Notes
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[1]
S. Freud (1915), « L’inconscient » in Métapsychologie, Gallimard, 1968.
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[2]
J.-C. Rolland, « L’analogie dans la situation analytique : un processus » in Le théâtre des mots, Libres cahiers pour la psychanalyse, Printemps 2003, numéro 7.
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[3]
In Histoire des religions, 1, p. 82, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1970.
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[4]
Jean Starobinski, La mélancolie au miroir, Julliard, 1989.
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[5]
S. Freud, La technique psychanalytique, Puf, 1953.
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[6]
S. Freud, op. cit., p. 139-141.
Je désignerai comme « le spéculaire » l’acte psychique par lequel je saisis ce que je suis dans le reflet que l’autre m’en renvoie. Cet acte est la figure la plus énigmatique du transfert. Il structure l’expérience informelle, mais initiatrice, de la rencontre intersubjective.
1Cette patiente souffre d’une névrose obsessionnelle qui lui « mange la vie », la sienne et celle de son entourage, parce qu’elle s’ordonne, sans respiration aucune, sur des impératifs catégoriques d’ordre, de discipline et de propreté. Dans la séance qui inaugure cette énième année d’analyse, elle fait néanmoins état des heureuses vacances qu’elle a passées, de la liberté corporelle et gestuelle qu’elle a pu s’y autoriser et qu’elle sait, dit-elle, devoir à sa cure. Sa carapace obsessionnelle, par sa rigidité et sa constance, semble, au plan manifeste, jeter un défi virulent et permanent à l’efficience du travail analytique ; elle pourrait être de nature à ébranler la confiance de l’analyste en sa thérapeutique. Il est clair cependant entre nous, et à un autre niveau, qu’un « processus » tout intérieur, presque secret, conduit cette femme à se sentir plus vivante, plus joueuse, presque heureuse d’entrevoir qu’elle pourrait un jour, mais pas trop tôt, renoncer au déterminisme inconscient auquel elle s’identifie et à la tyrannie pulsionnelle à laquelle elle se soumet.
2Puis, juste avant que cette séance ne se termine, et d’une manière qu’aucune contradiction ne puisse lui être opposée, elle m’annonce qu’elle ne viendra pas à sa séance de mercredi. Sa chaudière qui fuit, me dit-elle, doit être remplacée, et ce chantier est bien trop sérieux pour qu’elle n’en soit pas de bout en bout le « maître d’œuvre ». Si prosaïque qu’apparaisse cet événement de l’extérieur, le récit qu’elle en fait dans le hic et nunc de l’expérience transférentielle sonne à mon écoute selon une tonalité plaintive, douloureuse, discrètement tragique.
3Nous ne disposons pas tous de la même plénitude langagière, de la même gamme d’expressions pour communiquer à qui nous écoute, de manière directe et avec la même justesse et subtilité, les idées et les émotions qui trament notre malheur intérieur. L’armure par laquelle l’obsessionnel se protège de ses impulsions et de ses représentations infantiles est forgée sur le matériau même du langage. Sa syntaxe y est resserrée jusqu’à l’abrasion de tout écart signifiant ; les mots y sont retenus, ou exclus, selon leur capacité à assourdir, voire à taire, les signifiés qu’ils sont appelés à représenter. La névrose assèche la portée du discours, le réduit à une musique rudimentaire analogue à celle qu’un « ancêtre » tira, un jour, de l’os d’un mort en le perçant de quelques trous et transmit ainsi à un proche, par un accord maladroit, la douleur sourde qui inspirait son souffle. Aussi entendis-je dans ce propos laconique, si peu poétique dans sa figure, si touchant dans sa gaucherie et sa fureur énonciatrice, l’émergence lointaine, très lointaine, d’une représentation inconsciente s’arrachant, dans l’angoisse, au mutisme de l’inconscient.
4De fait, le motif de la fuite n’était pas réellement nouveau dans son discours. Il était apparu incidemment, quelques mois auparavant, à la faveur d’une impulsion soudaine qu’elle eut à refaire toute la tuyauterie de son appartement, à la désencastrer de façon à en surveiller en permanence le bon état. Puis il s’était déplacé vers la recherche de taches sur ses plafonds et la suspicion que les « voisins du dessus » négligeassent la salubrité de l’écoulement de leurs eaux. Puis il s’était transféré sur des pertes et une cystite de sa fille à qui elle imposa de se soumettre à des examens gynécologiques et néphrologiques complexes. De sorte qu’à l’étrangeté associée à ce thème de la « fuite de la chaudière » se mêlait, dans mon écoute de ce motif à tonalité douloureuse, maintenant, dans la séance dont je parle, et créant un début d’opposition articulatoire, la familiarité d’une répétition. Comme si j’entendais que se condensaient là, dans une unité conceptuelle cherchant sa signification, des expériences perceptuelles, des constructions représentatives qui, isolées, demeuraient insignifiantes et dispersées au plan de leurs inscriptions topiques et leurs temporalités psychiques. L’opposition familiarité – étrangeté, lorsqu’elle vient colorer une représentation, n’est pas encore grammaticale, elle n’est qu’un effet d’écoute, mais elle est sans doute initiatrice de l’émergence du sens.
5Penchons-nous un instant sur ce phénomène. La répétition qu’on voit à l’œuvre dans la compulsion de cette patiente à investir perceptivement, de façon sélective, certains événements de la réalité extérieure plutôt que d’autres, qui se dotent ainsi d’une portée analogique certes encore mystérieuse, participe d’un processus représentatif. Voyons un début de logique dans cette détermination à rassembler des événements apparemment disparates en ce qu’elle tend, ipso facto, à une opération de comparaison et d’abstraction de ce qui leur est commun. La répétition, qu’on dit « aveugle » dans ses effets, ne l’est pas dans son esprit. Elle est une étape fondatrice de la conceptualisation. Elle organise, non pas encore ce que Freud [1] nommait Representanz, la représentation inconsciente qui exige une opération de refoulement, impliquant l’intervention du langage, et se constitue par un effet de négation du discours, mais une formation de l’inconscient, relevant de l’ordre archaïque de l’image, ne se donnant à voir qu’à l’« œil de l’esprit », selon une réflexion non pas discursive mais spéculaire. Freud prit soin de la différencier de la précédente en l’affublant, pour la désigner, du doublet sémantique, Vorstellungsrepresentanz, dont l’équivalent français est encore plus ambigu, représentation de représentation.
