le temps, il avait été possible de recueillir, non les pensées du jour, mais des restes de l’enfance toujours actifs. Le rêve était bref :

5

Ses testicules, comme détachés du reste du corps, passent de mains en mains, mais sont gardés très peu de temps, car ils sont radio-actifs.

6Le récit du rêve avait été suivi de l’évocation d’un souvenir dont le caractère onirique témoignait de la valeur d’écran ou de masque.

7

Il a trois ou quatre ans ; il est dans la cour de l’école. Sa mère lui a donné pour jouer une petite baguette de bois, flexible. Un garçon, un peu plus âgé et chargé par le maître de protéger le plus petit, s’empare de la baguette pour en jouer lui-même avec une bande de quelques autres enfants. Il se souvient encore du prénom de ce garçon et en a conservé un profond dépit ainsi qu’un sentiment de grande injustice et d’infidélité à sa mère.

8Le récit du souvenir – possible écran d’un jeu sexuel de l’enfance – pouvait dès lors éclairer la manœuvre transférentielle de séduction de l’analyste sous la forme de cette sorte de bande dessinée où les images succédaient aux images.

9La dernière partie du chapitre VI de L’interprétation des rêves, « Le travail de rêve », s’intitule « L’élaboration secondaire ». Il s’agit pour Freud de situer certains mouvements de pensée apparaissant parfois dans le rêve comme par exemple un sentiment de révolte ou de critique qui, malgré une apparence d’opposition au contenu du rêve, doivent être considérés comme lui appartenant en propre. Il existe cependant des exceptions ; ainsi cette notion survenant dans le rêve sous la forme : « Ce n’est qu’un rêve ». Elle témoigne de l’existence d’une censure qui va permettre la poursuite du sommeil, fût-ce un court instant, car l’expression précède souvent le réveil.

10L’instance psychique qui assure ce pouvoir de censure est également capable d’agir dans la formation du rêve mais seulement sous la forme d’un choix. Il pourra se produire par exemple des omissions ; il sera alors difficile de combler les lacunes dans la présentation du rêve sinon en opérant comme le philosophe que raille le poète (Heinrich Heine) quand « avec ses bonnets de nuit et les loques de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice du monde ». Il pourra parfois se produire au contraire des ajouts. Ceux-ci demeurent fragiles, traduits parfois par de simples « petits mots [3] » ou encore par « ces pensées intermédiaires », pensées de transition et de liaison qui elles-mêmes pâlissent très rapidement, rendant alors difficile l’assemblage des divers contenus du rêve.

11Ainsi l’élaboration secondaire est-elle chargée de donner une certaine cohérence au récit du rêve. Il peut s’agir d’une fausse cohérence passant inaperçue mais cette cohérence est rarement totale. Si elle l’est, on peut dire qu’elle se produit dans des rêves « qui ont déjà été interprétés une fois avant d’être soumis à notre interprétation au réveil ». Mais l’intérêt de l’élaboration secondaire est encore de manifester une véritable activité créatrice ou tout simplement d’en témoigner, car cette dernière est parfois elle-même déjà là, dans les pensées du rêve, « prête à l’emploi », fournissant alors à la construction du rêve une façade toute faite. « Ainsi la peau du rêve peut être ce qu’il y a de plus profond », écrit Jean-François Lyotard [4] à propos de ce que Freud nomme alors la phantasie dont le correspondant dans la vie éveillée est la rêverie. Et « le fantasme n’est pas seulement de jour et de nuit, il est de façade et de fondation », écrit encore cet auteur.

12Pour illustrer ce côté « prêt à l’emploi », Freud va répondre à une question déjà posée dans son premier chapitre « La littérature sur le rêve », dont on aurait tort de penser que c’est de sa part un simple geste convenu à l’égard de ses prédécesseurs. Il s’agit d’un rêve de l’historien Maury, un rêve de « réveille-matin » où l’intéressé se trouve pris dans une longue aventure pendant la Révolution ; il est conduit à l’échafaud et se réveille brutalement lorsque tombe le couperet de la guillotine. Il s’aperçoit alors que le ciel de lit lui est tombé sur la tête et lui a quelque peu entaillé le cou. Comment imaginer qu’un si court laps de temps entre le stimulus de l’éveil et le réveil brutal puisse contenir une aussi longue histoire ? Freud émet l’hypothèse que cette histoire était déjà là, toute prête, sous la forme d’une rêverie de l’adolescence et depuis conservée, marquée par le désir de séduire et par l’ambition. Il suffit que cette rêverie soit alors « effleurée » comme le cou du rêveur, dans le tourbillon des souvenirs.