6Il est très important, pour la compréhension du processus analytique, de distinguer ces deux états de la représentation inconsciente : l’une, la représentation, appartient à l’inconscient refoulé qui demeure, par négation, connecté à l’organisation discursive, elle est comme attenante à la langue énonçable, elle est susceptible d’y faire signe dans le phénomène que j’ai décrit comme « répétition analogique » [2]. De ce contre-investissement par la langue, l’appareil psychique gagne à se prévenir de l’influence qu’elle pourrait exercer sur la perception en orientant celle-ci vers des représentations substitutives à caractère hallucinatoire. Grâce à cette inscription topique, la voie de la sensorialité lui est fermée.
7La représentation de représentation appartient, elle, à l’inconscient non refoulé. Elle est une formation psychique en voie d’organisation, initiée par un travail de figuration auquel l’expérience transférentielle concourt considérablement et qui donne à la cure l’essentiel de sa créativité. Elle se développe indépendamment du langage, ce qui lui autorise un libre accès à la perception où elle puise les images nécessaires à sa fantasmatique, mais qu’elle détourne du même coup de son objectivité. Le caractère d’actualisation hallucinatoire que revêtent les productions psychiques sous l’effet de la régression transférentielle est la preuve la plus tangible de ce foisonnement du fantasme que le travail analytique, l’écoute, les constructions et l’interprétation acheminent secondairement vers la parole, en lui imposant nécessairement le passage par l’état de représentation refoulée.
8Il est très important de différencier ces deux états de la représentation inconsciente parce que cela nous permet de comprendre comment le processus analytique assure ou réassure, à partir des traces mnésiques les plus archaïques et de leurs motions pulsionnelles les plus sauvages, leur entrée dans une organisation signifiante. Il est possible que ce que chaque cure accomplit sur un plan ontogénétique ne soit que la reprise d’un processus plus général qui appartient à la phylogenèse. J’en veux pour preuve cette observation sur la religion égyptienne rapportée par Philippe Derchain : au dieu Osiris, le mythe attribua à l’origine « d’être tantôt le grain qui renaît après avoir été enterré, tantôt le Nil qui connaît une nouvelle crue après les mois d’étiage, tantôt la lune qui resplendit de nouveau au ciel après une période d’invisibilité, ou même le soleil qui réapparaît après la nuit ». Plus tard, d’après les documents, il devint aussi « le type même du prince qui se perpétue dans son fils et qui, d’autre part après sa mort, découvre la survie spirituelle ». On peut supposer qu’à travers ces représentations multiples et répétitives la pensée primitive a tenté de dégager un dénominateur commun, consistant bien sûr dans la périodicité qui affecte tous ces faits, puis de poser l’équivalence, sur les deux plans du signifié et du signifiant, de l’éternel retour et d’Osiris. Puis plus tardivement, au premier millénaire, de reconnaître et de nommer la force représentée par Osiris lorsqu’il sera appelé « le vivant », ou mieux « la vie », atteignant ainsi un haut degré d’abstraction [3].
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11L’opération par laquelle la répétition s’érige imperceptiblement en représentation comporte ce que j’appellerai un « point de fuite ». Celui-ci ne nous sera saisissable qu’à la condition de l’éprouver à l’interlocution dont cette opération est, dans sa genèse et sa structure, solidaire. Comme si, pour nous approprier théoriquement la compréhension d’un certain fonctionnement de l’appareil psychique, il nous fallait renoncer à la seule autorité de l’énonciation pour recourir à la répétition, dans l’acte même du discours et de l’échange scientifique, de l’événement que nous tentons d’élaborer. Avec le passage de la répétition à la représentation, l’appareil psychique s’arrache à l’automatisme – et au solipsisme – de ses origines, pour accéder à la subjectivation et à la capacité de se réfléchir. Dans cette opération, où l’on va de l’indifférenciation subjective à l’unité individuelle, il faut la présence de ce que Freud, dès l’Esquisse, s’est figuré comme le Nebenmensch, autre et proche, même et lointain, un « tiers ».
12Je désignerai comme « le spéculaire » l’acte psychique par lequel je saisis ce que je suis dans le reflet de ce que l’autre m’en renvoie. Cet acte constitue un des axes majeurs du travail analytique. Il est la figure la plus énigmatique du transfert. Il structure l’expérience informelle, mais initiatrice, de la rencontre intersubjective. De cet acte, le discours va secondairement, par ses mots, sa syntaxe, son rythme, déployer, en les formalisant, les virtualités représentatives et affectives. Par la même insolente métamorphose qui détache progressivement le fruit de sa fleur, la condition étant qu’un autre appareil psychique en assure la réflexion, en déploie, par l’écart auquel l’assigne une certaine fonction de miroir, la signification, en redistribue, par la singularité de ce qui le fait être un autre appareil psychique, la configuration.
13Je dis « un autre appareil psychique ». Je ne dis pas « l’appareil psychique d’un autre », parce que la notion d’altérité ne doit pas trop vite se dissoudre dans l’opposition des catégories – trop anthropologiques et trop tranchées – du soi et de l’étranger. Elle doit rester resserrée dans l’opposition des catégories, en miroir et plus intimement psychanalytiques, du narcissisme et de l’objectalité, ou de celles de la subjectivité et de l’objectivité.
14Le travail de rassemblement représentatif qui s’initie, avec la répétition perceptive, dans l’appareil psychique de l’un, trouve un début de résolution par la présence d’un autre appareil psychique. Dans la situation clinique invoquée, je pourrais revendiquer que cet autre appareil psychique est le mien. Mais suis-je assuré que c’est bien mon « moi » qui s’est accommodé, au sens optique du terme, à la situation qu’a dévoilée la rencontre ? Je ne peux en effet exclure que de l’être psychique, indifférencié jusque-là, dans l’appareil qui me constitue, est apparu en moi, impulsé par l’expérience que constitue, pour moi aussi, cette rencontre. Je ne revendiquerais alors ma participation active à ce processus que pour nier la transformation passive que la régression contre-transférentielle m’a fait subir. L’image qui, depuis ma position analytique, est renvoyée à l’analysant est une image animée, elle est produite par la vie psychique nouvelle que la rencontre a insufflée en moi. Elle n’est donc pas un simple effet mécanique. De sorte que du recours à cette métaphore du miroir, bien qu’il nous ait été utile pour ouvrir notre réflexion sur le spéculaire dans la cure, il nous faut nous détourner. Cette métaphore est en effet plus adéquate à la pathologie du spéculaire que représente, ainsi que l’a bien montré Starobinski [4], la mélancolie où l’image confond le sujet et l’objet, où le miroir devient l’outil mortifère de la fixation, « l’eau noire dans son cadre gelé » comme l’écrit Mallarmé dans Hérodiade. Tout au contraire, l’écoute analytique répond à la répétition scandant le discours du patient, en la reflétant objectivement et en s’y transformant subjectivement.
15Un « Je », donc, chez l’analyste que je suis avec elle, écrit qu’il a entendu – et entrepris d’en décrypter la signification – le discours de l’analysant dire la répétition que, à la faveur de l’expérience transférentielle, il était en train d’agir ou par laquelle il était agi. Cette représentation d’attente, cette construction, correspond, chez lui, au transfert, dans le champ du discours, dans une activité de parole, d’une impression qui est, elle, d’appartenance indéfinissable. Elle ne relève pas de la langue. La seule chose qu’on puisse en dire, dans une approximation qui demeure plausible, est qu’elle emprunte la voie de l’image, du reflet, que son matériau est donc celui du visuel, du visionnaire, qu’il s’inscrit dans la mystérieuse sensorialité dont, sous sa langue, et par là même invisible, Psyché est pleine.
16Transfert, Übertragung, dit Freud, quand dans le chapitre VI de L’interprétation des rêves, il veut désigner l’opération par laquelle les « pensées du rêve » se convertissent en « images du rêve ». Transfert, précise-t-il, et non pas traduction, Übersetzung. Il ne s’y produit pas en effet une commutation signifiante, comme le serait le simple passage d’une sémiologie verbale dans une sémiotique de l’image. Il s’agit d’une transposition – qui en appelle à l’étendue psychique – entraînant une profonde modification du contenu idéique et pulsionnel de la chose transportée. Au point que ce qui avait, dans les pensées du rêve, fonction expressive et statut d’abstraction et était un « dire », acquiert, dans l’image du rêve, valeur d’accomplissement hallucinatoire du désir et devient un « acte ».
17Évidemment, dans la situation analytique, la transposition suit un cours rigoureusement inverse à ce qui se passe dans le processus onirique. Ici c’est l’image, forte de son efficience hallucinatoire telle qu’elle hante l’expérience transférentielle et contre-transférentielle, qui se transpose en un discours, ainsi que l’exigent la méthode analytique et sa règle fondamentale. Retenons de ce rapprochement l’idée, très importante pour notre cheminement, que la même transvaluation des contenus idéiques et affectifs de la formation transportée s’y produit.
18Quand le contenu de l’image qui s’est formée en moi à un moment donné de mon écoute s’est transporté dans mes mots nommant la répétition, il me faut absolument supposer que ce contenu a dû abandonner une part de sa force pulsionnelle, renoncer à une part de sa nature œdipienne. Il me faut encore supposer que ce processus de nature sublimatoire s’est produit conjointement chez la patiente et chez moi. Il nous contraint, de concert, à échanger nos objets propres, d’appartenance narcissique, contre les objets étrangers que, avec l’émergence d’une nouvelle inter-individualité, nous représentons désormais l’un pour l’autre.
19Réflexion objective du mouvement psychique se développant chez l’analysant pendant le temps de la séance, et transformation subjective de son propre appareil psychique sous l’influence de ce même mouvement, pourraient bien être la part assez considérable que l’analyste prend à la « perlaboration » que Freud, dans son texte de 1914 [5] « Remémoration, répétition et perlaboration », oppose à « la répétition », comme la lumière à l’ombre, ou le remède au mal. Cette perlaboration à laquelle, curieusement, quand il reprend magistralement ce thème de la répétition en 1920, dans « Au-delà du principe de plaisir », il semble, soudain, faire moins confiance. Nous retrouvons, là, le « point de fuite » que j’évoquais tout à l’heure, dans cette difficulté intellectuelle où nous sommes de concevoir qu’une transformation, demeurant toute intérieure à l’appareil psychique de l’analyste, produise un effet sur un autre appareil psychique dont le sépare l’écart irréductible de la subjectivité. Dans la résistance à admettre qu’un mouvement psychique sans auteur, puisque déterminé en réaction à une situation donnée, et marqué du sceau de la passivité – et même à considérer qu’il s’agisse d’un retournement de l’activité en passivité – soit un acte à part entière. Dans la peine à concevoir qu’au fons et à l’origo de la situation analytique, ce qui est en jeu est cela, que cela et tout cela : la mise en tension de deux appareils psychiques sous l’effet de leur co-présence incluant la confrontation immédiate de la ressemblance et de la différence, du proche et du lointain, du familier et de l’étranger. L’installation d’une interdépendance qu’on pourrait figurer comme une mise en orbite réciproque, sous la contrainte de laquelle le jeu de forces, de représentations, d’affects, activé chez l’un, active chez l’autre un autre jeu de forces, de représentations, d’affects, non pas nécessairement ou exclusivement mimétique ou complémentaire, mais justement imprévisible, inattendu. Comme si la répétition ne s’avérait au principe de la vie psychique qu’aussi longtemps qu’elle demeurait isolée, et qu’elle trouvait, imparablement, à s’échouer sur l’écueil que lui oppose l’imprévisibilité de l’autre, demeurant emmuré dans la singularité de sa propre compulsion.
20Comme si, à la source du transfert, en deçà de ce que chacun de ses protagonistes en organisera, par ses images, de figures et, par son discours, de représentations, il y avait d’abord cette « mobilisation » par laquelle deux appareils psychiques distribuent autrement les instances qui les organisent en « divisions de l’être », pour reprendre ce titre des Libres Cahiers. Concédant, par exemple, que des morceaux de leur moi retournent à l’empire du ça, qu’ils remanient et les attentes et les refus que déterminent, de part et d’autre, d’un côté l’attraction vers l’objet, de l’autre la tendance à conserver intacts les précieux acquis narcissiques. Une mobilisation qui explique l’étroitesse de l’ouverture intersubjective que le transfert organise, l’urgence dans laquelle elle s’initie, les alarmes et l’effroi qui l’accompagnent.
21Et c’est précisément de surmonter cet effroi, ou de le surplomber, que l’analyste trouve sa « mesure » d’analyste. Qu’il est en mesure d’offrir à l’analysant le reflet de son être inconscient, de lui renvoyer l’image des turbulences qui l’affectent et de sa quête d’objets internes auxquels il ne sait pas comment renoncer. Mais cette réflexion passive qu’assure ici l’analyste – et d’où lui vient « l’horreur de son acte » – fait de lui un miroir vivant, d’être troublé de ce que son tain n’est autre que son propre être inconscient, et un miroir comme brisé, d’être marqué du sceau de cette petite différence par laquelle un narcissisme donné est à tout jamais irréductible à un autre. Un miroir dans lequel, en même temps que l’analysant, il découvre l’inconnu qu’il est à lui-même et que la situation a fait « apparaître ».