13Ainsi l’élaboration secondaire est « déjà là ». Elle n’est en rien seconde dans l’ordre du temps par rapport aux autres modes du fonctionnement primaire que sont en particulier la condensation et le déplacement. Elle se comporte vis-à-vis du contenu du rêve comme la pensée de veille se comporte vis-à-vis des éléments fournis par la perception : elle les soumet à la cohérence intelligible à laquelle on s’attend.

14Pour illustrer le caractère de tromperie que peut revêtir l’élaboration secondaire sous la forme d’une trop grande cohérence du rêve, Freud s’adresse aux inscriptions mystérieuses des Fliegende Blätter, sorte d’almanach Vermot de l’époque. Ici la langue latine fait retour – celle dont Freud habille parfois les contenus trop personnels de ses propres rêves. Mais il s’agit d’un jeu, d’une supercherie : ce qui est opérant n’est certes pas la traduction de la langue morte, mais un assemblage phonique dans le dialecte allemand d’origine, qui permet de résoudre la devinette.

15Dès lors – au-delà de la réticence et de la censure –, fictions romanesques, rêves, voire certains moments d’une cure, peut-être même certains récits cliniques, renferment des scènes qui ne seraient pas si étrangères les unes aux autres car traversées par les mêmes faisceaux de représentation et articulées autour des mêmes « points nodaux », autour des mêmes postes d’aiguillage.

16« Ce n’est qu’un rêve… ». L’expression qui apparaît dans le chapitre VI de L’interprétation des rêves (pour témoigner de l’existence de la censure dans le rêve) perd sa banalité d’expression courante lorsqu’elle devient le titre d’un roman écrit par Arthur Schnitzler en 1926, Traumnovelle[5].

17L’histoire est celle d’un couple de la bourgeoisie viennoise. Lui, médecin comme Freud et Schnitzler, se fera d’ailleurs à un moment du récit la même réflexion que Freud : le regret de n’avoir pas encore été nommé professeur ! L’intrigue s’étend sur deux nuits précédées d’une première soirée où l’homme et la femme décident de tout se dire… sur leurs désirs respectifs qui peuvent les surprendre ; elle, pour un homme qu’elle a trouvé particulièrement séduisant, et lui pour une toute jeune fille rencontrée un peu auparavant. Il s’agit ici d’un jeu érotique destiné à réveiller une sensualité endormie et non l’application d’une « règle » qui évoquerait alors cette forme décadente ou baroque de « l’analyse mutuelle » de Ferenczi dans sa variante contemporaine dite de l’intersubjectivité et marquée par « l’auto-dévoilement » [6]. Dès lors, la jalousie, qui étreint l’homme malgré lui, le conduit à errer dans Vienne la nuit, à la recherche d’aventures où l’amour et la mort sont mêlés. Le clou du récit est constitué par son arrivée dans un étrange bal masqué, où il n’a pas été invité et qui se révèle être la réunion secrète d’un cercle d’initiés, peut-être d’une secte axée sur un érotisme à la fois subtil et élégant. Alors que les couples, parfois dénudés, se font, se défont et se refont, l’homme se trouve en grand danger d’être découvert, et ne doit la vie sauve qu’à la présence d’une très belle femme dont il cherchera ensuite à percer l’identité. Il la retrouvera morte, la nuit suivante – suicide ou crime, on ne le sait – à la morgue de l’hôpital où se nouera encore un dialogue quelque peu décalé avec l’anatomo-pathologiste de garde, un ancien compagnon d’études. On retrouve ici le mélange de fascination et d’horreur, mais aussi d’ironie macabre qui devait inspirer une nouvelle de Paul Nizan [7].