22Le surplombement – die Überlegenheit –, auquel Freud accorda, dans « Au-delà du principe de plaisir », tant d’importance en le situant comme la posture qui, chez l’analyste, s’oppose à la répétition chez le patient, est au fondement de la perlaboration. Car ce regard que l’analyste est contraint à porter sur lui-même, ce regard intérieur par lequel il redouble le regard qu’il porte sur l’analysant, ce regard ouvre sur plus qu’une « perception », il initie une « représentation ». Il est une perception qui se double d’une pensée. Et peu importe, à ce stade, que la pensée appartienne à l’image ou au langage. Dans le surplombement, la perception ne se contente pas de figurer ce qu’elle voit, elle discerne l’écart séparant sa vision de la chose vue, invente donc les catégories, opposées en miroir, de la représentation et de la chose, les installe dans la perspective de l’étendue psychique et la hiérarchie de ses instances. Le surplombement est un déplacement vers le haut, comme le dit le préfixe über du mot allemand, il est arrachement à la littéralité et à l’immédiateté de l’expérience et il est, par là, l’esprit même de la symbolisation. Le mouvement intérieur par lequel l’analyste aménage, face à sa participation, sensorielle, passive, inconsciente à l’expérience transférentielle, une position, que Freud désigna comme Versagung, « refusement », que je préfère penser en terme de « désintéressement ». Car, née d’un nouveau retournement de sa passivité en activité, de sa participation en observation, cette position lui permet de se concentrer sur la seule lecture et le seul déchiffrement des événements psychiques où l’engage sa rencontre avec l’analysant. Une position en tiers que, pour ma part, je crois devoir tenir non comme une « loi » extérieure et antérieure à la situation analytique, visant à prévenir sa pente fusionnelle, mais comme un lent acquis du travail psychique, une conquête, toujours en retard sur l’expérience, de la curiosité quand, s’arrachant à sa matrice sexuelle, à son intéressement incestueux, elle initie la conscience.
23Que fit Freud quand, regardant jouer son petit-fils Henlé, il entendit dans le fort, puis le da proférés par celui-ci, il vit dans son invention du motif bobine-ficelle, que l’enfant reproduisait l’expérience malheureuse que sa mère, en le quittant, lui avait infligée ? Parce que son observation avait gagné en attention d’être détachée des liens puissants et puissamment narcissiques que le vieil homme entretenait avec le fils aîné de sa fille aînée, parce que sa curiosité s’était affranchie des entraves séductrices inhérentes à la filiation, le chercheur impartial qu’il sut être en toutes circonstances, pas seulement dans l’écoute de ses patients ou dans l’élaboration de sa métapsychologie, discerna, sous l’insignifiante banalité de ce caprice, le jeu dont l’appareil psychique sait se doter pour faire face à ses revendications pulsionnelles, aux exigences de la réalité extérieure et aux menaces qui, incessamment, pèsent sur les relations d’objet. Jeu dont son discours put, alors, déplier tout le prisme chromatique entre ludique et tragique, d’où lui viennent et sa ruse et son efficience. Jeu dont on peut paradoxalement considérer qu’il est la forme même que revêtent le travail psychique en général et la perlaboration en particulier.
24Car le commentaire que, dans ce texte métapsychologique austère de « Au-delà du principe de plaisir », Freud donne de cet événement, laisse toute sa place à l’émerveillement, à la surprise jamais épuisée que lui cause sa découverte. Le merveilleux gît toujours clandestinement sous le banal, il suffit de pousser la pierre qui l’obstrue pour qu’apparaissent, à celui qui « a des oreilles pour entendre et des yeux pour voir », les images de la caverne. Le merveilleux, c’est-à-dire le fantastique, c’est-à-dire les scénarios fantasmatiques qui se déploient, dans l’enclos sacré et secret de son monde interne, initié par les figures que l’être humain, dans son exil sur la terre a apportées avec lui, et qui demeurent, à jamais, brouillées avec les productions de la nature, ces figures que sont ses pulsions, ses désirs, ses ancêtres, ses dieux et ses morts.
25Et, ici, se pose une question dont la résolution me paraît essentielle pour la compréhension du processus analytique et l’évaluation de ce qui pourrait fonder, en dernier ressort, la position analytique de l’analyste dans la cure. Qui instaure en définitive cette dimension du jeu par quoi un automatisme psychique, soumis à la compulsion, se déplace vers un travail de représentation ? Est-ce l’enfant contraint, par le traumatisme subi, à la répétition, acteur anonyme et non auteur de sa conduite ? Est-ce la personne de l’analyste agi dans sa participation et ses constructions par des déterminismes qui lui demeurent inconnus et étrangers ? Ou est-ce un interlocuteur, advenant en tiers, comme le fut Freud face à Henlé, ou comme le devient l’analyste lorsqu’il surplombe son expérience, dès lors que, par leur regard ou leur écoute, ils franchissent l’« écran » de la répétition et reconnaissent, sous ce réel qui relève là, paradoxalement, de l’apparence, le jaillissement d’une sexualité dont l’être doit investir le monde pour lui donner sens et l’habiter humainement ?
26La réponse s’impose. C’est l’analyste qui donne à l’acte psychique de cet autre sa dimension ludique ou tragique mais dans tous les cas signifiante. Et peu importe à quoi il faut assigner cette dimension du jeu, à la création d’un espace nouveau, d’une aire de jeu, ce pour quoi optait Winnicott ou, ainsi que le pensait Freud, à l’instauration d’une dynamique psychique qui vise la primauté du principe de plaisir, de la vie donc, contre les tendances mortifères que l’humain porte en lui, par son monde fantasmatique, non plus comme un trésor mais comme un fardeau. Dès lors que l’analyste entend le jeu dans le discours et l’expérience que le patient accomplit dans le transfert, il est devenu son analyste. Aussi longtemps que ce jeu lui échappe, il doit se dire que l’analyse est, pour l’heure au moins, en souffrance.
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29Revenons sur terre. Enfin, revenons à ces principes d’ordre, de discipline, de propreté – supposant également une même restriction de la perception et de la pensée – que l’analysante à laquelle je recours ici, comme monnaie de notre échange scientifique, exhibe de façon caricaturale. Ces principes ne sont rien d’autre que ce dont l’appareil psychique ordinaire doit se doter pour s’adapter à son environnement extérieur. De fait ma propre pensée, dans ses hésitations et repentirs, doit refléter l’intrication serrée, et jusqu’à un certain point indémêlable, des influences externes et internes que le moi, en position tierce et toujours indécise, doit négocier. Il faudrait donc plutôt dire que ces principes sont ceux auxquels le moi recourt, nécessairement, pour rendre tant soit peu conciliable la coexistence de sa double participation au monde intérieur de ses fantasmes, et à celui, extérieur, de ses objets réels. Non pas tant pour se protéger des masses d’excitation auxquelles ces derniers, par leur séduction ou leur refus, le soumettraient, que pour parer à la tendance incoercible, animant le fantasme, à s’actualiser dans les données objectives de la perception, en y effaçant la contrepartie de l’altérité et en la réduisant à une pure expérience subjective. En détournant, par exemple, les traits de l’objet réel, trouvé, au service de ses propres revendications pulsionnelles, y incarnant les figures de ses propres objets en en faisant un objet retrouvé, contraignant ainsi le percept à n’être qu’une Vorstellungsrepresentanz, c’est-à-dire une hallucination.
30La tendance à la conservation des objets premiers œdipiens et des motions pulsionnelles qui leur sont associées définit assez bien le principe de plaisir régissant le processus primaire, le ça. Le moi s’en défend par les mécanismes qui nous sont assez familiers de l’inhibition et du refoulement. Paradoxalement, l’activité du système perceptif est susceptible d’entraver cette première organisation psychique que constitue le refoulement. Avec le percept, par un mécanisme phobique projectif, l’objet abandonné menace de se réincarner, comme hallucination, dans des représentations substitutives. La perception du monde extérieur s’avère ainsi, non pas l’outil de la connaissance dont le glorifie le sens commun, mais un facteur de méconnaissance de la réalité, tout autant qu’une voie indirecte pour la reconnaissance du monde du fantasme.
31L’inhibition de l’hallucination est restée pour Freud une énigme. Elle l’a contraint à consacrer à ce sujet un article, « Complément métapsychologique à la doctrine du rêve », qui non seulement ne lui fournit aucune réponse éclairante mais en alourdit la problématique. Peut-être ce travail lui a-t-il permis de prendre la mesure de sa complication, et de toucher à un point de souffrance de la théorie. Le terme de « doctrine », Traumslehre, qu’il choisit pour son intitulé, viendrait indiquer un point de fuite de la certitude scientifique, à l’endroit même où la science analytique voudrait s’ériger, légitimement et pathétiquement, en une ontologie à part entière.
32De ce texte obscur que Freud ne conclut pas et dont on peut faire des interprétations assez divergentes, je retiendrai le renversement que l’auteur opère entre une première affirmation selon laquelle, je le cite, « au début de notre vie psychique nous hallucinons réellement l’objet satisfaisant lorsque nous ressentons le besoin de celui-ci », et le doute qui l’assaille, à la fin de son développement, lorsqu’il se représente que la « mise à l’écart » de l’épreuve de réalité, qui rend possible l’hallucination, correspond au sacrifice que le moi fait, je le cite encore, d’« une de ses grandes institutions… en réaction à une perte que la réalité affirme mais que le moi doit dénier parce qu’insupportable. Le moi, précise-t-il, rompt alors la relation à la réalité, il retire au système des perceptions, système Cs, l’investissement… le moi, se détournant ainsi de la réalité, l’épreuve de réalité est mise à l’écart, les fantasmes de désir – non refoulés et tout à fait conscients – peuvent pénétrer dans le système et sont, de là, reconnus comme une meilleure réalité » [6].
33L’accent mis ici sur le facteur traumatique de la perte d’objet et les transformations qu’elle inflige à l’organisation tout entière de l’appareil psychique fait contrepoint au facteur étiologique de la régression et marque chez Freud une soudaine réserve face à sa confiance habituelle dans la pensée psychogénétique. L’impossible théorie de l’inhibition de l’hallucination ! Une question en souffrance que Freud a léguée à sa descendance.
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36Les raisons qui m’ont conduit à retenir cette situation analytique, que je n’évoque d’ailleurs que furtivement, n’en retenant que ce qui intrigue mon contre-transfert, sont évidemment multiples. La première d’entre elles est le besoin impérieux où je me suis trouvé, au moment d’écrire, d’asseoir ma réflexion théorique, laquelle déborde largement ce simple cas, s’inspirant de l’ensemble de mon expérience analytique présente et passée, de mes lectures et de mes apprentissages, sur une clinique parce que celle-ci est notre enjeu commun et qu’elle représente à mes yeux le sol le plus ferme où appuyer une discussion.
37M’étayer sur la clinique comble donc mon besoin d’organiser une continuité et une cohérence entre l’expérience que je fais de l’analyse dans la cure, et la nécessité où je suis, pour en déplier le contenu, d’en adresser le récit à « un lecteur ».
38La seconde raison qui m’a fait retenir cette situation clinique-là tient à ce que cette situation révèle des étapes fondatrices du transfert, étapes qui chez d’autres analysants restent indiscernables. Soit parce que, chez ces derniers, l’activité discursive, leur activité de parole s’est affranchie de ces prémices psychiques archaïques et a acquis la transparence du verbe, pour reprendre cette formule de Jean-François Lyotard, transparence grâce à laquelle les mots deviennent oublieux de la chose qu’ils nomment. Soit parce qu’au contraire leur fonctionnement psychique s’est stabilisé en deçà d’une subjectivation suffisamment assurée, demeure entravé dans ce qu’on pourrait plus justement appeler une « prégénitalité », et que l’absence de différenciation psychique nous prive, là, de la reconnaissance de ces étapes, reconnaissance qui ne peut être qu’un effet d’« après coup ». Je range, dans le premier cas de figure, la « normalité » où la névrose est bien sûr toujours là, mais polymorphe, fluctuante, jamais monolithique ; dans le second cas les états borderline et psychotiques.
39Chez « notre » analysante, en effet, dont nous avons vu que la vie psychique est comme percluse par la fixité et la tension de ses défenses obsessionnelles, que le discours est comme monopolisé par la tâche psychique du contre-investissement de représentations angoissantes, au point que sa parole semble quelquefois perdre de sa qualité de parole parlante communicative, il nous a semblé que l’efficience, fort lente mais réelle, du travail analytique reposait sur l’activité de deux processus transférentiels qu’il est important de différencier. D’une part, parce qu’ils mettent en jeu deux positions analytiques distinctes de l’analyste dans la cure. D’autre part, parce que le premier en appelle à la seule notion d’altérité, réduite à l’altérité d’un autre appareil psychique, tandis que le second en réfère déjà à une notion de tiercéité, cette tiercéité fut-elle encore seulement d’ordre narcissique et d’essence spéculaire.