18Le retour à la maison ou peut-être le réveil est également l’occasion d’un épisode étrange. Alors qu’il se demande s’il n’a pas rêvé, l’homme remarque, à la place qu’il occupe habituellement dans le lit conjugal où sa femme dort profondément, le visage d’un inconnu… Le moment de stupeur passé, il reconnaît le masque qu’il portait au cours de la première nuit de folie. Et alors qu’il doute de ce qu’il vient de vivre, la présence de l’objet est là qui prouve la réalité de ses rencontres avec les personnages de la nuit comme le récit prouverait la « réalité » du rêve. La femme se réveille, et devant l’inquiétude qu’elle lit dans les yeux de son mari qui ne peut détacher son regard du masque, elle lui dit simplement : « Ce n’est qu’un rêve. »

19Le film de Stanley Kubrick, Eyes wide shut, suit assez fidèlement la nouvelle transposée à l’époque actuelle. Elle en accentue le caractère onirique. Le masque est là, posé sur l’oreiller, et seule peut-être la vision, contrairement au récit qui se contente de l’évoquer, atténue la partie métaphorique de la présentation : celle qui finalement fait de l’élaboration secondaire du rêve, ici du récit, un autre masque.

20On ne se pose plus guère de questions concernant la relation de Freud avec Schnitzler – sur l’absence de relation puisqu’elle est marquée par leur évitement de la rencontre. L’affaire serait entendue depuis que Freud lui-même en a donné les raisons : d’abord en 1906 [8], « la conformité profonde de [leurs] conceptions en ce qui concerne maints problèmes psychologiques et érotiques… ». Et encore la joie et la fierté de la part de Freud d’avoir été une source d’inspiration pour l’écrivain, et réciproquement. Puis en 1922 [9], l’aveu « par trop intime » : « je pense que je vous ai évité par une sorte de crainte de rencontrer mon double ».

21Rencontrer son double… l’expression est forte et dérangeante. Elle convoque l’inquiétante étrangeté dont elle est l’exemple même dans l’article éponyme écrit en 1919, quelques années avant la lettre à Schnitzler. Il ne s’agit pas seulement de la vision spectrale d’un homme vieillissant qui ne reconnaît pas son reflet dans la porte vitrée du train de nuit [10]. Le double est ici le créateur littéraire, Arthur Schnitzler lui-même dont l’un des récits, La prédiction, est cité par Freud [11]. Mais chez ce dernier l’inquiétant fait rapidement place à un sentiment d’insatisfaction, une sorte de mauvaise humeur du fait de cette tentative de « tromperie ». Freud s’en veut de s’être laissé prendre à la « supercherie » de l’écrivain à laquelle il oppose la rigueur scientifique, celle de l’interprète qui refuse le chemin le plus court, celui de la condensation, Verdichtung. Il démasque derrière l’inquiétant familier à la fois le « dépassé » (les traces de l’âme primitive) et le « refoulé ». Un reflet cependant demeure : la nostalgie d’un chemin perdu en route, celui évoqué dans une lettre à Martha Bernays : « Je commence à prêter l’oreille aux tentations littéraires alors qu’auparavant je n’aurais rien pu imaginer de plus étranger à mon esprit [12]. »

22Freud et Schnitzler sont contemporains : Freud est aîné de six ans. Ils ont suivi les mêmes études à la Faculté de médecine de Vienne. Schnitzler, oto-rhino-laryngologiste, comme son père, s’est intéressé à l’hypnose pour traiter des troubles de la voix. Il y a dans sa clientèle beaucoup d’acteurs et de chanteurs. Ils ont été l’un et l’autre victimes du même ostracisme, dès le début du siècle, en raison de leurs écrits : Freud, lors de la parution des Trois essais et du scandale que constitue la révélation de la sexualité infantile ; Schnitzler, dont la première pièce Liebelei a été aussi un scandale, doit faire imprimer secrètement La Ronde et ne pourra la faire jouer qu’en 1926, l’année de la parution de la Traumnovelle. La pièce sera interdite en Allemagne [13]. Enfin comme écrivains juifs, ils seront victimes du même autodafé, lors de l’Anchluss, lorsqu’au rejet aura succédé la haine et, à la culture, la barbarie et la rage de détruire.