40Le premier processus transférentiel est contemporain de la rencontre des deux appareils psychiques de l’analysant et de l’analyste. Il est, par essence, impersonnel, sans doute instantané, certainement antérieur à tout autre mouvement psychique. Il est le simple effet de la coprésence de deux appareils, déjà marqués d’une orientation vers la subjectivation, l’un, l’analyste, ayant sur ce chemin un gradient d’avance qui génère une déclivité tensionnelle, un courant d’excitation, et organise l’altérité sur un plan strictement économique.
41Que cette étape, ce mouvement, comme l’est d’ailleurs la notion d’appareil psychique, ne soit saisissable que par la voie de la reconstruction théorique, voire même métapsychologique, ne fait aucun doute. Cela « ne l’empêche cependant pas d’exister » pour reprendre la célèbre formule, ou si l’on préfère, parce que son existence n’est jamais manifeste, d’« insister ». C’est ce jeu énergétique qui déclenche, dans les premiers entretiens, la décision, pour l’analysant, de « commencer » une analyse et la décision, pour l’analyste, de s’engager dans ce travail. De même que c’est l’extinction de ce courant différentiel, les appareillages mentaux de l’un et de l’autre s’étant réverbérés et éteints dans les identifications de personne à personne, qui fait que, un jour, inexorablement, analyste et analysant ne trouvent plus matière ni motif à se revoir…
42Une anecdote éclaire la circonstance dans laquelle s’est cristallisée en moi, avant de se fortifier, cette hypothèse théorique qui me convainc et m’affermit dans la conduite de mes cures. Une analysante avait déjà accompli une très longue analyse, entreprise non sans réticence à cause d’épisodes délirants dont elle était désormais – c’était évident pour tous, elle, son entourage et moi – définitivement à l’abri. Sa personnalité demeurait certes bizarre, elle s’entêtait à des passions peu ordinaires, un peu inhumaines, comme le dressage de chevaux de course et l’élevage d’animaux insolites. Elle rapportait à son amour des sciences pures et dures le fait qu’elle n’aimait pas ce travail de l’analyse et m’en convainquait. Je me demandais, cependant, pourquoi elle le poursuivait avec tant d’assiduité. Il arriva qu’un jour, évoquant un rêve qui la mettait aux prises avec Lène, l’une des plus indomptées de ses juments, elle associa sur les conflits, tout aussi sauvages, qu’elle entretenait avec sa fille X. De sorte que je dus lui dire que Lène dans le rêve était une allusion à X. « Ah ! me répondit-elle, vous aussi, vous croyez comme un tel (le psychiatre qui continuait de loin en loin à la suivre) que les animaux et les hommes sont d’un ordre différent ! ». Cette étrange réponse me fit comprendre la raison pour laquelle elle poursuivait une analyse partiellement désinvestie : la confuse perception qu’une altérité radicale, parce qu’elle nous opposait, nous rapprochait. Ce fut peu après qu’elle cessa ce travail.
43Avec l’autre processus œuvrant dans ce transfert primitif, s’ajoute à la problématique purement économique du précédent, un jeu de représentations qui se développe dans une incessante oscillation entre le statut d’invisibilité auquel les astreint le refoulement, et la visibilité à laquelle les fait accéder l’expérience transférentielle. Le transfert s’avérant, comme toujours, un compromis entre « résistance à » et « retour du » refoulé. Dans ce moment d’émergence, la représentation inconsciente s’appuie sur ce que Freud appelait, en se débarrassant un peu vite de la question, « un quelconque matériau » qui est, très probablement, celui de l’image mentale, incluant les multiples formes de la sensorialité psychique et dont l’attribut essentiel est la présence. À la manière de ces fresques apposées dans un lieu obscur du temple, invisibles donc aux regards des fidèles, avérées seulement par la légende, et qui donnent cependant au lieu sacré sa signification et son attrait.
44J’ai tenté de montrer comment notre analysante se défendait contre cette présence du fantasme à l’état naissant par une activité forcenée et déformante de son discours qui ne laisse jamais, mais vraiment jamais, place au silence. Ce cas dévoile et illustre a contrario la condition qui est requise pour que se produise la translation de la formation inconsciente vers l’état de représentation refoulée puis vers sa formalisation logique conceptuelle et consciente. Cette condition est le silence. Un silence qu’il faut entendre d’abord comme un suspens de la parole et non un déficit ou un refus de celle-ci. Mais on en pénétrerait plus profondément la signification en le concevant comme le retournement de l’activité de parole en sa passivité, comme un mouvement donc, à part entière, requérant une certaine détermination libidinale et servant une certaine fin, et à la faveur duquel se découvre, comme la fouille de l’archéologue fait apparaître la poterie enfouie dans le sol, l’émotion attachée à la chose inconsciente et sa figure.
Avec cette spéculation théorique, je le mesure, je situe la levée de l’amnésie infantile, non plus du côté d’un travail banal, volontaire de remémoration à laquelle le moi participerait activement, mais du côté bien plus indirect d’une redistribution, à laquelle le moi se soumet passivement, des instances psychiques, d’un infléchissement de la dynamique discursive sous la pression du processus primaire. Pour en asseoir le fondement, je ne peux mieux faire que de me référer à une autre situation clinique opposée à notre situation de référence. Je crois que, dans notre for intérieur, c’est ainsi que nous pensons, ne puisant jamais notre inspiration de l’observation d’un seul cas, mais dans l’écart que suscitent, en nous, les divergences.
Cette patiente, à la suite d’une aventure amoureuse avec l’un de ses patrons, un homme de l’âge de son père, s’est installée dans une symptomatologie hypochondriaque, sub-délirante, puis dans une dépression sévère qui nécessita une longue hospitalisation. Elle décida de se reconvertir dans une profession « subalterne », où elle s’affronta exactement aux mêmes doutes, quant à son aptitude au travail et à la légitimité de sa place, que ceux qui l’avaient envahie, après son aventure, dans sa carrière précédente fort brillante. La pauvreté idéique, au plan verbal, est chez elle considérable. Toute sa souffrance se ramasse dans la plainte, mono-idéique, selon laquelle « elle n’est pas à la hauteur, elle est en échec, elle doit démissionner… »
C’est ce thème qu’elle reprend au début de cette séance en insistant plus particulièrement sur l’idée d’échec. Puis rompant avec la morne répétitivité de son discours, elle associe sur le souvenir d’un concours qu’elle passa autrefois et sur les angoisses qu’elle y éprouva. J’ai alors mis en relation échec et concours, lui disant qu’« elle pensait peut-être à ce concours en parlant tout à l’heure d’échec ». La reconnaissance de cette analogie m’ayant fait me représenter qu’un léger déplacement du contenu sémantique du mot « échec » s’était produit à la faveur de son appariement au mot « concours », qu’il ne s’agissait plus tout à fait d’échec au sens existentiel générique du terme, mais qu’il s’inscrivait dans une conduite visant un objet précis, dont la figure cherchait à percer. Elle se rappela une angoisse qui, petite fille, la taraudait : elle avait peur (comme, pensait-elle, ses parents) que son frère et sa sœur aînés, beaucoup plus âgés qu’elle, ne ratent leurs études à cause de leurs vies amoureuses. Puis elle sombra dans un très long et profond silence.