23Donc, c’est entendu, les deux hommes se sont intéressés aux mêmes problèmes psychologiques, aux forces originaires, Éros et Thanatos dont le jeu opposé domine toutes les énigmes de l’existence. Mais ils n’ont pas suivi la même voie : d’un côté « l’auto-observation subtile » et de l’autre « un laborieux travail pratiqué sur autrui ». Schnitzler vit et raconte l’aventure de la nuit et les jeux érotiques – c’est un Dichter. Freud se défait de sa fascination pour le rêve afin de pouvoir l’interpréter. Leur rapport à la langue ne saurait être rigoureusement le même : Freud veut convaincre tandis que le talent de Schnitzler est dans le récit. Et la réserve de Freud concernerait moins la personne de l’écrivain que le problème de la créativité littéraire qu’il n’aurait pas véritablement désiré explorer plus avant.
C’est ainsi que Le créateur littéraire et la fantaisie[14] a pu apparaître comme un texte inachevé, en retrait ou de moindre importance, comme une fantaisie. En réalité, l’intérêt de ce texte est d’abord dans ce qui relie la création littéraire au rêve ; la marque de fabrique est la même : un souvenir d’enfance réveillé par un événement du jour. Mais la correspondance va plus loin : aborder la genèse de l’œuvre ne suffit pas ; encore faut-il saisir par quoi opère son effet. Comme l’élaboration secondaire dans le rêve, il y a dans l’œuvre littéraire des remaniements. Et c’est à ceux-ci, à l’art poétique donc, que l’on doit le dépassement d’une répulsion ayant à voir « avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres ». Dans l’élaboration secondaire comme dans la fiction ou le poème, il s’agit bien de traiter la censure ; dans le premier cas, pour poursuivre le sommeil, dans le second, pour séduire le lecteur. C’est donc naturellement que Freud, à propos de la création littéraire, parle d’une « prime de séduction » qui va déjouer les résistances et qu’il associe au « plaisir préliminaire ».
Et comme s’il ne voulait pas être en reste lui-même par rapport au Dichter, Freud donne un exemple de son propre style d’écrivain. Il écrit cette phrase où le sexuel est traité de la façon la plus poétique qui soit : « Les trois temps de la représentation, passé, présent, avenir [sont] comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse ». Freud n’ira pas plus loin, laissant son lecteur « au seuil de nouvelles investigations intéressantes et complexes », un lecteur en suspens.
Il est vrai que tout avait été dit dans Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen. En lieu et place d’un commentaire une autre œuvre avait surgi, une œuvre littéraire.
Le créateur littéraire et la fantaisie était une commande pour une conférence destinée au grand public de la part de Hugo Heller, un éditeur viennois, fidèle participant aux séances du mercredi. C’est au cours de ces réunions qu’a pu également être abordée la question de la création littéraire.
La réunion du 5 mars 1913 [15] concerne précisément l’œuvre de Schnitzler. Elle débute par un exposé de Théodore Reik intitulé : « Remarques psychanalytiques sur les œuvres littéraires de Schnitzler ». Du compte-rendu de Rank, on retiendra l’analogie de la démarche de Reik avec celle de l’interprétation des rêves, « qui consiste à partir de petits détails inaperçus et apparemment arbitraires, à savoir les épisodes de l’œuvre littéraire ». Celle-ci, comme le rêve est l’expression d’un désir. L’intervention de Freud est sobre : il confirme que « le principe appliqué par l’orateur et consistant à tenir compte des bagatelles (sic) est particulièrement valable pour la critique d’art [16] ».
Freud a-t-il pensé alors au problème de la communication analytique ? Ceci avait été abordé le 21 octobre 1908 [17]. Sadger lit une communication sur un cas de pseudo-épilepsie hystérique. Freud lui reproche un style journalistique, le fait de tout noter et de donner une présentation peu attrayante. Ce jour-là, Steckel en rajoute en stipulant que « les histoires de malades qui n’ont pas été élaborées sont absolument indigestes. Une présentation scrupuleuse mais artistique comme celle de Dora est la seule possibilité acceptable ». Freud précisera que « les observations psychanalytiques écrites présentent moins d’avantages qu’on ne croirait. Elles sont, en somme, entachées de cette précision apparente dont la psychiatrie moderne nous a donné tant d’exemples frappants ».
Plus tard, un théoricien de la littérature, Mario Lavagetto [18], écrira, à propos de ce qu’il appelle « le cas Sadger », que « la vérité ne fait surface que dans l’univers de la fiction et se soustrait à l’expédient naturaliste de la tranche de vie ». Dès lors le masque que l’on pense à juste titre nécessaire pour des raisons de discrétion dépend en fait de la même « contrainte à la composition », Der Zwang zur Zusammensetzung, que celle qui existe pour le rêve. Cette dernière seule permet de « traiter » l’intime de la cure pour la rendre intelligible c’est-à-dire communicable.
… Le jeune homme avait fermé les yeux et dit : « Je vois… », produisant une activité imaginative qui habillait de rêveries et de masques la nudité la plus originaire : celle des fantasmes qui structurent la psyché. Le « délire imaginatif aigu » naît sur place, mais son déclenchement nécessite un événement extérieur, ici l’invitation séductrice à dire, à partir de laquelle – que l’on s’en défende ou pas – la cure trouve son origine. L’ébranlement transférentiel avait pu jouer alors comme le ciel de lit qui en effleurant le cou du rêveur à la guillotine, actualise d’un coup le rêve répétitif de l’enfance, déjà là, et révèle le souvenir qui lui est contemporain.