Je dis « un profond silence » comme je dirais « une parole profonde », car c’est exactement cela que j’ai éprouvé, intérieurement, à lui demeurer présent dans la situation la plus étrange qui soit d’écouter un silence. Dans la situation de discerner, dans un échange qui se réduit à la co-présence de personnes – et je joue sur le mot, sur son indécision phonique, évoquant, tout aussi bien, le corps à corps muet de deux personnes, que l’absence qu’Ulysse opposa au Cyclope en se nommant à lui « Personne » – de discerner donc qu’à l’activité de parole déployée jusqu’alors s’était substituée une autre activité psychique, une activité visionnaire dans laquelle, non sans ferveur, elle était désormais absorbée. Je crois que nous sommes là au fondement de l’expérience transférentielle. Nous en parlons si peu parce que, justement, la condition de sa manifestation est de se dérober au langage, alors même que c’est là que nous puisons l’essentiel de notre « connaissance de l’inconscient », pour reprendre cet oxymore freudien, et dont nous ne nous approprions, après coup, que des fragments épars et infimes. Une expérience à laquelle, de notre côté, nous participons dans un jeu d’images, de visions, de sensations infuses qui, cependant, nous transforment. L’expérience implique cette transformation. C’est ainsi que j’ai pu, pour la première fois depuis que j’écoute cette analysante, me dire que c’était la femme en elle qui n’était pas à la hauteur, que c’était sa féminité qui était en échec. Comme si, au contact de ce silence, et parce que, ainsi que l’écrit Claudel, « l’œil écoute », une représentation, chez elle massivement refoulée, s’était ouverte en moi à la visibilité, s’était convertie, via ma vision intérieure, en une construction.
Puis vers la fin de la séance elle a repris la parole, elle a dit qu’elle venait de se souvenir d’un rêve, fait la nuit précédente, dans lequel « son frère lui reprochait, méchamment, de faire une nouvelle formation dont elle savait qu’elle ne lui permettrait pas d’acquérir un travail ». Il s’agit de ce frère aîné dont nous savons déjà, mais seulement intellectuellement, qu’il avait joué un rôle déterminant dans l’éveil, et l’inhibition immédiate, de sa sexualité de petite fille.
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La troisième raison qui m’a fait retenir la situation clinique de cette analysante obsessionnelle est quelque peu insolite. Je ne peux la formuler approximativement et maladroitement que de la façon suivante : voici une analyse dont le processus est fort lent, presque étale, il me faut prendre un surplombement formidable pour m’assurer qu’un mouvement s’y dessine. Une analyse dans laquelle la résistance au devenir conscient des formations de l’inconscient est si puissante et si constante, que nous en sommes, après plus de dix ans de traitement, à écouter ces formations se figurer dans des représentations très indirectes, dans des images, plutôt qu’à les entendre s’énoncer dans le manifeste d’un discours vivant, pour reprendre ce terme d’André Green.
L’idée insolite est donc qu’une situation qui, de prime abord, s’avère aux limites de l’inanalysable apparaît, à la réflexion, appartenir de plein droit à la catégorie de l’analysabilité. La notion de contenance va m’aider à avancer dans cette obscurité théorico-clinique. L’écart économique entre les appareils psychiques de l’analysant et de l’analyste installe une dynamique pré-transférentielle que relaie secondairement la fonction de miroir qu’assure, face au jeu de représentations animées chez l’analysant, le travail contre-transférentiel de l’analyste. Ce transfert primordial reste en deçà de toute objectalité. Ce n’est que l’homéostasie propre à l’analysant qui se réfère à la tout aussi propre homéostasie de l’analyste. Ce n’est que son organisation narcissique singulière que l’analysant reconnaît dans l’organisation narcissique, convoquée d’ailleurs à son insu, de l’analyste. Ne sont réalisées là que les conditions requises pour que, dans un temps troisième, les objets internes de l’analysant se déploient vers, sur, dans la personne de l’analyste, s’y représentent, voire s’y incarnent.
Le transfert s’inscrit, sans aucun doute lui aussi – lui aussi je veux dire comme le processus analytique dont il est le squelette –, comme un mouvement processuel. Son achèvement coïncide avec le redéploiement, dans la relation de l’analysant à l’analyste, de la totalité des relations que le moi ou le ça de l’analysant conservait, jusqu’alors à l’état refoulé, avec ses objets internes, aussi bien à la faveur de ses symptômes qu’à la faveur d’une organisation apparemment narcissique de sa personnalité. À ce titre le transfert peut s’entendre en terme de contenance : il travaille à contenir, dans l’espace de son intersubjectivité, par sa dynamique sexuelle réfléchissant les pulsions du ça autant que la libido du moi, l’ensemble de l’organisation psychique de l’être analysant dont il devient ainsi, le temps de la séance, l’ersatz provisoire, le théâtre intermittent.
Il ne doit pas nous échapper que ce déplacement, cette transposition de la réalité psychique sur la scène du transfert, concerne toujours l’ensemble de cette réalité, même si c’est seulement tantôt un de ses fragments, tantôt un autre qui accédera, à la faveur des constructions de l’analyste ou du discours du patient, à la visibilité et à la lisibilité. Car il ne doit pas nous échapper, non plus, qu’à la faveur de cette transposition de la réalité psychique sur la scène du transfert, une instance nouvelle est introduite, qui demeure d’abord éphémère, ne durant que le temps de la séance, et unilatérale, dévolue au seul analyste, mais que l’analysant finira par inclure, plus ou moins tardivement, dans son propre fonctionnement psychique. Cette instance qu’on peut désigner comme un regard ou une attention est une réflexion, qui vient doubler l’action représentative, puis se substituer à elle. Elle se constitue selon le mouvement même par lequel, comme l’écrit Freud dans « L’inconscient », « une action psychique est arrêtée sur la voie de l’action ». Elle est une pensée.