Notes

  • [1]
    J.-C. Rolland, 2006 « La sorcellerie de l’image », in Avant d’être celui qui parle, Tracés, Gallimard.
  • [2]
    S. Freud, L’interprétation du rêve, « L’élaboration secondaire », in OCF, VI, Puf, p. 542, sqq.
  • [3]
    Dans le mouvement des idées en psychanalyse, l’histoire des « petits mots » serait à faire tant il est difficile de s’en défaire. En effet Freud cite par exemple le « comme si » dans le rêve et dont l’utilisation dans le domaine de l’interprétation est aujourd’hui désuète. Mais ces « petits mots » ne signifient-ils pas précisément un interdit de penser : la censure de l’écriture après celle du rêve ? M. Gribinski traite de ce problème dans « L’interdit de penser que portent les petits mots », in Le trouble de penser, Nouvelle revue de psychanalyse, n° 25, printemps 82.
  • [4]
    J.-F.Lyotard, 1985, Discours, figure. Éd. Klincksieck, Paris, p. 262.
  • [5]
    A. Schnitzler, Rien qu’un rêve, trad. D. Auclère, Éd. Pocket, Paris (2000) ; le roman est suivi de Eyes wide shut, scénario de Stanley Kubrick et Frédéric Raphaël.
  • [6]
    C. Lechartier-Atlan (2000), « Intersubjectivité et contre-transfert : les enjeux d’une controverse américaine », in Sur les controverses américaines dans la psychanalyse. Monographies de psychanalyse, Paris.
  • [7]
    P. Nizan, Complainte du carabin qui disséqua sa petite amie en fumant deux paquets de Maryland, Éd. Mille et une nuits. L’ironie macabre qui tente de conjurer la mort caractérise cet écrit de jeunesse de P. Nizan dont J.-P. Sartre avait noté la personnalité amère et sombre, celle précisément de nombreux personnages de l’œuvre de Schnitzler.
  • [8]
    S. Freud, Correspondance, Connaissance de l’inconscient, Gallimard, Paris p. 270, lettre du 8 mai 1906.
  • [9]
    S. Freud, op. cit., p. 370, lettre du 14 mai 1922.
  • [10]
    S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Traductions nouvelles, Gallimard, p. 257, n. 1.
  • [11]
    S. Freud, op. cit., p. 261.
  • [12]
    Cité par E. Jones, in La vie et l’œuvre de Freud, III, Puf, p. 472.
  • [13]
    En 1901, il y avait eu le scandale provoqué par Le lieutenant Gustel, œuvre considérée comme attentatoire à l’honneur de l’armée. Schnitzler perd son rang d’officier. C’est en 1894 que le capitaine Dreyfus est condamné au bagne sur une simple ressemblance d’écriture.
  • [14]
    S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie (1908), in L’inquiétante étrangeté et autres essais. Traductions nouvelles de B. Féron, Gallimard.
  • [15]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, IV, p. 200 sqq.
  • [16]
    C’est la démarche de Daniel Arasse en particulier dans Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992 (Développement d’une conférence donnée à Florence dans le cadre de journées scientifiques de l’A.P.F.) et dans On n’y voit rien. Descriptions, Denoël, 2001.
  • [17]
    Les premiers psychanalystes. Minutes de la société psychanalytique de Vienne, I, p. 17 sqq.
  • [18]
    M. Lavagetto, Freud à l’épreuve de la littérature, coll. Champ freudien, Éd. du Seuil, 2002, p. 223 sqq.
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