Or sur ce chemin où se déplacent les objets incestueusement conservés par le moi ou le ça de l’analysant, sur ce chemin qui conduit à substituer au refoulement faisant la maladie psychique – ici la névrose obsessionnelle – un transfert, des résistances spécifiques se font jour. Ces résistances méritent d’être reconnues parce qu’elles entravent la fonction de contenance du transfert : elles procèdent en déplaçant l’objet interne, de toute façon mobilisé dans son refoulement par le petit séisme que représente, pour l’ensemble de la psyché de l’analysant, l’actualité de la situation analytique, non pas sur la personne de l’analyste dans la situation analytique, mais en un lieu extérieur à celle-ci, en une place inaccessible à l’observation du patient, quelquefois même à celle de l’analyste. Par ce déplacement, l’objet interne demeure comme protégé dans sa valeur érotique et sa portée œdipienne.
Le déplacement « hors cadre » de l’objet résiste en effet à la menace de renoncement auquel il serait nécessairement astreint par le traitement transférentiel, entre le moment où est reconnu l’attachement qu’il suscite de la part du moi, et le moment, plus tardif, où sa figure originaire aura été interprétée. L’objet est protégé dans sa conservation, parce qu’il est projeté dans la réalité extérieure et que, sous un déguisement tout aussi efficace que celui que lui procurait auparavant le refoulement, il est comme halluciné dans un objet du monde, et que, sous cette forme substitutive, il se soustrait à la contenance du transfert. Protégé, parce qu’il échappe ponctuellement à l’analysabilité, c’est-à-dire à la « transférabilité ».
C’est ce que je crois avoir compris, enfin – la formation des analystes étant aussi lente et son achèvement aussi improbable que certaines des analyses qu’ils conduisent ! – à la faveur de cette réflexion, dans une récente séance de notre patiente que je vais, pour finir, succinctement rapporter. Elle parle d’abord longuement du remplacement de la chaudière : l’opération lui semble correcte, mais elle demeure fascinée par la brutalité de l’entrepreneur, ses négligences qu’elle a dû sans cesse prévenir, et ses exigences auxquelles elle n’a pas su résister. C’est ainsi qu’il lui fallut payer immédiatement les travaux, pour s’apercevoir quelques heures plus tard qu’il avait indirectement dégradé les robinets des radiateurs… Le discours se fait soudain moins narratif, elle se reproche sa faiblesse, puis laisse transparaître un réel désarroi qu’elle rapporte insensiblement aux humiliations familiales dont, enfant, elle fut victime. Lui revient l’idée récurrente que, non seulement elle n’a pas été éduquée, mais encore qu’elle a été une enfant « cassée ». Je lui dis qu’« elle aurait pensé à elle “cassée” en pensant à ces robinets dégradés ». Elle se tait alors longuement, ce qui lui est tout à fait inhabituel, puis me dit, se dit que « l’enfance est tellement importante, détermine tout », puis évoque, longuement, la sévérité et la brutalité de son père de sorte que je lui dis qu’« elle a pensé sans doute à son père en pensant à cet entrepreneur ». Suit un nouveau silence dont elle sort quelque peu soulagée, disant combien elle se sent bien de s’être à la faveur de son analyse réorganisée, et bien dans son appartement auquel elle apporte tant de soin et qui est pour elle comme une seconde peau.
J’ai dû, de mon côté, à la faveur de cette intériorisation dépressive et inattendue du discours, me dire qu’« enfin, on le tenait ce père de l’enfance auquel un attachement érotique se maintenait dans le tourment même qu’elle s’infligeait indéfiniment ! », quand se produisit un nouveau virage quérulent de son propos. Elle repensa en effet à la négligence coutumière de son mari contre lequel il lui faut constamment se battre, dans la rage et l’humiliation. Elle se souvient alors d’une dispute au cours de laquelle il lui reprocha de fumer enfermée dans la cuisine. Une évocation qui me parut tellement relative à l’enfance que je lui dis encore qu’« elle aurait aussi pensé à son père en pensant à son mari ». Mais à cette interprétation, et contrairement à ce qui s’était passé jusque-là, elle opposa un refus massif et violent. Un refus que j’entendis comme un refus de renoncement, de la même nature que le refus qu’elle oppose encore au transfert, en déplaçant, dans ce qu’on désigne un transfert latéral, mais qui serait mieux nommé comme une tiercéité demeurant extérieure au transfert, sur des objets masculins extérieurs à la situation analytique plutôt que sur moi, la précieuse imago paternelle infantile dont dépend, pour l’essentiel, la représentation de sa propre identité sexuelle. Plus qu’un transfert latéral, ce qui se joue, là, gagne à s’entendre comme une résistance à la « contenance » de l’expérience analytique qui vise à destituer l’analyste d’une position tierce surplombante et interprétante, marquée d’absence, au profit d’une actualisation hallucinatoire qui l’autorise, dans le hic et nunc de la séance, à parler, par delà l’analyste, à un entrepreneur, à un mari, à un père, en présence.
Le transfert rassemble les acteurs de la situation analytique, au-delà de leurs personnes, au-delà de leurs subjectivités, jusqu’à leurs appareils psychiques dans ce qu’ils ont de plus impersonnels. Par ce rassemblement, il appelle une tiercéité définissant spécifiquement le précieux dispositif de la cure. Mais le transfert rassemble, en faisant se tendre leurs lignes de force respectives, les trois niveaux, économique, spéculaire et objectal, qui organisent ces appareils. La position analytique de l’analyste, en tant qu’elle assure la contenance contre-transférentielle de ce processus, en représente la tiercéité naturelle. Comme le dieu égyptien Thot, dont les Grecs ont fait Hermès, qui aide à la résurrection, préside aux sciences, fait circuler les biens spirituels entre les hommes et entre le ciel et la terre, le transfert est trismégiste.
Notes
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[1]
S. Freud (1915), « L’inconscient » in Métapsychologie, Gallimard, 1968.
-
[2]
J.-C. Rolland, « L’analogie dans la situation analytique : un processus » in Le théâtre des mots, Libres cahiers pour la psychanalyse, Printemps 2003, numéro 7.
-
[3]
In Histoire des religions, 1, p. 82, Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1970.
-
[4]
Jean Starobinski, La mélancolie au miroir, Julliard, 1989.
-
[5]
S. Freud, La technique psychanalytique, Puf, 1953.
-
[6]
S. Freud, op. cit., p. 139-141.